SIMPLICIEN II

SIMPLICIEN II
Précédente Accueil Remonter Suivante


rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

Accueil
Remonter
MIROIR SACRÉ
ACCORD ÉVANGÉL.
SERMON MONTAGNE
QUEST. ÉVANGILES
SAINT MATTHIEU
PROP. ROMAINS
EXPL. ROMAINS
GALATES
83 QUESTIONS
SIMPLICIEN I
SIMPLICIEN II
DULCITIUS
FOI I
FOI II
FOI III

LIVRE SECOND. QUESTIONS SUR LES LIVRES DES ROIS.

Ces deux livres ont été traduits par M. l'abbé DEVOILLE.

 

 Oeuvres Complètes de Saint Augustin, Traduites pour la première fois en français, sous la direction de M. Raulx, Tome Vème, Commentaires sur l'Écriture, Bar-Le-Duc, L. Guérins & Cie éditeurs, 1867. p. 508-520

PRÉFACE.

PREMIÈRE QUESTION. —  Quel est l'esprit dont l'Écriture nous représente animé le roi Saül ?

II.— Dans quel sens est-il dit que Dieu s'est repenti d'avoir fait roi Saül ?

III. —  Comment Samuël a-t-il pu être évoqué par la pythonisse?

IV. —  Dans qu'elle posture faut-il prier?

V. — Dans quel sens Elie se plaint-il à Dieu de la mort du fils de la veuve de Sarepta ?

VI. —  De l'esprit de mensonge envoyé pour tromper Achab.

 

PRÉFACE.

J'ai suffisamment répondu, ce me semble, aux questions que vous m'avez proposées sur quelques textes de l'Apôtre. Maintenant j'aborde, dans un second volume, celles que vous me faites sur les livres des Rois. Comme beaucoup, comme presque tous les livres de l'ancien Testament, ils sont pleins de figures et enveloppés de l'ombre du mystère. Et bien que le voile ait été enlevé, depuis, que nous nous sommes attachés au Christ (1), cependant nous ne voyons encore qu'en énigme, en attendant de voir face a face. En effet un voile ôte absolument la vue de l'objet ; mais l'énigme produit l'effet d'un miroir, selon les termes du même Apôtre : « Nous voyons maintenant à travers un miroir et en énigme (2). » C'est-à-dire qu'elle ne laisse point voir la vérité clairement, sans néanmoins la cacher tout à fait. J'aborderai donc le sujet, sous la conduite du Seigneur, et aidé de vos prières plutôt qu'incommodé de vos ordres, d'autant plus que j'ai cru voir par votre lettre que vous ne demandez point le sens prophétique de ces textes: en quoi il me serait bien difficile de vous satisfaire, parce qu'il faudrait déduire le sens de ces livres d'après tout leur contexte: tâche dont l'étendue m'effraierait, à supposer que mon intelligence pût y suffire, et qui demanderait d'ailleurs un temps et des loisirs prolongés. Mais vous voulez bien me demander simplement quel est le sens propre que je donne au faits que vous mentionnez, et vous me priez de vous l'exposer par écrit.

 

PREMIÈRE QUESTION. —  Quel est l'esprit dont l'Écriture nous représente animé le roi Saül ?

 

1. La première explication que vous demandez sur le premier livre des Rois, est cette de ces mots : « L'Esprit du Seigneur saisit subitement Saül, »

 

1 II Cor, III, 16. — 2 I Cor. XIII, 12.

 

quand il dit ailleurs : « L'esprit mauvais du Seigneur agitait Saül (1). » Car voici le texte : « Et il arriva que comme il se détournait pour s'éloigner de Samuël; Dieu changea le coeur de Saül et lui en donna un autre, et tous les signes vinrent ce jour-là: il passa de la sur la colline, et voilà qu'un choeur de prophètes vint au devant de lui, et l'Esprit du Seigneur se saisit de lui aussitôt, et il prophétisa au milieu d'eux (2). » Samuël lui avait prédit tout cela, après lui avoir donné l'onction par ordre de Dieu. Jusque-là, je pense, point de difficulté. L'Esprit souffle où il veut (3), et il n'est pas d'âme dont le contact puisse souiller l'Esprit de prophétie. Car il pénètre partout, à cause de sa pureté (4). Mais il n'affecte point tout le mande de la même manière : chez les uns, il dispose l'esprit de façon à lui faire voir les images des choses qu'il veut révéler; à d'autres il en fait goûter l'intelligence comme un fruit ; à ceux-ci il accorde ces deux inspirations; il agit sur ceux-là même à leur insu.

Or son action sur l'esprit peut avoir lieu de deux manières : ou en songe, comme nous le voyons, non-seulement chez la plupart des saints, mais même chez Pharaon et chez le roi Nabuchodonosor, qui virent l'un et l'autre en songe ce que ni l'un ni l'autre ne put comprendre (5) ; ou par la révélation extatique, que quelques auteurs latins appellent stupeur, par analogie, sans doute, plutôt qu'avec exactitude, puisque l'esprit devient alors étranger aux sens, de telle sorte que l'intelligence, ravie par l'Esprit divin, est absorbée par la vue et la contemplation des images. C'est ainsi que Daniel vit ce qu'il ne comprenait pas, et que Pierre eut sous les yeux une grande nappe suspendue par les quatre coins, et qui descendait

 

1 Rois, XVI, 14. —  2 Ib. X, 9, 10. — 3 Jean, III, 3. —  4 Sag, VII, 24. — 5 Gen. LXI; Dan. III, IV.

 

 

 

 

509

 

du ciel (1): car il sut plus tard ce que cette figure signifiait.

L'intelligence qui nourrit l'âme n'a lieu que d'une manière : quand on apprend par révélation le sens et le but des images qu'on a sous les yeux; ce qui est le genre le plus sûr et celui à qui  l'Apôtre donne proprement le noie de prophétie (2). C'est ainsi que Joseph mérita de comprendre ce que  Pharaon n'avait pu que voir, et que Daniel expliqua au roi ce que celui-ci avait vu sans le comprendre. Mais lorsque l’esprit est affecté de telle sorte qu'il n'en est plus réduit aux conjectures sur le sens des images qui le frappent, mais saisit les objets mêmes et les comprend, comme se comprennent la sagesse, la justice, ou toute autre perfection immuable et divine; ce n'est plus alors la prophétie dont nous parlons.

Quant au double don de prophétie, il est accordé à ceux qui voient en esprit les images des choses et en comprennent en même temps la signification, ou au moins les entendent expliquer avec clarté, comme on en voit quelques exemples dans l'Apocalypse.

D'autres sont inspirés de l'esprit de prophétie à leur insu, comme nous le voyons dans Caïphe qui, étant pontife, prophétisa, à l'occasion du Seigneur, qu'il était avantageux qu'un homme mourût pour tout  le peuple (3), bien qu'il eût une autre intention dans ce qu'il disait. Mais il ne s'apercevait pas qu'il ne parlait pas de lui-même. Du reste les exemples de ce genre abondent dans les saints Livres, et ce que je dis là, votre prudence is sait parfaitement. Car ce n'est point moi qui vous instruis; c'est une épreuve que vous rue faites subir, m'adressant e-te questions ; vous voulez savoir si j'ai profité, et vous êtes prêt en même temps redresser mes erreurs.

Quant à cette expression : « L'esprit se saisit de lui, » elle indique un souffle subit, sorti des mystérieuses profondeurs de la divinité. Mais lequel de ces genres de prophétie fut celui de Saül ? Nous le voyons assez par ce qui est écrit : Dieu changea le coeur de Saül, et lui en donna un autre. » Ce qui veut dire que Dieu lui donna une autre disposition de coeur et, par ce changement, le rendit capable de voir les images expressives et figuratives destinées à  prédire l'avenir.

2 Or il y a autant de distance entre le genre de prophétie d'Isaïe, de Jérémie ou d'autres prophètes  semblables, et le souffle passager qui se manifesta dans Saül, qu'il y en a entre le

 

1 Act. X, 11. — 2 I Cor. XIII, 2. — 3 Jean, II, 49, 50

 

langage ordinaire de l’homme et les paroles que prononça, par un miracle de Circonstance, l'ânesse que montait Balaam (1). En effet cet animal fut doué, pour un moment, de la faculté de parler, non pour offrir l'exemple d'un animal parlant parmi ires hommes, mais pour révéler le dessein de pieu: Que si cet exemple est à pue trop grande distance du sujet, encore doit-on moins s'étonner de voir un réprouvé saisi, pour un instant, de l'esprit prophétique, quand cet esprit est un don de Celui qui a pu à son gré faire parler une ânesse. Car il y a plus loin d'un animal à un homme, que d'un homme réprouvé aux élus, qui, après tout, sont des hommes. On ne doit pas être regardé comme sage, pour ravoir dit quelques mots de sagesse. De même il ne faut pas compter parmi les prophètes un homme qui aura prophétisé un jour, quand le Seigneur lui-même nous dit dans l'Évangile qu'il en est qui reçoivent la parole avec joie ; mais que, comme elle n'a pas en eux de profondes racines, ils ne se maintiennent pas longtemps (2), aussi, comme le texte l’indique ensuite, passa-t-il en proverbe de dire : « Saül est-il aussi prophète (3) » Cessons donc de nous étonner de voir quelque chose de divin se manifester chez des hommes qui ne le méritent point d'ailleurs et y semblent peu propres, quand Dieu veut se servir de ce fait comme d’un moyen pour révéler quelque chose.

3 Qu’on ne s'étonne pas davantage que ce même Saül, qui avait reçu l'esprit de prophétie, ait été plus tard envahi et tourmenté par le mauvais esprit. Dans le premier cas la Providence l'employait comme instrument pour manifester quelque chose, dans le second elle exerçait sur lui sa vengeance. Or ces alternatives ne doivent pas nous surprendre dans une âme humaine, c'est-à-dire, dans une créature, changeante, Surtout pendant qu'elle porte le poids d'une chair corruptible et mortelle. Ne voyons-nous pas dans l’Evangile Pierre faire une si belle confession qu'il mérite d’entendre ces paroles : « Tu es heureux, Simon fils de Jona : car ni la chair ni le sang ne t’ont révélé ceci, mais mon Père qui est dans les cieux, » et, peu après, ce même Pierre avoir des idées si charnelles de la Passion du Seigneur qu'il s’entend dire: « Retire-toi de moi, satan ; tu es un scandale pour moi, parce que tu ne goûtes pas ce qui est de Dieu mais ce qui est des hommes (4) ? » Peut-être, pour ceux qui ont quelque intelligence des choses

 

1 Nomb. XXII, 28. —  2 Matt. XIII, 20, 21. —  3 I Rois, X, 12. — 4 Matt. XVI, 17, 23.

 

510

 

intérieures, y a-t-il la même distinction à faire entre la pensée de Pierre qui, éclairé par le Père, confesse que le Christ est le Fils de Dieu, et craint ensuite de mourir, qu'entre les visions qui se produisent dans l'imagination d'un homme, entre le souffle prophétique qui remplit Saül et l'action du mauvais esprit qui l'obsède plus tard.

4. Que si ce mauvais esprit est appelé esprit du Seigneur, il faut entendre cela dans le sens où il est dit : « La terre est au Seigneur (1) , » en tant qu'elle est sa créature et dépend de son pouvoir. Ou si cette comparaison ne convient pas, parce que la terre n'est pas mauvaise, car toute créatures de Dieu est bonne (2), disons du moins que ce même Saül, déjà réprouvé, criminel et ingrat envers le pieux David, son persécuteur même quand la noire envie le tourmentait, était cependant encore appelé l'Oint du Seigneur, et que David lui donna ce nom au moment où il vengeait sa mort (3).

Mais je pense que la raison principale pour laquelle le mauvais esprit qui agitait Saül est appelé esprit du Seigneur, c'est qu'il ne tourmentait ce prince que par un secret jugement de Dieu. Car Dieu se sert même des esprits mauvais comme d'instruments pour punir les méchants et pour éprouver les bons, mais non de la même manière dans les deux cas. En effet quoique un esprit méchant soit méchant par cela même qu'il cherche à nuire, cependant il n'en a le pouvoir que par la permission de Celui sous qui tout est rangé à sa place et par ordre de mérite. Si aucune mauvaise volonté ne vient de Dieu, tout pouvoir vient de Dieu (4). Et si chacun est le maître de sa volonté, il ne l'est cependant pas de rien faire. à qui il lui plaît ou de souffrir ce qu'il lui plaît. Le Fils de Dieu lui-même, sur le point de subir sa passion, répondait humblement à un homme orgueilleux qui s'attribuait le pouvoir de le mettre à mort ou de le renvoyer: « Tu n'aurais sur moi aucun pouvoir, s'il ne t'avait été donné d'en haut (5). » Le démon voulant nuire au saint homme Job, (c'était certainement sa volonté,) en demandait cependant le pouvoir à Dieu, en disant : « Etendez la main et frappez-le dans sa chair s, » bien qu'il dût le faire lui-même, dès qu'il en aurait la permission. C'était sa manière de demander cette permission ; il appelait main de Dieu sa propre main, libre d'agir, le pouvoir

 

1 Ps. XXIII, 1. —  2 1 Tim. IV, 4. —  3 II Rois, I, 14, 15. —  4 Rom. XIII, 1. — 5 Jean, XIX, 11. — 6 Job, II ,15.

 

même qu'il désirait obtenir: C'est aussi dans ce sens que le Seigneur dit à ses disciples dans l'Evangile : « Voilà que Satan vous a demandés cette nuit pour vous cribler, comme le forment (1). » Si donc on appelle l'esprit mauvais esprit de Dieu, c'est qu'il est ministre de Dieu pour exercer contre Saül le châtiment décrété par le Juge tout-puissant. En tant qu'il voulait le mal, il n'était point l'esprit de Dieu ; mais il l'était en tant que sa créature et armé d'un pouvoir qu'il ne terrait point de lui-même, mais de la justice du Maître universel.

L'Ecriture elle même s'exprime ainsi : « Et Samuël se leva et s'en alla à Ramatha. Et l'Esprit du Seigneur se retira de Saül, et l'esprit mauvais se saisit de lui par ordre du Seigneur et le tourmentait. Et les serviteurs de Saül lui dirent Voici le mauvais esprit du Seigneur qui vous tourmente (2). » Ces paroles du serviteur du Roi Le mauvais esprit du Seigneur, » s'expliquent par ceux du texte : « L'esprit mauvais se saisit de lui par ordre du Seigneur. » Dit Seigneur ou par ordre du Seigneur, c'est le même sens. L'esprit mauvais était libre de vouloir nuire à Saül, c'est-à-dire s'emparer de lui: mais il n'avait pas le pouvoir de le faire sans la permission de la souveraine Justice. En effet si Dieu exerce une juste vengeance en livrant, comme dit l'Apôtre, les hommes aux désirs de leur coeur (3) ; il n'est pas étonnant qu'il les livre aussi, par une vengeance non moins juste, aux désirs de ceux qui veulent leur nuire, et, cela, sans sortir de son immuable équité.

5. Sans doute il faut remarquer qu'aux mots esprit de Dieu, » on ajoute l'épithète mauvais. Or quand on dit simplement l'esprit de Dieu, » sans ajouter bon, on comprend par là même que c'est du bon qu'il s'agit. D'où il résulte clairement qu'on l'appelle bon à cause de sa substance, et mauvais quand on veut désigner son office. On pourrait d'ailleurs encore demander si, quand il est simplement appelé esprit de Dieu, et que par la même on entend qu'il est bon, on entend aussi parler de l'Esprit-Saint, consubstantiel au Père et au Fils, et dont on dit : « Ou est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté (4) ; » et ailleurs : « Dieu nous a révélé par son Esprit, » et encore : « Ce qui est en Dieu personne ne le connaît que l'Esprit de Dieu (5). » En beaucoup d'autres en droits on nomme ainsi l'Esprit de Dieu, et on

 

1 Luc, XXII, 31. — 2 I Rois, XVI, 13-15. — 3 Rom. I, 24. — 4 II Cor. III, 17. — 5  I Cor. II, 10,11.

 

l'entend de l'Esprit-Saint, sans que le mot saint soit exprimé, parce que le contexte indique assez de quoi il s'agit, au point que même quand ce mot de Dieu » n'y est pas, on l'entend encore de l'Esprit de Dieu, principe de toute sainteté. Car à quel autre pourraient s'appliquer ces paroles : « L'Esprit lui-même rend témoignage à notre esprit, que nous sommes enfants de Dieu ; » et celles-ci : « L'Esprit lui-même aide notre faim blesse (1) : » et ces autres : « Tous ces dons, c'est le même Esprit qui les opère, les distribuant à chacun comme il veut ; » et encore; « Il y a des grâces diverses, mais c'est le même Esprit (2)? » Dans tous ces passages on ne dit ni l'Esprit de Dieu, ni l'Esprit-Saint, et pourtant on comprend que c'est de lui qu'il est question. Je ne sais même si l'on pourrait produire un seul texte clair, où il soit parlé de l'Esprit de Dieu sans épithète, et où il ne s'agisse pas de l'Esprit-Saint lui-même, mais de quelque esprit bon, quoique créé.

Tous ceux qu'on cite là dessus sont outeux, manquent de clarté, comme celui-ci par exemple : « L'Esprit de Dieu reposait sur l'eau (3). » Car je ne vois pas ce . qui empêche d'entendre cela de l'Esprit-Saint. En effet comme, sous le nom 'eau, on semble désigner ici cette matière informe qui avait été tirée du néant, et de laquelle tout devait être formé. : qu'est-ce qui empêche d'admettre que l'Esprit-Saint du Créateur reposait sur cette matière, non d'une manière locale, circonscrite ou graduée, ce qui ne peut se dire d'aucun être incorporel, mais par sa puissante et excellente volonté dominant tout, pour tout créer ? Surtout quand cette façon de parler a, selon l'usage de 1'Ecriture, un certain sens prophétique, et figure d'avance le baptême mystérieux qui devait un jour régénérer le monde par l'eau et l'Esprit-Saint. Donc ces paroles : « Et l'Esprit de Dieu reposait sur l'eau » ne doivent pas nécessairement s'entendre, comme le veulent quelques-uns, d'un esprit qui eût été comme l'âme du monde matériel, destiné à favoriser la production de toute créature, chacune selon son espèce. Car un esprit de ce genre serait une créature. Et cet autre texte : « Parce que l'Esprit du Seigneur a rempli toute la terre (4), » est aussi interprété par quelques-uns dans le sens de quelque invisible créature qui contiendrait et animerait de son souffle toute la création visible. Mais, ici encore, je ne vois pas ce qui nous empêche d'appliquer ces paroles à

 

1 Rom. VIII, 16-26. — 2 I Cor. XII,11, 4. — 3 Gen.I, 2. —  4 Sag. I, 7.

 

l'Esprit-Saint, quand Dieu nous dit lui-même par un prophète: « Moi, je remplis le ciel et la terre (1) . » Car si Dieu remplit le ciel et la terre, ce n'est pas sans. son Esprit-Saint. Qu'y aurait-il donc d'étonnant à ce qu'on dit de l'Esprit-Saint lui-même : « Il a rempli toute la terre ? » Autre chose est qu'il remplisse en sanctifiant, comme il remplissait Étienne, de qui il est dit : « Il était rempli de l'Esprit-Saint (2), » et d'autres semblables; autre chose, dis-je, qu'il remplisse par la grâce sanctifiante, comme il remplit quelques saints ; autre chose qu'il remplisse par sa présence, pour tout voir et tout régler dans l'univers.

Ainsi je ne sais s'il est possible de démontrer d'une manière certaine par aucun texte de l'Écriture qu'il ne s'agisse pas de l'Esprit-Saint, quand il est dit simplement et sans addition l'Esprit de Dieu ou l'Esprit du Seigneur. Mais quoique ma mémoire ne me présente pas pour le moment de preuve à l'appui, je ne crois certainement pas trop m'avancer en disant que toutes les fois que les saintes Écritures parlent de l'Esprit de Dieu, soit qu'on l'entende de l'Esprit-Saint, consubstantiel au Père et au Fils, soit qu'on y veuille voir quelque créature invisible, on ne doit jamais supposer qu'il soit question d'un mauvais esprit, si le mot mauvais n'y est pas ajouté. Car, comme Dieu emploie le mauvais esprit, pour exécuter ses jugements, on lui donne aussi le nom d'esprit. de Dieu, chargé de punir les méchants et d'instruire ou d'éprouver les bons.

6. Dès lors nous ne pouvons plus nous étonner quand nous lisons que le même Saül prophétisa par l'inspiration de l'Esprit de Dieu; ensuite, que l'esprit mauvais reprit chez lui la place du bon, puis le bon la place du mauvais. Ce n'est point là une preuve d'inconstance de la part de l'Esprit-Saint, qui est immuable avec le Père et le Fils ; mais un effet de la mobilité de l'âme humaine et de la justice distributive en Dieu, qui condamne et corrige les méchants selon leurs mérites, ou prodigue aux bons les dons de sa grâce. Dira-t-on que c'est toujours chez Saül le même Esprit de Dieu, mais qu'il devient mauvais pour lui, parce qu'il n'est pas assez saint pour le recevoir? Cette interprétation ne me parait pas juste. Il est plus sûr et plus conforme à la vérité de dire que, à raison de l'inconstance de l'âme humaine, l'Esprit

 

1 Jér. XXIII, 24. — 2 Act. VI, 5 ; VII, 55.

 

de Dieu est bon et inspire pour le bien soit le don de prophétie, soit toute autre oeuvre conforme aux vues de sa Providence ; mais que le mauvais esprit inspire le mal, et est néanmoins appelé esprit de Dieu, parce qu'il sert d'instrument à la justice qui règle tout et tourne tout au bien. Et ce qui le prouve surtout c'est le texte même : « L'Esprit de Dieu se retira, et l'esprit mauvais s'empara de lui, par l'ordre du Seigneur. » On ne peut absolument admettre que le même esprit se soit retiré et emparé de Saül tout à la fois. Or dans quelques exemplaires, et notamment dans ceux qui paraissent littéralement traduits de l'hébreu, on lit : L'Esprit de Dieu, sans addition ; et on applique le surnom de mauvais è celui qui s'emparait violemment de Saül, et dont David atténuait les funestes impressions en touchant de la harpe. Il est clair que, si on n'ajoute pas l'expression mauvais, c'est parce qu'on l'a énoncée Un peu plus haut, et que, par le même, il était facile de la sous-entendre. Voici en effet ce qu'on lit dans ces exemplaires : « Toutes les fois que l'Esprit du Seigneur s'emparait de Saül, David prenait la harpe et la touchait de sa main, et Saül était soulagé, et en recevait de l'adoucissement :  Car l'esprit mauvais se retirait de lui. » Ainsi donc, soit parce qu'on ne dit pas ici l'Esprit de Dieu, mais seulement l'esprit mauvais, pour éviter une répétition, soit parce qu'il était écrit plus haut : « Et les serviteurs de Saül lui diront : Voici le mauvais esprit de Dieu qui vous agite ; que notre Seigneur commande et vos serviteurs qui sont devant vous chercheront un homme sachant jouer de la harpe, afin qu'il en joue quand l’esprit mauvais du Seigneur vous aura saisi, et que vous en receviez de l'adoucissement (1) : » pour l'une ou l’autre de ces raisons, dis-je,il n'était pas besoin de répéter le mot mauvais, quand on disait: « Toutes les fois que l'esprit de Dieu s'emparait de Saül, » puisqu'on voyait clairement de quoi il s'agissait.

7. Cependant il y a une question plus grave et sur laquelle il ne faut pas passer légèrement , c'est que quand Saül, plein d'envie et égaré par la jalousie, persécutait David innocent , l'Esprit de Dieu descendait sur lui, et il cheminait et prophétisait. » Ici en effet il ne peut être question que du bon Esprit, de celui par qui les saints prophètes apprenaient l'avenir en mages et en visions; ce qui ne résulte pas

 

1 I Rois, XVI, 23, 15, 16.

 

seulement de cette parole : « Et il prophétisait; » car dans les exemplaires traduits sur l'hébreu on lit également du mauvais esprit: « Or, le jour suivant, le mauvais esprit envoyé de Dieu,  s'empara de Saül et il prophétisait au milieu de sa maison (1). » Souvent encore, en d'autres endroits de l’Ecriture , le mot esprit s'entend en mauvaise comme en bonne part, et des prophètes sont appelés prophètes de Baal (2); on reproche aussi à quelques-uns de prophétiser au nom de Baal (3). Ce n'est donc pas de ces mots :

 

 

« Et il cheminait et prophétisait, » qu'il faut rigoureusement conclure que l'esprit descendu sur Saül était bon, mais de ce qu'il est dit sans addition : « L'Esprit de Dieu descendit sur lui. »  Car on ne dit pas ici, comme dans l'autre passage: « Le Mauvais esprit envoyé de Dieu, » en sorte qu'il soit possible de le sous-entendre dans ce qui suit. An contraire, tout ce qui précède prouve de plus en plus que cet esprit de Dieu était bon et vraiment prophétique.

En effet, David était avec Samuël, et Saül envoya des hommes pour s'emparer de David. Or, comme Samuel était parmi les prophètes, dans l’assemblée de ceux qui prophétisaient en ce temps-là les envoyés de Saül furent saisis du même esprit et se minent à prophétiser. Ou en envoya une seconde troupe, puis une troisième, à qui il en arriva autant. Enfin Saül étant venu lui-même, « l'Esprit de Dieu fondit sur lui,  et il cheminait, et il prophétisait: » Mais quand on dit que « l'Esprit de Dieu descendit sur eux et qu'eux-mêmes prophétisaient, » c'était évidemment le même esprit que celui qui était dans les prophètes, au milieu desquels ils trouvèrent Samuel (4), et nécessairement il faut admettre que cet esprit était bon. La question à discuter est donc celle-ci : comment ces hommes envoyés pour saisir David et le mener à la mort, ont-ils mérité de recevoir cet esprit ? et comment Saül qui les avait envoyés et qui venait ensuite lui-même pour chercher à répandre un sang innocent, mérita-t-il la même faveur et celle de prophétiser

8. Ici se présente le passage or l'apôtre saint Paul s'exprime avec .une si grande clarté, en montrant une voie plus excellente: « Quand je parlerais la langue des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je suis comme un airain sonnant ou une cymbale retentissante. Et quand j'aurais le don de prophétie, que je connaîtrais

 

I Rois, XVIII, 10. — 2 III Rois, XVIII, 19, 22, 25. — 3 Jér. II, 8. — 4 I Rois, XIX, 20-28.

 

513

 

tous les mystères et toute la science; quand j'aurais toute la foi, jusqu'à transporter les montagnes, si je n'ai point la charité, je ne suis rien. Et quand je distribuerais tout mon bien, et que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai point la charité cela ne me sert de rien. » Evidemment l'Apôtre parle ici des dons qui sont distribués par les diverses opérations du Saint-Esprit, et dont il a dit plus haut: « Or à chacun est donnée la manifestation de l'Esprit pour l'utilité. Car à l'un est donné par l'Esprit la parole de sagesse; à un autre la parole de science, selon le même Esprit; à un autre la foi, par le même Esprit; à un autre la grâce de guérir, par le même Esprit; à un autre, la vertu d'opérer des miracles; à un autre, la prophétie; à un autre, le discernement des esprits; à un autre, le don des langues diverses. Or tous ces dons c'est le seul et même Esprit qui les opère, les distribuant à chacun comme il veut. » Il est donc clair que la prophétie est rangée parmi les dons du Saint-Esprit; et cependant l'avoir sans la charité, c'est n'être rien. D'où il faut conclure que certains hommes, bien qu'indignes de la vie éternelle et du royaume des cieux, peuvent cependant recevoir quelques dons du Saint-Esprit ; mais, parce qu'ils n'ont pas la charité, ces dons, quoique ayant une valeur par eux-mêmes, leur sont inutiles. En effet, comme nous l'avons déjà prouvé, la prophétie sans la charité ne mène point au royaume de Dieu, tandis que la charité sans la prophétie y conduit certainement. Car quand l'Apôtre, parlant des membres dit Christ, demande : « Tous sont-ils Apôtres? Tous sont-ils prophètes? » il indique clairement qu'on peut compter parmi les membres du Christ, sans avoir le don de prophétie. Mais comment y serait compté celui qui n'aurait pas la charité, sans laquelle l'homme n'est rien ? En parlant des membres qui complètent le corps du Christ, jamais l'Apôtre n'a tirait dit: Tous ont-ils la charité ? comme il a dit : « Tous sont-ils Apôtres ? Tous sont-ils prophètes? Tous opèrent-ils des miracles? Tous ont-ils la grâce de guérir (1)? » et ainsi de suite.

9. On dira peut-être qu'il est possible d'avoir la charité et d'être compté parmi les membres du Christ, sans avoir le don de prophétie, mais qu'on ne saurait avoir le don de prophétie sans la charité, puisque ce n'est rien de l'homme qui

 

1 Cor. XII, 7-11, 29 ; XII, 3.

 

a la prophétie sans la charité. A peu près comme si nous disions que ce n'est rien d'un homme qui a une âme sans intelligence; non qu'on en puisse trouver un, mais parce que s'il y en avait un ce ne serait rien. Comme s'il l'on disait aussi: Un corps qui aurait une figure sans couleur, né serait pas visible; non qu'il y ait des corps sans couleurs, mais parce que s'il y en avait on ne les verrait pas. Ce serait donc en ce sens que l'on attrait dit : Si quelqu'un a le don de prophétie et n'a pas la charité, il n'est rien; non qu'on puisse avoir le don de prophétie sans la charité, mais parce que, si cela était, le don ne servirait à rien.

Il faut donc, pour résoudre la question, montrer que quelque réprouvé a eu le don de prophétie. Or, à défaut d'autre, Saül nous en offrirait un exemple. Mais voilà Balaam, le réprouvé; car l'Ecriture ne nous laisse pas ignorer qu'il a été condamné par le jugement de. Dieu. Cependant il avait le don de prophétie; et parce que la charité lui manquait, il avait la volonté de maudire le peuple d'Israël, volonté que l'ennemi avait achetée, en le payant pour maudire. Néanmoins, saisi de l'esprit prophétique, il bénit malgré lui (1). A l'appui de ce que nous disons, nous trouvons une preuve assez frappante dans ce passage de l'Evangile : « Beaucoup diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n'est-ce pas en votre nom que nous avons mangé et bu, en votre nom que nous avons prophétisé et, fait beaucoup de miracles? » Le Seigneur leur dira cependant : « Je ne vous connais pas; retirez-vous de moi, ouvriers d'iniquité (2). » Car nous ne pensons pas qu'ils mentiront en parlant ainsi, au ,jour du jugement où il n'y aura plus moyen de tromper; et nous ne lisons pas non, plus qu'aucun d'eux dira: Mous vous avons aimé. Ils pourront donc, quoique méchants et réprouvés, dire : « Nous avons prophétisé en votre nom, » mais ils ne pourront pas dire : Nous avons gardé fidèlement la charité, que vous nous commandiez. Car, s'ils le disaient, on ne leur répondrait point : « Je ne vous connais pas, » Puisque Jésus-Christ dit : « C'est en cela qu'on connaîtra que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres (3). »

10. L'exemple de Saül réfute donc certains hérétiques pleins d'orgueil, qui nient qu'aucun don du Saint-Esprit puise être accordé à ceux qui n'appartiennent pas à la communion des

 

1 Nomb. XXII-XXIV. —  2 Matt. VII, 22, 23. —  3 Jean, XIII, 35.

 

514

 

Saints, nous disons, nous, que ces hommes peuvent avoir le baptême; qu'on doit le respecter en eux, quand ils entrent dans l'Eglise catholique, et non le réitérer, comme s'ils ne. l'avaient pas. Nous ajoutons que, si nous ne désapprouvons pas ce qu'ils ont réellement reçu, ainsi que nous en convenons, ils ne doivent cependant pas compter sur leur salut; mais qu'ils sont obligés aussi de reconnaître cette société fondée sur l'unité et resserrée par le lien de la charité, sans laquelle ils ne sont rien, eussent-ils d'ailleurs tout ce qu'il y a de plus saint et de plus vénérable. Ils sont même d'autant plus indignes des récompenses de la vie éternelle qu'ils ont abusé des dons qu'ils ont reçus dans cette vie passagère. Or la charité seule sait en user, et la charité supporte tout (1); c'est même pour.cela qu'elle ne scinde pas l'unité, dont elle est le lien le plus fort. Le serviteur de l'Evangile n'avait-il pas reçu un talent ? et, par talent, on n'entend pas autre chose ici qu'un don divin quelconque; mais, « on donnera à celui qui a, et, à celui qui n'a pas, même ce qu'il a, sera ôté (2). » Ce qu'on n'a pas ne saurait être enlevé; mais ce serviteur manque de quelque chose, qui lui fait mériter d'être privé de ce qu'il a :il lui manque la charité qui sait user, c'est pourquoi on lui enlèvera tout ce qu'il peut avoir, tout ce qui est inutile sans la charité.

11. Il n'est donc pas étonnant que le roi Saül ait reçu l'esprit de prophétie au moment où il fut ,sacré, et que plus tard il ait été saisi du malin esprit par l'ordre de Dieu, quand il fut réprouvé à cause de sa désobéissance et que l'Esprit du Seigneur ,se retira de lui. Si cet esprit mauvais est aussi appelé esprit du Seigneur, c'est à cause du ministère qu'il remplit; puisque le Seigneur se sert de tout; même des mauvais esprits, pour le bien, pour.la condamnation des uns, et le profit on l'épreuve des autres ; car si la méchanceté ne vient pas du Seigneur, il n'y a cependant pas de puissance qui ne vienne de Dieu (3). On appelle bien aussi sommeil du Seigneur celui qui s'était emparé des soldats de ce même Saül, quand David lui enleva sa lance et sa coupe pendant qu'il dormait (4) ; non que le Seigneur fut assoupi ou endormi, mais parce que le sommeil s'était emparé des soldats par la permission de Dieu, afin qu'on ne s'aperçut pas de la présence de David son serviteur. Il n'y a non plus rien d'étonnant à ce que Saül reçut encore

 

1 I Cor. XIII, 7. —  2 Matt. XXV, 29. — 3 Rom. XIII, 1. — 4 I Rois, XXVI, 12

 

ce même esprit de prophétie, quand il persécutait le juste et que, dans l'intention de le prendre et de le tuer, il était venu au lieu où étaient rassemblés les prophètes. Voilà qui prouve assez que personne lie doit se reposer sur un tel doit, ni se persuader qu'il en est plus agréable à Dieu moins qu'il n'ait la charité; puisque ce don à pu être accordé même à Saül, pour quelque dessein 'mystérieux sans doute, mais, après tout, à un homme réprouvé, jaloux, ingrat, rendant le mal pour le bien, et que la présence de l'Esprit ne put pas même corriger ni changer.

 

II Dans quel sens est-il dit que Dieu s'est repenti d'avoir fait roi Saül ? 

1. Maintenant voyons quel est le sens de ces paroles: « Je me repens d'avoir établi Saül roi (1). » Vous me demandez en effet, (non parce que vous ne comprenez pas la valeur de ces expressions, mais votre affection paternelle et votre bienveillante sollicitude veulent mettre mon inexpérience à l'épreuve, ) vous me demandez, comment Dieu peut se repentir de quelque chose, lui en qui la prescience est parfaite. Pour moi je trouverais ce langage indigne de Dieu, s'il était possible de parler de lui dignement. Mais sa vertu et sa divinité dépassent toujours infiniment toute parole humaine, tout ce qui compose le langage de l'homme; par conséquent quoiqu'on puisse dire de lui à la façon humaine, même quand l'expression emporte un sens peu honorable chez nous, notre faiblesse est avertie que les paroles mêmes des saintes Ecritures qui paraissent s'appliquer convenablement à Dieu, sont plutôt appropriées à l'intelligence humaine qu'aux perfections divines; qu'il faut donc s'élever au dessus d'elles dans la sérénité de l'intellect, comme toute intelligence s'élève au dessus de celles qui semblent offensantes.

2. Quel homme ne comprend pas qu'il ne peut y avoir de repentir en Dieu qui prévoit tout? Comme nous croyons que, de ces deux expressions, repentir et prescience, l'une convient à Dieu, nous disons que l'autre ne peut avoir en lui son application. Mais en se livrant à un examen plus attentif, on se demande s'il y a vraiment prescience en Dieu, et on trouve que cette expression est infiniment au dessous de la perfection infinie; on ne s'étonne plus alors que ces deux expressions, impropres au point de vue de la divinité, aient été employées par égard pour l'humanité.

 

1. Rois, XVI, 1.

 

515

 

En effet qu'est-ce que la prescience, sinon la science de l'avenir? Et où est l'avenir pour Dieu, ni est au dessus de tous les temps ? Or si la science de Dieu embrasse toutes choses, il n'y a plus d'avenir pour lui, mais tout lui est présent; par conséquent ce n'est plus prescience, mais science qu'il, faut dire. Mais si ce qui n'est pas encore n'existe pas plus pour lui que pour les créatures qui suivent l'ordre du temps, et qu'il les connaisse seulement d'avance,  s'ensuit qu'il connaît les choses futures de deux manières: d'abord par prescience comme futures, puis par science comme présentes. Le temps ajoute donc quelque chose à la science divine : proposition qui est le comble de l'erreur et de l'absurdité. Dieu ne pourrait alors connaître comme présent ce qu'il prévoit comme futur, qu'au moyen d'une double connaissance : en prévoyant les choses avant qu'elles soient, et en les voyant quand elles sont. D'ou résulterait cette erreur: que le temps ajouterait à la science de Dieu, puisqu'il connaîtrait comme présentes les choses qu'il connaissait comme futures, et qu'il ne les verrait pas avant qu'elles fussent, mais les prévenait seulement. Or si les choses prévues n'ajoutent rien à la science de Dieu quand elles arrivent, et que la prescience reste en lui comme elle était d'abord peut-on encore l'appeler prescience, puisque ce n'est plus la science des choses à venir? En effet ce qu'elle voyait dans l'avenir lui est déjà présent, et sera bientôt passé. Or il n'y a pas de prescience pour le passé ni pour le présent. Il faut donc revenir à dire que ce qui était prescience quand les choses étaient à venir, devient science quand elles sont présentes; et comme ce qui était d'abord prescience, devient ensuite science en Dieu, il y aurait en lui changement, dépendance du temps, tandis qu'étant la Vérité même et la souveraine perfection, il est immuable en tout et ne subit point le cours du temps. Nous sommes donc d'avis qu'il ne faut pas parler de prescience en Dieu, mais seulement de science. Voyons maintenant comment il sait. Ordinairement chez nous le mot science signifie que la mémoire retient ce que nous avons senti ou compris, et que - nous nous en souvenons quand cela nous plaît. S'il en était ainsi de Dieu, et que l'on pût dire : il comprend et il a compris, il sent et il a senti, ce serait supposer en lui succession de temps, et revenir indirectement à l'opinion qu'il est sujet à changement: ce qui est absolument inconciliable avec sa nature.

Mais s'il est impossible d'expliquer comment Dieu sait et prévoit, il ne l'est pas moins de dire comment il se repent. En effet bien que la science de Dieu surpasse tellement celle de l'homme qu'il soit ridicule d'établir entre elles une comparaison, on leur donne cependant à toutes deux le nom de science. Celle de l'homme est même de telle nature que l'Apôtre n'hésite pas a en dire: « La science sera détruite (1): » ce quine peut en aucune façon se dire de la science de Dieu. Ainsi la colère chez l'homme est pleine de trouble et accompagnée de souffrance morale; mais, en Dieu, cette colère dont l'Evangile nous dit : « La colère de Dieu demeure sur lui (2), » et l'Apôtre: « On y découvre la colère de Dieu éclatant du ciel contre toute impiété (3); » cette colère, dis-je, exerce la vengeance sur toute créature avec une admirable équité, sans que son éternelle tranquillité en soit troublée. La miséricorde chez l'homme suppose aussi quelque souffrance du coeur, ainsi que l'indique l'étymologie du mot latin, misericordia ; ce qui fait que l'Apôtre nous invite non-seulement à nous réjouir avec ceux qui se réjouissent, mais encore à pleurer avec ceux qui pleurent (4). Or quel homme raisonnable avancera jamais que Dieu souffre de coeur? Et cependant l'Ecriture nous dit partout qu'il est miséricordieux. De même encore chez l'homme la jalousie ne se comprend pas sans le venin de l'envie. Mais il n'en est pas ainsi chez Dieu; le mot est le même: le sens est différent.

3. Il serait long de parcourir les expressions de ce genre, ( et elles sont innombrables ) qui s'appliquent également aux choses divines et aux choses humaines, malgré l'immense distance qui les sépare. Et cependant ce n'est point là un usage inutile, puisque la connaissance des choses habituelles et d'une expérience quotidienne aide quelque peu à comprendre des vérités sublimes. En effet, si j'ôte à la science humaine son caractère changeant, la succession qui se produit dans nos pensées quand nous nous recueillons, pour voir ce que nous ne voyions pas d'abord, et que nous passons ainsi de souvenir en souvenir, ce qui fait dire à l'Apôtre que nous ne connaissons qu'en partie (5) : si, dis-je, j'ôte tout cela et que je laisse simplement subsister l'idée vivante d'une vérité certaine, immuable, qui pénètre tout d'un regard unique et éternel; si même je me contente de me l'imaginer suivant mes forces, puisque la science humaine

 

1 I Cor. XII1, 8. —  2 Jean, III, 36. —  3 Rom. I, 18. —  4 Ib., au, 16. — 5 Cor. XIII, 9.

 

516

 

ne saurait la posséder : j'ai alors une connaissance quelconque de la science de Dieu, et ce nom de science qui signifie pour l'homme que telle ou telle chose ne lui est plus cachée, peut s'appliquer à Dieu et à lui.

Toutefois on distingue ordinairement dans l'homme la sagesse de la science, au témoignage même de l'Apôtre qui nous dit : « A l'un est donnée par l'Esprit la parole de sagesse; à un autre la parole de science, selon le même Esprit (1).» Mais, dans Dieu, ces deux choses n'en font qu'une. Ce qui probablement les distingue chez l'homme, c'est que la sagesse se rapporte à l'intelligence des choses éternelles, tandis que la science a pour objet ce que nous connaissons par l'expérience des sens. Mais quelles que soient là dessus les opinions, il faut qu'il y ait une différence: autrement l'Apôtre n'établirait pas la distinction. Or, s'il était vrai de dire que le nom de science s'applique aux connaissances acquises parles sens, il n'y aurait pas de science en Dieu. Car Dieu n'est pas, comme l'homme, composé d'un corps et d'une âme. Il est donc plus juste de dire que la science de Dieu est différente de celle de l'homme, qu'elle n'est point du même genre; comme l'idée de Dieu elle-même est bien éloignée du sens qu'on y attache dans ces paroles du Psalmiste: « Il se tient dans l'assemblée des Dieux (2). » Cependant toujours le mot science suppose que quelque chose n'est plus inconnu. De même si j'ôte à la colère de l'homme son agitation turbulente, pour lui laisser le caractère d'une vengeance pleine de fermeté, je me forme une idée quelconque de ce qu'on appelle colère en Dieu. Otez également à la miséricorde sa compassion, c'est-à-dire la douleur qu'elle ressent de la souffrance d'autrui, pour ne lui laisser que sors calme et bienveillant désir de subvenir au. malheur et de le faire disparaître, et vous aurez une connaissance telle quelle de la divine miséricorde. Ne repoussons, ne méprisons pas davantage le mot de jalousie, quand l'Ecriture l'applique à Dieu ; mais dépouillons cette passion humaine de la douleur qui consume, du trouble maladif de l'esprit; laissons-lui seulement le jugement qui ne supporte pas de voir impunément la vertu flétrie, et nous commencerons à avoir quelque idée, de la jalousie de Dieu.

4. Ainsi donc quand nous entendons Dieu dire dans l'Écriture : « Je me repens, » examinons

 

1 I Cor. XII, 8. —  2 Ps. LXXXI, 1.

 

ce que c'est que le repentir dans l'homme. Sans aucun doute nous y trouverons la volonté de changer ce qui est; mais cette volonté, chez l'homme, est accompagnée de douleur : car il se reproche à lui-même ce qu'il a fait imprudemment. Écartons donc ce point, résultat de l'infirmité et de l'ignorance humaine, laissons seulement subsister le désir qu'une chose ne soit plus comme elle était ; et notre esprit pourra alors comprendre jusqu'à un certain point comment Dieu se repent. En effet quand on dit qu'il se repent, c'est qu'il veut qu'une chose ne soit pas comme il l'avait fait être; et cependant quand elle était ainsi, c'est qu'elle devait être ainsi ; et dès qu'il ne la laisse plus être ainsi, c'est qu'elle ne doit plus être telle. Mais Dieu juge tout cela de ce jugement éternel, calme et juste, par lequel son immuable volonté règle tout ce qui est sujet à changement.

5. Cependant, parce que nous louons dans l'homme la prescience et la science;que le genre humain redoute, plutôt qu'il ne blâme la colère chez les potentats, il nous semble que de telles expressions peuvent aussi s'appliquer à Dieu.

Quant à la jalousie et au repentir, comme l'une est généralement jugée coupable, que l'autre suppose nue faute à réparer, et que p)r conséquent l'une et l'autre sont des reproches à l'adresse de l'homme, nous sommes choqués de les voir imputer à Dieu. Mais en ceci l'Ecriture sainte, qui pourvoit à tout, a principalement en vue de nous empêcher de juger de ce qui nous plait en Dieu, d'après ce qui nous plaît dans les hommes. En effet, par là même que, dans les choses qui nous déplaisent, nous n'osons pas raisonner de Dieu comme de l'homme, nous apprenons à en faire autant pour ce qui nous plaît. Car si nous ne pouvons pas dire telle ou telle chose de Dieu parce qu'elle nous déplaît dans l'homme, nous n'oserons plus l'appeler immuable, puisqu'il est dit des hommes en forme de reproche: « Il n'y a pas de changement en eux (1). » De même il y a des choses qui sont louables dans l'homme et ne le sont plus dans Dieu, comme la pudeur, par exemple, principal ornement de la jeunesse; comme la crainte de Dieu, recommandée non-seulement dans l'ancien Testament, mais aussi par l'Apôtre qui nous dit : « Achevant notre sanctification dans la crainte de Dieu (2), » laquelle ne peut exister en Dieu. De même donc que certaines choses louables dans

 

1 Ps. LIV, 20. —  2 II Cor. VII, 1.

 

517

 

l'homme ne le sont plus dans Dieu, ainsi certaines choses semblables dans l'homme ne le sont pas dans Dieu, parce qu'on les entend d'une autre façon et dans un autre sens et que le mot seul reste le même. Aussi le même prophète Samuël à qui le Seigneur avait dit : « Je me repens d'avoir établi Saül roi, » dit lui-même à Saül : « Dieu ne ressemble pas à l'homme pour se repentir (1). » Par là il fait voir que, quand Dieu dit: « Je me repens, » il ne faut pas entendre ces expressions dans le sens humain, ainsi que nous l'avons expliqué du mieux que nous avons pu.

 

III. —  Comment Samuël a-t-il pu être évoqué par la pythonisse?

 

1. Vous demandez si l'esprit impur qui était dans la pythonisse a pu taire que Samuel apparût à Saül et s'entretint avec lui (2). Mais il est bien plus étonnant que Satan, le prince des esprits immondes, ait pu parler à Dieu, et lui demander permission de tenter Job, le plus juste des hommes (3), comme il a demandé aussi à cribler les apôtres (4). Or, là n'est pas la difficulté : car la vérité, présente partout, peut parler par l’intermédiaire de quelle créature elle veut, et à quelle créature il lui plaît, et cela ne suppose pas grand mérite en celui à qui Dieu parle : ce qu'il dit offre seul de l'intérêt. Il est bien des Innocents à qui l'empereur ne parle pas, quoiqu'il veille sur leur vie avec le plus grand soin, tandis qu'il parte à beaucoup de coupables dont il ordonne l'exécution. S'il n'y a point, là, de. difficulté, il n'y en a pas davantage à ce qu'un esprit immonde ait pu s'entretenir avec l'âme d'un saint homme: car Dieu créateur et sanctificateur est bien au-dessus de tous les saints.

Si maintenant on s'étonne que le malin esprit ait eu la permission d'évoquer l'âme d'un saint du mystérieux séjour des morts, ne doit-on pas s'étonner davantage que Satan ait transporté le Seigneur lui-même et l'ait placé sur le faite du temple (5) ? De quelque manière que ceci se soit fait, l'évocation de Samuël est également mystérieuse. Dira-t-on que Satan a obtenu plus facilement la permission de saisir le Seigneur vivant et de le placer où il lui a plu, que de faire sortir l'âme de Samuël, après sa mort, du lieu où elle était? Mais si nous ne sommes pas troublés de ce passage de l'Evangile, parce que le Seigneur a voulu et permis ce fait sans rien perdre de sa puissance ni de sa majesté, comme il s'est laissé saisir, garrotter, tourner en dérision, crucifier

 

1 I Rois, XV, 29. —  2 Ib. XXVIII, 7-19. —  3 Job, I, 11. — 4 Luc, XXII, 31. —  5 Matt. IV, 5

 

et mettre à mort parles Juifs eux-mêmes, quoique pervers, impurs et faisant les oeuvres du démon; il n'est pas déraisonnable de croire qu'en vertu de quelque secrète disposition de la volonté divine, et non par force ni pour obéir à l'ordre irrésistible d'une puissance magique, mais secrètement et pour se conformer au dessein de la Providence, qui restait cachée pour la pythonisse et pour Saül, l'âme du saint prophète ait consenti à se montrer aux yeux du prince pour lui signifier l'arrêt de Dieu. Pourquoi en effet l’âme d'un juste, évoquée par des méchants du séjour des morts, perdrait-elle sa dignité, quand les hommes de bien, même pendant leur vie, se rendent souvent près des méchants, à leur appel, remplissent près d'eux les devoirs de de la justice, traitent les maladies de leur âme, selon l'usage ou le besoin du moment, et cela, sans rien perdre de l'éclat de leur vertu ?

2. Il y aurait du reste, une solution plus facile, une explication plus simple de ce fait : ce serait de dire que l'esprit évoqué n'était point réellement celui de Samuël, mais un fantôme, une figure imaginaire formée par le démon et que L’Ecriture appelle Sain uël, parce qu'on donne ordinairement aux images le nom des êtres qu'elles représentent. C'est ainsi qu'on applique le nom de l'objet représenté aux tableaux, aux statues de métal, de bois, ou de toute autre matière propre à la sculpture ; aux êtres même imaginaires qui apparaissent dans les songes, et à peu près à tout ce qui est image. Qui hésite en effet à donner le nom d'homme au portrait. d'un homme ? Dès que nous voyons une figure représentée par le pinceau,nous lui appliquons immédiatement un nom propre; ainsi en présence;d'un tableau ou d'une galerie de portraits, nous disons :Voilà Cicéron, voici Salluste, Achille, Hector, voilà le fleuve Simoïs, voilà Rome, quand en réalité, il n'y a que des images peintes. Les Chérubins sont des puissances célestes ; cependant les statues de métal placées par ordre de Dieu et pour des vues profondes sur l'Arche du Testament, ne portent pas d'autre nom que celui de Chérubins (1). De même celui qui a un songe rie dit pas : J'ai vu l'image d'Augustin ou de Simplicien, mais: J'ai vu Augustin on Simplicien, bien que dans le moment nous ignorions ce qu'il voyait : tant il est évident que ce qu'il a vu ce ne sont pas les personnes mêmes, mais leurs

 

1 Ex. XXV, 18.

 

images. Pharaon dit qu'il a vu en songe des épis et des vaches (1), et non des images d'épis ou de vaches. Si donc il est constant que nous donnons aux images le nom des objets qu'elles représentent, il n'y a rien d'étonnant à ce que l'Ecriture appelle Samuël ce qui a pu n'être qu'une image de Samuël, façonnée par celui qui se transforme lui-même en ange de lumière et ses ministres en ministres de justice (2).

3. Maintenant si l'on s'étonne que le malin esprit ait prédit la vérité à Saül, on pourra aussi s'étonner que les démons aient reconnu le Christ (3) que les Juifs ne reconnaissaient pas. Quand Dieu veut manifester la vérité à quelqu'un en ce qui regarde seulement les choses temporelles et relatives à notre humanité, et qu'il emploie pour cela des esprits de rang inférieur et réprouvés, on peut facilement et sans inconvenance admettre qu'étant juste et tout-puissant et voulant punir ceux à qui ces prédictions s'adressent, en leur faisant subir par avance le châtiment qui les menace, il accorde à dé, tels esprits par une secrète opération de sa Providence, la faculté de prévoir jusqu'à un certain point, afin qu'ils annoncent aux hommes ce qu'ils ont appris des anges. Or ils n'apprennent que dans la mesure où le permet Dieu, le maître et le régulateur suprême. C'est ainsi que dans les Actes des Apôtres un esprit de python rend témoignage à l’Apôtre saint Paul et travaille à évangéliser (4).

Cependant le mensonge se mêle à leurs paroles, et c'est moins pour éclairer que pour tromper qu'ils prédisent. C'est sans doute ainsi qu'on s'explique que l'ombre de Samuël en prédisant à Saül qu'il mourrait, ajouta : « Tu seras avec moi : » ce qui était faux. Car nous.lisons dans l'Evangile qu'une grande distance sépare les bons des méchants après la mort, puisque le Sauveur attesté qu'il y a un vaste abîme entre le riche orgueilleux subissant déjà le supplice de l'enfer, et le pauvre couvert d'ulcères qui languissait naguères à sa porte (5). Cependant si ces paroles de Samuël à Saül : « Tu seras avec moi, » indiquent non une égalité de bonheur, mais l'égalité dans la mort, puisque tous les deux, en tant qu'hommes, ont pu mourir, et qu'elles n'aient été qu'une prédiction de mort faite à un homme vivant : votre prudence comprend, ce me semble, que ces expressions peuvent s'interpréter de deux manières qui n'ont rien de contraire à la foi. Peut-être, du reste, un examen plus approfondi

 

1 Gen. XLI, 17-28. —  2 II Cor. XI, 14, 15. — 3 Matt. VIII, 29. —  4 Act. XVI, 17. —  6 Luc, XVI, 26.

 

et plus scrupuleux que ne me le permettent mes forces et mon temps, éclaircirait-il cette autre question, à savoir; si l'âme humaine, une fois hors de cette vie, peut, ou ne peut pas être évoquée par des incantations magiques et apparaître aux regards, avec des formes corporelles, de manière à être, non-seulement visible, mais,reconnaissable ; et dans le cas où cela serait possible, si l'âme d'un juste ne pourrait aussi se faire voir, non forcément et en vertu de la magie, tuais par obéissance à l'ordre mystérieux du souverain législateur. Dans le cas où cela serait reconnu impossible, on n'admettrait plus les deux explications de ce passage, mais on en rejetterait une, et l'on considérerait l'apparition de Samuël comme celle d'un fantôme fabriqué par Satan. Mais, dans l'une et l'autre hypothèse, comme la ruse de Satan et son habileté à créer des figures imaginaires prennent toutes les formes pour tromper les sens humains, procédons avec lenteur et sans préjudice de recherches plus approfondies; tant qu'il ne nous sera pas donné de trouver une explication plus satisfaisante, pensons qu'il y a eu ici quelque opération diabolique, par l'intermédiaire de cette méchante phythonisse.

 

IV. —  Dans qu'elle posture faut-il prier?

 

Quant à la question que vous posez sur ce passage de l'Ecriture : « Le roi David entra et s'assit devant le Seigneur (1), » que peut-on voir dans ces paroles sinon que David s'assit en présence du Seigneur soit dans le lieu où était l'arche du Testament, qui rendait cette présence plus vive et plus sensible ; soit ailleurs dans l'intention de prier, ce qui ne peut se faire que sous les yeux de Dieu, c'est-à-dire dans le fond du coeur ? On peut aussi attacher tin autre sens à ces expressions «En présence du Seigneur, » signifierait sans aucun homme pour témoin. Soit donc à cause de l'arche du Testament, soit à cause de l'absence de tout témoin, soit pour exprimer que la ferveur de celui qui priait était renfermée au plus profond de son coeur, on a eu raison de dire : « Il s'assit devant le Seigneur. » S'étonnerait-on que David ait prié assis, quand on en lit autant du saint prophète Elie, lorsqu'il demanda de la pluie et l'obtint (2) ?

Ces exemples nous apprennent qu'aucune posture n'est prescrite pour prier, pourvu que l'esprit soit en présence de Dieu et maintienne son attention. En effet nous prions debout, comme on le lit dans l'Evangile : « Mais le publicain se

 

II Rois, VI, 18. —  2 III Rois, XVIII, 42-45.

 

519

 

tenant debout dans l'éloignement (1); » et à genoux, ainsi qu'on le voit dans les Actes des Apôtres (2); et assis, comme David et Elie. Nous pouvons même prier couchés, autrement on ne lirait pas dans les psaumes : « J'arroserai mon lit chaque nuit, et je tremperai ma couche de mes larmes (3). » En effet quand quelqu'un veut prier, il choisit, selon la circonstance où il se trouve, la position la plus convenable pour exciter en lui la ferveur. Mais quand le désir de la prière vient de lui-même, sans effort, c'est-à-dire saisit l'âme subitement; lui inspire, par des gémissements inénarrables, les émotions de la piété, en quelque situation qu'on soit, il ne faut pas, pour chercher un lieu retiré, ou la facilité de se tenir debout ou prosterné, différer l'oraison. Car alors par le recueillement l'âme se crée une solitude, et souvent elle oublie dans quel lieu ou dans quelle posture cette inspiration l'a surprise.

 

V. — Dans quel sens Elie se plaint-il à Dieu de la mort du fils de la veuve de Sarepta ?

 

Si on les prononçait comme on le doit, on ne s'étonnerait plus de ces paroles d'Elie : « O Seigneur, témoin des bontés de cette veuve chez qui j'habite, vous avez eu tort de faire mourir son fils. » Ce langage supposerait qu'Elie ne pensait pas que le Seigneur pût ainsi maltraiter, surtout pendant qu'il était là, la veuve qui l'avait si bien accueilli, qui avait mis à sa disposition le peu de vivres qu'elle possédait au milieu d'une extrême disette. Mais c'est comme si le prophète avait dit : « O Dieu, témoin des bontés de cette veuve, chez qui j'habite, avez-vous donc eu tort de faire mourir son fils ? » Ce qui laisse entendre que le Seigneur, connaissant le bon cœur de cette femme, témoin de sa grande piété, et à qui il avait lui-même adressé Elie, n'avait pas fait mourir son fils pour lui causer de la peine, mais en vue d'un miracle qui devait glorifier son nom et rendre son prophète illustre chez ses contemporains et dans la postérité. C'est ainsi que le Sauveur dit que la maladie de Lazare ne va. pas à la mort, mais qu'elle a lieu pour que Dieu soit glorifié en son Fils (4). On voit du reste par la suite et par la confiance même d'Elie, que l'événement n'avait pas eu lieu pour plonger son hôtesse dans le deuil, mais pour faire mieux éclater aux yeux de cette veuve la dignité de son serviteur qu'elle avait si bien accueilli. Le texte en effet continue ainsi : « Il souffla trois fois sur l'enfant, invoqua le Seigneur et dit: Seigneur mon Dieu, faites

 

1 Luc, XVIII, 13. — 2 Act. VII, 59; XX, 36. — 3 Ps. VI, 7. — 4 Jean, XI, 4.

 

que l'âme de cet enfant retourne en son corps. « Et il fut fait ainsi. » Cette prière si courte et si pleine de confiance, par laquelle Elie demande la résurrection de l'enfant, indique assez le sens de ce qu'il a dit plus haut. La mère elle-même fait voir qu'elle comprenait la mort de son fils de la même manière qu'Elie, et que le prophète avait parlé dans le sens négatif plutôt qu'affirmatif. Car, en recevant son fils ressuscité, elle dit Je reconnais maintenant que vous êtes un homme de Dieu, et que la parole du Seigneur est très vraie en votre bouche (1). »

Il y a beaucoup de passages dans les Ecritures où le défaut de prononciation produit ainsi un contre sens, comme par exemple, dans celui-ci Qui accusera les élus de Dieu? c'est Dieu qui les justifie (2). » Si la réponse est ici affirmative, elle confient une erreur pernicieuse. Il faut donc prononcer comme s'il y avait: Est-ce Dieu qui justifie ? Et sous-entendre : non certainement. Ceci, je pense, explique suffisamment les paroles d'Elie, qu'une prononciation fautive rendait obscures.

 

VI. —  De l'esprit de mensonge envoyé pour tromper Achab.

 

Appliquons à l'esprit de mensonge par qui Achab fut trompé (3) 1e principe que j'ai, ce me semble, exposé plus haut assez clairement, à savoir :que Dieu, tout-puissant et juste distributeur des peines et des récompenses, se sert, non-seulement des bons et des saints pour des oeuvres dignes de leur ministère, mais aussi des méchants pour des fins en rapport avec leur nature, quand ces êtres pervers désirent faire le mal conformément à leurs mauvais penchants et en obtiennent la faculté, autant que le juge bon Celui qui dispose tout avec mesure, poids et nombre (4). Or le prophète Michée a indiqué par quelle voie il avait eu connaissance de-ce qui se passait. En effet les images mêmes servent comme de paroles pour révéler aux prophètes, autant que le permet l'intelligence humaine, les choses mystérieuses, profondément cachées. Mais dire comment Dieu agit en ce cas, lui qui est présent partout et tout entier; comment les saints anges, comment ces esprits sublimes et très purs qu'il a créés, consultent sa simple, immuable et éternelle vérité, et exécutent, dans le temps et selon les nécessités de ce bas-monde, les décisions dont ils voient en lui l'éternelle équité ; comment aussi les esprits déchus, qui n'ont point été fidèles à la vérité, et qui ne peuvent plus, à raison de leur

 

1 III Rois, XVII, XX, 21-24. — 2 Rom. VIII, 33. — 3 III, Rois XXII, 20, 23. — 4 Sag. XI, 21

 

520

 

impureté et de leur faiblesse, tristes effets de leurs convoitises et de leurs supplices, contempler en elle-même et consulter cette même vérité, attendent des signes extérieurs de la part de quelque créature pour se déterminer à agir ou à ne pas agir; comment liés et enchaînés, ils sont obligés, par la loi éternelle qui régit l'univers, d'attendre la permission de Dieu ou d'obéir à ses ordres: oui, embrasser et expliquer ces questions, serait une tâche ardue et très-longue à remplir.

Je crains même que ce que j'ai dit ne satisfasse pas votre attente et n'ait causé de l'ennui à votre gravité : vu qu'en réponse à toutes vos questions vous ne me demandiez qu'un petit traité et que je vous en ai envoyé deux, et deux très-longs, qui ne renferment peut-être même pas de solutions exactes et claires aux difficultés que vous avez proposées. Aussi sollicité-je de votre part de nombreuses et ferventes prières pour expier mes erreurs , et je vous supplie de me dire en peu de mots, mais sérieusement, votre opinion sur cet ouvrage. Quelque sévère que puisse être votre jugement, je m'y soumets, pourvu qu'il soit votre vrai jugement.

 

Ces deux livres ont été traduits par M. l'abbé DEVOILLE.

 

Haut du document

 

 

Précédente Accueil Remonter Suivante