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SERMON XXXV. Deux réprimandes que l'Époux fait à l'Épouse. Il y a deux ignorances particulièrement à craindre et à fuir.
1. « Si vous ne vous connaissez pas, sortez (Cant. I,17). » Cette réprimande est dure et âpre, puisqu'il lui dit de sortir. Car c'est de cette façon que les maîtres ont coutume d'en user envers les serviteurs, lorsqu'ils sont irrités contre eux, et que les maîtresses parlent à leurs servantes, lorsqu'elles en ont été gravement offensées. Sortez d'ici, disent-ils, allez, que je ne vous voie plus, retirez-vous de ma maison. L'Époux se sert, en parlant à l'Épouse, d'une parole aussi rude et aussi amère, si toutefois elle ne se connaît pas elle-même. Car il ne lui pouvait rien dire de plus fort, ni de plus capable de l'effrayer, que de la menacer de la faire sortir. Ce que vous remarquerez aisément, si vous prenez garde d'où il lui commande de sortir, et où il veut qu'elle aille. Car d'où et où pensez-vous que ce soit, sinon de l'esprit à la chair, des biens de l'âme au désir du siècle, d'un repos intérieur, au bruit du monde, et au tracas des soins extérieurs ? Toutes choses où il n'y a que travail, douleur et affliction d'esprit, car l'âme qui a une fois appris du Seigneur, et reçu de lui, la grâce de rentrer en elle-même, de soupirer après la présence de Dieu dans le fond de son coeur, et de chercher toujours sa face adorable, (car Dieu est esprit, et il faut que ceux qui le cherchent marchent et vivent selon l'esprit, non selon la chair ;) cette âme, dis-je, ne croira-t-elle point qu'il est moins horrible et moins insupportable d'éprouver, pour un temps, le feu de l'enfer, que de s'abandonner de nouveau après avoir goûté une fois la douceur de ces exercices, aux attraits, ou plutôt aux tourments de la chair, et à la curiosité insatiable des sens, de l'oeil, par exemple, qui, comme dit l'Écclésiaste, « ne se lasse jamais devoir non plus que l'oreille d'ouïr (Eccles. 1, 25). » Écoutez un homme qui avait expérimenté ce que nous disons : « Vous êtes bon, Seigneur, à ceux qui espèrent en vous, à l'âme qui vous cherche (Thren. III, 25) ! » Si quelqu'un eût voulu ôter à cette âme sainte la jouissance de ce bien, je crois qu'elle l'eût pris comme si on l'avait arrachée du paradis et de l'entrée de la gloire. Écoutez-en encore un autre, qui est semblable à celui-ci. « Tous les désirs de mon coeur tendent vers vous, mes yeux vous cherchent sans cesse; je chercherai, Seigneur, la beauté de votre visage (Psal. XXVI, 8). » Aussi, disait-il encore : « Ce m'est un grand bien d'être attaché : Dieu (Psal. LXXII, 28). » Et en parlant à son âme : » Goûtez le repos, mon âme, puisque le Seigneur vous a comblée de ses biens (Psal. LLXIV, 7).» Je dis donc que celui qui a une fois reçu cette faveur, n'appréhende rien tant que d'être abandonné de la grâce, et de se trouver obligé de retourner vers les consolations, ou plutôt les désolations de la chair, et de supporter encore les tumultes des sens. 2. C'est pourquoi cette menace est terrible et redoutable : « Sortez et paissez vos boucs. » Car c'est comme s'il disait : sachez que vous êtes indigne de la contemplation douce et familière des choses célestes, intellectuelles et divines, dont vous jouissez. C'est pourquoi, sortez de mon sanctuaire, qui est votre coeur, où vous avez coutume de puiser avec plaisir, les sens secrets et sacrés de la vérité et de la sagesse et, comme une personne toute séculière, appliquez-vous à repaître et à réjouir les sens de votre chair. Car, par ce mot boucs, on entend le péché, et, au jugement dernier, ils doivent être placés à la gauche, ils figurent les sens du corps qui sont volages et insoumis, et, comme autant de fenêtres par lesquelles le péché et la mort sont entrés dans l'âme. A quoi se rapporte fort bien ce qui suit : « Auprès des tentes des pasteurs (Cant. I, 8).» Car les boucs ne paissent pas comme les agneaux au dessus, mais auprès des tentes des pasteurs. En effet, si les pasteurs qui sont vraiment tels ont des tentes faites de terre et placées sur la . terre, je veux parler de. leurs corps, tant qu'ils combattent encore, ils n'ont pas coutume néanmoins de repaître de terre les troupeaux du Seigneur, mais de pâturages célestes, parce qu'ils ne leur prêchent pas leur propre volonté, mais celle du Seigneur. Quant aux boucs, qui sont les sens du corps, ils ne cherchent point les choses célestes; mais, auprès des tentes des pasteurs dans tous les biens sensibles de ce monde, qui est la région des corps, ils prennent de quoi irriter plutôt que rassasier leurs désirs. 3. Quel honteux changement de goût après avoir nourri son âme de méditations sacrées pendant son pèlerinage et son exil, comme des biens célestes, après avoir le bon plaisir de Dieu et les secrets de sa volonté, pénétré les cieux par sa ferveur, et s'être promené en esprit dans les demeures des saints, après avoir salué les pères, les apôtres, et les churs des prophètes, admiré les triomphes des martyrs, et contemplé avec étonnement les ordres des anges, de quitter toutes ces choses, de s'assujettir comme un vil esclave à la servitude du corps, d'obéir à la chair, de satisfaire ses passions brutales et déshonnêtes, et de mendier par toute la terre, de quoi apaiser, en quelque sorte, sa curiosité insatiable, par la figure du monde qui passe en un moment. Que mes yeux versent un torrent de larmes sur cette âme qui, après avoir été nourrie des mets les plus excellents (Job XIV, 21), se jette maintenant sur des choses immondes. Car, selon l'expression du saint homme Job, il nourrit une femme stérile, et il n'a point soin d'une pauvre veuve (Cant. I. 7). Et remarquez que l'Époux ne dit point simplement « sortez; mais sortez, et allez après les troupeaux de vos compagnons, et paissez vos boucs. » En quoi il me semble qu'il nous avertit d'une chose bien considérable. Et qu'est-ce que c'est? Hélas! c'est qu'il ne permet pas seulement à cette belle créature qu'il avait jadis placée dans son troupeau, et qui maintenant s'est précipitée dans un état plus déplorable, de demeurer ,au moins dans ses troupeaux, mais il lui commande d'aller derrière erra. Comment cela se fait-il, diffus-vous? De la façon que vous lisez dans le Prophète : « L'homme étant dans l'honneur n'a pas compris , il est devenu semblable aux bêtes brutes (Psal. XLVIII, 1). » Voilà comment une si belle créature a été mise la suite des troupeaux de bêtes. Je crois que si les bêtes de somme pouvaient parler, elles diraient : « Voici Adam qui est devenu comme l'une de nous, tandis qu'il était dans l'honneur (Gen. III, 22), » dit le Prophète. Si vous demande; en quel honneur; il habitait dans le paradis, et il vivait dans un lieu de délices. Il ne souffrait aucune peine ni aucune privation. Il était environné de fruits odoriférants, couché sur les fleurs, couronné d'honneur et de gloire, et établi sur tous les ouvrages sortis des mains du créateur. Il excellait surtout à cause de l'éclat qu'il tirait de sa ressemblance avec Dieu, et il avait commerce et société avec la troupe des anges, et avec toute la milice de l'armée céleste. 4. Mais il a changé la gloire de sa ressemblance avec Dieu, « en la ressemblance d'un veau qui mange de l'herbe. » De là vient que le pain des anges est devenu comme le foin qu'on porte à l'étable, et a été placé devant nous comme devant des bêtes de somme. « En effet, le Verbe s'est fait chair (Joan. I, 14). » Or, selon le Prophète, « toute chair n'est que du foin ( Isa. XXXX, 6). » Mais ce foin ne s'est point séché, et la fleur n'en est point tombée, parce que l'esprit du Seigneur s'est reposé dessus. Aussi, si autrefois la fin de toute chair arriva par le déluge ce fut parce que l'esprit de vie s'était retiré. Car Dieu dit : « Mon esprit ne demeurera plus jamais en l'homme, parce qu'il n'est que chair (Gen. VI, 3). » Par le nom de chair c'est le vice qui est marqué en cet endroit, non pas la nature. Car ce n'est pas la nature, mais le péché qui chasse l'esprit. C'est donc à cause du péché que toute chair est du foin, et que toute sa gloire est comme la fleur du foin. « Le foin, dit-il, s'est séché, et sa fleur est tombée (Isa. XXXX, 6). » Mais il n'est pas question là de la fleur qui pousse du rejeton et de la racine de Jessé, puisque l'esprit du Seigneur s'est reposé sur elle; ni du foin que le Verbe a été fait, puisque le proverbe ajoute ensuite . « Mais le Verbe du Seigneur demeure éternellement (Ibid. 7). » Car si le Verbe est du foin, et que le Verbe demeure éternellement, il faut aussi que le foin demeure éternellement. Autrement, comment donnerait-il la vie éternelle s'il ne demeurait éternellement? En effet : « Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra à jamais. » Et il déclare de quel pain il entend parler, lorsqu'il ajoute : « Et le pain que je donnerai pour la vie du monde, c'est ma chair. » Comment donc ce qui fait vivre éternellement pourrait-il n'être pas éternel? 5. Mais souvenez-vous, s'il vous plaît, avec moi de ce que le Fils dit au Père dans le psaume : « Vous ne permettrez pas que votre saint éprouve la corruption (Psal. XV, 10). » Il n'y a point de doute qu'il n'entende parler de sou corps, qui était couché sans âme dans le sépulcre. Car c'est ce saint que l'ange annonça à la Vierge, lorsqu'il lui dit « Et le saint qui naîtra de vous sera appelé fils de Dieu (Luc. I, 35). » Comment, en effet, ce foin qui était saint pourrait-il éprouver la corruption, puisqu'il venait des chastes entrailles de Marie, comme de prairies toujours verdoyantes, et qu'il attire sans cesse sur lui les regards des anges qui le contemplent avec un plaisir immortel? Ce foin perdra sa verdeur, si Marie perd jamais sa virginité. La nourriture de l'homme s'est donc changée en celle des bêtes, quand l'homme lui-même s'est changé en bête. Hélas! changement triste et lamentable, l'homme qui était l'habitant du paradis, le maître de la terre, le citoyen du ciel, le domestique du Seigneur des armées, le frère des esprits bienheureux, et le cohéritier des Vertus célestes, par un soudain changement, s'est trouvé couché dans une étable à cause de sa ressemblance avec les bêtes, et se vit lié à un râtelier à cause de sa fureur indomptable, selon ce qui est écrit : « Serrez-lui la bouche avec un mors et une bride, car autrement vous n'en viendrez pas à bout (Psal. XXXI, 9). » Reconnais pourtant, ô boeuf, ton possesseur, et toi âne reconnais l'étable de ton maître, afin que les prophètes de Dieu soient trouvés justes dans la prédiction de ces merveilles, devenu bête, reconnais celui que tu n'as pas connu lorsque tu étais homme. Adore dans l'étable celui que tu fuyais dans le paradis. Honore l'étable de celui dont tu as méprisé le commandement. Mange ce foin que tu as rejeté avec dégoût, lorsqu'il était pain, et pain des anges. 6. Vous me demanderez peut-être quelle a été la cause d'un si grand abaissement. Il n'y en a certainement point d'autre que celle que j'ai déjà alléguée, c'est que l'homme étant dans l'honneur n'a pas compris. Que n'a-t-il pas compris? Le Prophète ne le dit point, mais nous le dirons: se trouvant établi dans l'honneur, il n'a pas compris qu'il n'était que limon et que boue, et a pris plaisir dans son élévation. Aussitôt il a éprouvé en lui-même ce que l'un des enfants de la captivité a remarqué avec sagesse et écrit avec beaucoup de vérité longtemps après, en disant : « Celui qui n'étant rien croit être quelque chose, se trompe lui-même (Gal. VI, 3). » Malheur à cet infortuné qu'il ne se soit point trouvé quelqu'un pour lui dire alors : Pourquoi, terre et cendre, t'enorgueillis-tu? Voilà comment une. créature si belle s'est confondue dans un troupeau ; voilà. comment sa ressemblance avec Dieu s'est échangée en une ressemblance avec la bête; voilà comment, au lieu de la compagnie des anges, elle est tombée dans la société des bêtes de somme. Voyez-vous combien nous devons fuir une ignorance qui a été la source de tous les maux du genre humain ! Car le Prophète dit qu'il est devenu semblable aux bêtes brutes, parce qu'il n'a point compris. Il faut donc éviter l'ignorance à tout prix, de peur que, si nous ne comprenons point encore, après avoir été châtiés si sévèrement, nous ne tombions dans des maux encore plus grands et plus nombreux que les premiers, et qu'on ne dise de nous : « Nous avons traité Babylone, et elle n'est point guérie (Jer. LI, 9). » Et cela avec raison, puisque le châtiment ne nous aurait point donne d'intelligence. 7. Peut-être même est-ce pour cela que l'Époux, afin de détourner sa bien-aimée de l'ignorance par le tonnerre le ses réprimandes, ne dit pas : Sortez avec- lés troupeaux ou pour aller rejoindre tes troupeaux, mais : « Sortez après les troupeaux de vos compagnons, » Pourquoi s'exprime-t-il ainsi? Sans doute pour montrer que la seconde ignorance est plus redoutable et plus honteuse que la première, puisque, si l'un avait rendu l'homme semblable aux bêtes, l'autre le leur rend inférieur. Car les hommes ignorés de Dieu, c'est-à-dire réprouvés à cause de leur ignorance, paraîtront à ce jugement épouvantable, pour êtres livrés aux flammes éternelles, peine que ne souffriront point les bêtes. Dr, il n'y a point de doute que la condition de ceux qui seront en cet état ne soit de beaucoup pire que celle des êtres qui ne seront plus du tout. « Il lui aurait été plus avantageux, dit le Sauveur, de n'être jamais né homme; » non pas de n'être point né du tout, mais de n'être point né homme, mais, par exemple, d'être né bête, on quelque autre créature qui, n'ayant point reçu de jugement, ne devait point comparaître au jugement de Dieu, ni, par conséquent, être condamné aux supplices éternels. Que lâme raisonnable, qui rougit que la première ignorance l'ait rendue compagne des bêtes dans la jouissance des biens de la terre, sache donc qu'elle ne les aura plus même pour compagnes dans les tourments de l'enfer, et qu'alors elle sera même chassée avec honte de leur troupeau, ne sera plus avec elles, mais après elles, puisque celles-ci ne sentiront plus aucun mal, au lieu qu'elle sera exposée à toute sorte de souffrances, et n'en sera jamais délivrée, parce qu'eue a ajouté, une seconde ignorance à la première. C'est ainsi que l'homme sort, et marche solitaire à la suite des troupeaux de ses compagnons, puisqu'il n'y a que lui de précipité au fond de l'enfer. Ne vous semble-t-il pas que celui qui est jeté pieds et mains liés dans les ténèbres extérieures se trouve relégué au dernier rang? Assurément le dernier état de cet homme sera bien pire que le premier, puisque, au lieu d'être égal aux bêtes, il est maintenant au dessous d'elles. 8. Bien plus, si vous voulez y prendre garde, je pense que vous trouverez que même, en cette vie, l'homme est au dessous des bêtes. En effet, l'homme qui est doué de raison, et. qui ne vit pas selon la raison, ne vous semble-t-il pas en quelque sorte plus bête que les bêtes mêmes? Si la bête ne se gouverne pas par la raison, elle a pour excuse que la nature ne l'en a point pourvue, mais l'homme ne peut s'excuser ainsi, puisque la raison est chez lui une prérogative de sa nature. C'est donc avec justice que l'homme doit être estimé, puisqu'il n'y a que lui parmi les animaux qui, dégénérant de sa condition, viole les droits de la nature, et qui, doué de raison, imite ceux qui en sont tout à fait privés. Il est donc évident qu'il marche après les troupeaux de bêtes, en cette vie, par la dépravation de sa nature, et, après cette vie, par les peines extrêmes qui l'attendent. 9. Voilà comment sera maudit l'homme qui sera trouvé dans l'ignorance de Dieu : est-ce de Dieu ou de soi-même que je devrais dire? De l'un et l'autre, et l'une des deux suffit pour le perdre. Voulez-vous vous convaincre que cela est ainsi? Or, pour ce qui est de l'ignorance de Dieu, je crois que vous n'en doutez point; si néanmoins vous croyez que certainement il n'y a point d'autre vie éternelle que de reconnaître le Père pour le Dieu véritable, et Jésus-Christ qu'il a envoyé au monde (Joan. XVII, 3) Écoutez donc l'Époux, qui condamne clairement et ouvertement dans l'Épouse lignorance de soi-même. Car que dit-il? Mais, « si vous ne vous connaissez pas vous-même, » et le reste. Il est donc évident que celui qui est dans l'ignorance sera méconnu, que cette ignorance soit à l'égard de Dieu ou à l'égard de lui-même. Nous pouvons parler utilement de ces deux ignorances, si néanmoins Dieu nous en fait la grâce. Je ne le ferai pourtant pas maintenant, de peur qu'étant fatigués, et n'ayant pas selon la coutume fait précéder ce discours de vos prières, je n'explique avec moins de soin, ou vous n'écoutiez avec moins d'attention une chose si nécessaire, et qu'il ne faut entendre qu'avec un grand désir. Car si la nourriture du corps, quand on la prend sans appétit, et lorsqu'on est rassasié, non-seulement ne profite point, mais nuit beaucoup ; à plus forte raison, le pain de l'âme, s'il est pris avec dégoût, n'est-il pas une nourriture, mais un tourment pour la conscience. Ce que veuille détourner de nous l'Époux de l'Église, Jésus-Christ, notre Seigneur, Dieu par dessus toutes choses et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
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