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TRAITÉ DE LAMOUR DE DIEUDE SAINT FRANCOIS DE SALESEvêque et prince de Genève Instituteur de lordre de la Visitation de Sainte-Marie Nouvelle édition revue et annotée Par labbé JULES BONHOMME Curé de Saint Jean-Baptiste de Grenelle, à Paris
Paris, 1924
CONTENANT
Comme la volonté gouverne diversement les puissances de lâme.
Comme la volonté gouverne lappétit sensuel.
Comme lamour de Dieu domine sur les autres amours.
Description de lamour en général.
Quelle est la convenance qui excite lamour.
Que lunion à laquelle lâme prétend est spirituelle.
Quil y a deux portions en lâme, et comment.
Quen ces deux portions de lâme, il y a quatre différents degrés de raison.
Que la charité doit être nommée amour.
De la convenance qui est entre Dieu et lhomme
Que nous avons une inclination daimer Dieu sur toutes choses.
Que nous navons pas naturellement le pouvoir daimer Dieu sur toutes choses.
Que linclination naturelle que nous avons daimer Dieu nest pas inutile.
ORAISON DÉDICATOIRE
Très sainte Mère de Dieu, vaisseau dincomparable élection, élection de la souveraine dilection, vous êtes la plus aimable, la plus amante et la plus aimée de toutes les créatures. Lamour du Père céleste prit son bon plaisir en vous de toute éternité, destinant votre chaste coeur à la perfection du saint amour, afin quun jour vous aimassiez son Fils unique de lunique amour maternel, comme il laimait éternellement de lunique amour paternel. O Jésus mon Sauveur ! à qui puis-je mieux dédier les paroles de votre amour, quau coeur très aimable de la bien-aimée de votre âmes ? Mais, ô Mère toute triomphante! qui peut jeter ses yeux sur votre Majesté, sans voir à votre dextre celui que votre Fils voulut si souvent, pour lamour de vous, honorer du titre de père, le vous ayant uni par le lien céleste dun mariage tout virginal, à ce quil fût votre secours et coadjuteur en la charge de la conduite et éducation de sa divine enfance? O grand saint Joseph, époux très aimé de la Mère du Bien-aimé! hé! combien de fois avez-vous porté lamour du ciel et de la terre entre vos bras, tandis quembrasé des doux embrassements et baisers de ce divin Enfant, votre âme fondait daise lorsquil prononçait tendrement à vos oreilles (ô Dieu, quelle suavité!) que vous étiez son grand ami et son cher père bien-aimé! On mettait jadis les lampes de lancien temple sur des fleurs de lis dor. O Marie et Joseph! pair sans pair, lis sacrés dincomparable beauté, entre lesquels le bien-aimé se repaît et repaît tous ses amants! hélas si jai quelquespérance que cet écrit damour puisse éclairer et enflammer les enfants de lumière, où le puis-je mieux colloquer quemmi (1) vos lis? lis esquels le soleil de justice, splendeur et candeur de la lumière éternelle, sest si souverainement récréé quil y a pratiqué les délices de lineffable dilection de son coeur envers nous. O Mère bien-aimée du Bien-aimé! ô époux bien-aimé de la bien-aimée, prosterné sur ma face devant vos pieds qui portèrent mon Sauveur, je vous dédie et consacre ce petit ouvrage damour à limmense grandeur de votre dilection. Hé ! je vous jure par ce coeur de votre doux Jésus, qui est le
1) Emmi, parmi.
roi des coeurs, que les vôtres adorent, animez mon âme et celle de tous ceux qui liront cet écrit de votre toute-puissante faveur envers le Saint-Esprit; afin que nous immolions meshui (1) en holocauste toutes nos affections à sa divine bonté, pour vivre, mourir et revivre à jamais emmi les flammes de ce céleste feu que notre Seigneur votre Fils a tant désiré dallumer en nos coeurs, que pour cela il ne cessa de travailler et soupirer jusques à la mort de la croix.
(1) Meshui, désormais, aujourdhui.
VIVE JÉSUS !PRÉFACE
Le Saint-Esprit enseigne que les lèvres de la divine épouse, cest-à-dire, de lÉglise, ressemblent à lécarlate et au bornal (1) qui distille le miel (2), afin que chacun sache que toute la doctrine quelle annonce, consiste en la sacrée dilection, plus éclatante en vermeil que lécarlate, à cause du sang de lépoux qui lenflamme; plus douce que le miel, à cause de la suavité du bien-aimé qui la comble de délices. Ainsi, ce céleste époux voulant donner commencement à la publication de sa loi, jeta sur lassemblée des disciples quil avait députés à cet office, force langues de feu; montrant assez par ce moyen que la prédication évangélique était toute destinée à lembrasement des coeurs. Représentez-vous de belles colombes aux rayons du soleil, vous les verrez varier en autant de couleurs comme vous diversifierez le biais duquel
(1) Bornal, ruche de cire, ouvrage des abeilles. Dans le Limousin on dit encore bourna. (2) Cant. cant., IV, 11.
vous les regarderez; parce que leurs plumes sont si propres à recevoir la splendeur, que le soleil voulant mêler sa clarté avec leur pennage (1), il se fait une multitude de transparences, lesquelles produisent une grande variété de nuances et changements de couleurs, mais couleurs si agréables à voir, quelles surpassent toutes couleurs et lémail encore des plus belles pierreries, couleurs resplendissantes et si mignardement dorées, que leur or les rend plus vivement colorées; car en cette considération le Prophète royal disait aux Israélites
Quoique laffliction vous fane le visage,
Votre teint désormais se verra ressemblant
Aux ailes dun pigeon où largent est tremblant,
Et dont lor brunissant rayonne le pennage. (Ps. LXVII, 14.)
Certes lÉglise est parée dune variété excellente denseignements, sermons, traités et livres pieux, tous grandement beaux et aimables à la vue, à cause du mélange admirable que le soleil de justice fait des rayons de sa divine sagesse avec les langues des pasteurs, qui sont leurs plumes, et avec leurs plumes, qui tiennent aussi quelquefois lieu de langues, et font le riche pennage de cette colombe mystique. Mais parmi toute la diversité des couleurs de la doctrine quelle publie, on découvre partout le bel or de la sainte dilection qui se fait excellemment entrevoir, dorant de son lustre incomparable toute la science des saints, et la rehaussant au-dessus de toute science. Tout est à lamour, en lamour, pour lamour et damour en la sainte Église. (1) Pennage, plumage.
Mais comme nous savons bien que toute la clarté du jour provient du soleil, et disons néanmoins pour lordinaire que le soleil néclaire pas, sinon quand à découvert il darde ses rayons en quelque endroit : de même, bien que toute la doctrine chrétienne soit de lamour sacré, si est-ce que nous nhonorons pas indistinctement toute la théologie du titre de ce divin amour, ains (1) seulement les parties dicelle qui contemplent lorigine, la nature, les propriétés et les opération dicelui en particulier. Or, cest la vérité que plusieurs écrivains ont admirablement traité ce sujet, surtout ces anciens Pères, qui, servant très amoureusement Dieu, parlaient aussi divinement de son amour. O uil fait bon ouir parler des choses du ciel saint Paul, qui les avait apprises au ciel même, et quil fait bon voir ces âmes nourries dans le sein de la dilection écrire de sa sainte suavité! Pour cela même, entre les scolastiques, ceux qui en ont le mieux et le plus discouru, ont pareillement excellé en piété. Saint Thomas en a fait un traité digne de saint Thomas. Saint Bonaventure et le B. Denys le Chartreux en ont fait plusieurs très excellents sous divers titres; et quant à Jean Gerson, chancelier de luniversité de Paris, Sixte le Siennois (2) en parle ainsi : « Il a si dignement discouru des cinquante propriétés du divin amour
(1) Ains, mais. (2) Sixte le Siennois. Sixte de Sienne, né en 1520, mort en 1569, juif converti devint dominicain, écrivain célèbre. Il a laissé la Bibliothèque sainte, ouvrage qui traite surtout de la Bible et contient une réfutation des principales hérésies.
qui sont çà et là déduites au Cantique des cantiques, quil semble que lui seul ait tenu le compte des affections de lamour de Dieu. » Certes cet homme fut extrêmement docte, judicieux et dévot. Mais afin que lon sût que cette sorte décrits se font plus heureusement par la dévotion des amants que par la doctrine des savants, le Saint-Esprit a voulu que plusieurs femmes aient fait des merveilles en cela. Qui a jamais mieux exprimé les célestes passions de lamour sacré que sainte Catherine de Gênes, sainte Angèle de Foligni, sainte Catherine de Sienne, sainte Mathilde (1)? En notre âge aussi plusieurs en ont écrit, desquels je nai pas eu le loisir de lire distinctement les livres, ains seulement par-ci par-là autant quil était requis pour voir si celui-ci pourrait encore trouver place. Le père Louis de Grenade, ce grand docteur de piété, a mis un Traité de lamour de Dieu dans son Mémorial, quil suffit de dire être dun si bon auteur pour le rendre recommandable. Diègue Stella, de lordre de Saint François, en a fait un autre grandement effectif et utile pour loraison. Christophe de Fonseca, religieux augustin, en a mis en lumière un encore plus grand, où il dit diverses belles choses. Le Père Louis Richeome, de la compagnie de Jésus, a aussi publié un livre sous le titre de lArt daimer Dieu par les créatures; et cet auteur est tant aimable en sa personne et en ses beaux écrits,
(1) Sainte Mathilde, ou Mechtilde, disciple de sainte Gertrude au XIIIe siècle, a été remarquable par son amour envers. N.-S. Jésus-Christ, décrit dans le livre des Grâces
spirituelles ou Révélations de sainte Mechtilde.
quon ne peut douter quil ne le soit encore plus écrivant de lamour même. Le Père Jean de Jésus, Maria, de lordre des Carmes déchaussés, a composé un livret qui porte de même le nom de lArt daimer Dieu, lequel est fort estimé. Le grand et célèbre cardinal Bellarmin a aussi depuis peu fait voir un petit livret intitulé : LEscalier pour monter à Dieu par les créatures, qui ne peut être quadmirable, partant de cette très savante main et très dévote âme, qui a tant écrit et si doctement pour le bien de lEglise. Je ne veux rien dire du Parénétique (1), de ce fleuve déloquence qui flotte meshui parmi toute la France par la multitude et variété de ses sermons et beaux écrits. Létroite consanguinité spirituelle que mon âme n contractée .avec la sienne, lorsque par limposition de mes mains il reçut le caractère sacré de lordre épiscopal pour le bonheur du diocèse de Belley et lhonneur de lÉglise, outre mille noeuds dune sincère amitié qui nous lient ensemble, ne permet pas que je puisse parler au crédit de ses ouvrages entre lesquels ce Parénétique de lamour divin fut une des premières saillies de la nonpareille affluence desprit que chacun admire en lui. Nous voyons de plus un grand et magnifique Palais que le R. F. Laurent de Paris, prédicateur de lordre des Capucins, bâtit à lhonneur de lamour- divin lequel étant achevé sera un cours accompli de la science de bien aimer. Mais enfin,
(1) Parénétique, auteur de discours moraux. Le saint nomme ainsi son ami J. Pierre Camus, évêque de Belley, qui publia plus tard lEsprit de saint François de Sales, 6 vol. 1641.
la bienheureuse Térèse de Jésus n si bien écrit des mouvements sacrés de la dilection en tous les livres quelle a laissés, quon est ravi de voir tant déloquence en une si grande humilité, tant de fermeté desprit en une si grande simplicité et sa très savante ignorance fait paraître très ignorante la science de plusieurs gens de lettres, qui, après un grand tracas détude, se voient honteux de nentendre pas ce quelle écrit si heureusement de la pratique du saint amour. Ainsi, Dieu élève le trône de sa vertu sur le théâtre de notre infirmité, se servant des choses faibles pour confondre les fortes (1). Or, quoique ce Traité que je te présente, mon cher Lecteur, suive de bien loin ces excellents livres, sans espoir de les pouvoir acconsuivre (2), si est-ce que jespère tant en la faveur des deux amants célestes auxquels je le dédie, quencore te pourra-t-il rendre quelque sorte de service, et que tu y rencontreras beaucoup de bonnes considérations quil ne te serait pas si aisé de trouver ailleurs; comme réciproquement tu trouveras ailleurs plusieurs belles choses qui ne sont pas ici, Il me semble même que mon dessein nest pas celui des autres, sinon en général, en tant que nous visions tous à la gloire du saint amour. Mais de ceci la lecture ten fera foi. Certes, jai seulement pensé à représenter simplement et naïvement, sans art et encore plus sans fard lhistoire de la naissance, du progrès, de la décadence, des opérations, propriétés, avantages et excellences de lamour divin. Que si outre cela tu trouves quelquautre chose, ce. sont des sur-
(1) I Cor., I, 27.
(2) Acconsuivre, atteindre.
croissances quil nest presque pas possible déviter à celui qui, comme moi, écrit entre plusieurs distractions. Mais je crois bien pourtant que rien ne sera sans quelque sorte dutilité. La nature même, qui est une si sage ouvrière, projetant la production des raisins, produit quant et quant (1), comme par une prudente inadvertance, tant de feuilles et de pampres, quil y a peu de vignes qui naient besoin en leur saison dêtre effeuillées et ébourgeonnées. On traite maintes fois les écrivains trop rude.. ment, on précipite les sentences que lon rend contre eux, et bien souvent avec plus dimpertinence quils nont pratiqué dimprudence en se hâtant de, publier leurs écrits. La précipitation des jugements met grandement en danger la conscience des juges et linnocence des accusés. Plusieurs écrivent sottement, et plusieurs censurent lourdement. La douceur des lecteurs rend douce et utile la lecture, et pour tavoir plus favorable, mon cher Lecteur, je te veux ici rendre raison de quelques points qui autrement à laventure te mettraient en mauvaise humeur. Quelques-uns peut-être trouveront que jai trop dit, et quil nétait pas requis de prendre ainsi les discours jusque dans leurs racines. Mais je pense que le divin amour est une plante pareille à celle que nous appelons angélique, de laquelle la racine nest pas moins odorante et salutaire que la tige et les feuilles. Les quatre premiers livres et quelques chapitres des autres pouvaient sans doute être omis, au gré des âmes qui ne cherchent que la seule pratique de la sainte
(1) Quant et quant, avec, en même temps.
dilection ; mais tout cela néanmoins leur sera bien utile, si elles le regardent dévotement. Cependant plusieurs peut-être aussi eussent trouvé mauvais de ne voir pas ici toute la suite de ce qui appartient au Traité du céleste amour. Certes, jai eu en considération la condition des esprits de ce siècle, et je le devais; il importe beaucoup de regarder en quel âge on écrit. Je cite aucunes fois lÉcriture sainte en autres termes que ceux qui sont portés par lédition ordinaire. O vrai Dieu! mon cher Lecteur, ne me fais pas pour cela ce tort de croire que je veuille me départir de cette édition-là ha non ! car je sais que le Saint-Esprit la autorisée par le sacré concile de Trente, et que partant nous nous y devons tous arrêter; ains au contraire je nemploie les autres versions que pour le service de celle-ci, quand elles expliquent et confirment son vrai sens. Par exemple, ce que lépoux, céleste dit à son épouse Tu as blessé mon coeur, est fort éclairci par lautre version : Tu mas emporté le coeur, ou Tu as tiré et ravi mon coeur (1). Ce que notre Seigneur dit : Bienheureux sont les pauvres desprit, est grandement amplifié et déclaré selon le grec, Bienheureux sont les mendiants desprit (2); et ainsi des autres. Jai souvent cité le sacré Psalmiste en vers, et ça été pour récréer ton esprit; et selon la facilité que jen ai eue par la belle traduction de Philippe des Portes, abbé de Tiron (3), de laquelle
(1) Cant. cant., IV, 9 (2) Matth., V, 3.
(3) Phil. Desportes, poète, oncle de Régnier, né en 1546, mort en 1606, pourvu de plusieurs abbayes. entre autres celle de Tiron, au diocèse de Chartres, il abandonna la poésie légères et publia une traduction des Psaumes.
néanmoins je me suis quelquefois départi, non certes cuidant (1) de pouvoir faire mieux les vers que ce fameux poète, car je serais un grand impertinent si, nayant jamais seulement pensé à cette sorte décrire, je prétendais dy réussir en un âge et en une condition de vie qui mobligerait de men retirer, si jamais jy avais été engagé; mais en quelques endroits où il y pouvait avoir plusieurs intelligences, je nai pas suivi ses vers, parce que je ne voulais pas suivre son sens: comme au psaume 132, il a entendu un mot latin, qui est, des franges de la robe, que jai estimé devoir être pris pour le collet; cest pourquoi jai fait la traduction à mon gré. Je ne dis rien que je naie appris des autres; or, il me serait impossible de me ressouvenir de qui jai reçu chaque chose en particulier. Mais je tassure bien que si javais tiré de quelque auteur des grandes pièces dignes de quelque remarque, ie ferais conscience de ne lui en rendre pas la louange quil en mériterait, et pour tôter un soupçon qui te pourrait venir en lesprit contre ma sincérité, pour ce regard (2) je tavertis que la chapitre 13 du septième livre est extrait dun sermon qua je fis à Paris, à Saint-Jean-en-Grève, le jour de lAssomption de Notre-Dame, lan 1602. Je nai pas toujours exprimé la suite des chapitres; mais si tu y prends garde, tu trouveras aisément les noeuds de leur liaison. En cela et plusieurs autres choses, jai eu grand soin dépargner
(1) Cuidant, pensant, jugeant. (2) Pour ce regard, à ce propos.
mon loisir et ta patience. Lorsque jeus fait imprimer lIntroduction à la vie dévote, monseigneur larchevêque de Vienne, Pierre de Villars, me fit la faveur de men écrire son opinion en termes si avantageux pour ce livret et pour moi, que je noserais jamais les redire; et mexhortant dappliquer le plus que je pourrais de mon loisir à faire de pareilles besognes, entre plusieurs beaux avis desquels il me gratifia, lun fut que jobservasse toujours, tant que le sujet le permettrait, la brièveté des chapitres; car tout ainsi, dit-il, que les voyageurs, sachant quil y a quelque beau jardin à vingt ou vingt-cinq pas de leur chemin, se détournent aisément de si peu pour laller voir, ce quils ne feraient pas sils savaient quil fût plus éloigné de leur route: de même ceux qui savent que la fin dun chapitre nest guère éloignée du commencement, ils entreprennent volontiers de le lire; ce quils ne feraient pas, pour agréable quen fût le sujet, sil fallait beaucoup de temps pour en achever la lecture. Jai donc eu raison de suivre en cela mon inclination, puisquelle fut agréable à ce grand personnage, qui a été lun des plus saints prélats et des plus savants docteurs que lÉglise ait eus de notre âge, et lequel, lorsquil mhonora de sa lettre, était le plus ancien de tous les docteurs de la Faculté de Paris. Un grand serviteur de Dieu mavertit naguère que ladresse que javais faite de ma parole à Philothée, en lIntroduction en la vie dévote, avait empêché plusieurs hommes ders faire leur profit, dautant quils nestimaient pas dignes de la lecture dun homme les avertissements faits pour une femme. Jadmirai quil se trouvât des hommes mes qui, pour vouloir paraître hommes, se montrassent en effet si peu hommes; car je te laisse à penser, mon cher Lecteur, si la dévotion nest pas également pour les hommes comme pour les femmes; et sil ne faut pas lire avec pareille attention et révérence la seconde épître de saint Jean, adressée à la sainte dame Electa, comme la troisième, quil destine à Caïus, et si mille et mille lettres ou excellents traités des anciens Pères de lEglise doivent être tenus pour inutiles aux hommes, dautant quils sont adressés à des saintes femmes de ce temps-là. Mais outre cela, cest lâme qui aspire à la dévotion, que jappelle Philothée; et les hommes ont une âme aussi bien que les femmes. Toutefois, pour imiter en cette occasion le grand Apôtre, qui sestimait redevable à tous (1), jai changé dadresse en ce Traité, et parle à Théotime. Que si daventure il se trouvait des femmes (or, cette impertinence serait plus supportable en elles) qui ne voulussent pas lire les enseignements quon a faits à un homme, je les prie de croire que le Théotime auquel je parle est lesprit humain qui désire faire progrès en la dilection sainte, esprit qui est également aux femmes comme ès hommes. Ce Traité donc est fait pour aider lâme déjà dévote à ce quelle se puisse avancer en son dessein, et pour cela il ma été force de dire plusieurs choses un peu moins connues au vulgaire, et qui par conséquent sembleront plus obscures. Le fond de la science est toujours un peu plus
(1) Rom., I, 14.
malaisé à sonder, et se trouve peu de plongeons (1) qui veuillent et sachent aller recueillir les perles et autres pierres précieuses dans les entrailles de lOcéan. Mais si tu as le courage franc pour enfoncer cet écrit, il tarrivera de vrai comme aux plongeons, lesquels, dit Pline, étant ès plus profonds gouffres de la mer, y voient clairement la lumière du soleil; car tu trouveras ès endroits les plus malaisés de ces discours une bonne et amiable clarté. Et certes, comme je nai pas voulu suivre ceux qui méprisent quelques livres qui traitent dune certaine vie suréminente en perfection, aussi nai-je pas voulu parler de cette suréminence, car ni je ne puis censurer les auteurs, ni autoriser les censeurs dune doctrine que tu nentends pas. Jai touché quantité de points de théologie, mais sans esprit de contention, proposant simplement, non tant ce que jai jadis appris ès disputes, comme ce que lattention au service des âmes et lemploi de vingt-quatre années en la sainte prédication mont fait penser être plus convenable à la gloire de lÉvangile et de lEglise. Au demeurant, quelques gens de marque de divers endroits mont averti que certains livrets ont été publiés sous les seules premières lettres du nom de leurs auteurs, qui se trouvent les mêmes avec celles du mien, qui a fait estimer à quelques-uns que ce fussent besognes sorties de ma main, non sans un peu de scandale de ceux qui cuidaient que je me fusse détraqué de ma simplicité pour enfler mon style de paroles
(1) Plongeons, plongeurs.
pompeuses, mon discours de conceptions mondaines, et mes conceptions dune éloquence altière et bien empanachée. A cette cause, mon cher Lecteur, je te dirai que comme ceux qui gravent on entaillent sur les pierres précieuses, ayant la vue lassée à force de la tenir bandée sur les traits déliés de leurs ouvrages, tiennent très volontiers devant eux quelque belle émaraude, afin que la regardant de temps en temps ils puissent récréer en son verd, et remettre en nature leurs yeux allangouris; et de même en cette variété daffaires que ma condition me donne incessamment, jai toujours des petits projets de quelque traité de piété que je regarde, quand je puis, pour alléger et délasser mon esprit. Mais je ne fais pas pourtant profession dêtre écrivain; car la pesanteur de mon esprit et la condition de ma vie exposée au service et à labord de plusieurs ne me le sauraient permettre. Pour cela jai donc fort peu écrit, et beaucoup moins mis en lumière; et pour suivre le conseil et la volonté de mes amis, je te dirai que cest afin que tu. nattribues pas la louange du travail dautrui à celui qui nen mérite point du sien propre. Il y a dix-neuf ans que me trouvant à Thonon, petite ville située sur le lac de Genève, laquelle lors se convertissait petit à petit à la foi catholique, le ministre adversaire de lÉglise criait partout que larticle catholique de la réelle présence du corps du Sauveur en lEucharistie détruisait le symbole et lanalogie de la foi (car il était bien aise de dire ce mot danalogie, non entendu par ses auditeurs, afin de paraître fort savant), et sur cela les autres prédicateurs catholiques avec lesquels jétais là me chargèrent décrire quelque chose en réfutation de cette vanité; et je fis ce qui me sembla convenable, dressant une briève méditation sur le symbole des apôtres pour confirmer la vérité, et toutes les copies furent distribuées en ce diocèse, où je nen trouve plus aucune. Peu après, Son Altesse (1) vint deçà les monts, et trouvant les bailliages de Chablaix, Gaillard et Ternier, qui sont ès environs de Genève, à moitié disposés de recevoir la sainte religion catholique, qui en avait été arrachée par le malheur des guerres et révoltes il y avait près de soixante-dix ans, elle se résolut den rétablir lexercice en toutes les paroisses, et dabolir celui de lhérésie. Et parce que dun côté il y avait de grands empédiements à ce bonheur, selon les considérations que lon appelle raisons dÉtat, et que dailleurs plusieurs, non encore bien instruits de la vérité, résistaient à ce tant désirable rétablissement, Son Altesse surmonta la première difficulté par la fer-maté invincible de son zèle à la sainte religion, et la seconde par une douceur et prudence extraordinaire; car elle fit assembler les principaux et plus opiniâtres, et les harangua avec une éloquence si amiablement pressante, que presque tous, vaincus, par la douce violence de son amour paternel envers eux, rendirent les armes de leur opiniâtreté à ses pieds, et leurs âmes entre les mains de la sainte Église. Mais quil me soit loisible, mon cher Lecteur, je ten prie, de dire ce mot en passant. On peut
(1) Charles-Emmanuel. dit le Grand, duc de Savoie de 580 à 1630.
louer beaucoup de riches actions de ce grand prince, entre lesquelles je vois la preuve de son indicible vaillance et science militaire quil vient de rendre maintenant admirée de toute lEurope. Mais toutefois, quant à moi, je ne puis assez exalter le rétablissement de la sainte religion en ces trois bailliages que je viens de nommer; y ayant vu tant de traits de piété assortis dune si grande variété dactions de prudence, constance, magnanimité, justice et débonnaireté, quen cette seule petite pièce il me semblait de voir comme en un tableau raccourci tout ce quon loue ès princes qui jadis ont le plus ardemment servi à la gloire de Dieu et de lÉglise : le théâtre était petit, mais les actions grandes. Et comme cet ancien ouvrier ne fut jamais tant estimé pour ses ouvrages de grande forme, comme il fut admiré davoir su faire un navire divoire assorti de tout son équipage en si petit volume que les ailes dune abeille le couvraient tout: aussi estimé-je plus ce que ce grand prince fit alors en ce petit coin de ses États, que beaucoup dactions du plus grand éclat que plusieurs relèvent jusquau ciel. Or, en cette occasion, on replanta par toutes les avenues et places publiques de ces quartiers-là les victorieuses enseignes de la croix; et parce que peu auparavant on en avait planté une fort solennellement à Ennemasse près Genève, un certain ministre fit un petit traité contre lhonneur dicelle, contenant une invective ardente et vénéneuse, à laquelle pour cela il fut trouvé bon que lon répondit et, monseigneur Claude de Granier, mon prédécesseur, duquel la mémoire est en bénédiction, men imposa la charge, selon le pouvoir quil avait sur moi, qui le regardais, non seulement comme mon Évêque, mais comme un saint serviteur de Dieu. Je fis donc cette réponse sous le titre de Défense de létendard de la croix, et la dédiai à Son Altesse, partie peur lui témoigner ma très humble subjection, partie pour lui faire quelque remerciement du soin quelle avait de lÉglise en ces lieux-là. Or, depuis peu on a réimprimé cette défense sous le titre prodigieux de la Panthalogie ou Trésor de la croix, titre, auquel jamais je ne pensai, comme en vérité aussi ne suis-je pas homme détude, ni de loisir, ni de mémoire, pour pouvoir assembler tant de pièces de prix en un livre quil puisse porter le titre de Trésor ni de Panthalogie; et ces frontispices insolents me sont en horreur.
Larchitecte est un sot, qui, privé de raison,
On célébra, lan 1602, à Paris, où jétais, les obsèques de ce magnanime prince Philippe-Emmanuel de Lorraine, duc de Mercoeur; lequel avait fait tant de beaux exploits contre les Turcs en Hongrie, que tout le christianisme devait conspirer à lhonneur de sa mémoire. Mais surtout madame Marie de Luxembourg, sa veuve, fit de son côté tout ce que son courage et lamour du défunt ui purent suggérer pour solenniser ses funérailles, et parce que mon père, mon aïeul et mon bisaïeul avaient été nourris pages des très illustres et excellents princes de Martigues, ses pères et ses prédécesseurs, elle me regarda comme serviteur héréditaire de sa maison, et me choisit pour faire la harangue funèbre en cette si grande célébrité où se trouvèrent non seulement plusieurs cardinaux et prélats, mais quantité de princes, princesses, maréchaux de France, chevaliers de lordre, et même la cour de parlement en corps. Je fis donc cette oraison funèbre, et la prononçai en cette si grande assemblée dans la grande église de Paris; et parce quelle contenait un abrégé véritable des faits héroïques du prince défunt, je la fis volontiers imprimer, puisque la princesse veuve le désirait, et que son désir me devait être une loi. Or, je dédiai cette pièce-là à madame la duchesse de Vendôme, lors encore fille et toute jeune princesse, mais en laquelle on voyait déjà fort connaissablement les traits de cette excellente vertu et piété qui reluisent maintenant en elle, dignes de lextraction et nourriture dune si dévote et pieuse mère. A même temps que lon imprimait cette oraison, jappris que javais été fait évêque, si que je revins sitôt ici pour être consacré et commencer ma résidence; et dabord on proposa la nécessité quil y avait davertir les confesseurs de quelques points dimportance, et pour cela jécrivis vingt-cinq avertissements que je fis imprimer pour les faire courir plus aisément parmi ceux à qui je les adressais; mais depuis ils ont été réimprimés en divers lieux. Trois ou quatre ans après, je mis en lumière lIntroduction à la vie dévote, pour les occasions et en la façon que jai remarquées en la préface dicelle, dont je nai rien à te dire, mon cher Lecteur, sinon que si ce livret a reçu généralement un doux et gracieux accueil, voire même parmi les plus braves prélats et docteurs de lÉglise; il na pas pourtant été exempt dune rude censure de quelques-uns qui ne mont pas seulement blâmé, mais mont âprement baffoué en public de ce que je dis à Philothée, que le bal est une action de soi-même indifférente, et quen récréation ou peut dire des quolibets; et moi, sachant la. qualité de ces censeurs, je loue leur intention, que je pense avoir été bonne. Mais jeusse néanmoins désiré quil leur eût plu de considérer que la première proposition est puisée de la commune et véritable doctrine des plus saints et savants théologiens: que jécrivais pour les gens qui vivent emmi le monde et les cours quau partir de là, jinculque soigneusement, lextrême péril quil y a ès danses; et que quant à la seconde proposition, avec le mot de quolibet, elle nest pas de moi, mais de cet admirable roi saint Louis; docteur digne dêtre suivi en lart de bien conduire les courtisans à la vie dévote. Car je crois que sils eussent pris garde à cela, leur charité et discrétion neût jamais permis à leur zèle, pour vigoureux et austère quil eût été, darmer leur indignation contre moi. Et sur ce propos, mon cher Lecteur, je te conjure de mêtre doux et honteux (1) en la lecture de ce Traité. Que si tu trouves le style un peu (quoique ce sera, je massure, fort peu) différent de celui dont jai usé écrivant à Philothée, et tous deux grandement divers de celui que jai employé en la Défense de La croix, sache quen dix-neuf ans on apprend et désapprend beaucoup de choses; que le langage de la guerre est autre que celui de la paix; et que lon parle dune façon
(1) Honteux, réservé; ailleurs bonteux, bienveillant,
aux jeunes apprentis, et dune autre sorte aux vieux compagnons. Ici, certes, je parle pour les âmes avancées en la dévotion; car il faut que je te dise que nous avons en cette ville une congrégation de filles et veuves (1) qui, retirées du monde, vivent unanimement au service de Dieu sous la protection de sa très sainte Mère; et comme leur pureté et piété desprit ma souvent donné de grandes consolations, aussi ai-je tâché de leur en rendre fréquemment par la distribution de la sainte parole que je leur ai annoncée, tant en sermons publics quen colloques spirituels, et presque toujours en la présence de plusieurs religieux et gens de grande dévotion, dont il ma fallu traiter maintes fois des sentiments plus délicats de la piété,. passant au delà de ce que javais dit à Philothée; et cest une bonne partie de ce que je te communique maintenant que je dois à cette bénite assemblée parce que celle qui en est la mère et y préside (2), sachant que jécrivais sur ce sujet, et que néanmoins malaisément pourrais-je tirer la besogne au jour, si Dieu ne maidait fort spécialement, et que je ne fusse continuellement pressé, elle a eu. un soin continuel de prier et faire prier pour cela, et de me conjurer saintement de recueillir tous les petits morceaux de loisir quelle estimait pouvoir être sauvés par-ci par-là de la presse de mes empêchements, pour les employer à ceci.. Et parce que cette âme mest en la consolation que Dieu
(1) Il sagit de la première réunion de la Visitation, commencée en 1610, à Annecy, qui devait devenir, quelques années après, un ordre religieux cloîtré. (2) Jeanne de Chantal.
sait, elle na pas eu peu de pouvoir pour animer la mienne en cette occasion. Il y a voirement longtemps que javais projeté décrire de lamour sacré; mais, ce projet nétait point comparable à ce que cette occasion ma fait produire, occasion que je te manifeste ainsi naïvement tout à la bonne foi, à limitation des anciens, afin que tu saches que je nécris que par rencontre et occurrence, et que tu me sois plus amiable. On disait entre les païens qu~ Phidias ne représentait jamais rien si parfaitement que les divinités, ni Apelles quAlexandre: on ne réussit pas toujours également. Si je demeure court en ce Traité, mon cher Lecteur, fais que ta bonté savance, Dieu bénira ta lecture. A cette intention, jai dédié cet oeuvre à la Mère de dilection et au Père de lamour cordial, comme javais dédié lIntroduction au divin Enfant, qui est le Sauveur des amants et lamour des sauvés. Certes, comme les femmes, tandis quelles sont fortes et habiles à produire aisément les enfants, leur choisissent ordinairement des parrains entre leurs amis de ce monde; mais quand leur faiblesse et indisposition rend leurs enfantements difficiles et périlleux, elles invoquent les saints du ciel, et vouent de faire tenir leurs enfants par quelque pauvre, ou par quelque personne dévote, au nom de saint Joseph, de saint Français dAssise, de saint François de Paule, de saint Nicolas, ou de quelquautre bienheureux qui puisse impétrer de Dieu le bon succès de leur grossesse et une naissance vitale pour lenfant: de même avant que je fusse évêque, me trouvant avec plus de loisir et moins dappréhension pour écrire, je dédiai les petits ouvrages que je fis, aux princes de la terre; mais maintenant quaccablé de ma charge jai mille difficultés décrire, je ne consacre plus rien quaux princes du ciel, afin quils mobtiennent la lumière requise, et que si telle est la volonté divine, ces écrits aient une naissance fructueuse et utile à plusieurs. Ainsi Dieu te bénisse, mon cher Lecteur, et te fasse riche de son saint amour. Cependant je soumets toujours de tout mon coeur mes écrits, mes paroles et mes actions à la correction de la très sainte Église catholique, apostolique et romaine, sachant quelle est la colonne et fermeté de la vérité (1), dont elle ne peut ni faillir ni défaillir; et que nul ne peut avoir Dieu pour père, qui naura cette Église pour mère. A Annecy, le jour des très amants apôtres saint Pierre et saint Paul, mil six cent seize.
BÉNI SOIT DIEU !
(1) I Tim., III, 15.
TRAITE DELAMOUR DE DIEU
LIVRE PREMIERCONTENANTUNE PRÉPARATION A TOUT LE TRAITÉ
CHAPITRE PREMIERQue pour la beauté de la nature humaine, Dieu a donné le gouvernement de toutes les facultés de lâme à la volonté.
Lunion établie en la distinction fait lordre; lordre produit la convenance et la proportion; et la convenance, ès choses entières et accomplies, fait la beauté. Une armée est belle quand elle est composée de toutes ses parties tellement rangées en leur ordre, que leur distinction est réduite au rapport quelles doivent avoir ensemble pour ne faire quune seule armée. Afin quune musique soit belle, il ne faut pas seulement que les voix soient nettes, claires et bien distinguées ; mais quelles soient a!liées en telle sorte les unes aux autres, quil sen fasse une juste consonance et harmonie, par le moyen de lunion qui est en la distinction, et la distinction qui est en lunion des voix, que non sans cause on appelle un accord discordant, ou plutôt une discorde accordante. Or, comme dit excellemment langélique saint Thomas, après le grand saint Denis, la beauté et la bonté, bien quelles aient quelque convenance, ne sont pas néanmoins une même chose: car le bien est ce qui plait à lappétit et volonté; le beau, ce qui plaît à lentendement et à la connaissance; ou pour le dire autrement, le bon est ce dont la jouissance nous délecte; le beau, ce dont la connaissance nous agrée. Et cest pourquoi jamais, à proprement parler, nous nattribuons la beauté corporelle, sinon aux objets des deux sens qui sont les plus connaissants et qui servent re plus à lentendement, qui sont la vue et louïe; si que (1) nous ne disons pas: Voilà des belles odeurs ou des belles saveurs, mais nous disons bien: Voilà des belles vois et des belles couleurs. Le beau donc étant appelé beau, parce que sa connaissance délecte, il faut que, outre lunion et distinction dintégrité, lordre et la convenance de ses parties, il ait beaucoup de splendeur et clarté, afin quil soit connaissable et visible ; les voix, pour être belles, doivent être claires et nettes, les discours intelligibles, les couleurs éclatantes et resplendissantes ; lobscurité, lombre, les ténèbres sont laides, et enlaidissent toutes choses; parce quen elles rien nest connaissable, ni lordre, ni la distinction, ni lunion, ni la convenance: qui a fait dire à saint Denis (2) « que Dieu, comme souveraine beauté, est auteur de la belle convenance, du beau lustre et de la bonne grâce, qui est en toutes choses, » faisant éclater, en forme de lumière, les distributions et
(1) Si que, à tel point que. (2) Chap. IV. Des noms divins.
départements de son rayon, par lesquels toutes choses sont rendues belles, voulant que pour établir la beauté, il y eût la convenance, la clarté, et la bonne grâce. Certes, Théotime, la beauté est sans effet, inutile et morte, si la clarté et splendeur ne lavive, et lui donne efficace ; dont nous disons les couleurs être vives, quand elles ont de léclat et du lustre. Mais quant aux choses animées et vivantes, leur beauté nest pas accomplie sans la bonne grâce, laquelle, outre la convenance des parties parfaites, qui fait la beauté, ajoute la convenance des mouvements, gestes et actions qui est comme lâme et la vie de la beauté des choses vivantes. Ainsi, en la souveraine beauté de notre Dieu, nous ne reconnaissons lunion, ains lunité de lessence en la distinction des personnes avec une infinie clarté, jointe à la convenance incompréhensible de toutes les perfections, des actions et mouvements, comprises très souverainement, et par manière de dire, jointes et ajoutées excellemment en la très- unique et très simple perfection du pur acte divin, qui est Dieu même, immuable et invariable, ainsi que nous dirons ailleurs. Dieu donc, voulant rendre toutes choses bonnes et belles, n réduit la multitude et distinction dicelles en une parfaite unité; et pour ainsi dire, il les a toutes rangées à la monarchie, faisant que toutes choses sentretiennent les unes aux autres, et toutes à lui, qui est le souverain monarque. Il réduit tous les membres en un corps, sous un chef; de plusieurs personnes, il forme une famille; de plusieurs familles, une ville; de plusieurs villes, une province; de plusieurs provinces, un royaume; et soumet tout un royaume à un seul roi. Ainsi, Théotime, parmi linnumérable multitude et variété dactions, mouvements, sentiments, inclinations, habitudes, passions, facultés et puissances qui sont en lhomme, Dieu a établi une naturelle monarchie en la volonté, qui commande et domine sur tout ce qui se trouve en ce petit monde, et semble que Dieu ait dit à la volonté ce que Pharaon dit à Joseph : Tu seras sur ma maison, tout le peuple obéira au commandement de ta bouche; sans ton commandement, nul ne remuera. Mais cette domination de la volonté se pratique certes fort différemment.
CHAPITRE IIComme la volonté gouverne diversement les puissances de lâme.
Le père de famille conduit sa femme, ses enfants et ses serviteurs par ses ordonnances et commandements, auxquels ils sont obligés dobéir, bien quils puissent ne le faire pas; que sil a des serfs et esclaves, il les gouverne par la force, à laquelle ils nont nu! pouvoir de contredire. Mais ses chevaux, ses boeufs, ses mulets, il les manie par industrie, les liant, bridant, piquant, enfermant, lâchant. Certes la volonté gouverne la faculté do notre mouvement extérieur, comme un serf ou esclave: car, sinon quau dehors quelque chose lempêche, jamais elle ne manque dobéir. Nous ouvrons et fermons la bouche, mouvons la langue, les mains, les pieds, les yeux et toutes les parties dans lesquelles la puissance de ce mouvement se trouve, sans résistance, à notre gré, et selon notre volonté. Mais quant à nos sens et à la faculté de nourrir, croître et produire, nous ne les pouvons pas gouverner si aisément; ains il nous y faut employer lindustrie et lart. Si lon appelle un esclave, il vient; si on lui dit quil arrête, il arrête mais il ne faut pas attendre cette obéissance dun épervier ou faucon : qui le veut faire revenir, il lui faut montrer le leurre; qui le veut accoiser (1), il lui faut mettre le chaperon. On dit à un valet : Tournez à gauche ou à droite, et il le fait; mais pour faire ainsi tourner un cheval, il faut se servir de la bride. Il ne faut pas, Théotime, commander à nos yeux de ne voir pas, ni à nos oreilles de nouïr pas, ni à nos mains de ne toucher pas, ni à notre estomac de ne digérer pas, ni à nos corps de ne croître pas : car toutes ces facultés nont nulle intelligence, et partant sont Incapables dobéissance. Nul ne peut ajouter une coudée à sa stature. Rachel voulait, et ne pouvait concevoir. Nous mangeons souvent sans être nourris, ni prendre croissance. Qui veut chevir (2) de ses facultés, il faut user dindustrie. Le médecin traitant un enfant de berceau, ne lui commande chose quelconque, mais il ordonne bien à la nourrice quelle lui fasse telle et telle chose: ou bien quelquefois il ordonne quelle mange telle ou telle viande quelle prenne tel médicament,
(1) Accoiser, apaiser, calmer. (2) Chevir, jouir.
dont la qualité se répandant dans le lait, et le lait dans le corps du petit enfant, la volonté du médecin réussit en ce petit malade, qui na pas seulement le pouvoir dy penser. Il ne faut pas certes faire tes ordonnances dabstinence, sobriété, continence, à lestomac, au gosier; mais il faut commander aux mains de ne pouvoir fournir à la bouche les viandes et breuvages quen telle et ide mesure. Il faut ôter ou donner à la faculté qui produit les objets et sujets, et les aliments qui la fortifient, selon que la raison le requiert. Il faut divertir les yeux, ou les couvrir de leur chaperon naturel, et les fermer, si on veut quils ne voient pas., et avec ces artifices on les réduira au point que la volonté désire. Cest ainsi, Théotime, que Notre-Seigneur enseigne quil y a des eunuques qui sont tels pour le royaume des cieux, cest-à-dire qui ne sont eunuques dimpuissance naturelle, mais par lindustrie, de laquelle leur volonté se sert, pour les retenir dans la sainte continence. Cest sottise de commander à un cheval quil ne sengraisse pas, quil ne croisse pas, quil ne regimbe pas; si vous désirez tout cela, levez-lui le râtelier; il ne lui faut pas commander, il le faut gourmander pour le dompter. Oui, même la volonté a du pouvoir sur lentendement et sur la mémoire; car de plusieurs choses que lentendement peut entendre, ou desquelles la mémoire se peut ressouvenir, la volonté détermine celles auxquelles elle veut que ses facultés sappliquent, ou desquelles elle veut quelles se divertissent. Il est vrai quelle ne les peut pas manier, ni ranger si absolument, comme elle fait les mains, les pieds ou la langue, à raison des facultés sensitives, et notamment de la fantaisie (1), qui nobéissent pas dune obéissance prompte et infaillible à la volonté, et desquelles puissances sensitives la mémoire et lentendement ont besoin pour opérer; mais toutefois la volonté les remue, les emploie et applique selon quil lui plait, bien que non pas si fermement et invariablement, que la fantaisie variante et volage ne les divertisse maintefois, les distrayant ailleurs; de sorte que comme lApôtre sécrie: Je fais, non le bien que je veux, mais le mal que je hais (2); ainsi nous sommes souvent contraints de nous plaindre do quoi nous pensons, non te bien que nous aimons, mais le mal que nous haïssons.
CHAPITRE IIIComme la volonté gouverne lappétit sensuel.
La volonté donc, Théotime, domine sur la mémoire, lentendement et la fantaisie, non par force, mais par autorité; en sorte quelle nest pas toujours infailliblement obéie, non plus que le père de famille ne lest pas toujours par ses enfants et ses serviteurs. Or, cen est de même de lappétit sensuel, lequel, comme dit saint Augustin (3), est appelé convoitise en nous autres pécheurs, et demeure sujet à la volonté et à lesprit, comme la femme à son mari; parce tout ainsi quil fut dit à la femme Tu te retourneras à ton mari, et il te maîtrisera; aussi fut-il dit à Caïn que son appétit
(1) Fantaisie, limagination. (2) Rom., VII, 23. (3) De civit., 1. XXIV, c. V.
se retournerait à lui, et quil dominerait sur icelui; se retourner à lhomme ne veut dire autre chose que se soumettre et sassujettir à lui. « O homme! dit saint Bernard (1), il est à ton pouvoir, si tu veux, de faire que ton ennemi soit ton serviteur, en sorte que toutes choses te reviennent à bien; ton appétit est sous toi, et tu le domineras. Ton ennemi peut exciter en toi le sentiment de la tentation; mais tu peux, si tu veux, ou donner ou refuser le consentement. Si tu permets à lappétit de te porter au péché, alors tu seras sous icelui, et il te maîtrisera, parce que quiconque fait le péché, il est serf du péché; mais avant que tu fasses le péché, tandis n que le péché nest pas encore en ton consentement, mais seulement en ton sentiment, cest- à-dire quil est encore en ton appétit et non en ta volonté, ton appétit est sous toi, et tu le maîtriseras. » Avant que lempereur soit créé, il est soumis aux électeurs qui dominent sur lui, pouvant -ou le choisir à la dignité impériale, ou le rejeter; mais sil est une fois élu et élevé par eux, ils sont dès lors sous lui, et il domine sur eux. Avant que la volonté consente à lappétit, elle domine sur lui; mais après le consentement elle devient son esclave. En somme, cet appétit sensuel est à la vérité un sujet rebelle, séditieux, remuant; et faut confesser que nous ne le saurions tellement défaire, quil ne sélève, quil nentreprenne, et quil nassaille la raison; mais pourtant la volonté est si fort au-dessus de lui, que, si elle veut, elle peut le ravaler,
(1) Serm. V. de Quadr.
rompre ses desseins, et le repousser, puisque cest assez le repousser, que de ne point consentir à ses suggestions. On ne peut empêcher la concupiscence de concevoir, mais oui bien denfanter et de parfaire le péché. Or, cette convoitise, ou appétit sensuel, a douze mouvements, par lesquels, comme par autant de capitaines mutinés, il fait sa sédition en lhomme; et parce que pour lordinaire ils troublent lâme et agitent le corps: en tant quils troublent lâme, on les appelle perturbations; en tant quils inquiètent le corps, on les appelle passions, au rapport de saint Augustin. Tous regardent le bien ou le mal; celui-là pour lacquérir, celui-ci pour léviter. Si le bien est considéré en soi selon la naturelle bonté, il excite lamour, première et principale passion ; si le bien est regardé comme absent, il nous provoque au désir ; si étant désiré, on estime de le pouvoir obtenir, on entre en espérance ; si on pense de ne le pouvoir obtenir, on sent le désespoir; mais quand on le possède comme présent, il nous donne la joie. Au contraire, sitôt que nous connaissons le mal, nous le haïssons; sil est absent, nous la fuyons; si nous pensons de ne pouvoir léviter, nous le craignons; si nous estimons de le pouvoir éviter, nous nous enhardissons et encourageons: mais si nous le sentons comme présent, nous nous attristons, et lors lire (1) et le courroux accourent soudain pour rejeter et repousser le mal, ou du moins sen venger: que si lon ne peut, on demeure en tristesse; mais si on la repoussé, ou que lon se
(1) Lire, la colère.
soit vengé, on ressent la satisfaction et assouvissement, qui est un plaisir de triomphe ; car, comme la possession du bien réjouit le coeur, la victoire contre le mal assouvit le courage. Et sur tout ce peuple des passions sensuelles, la volonté tient son empire, rejetant leurs suggestions, repoussant leurs attaques, empêchant leurs effets, et au fin moins (1), leur refusant fortement son consentement, sans lequel elles ne peuvent lendommager, et par le refus duquel elles demeurent vaincues, voire même à la longue, abattues, allangouries, efflanquées, réprimées, et si non du tout (2) mortes, au moins amorties, ou mortifiées. Et cest afin dexercer nos volontés en la vertu et vaillance spirituelle, que cette multitude de passions est laissée en nos âmes, Théotime : de sorte que les stoïciens, qui nièrent quelles se trouvassent en lhomme sage, eurent grand tort; mais dautant plus que ce quils niaient en paroles, ils le pratiquaient en effets, au récit de saint Augustin (3), qui raconte cette gracieuse histoire. Aulus Gellius sétant embarqué avec un fameux stoïcien, une grande tempête survint, de laquelle le stoïcien étant effrayé, il commença à pâlir, blêmir et trembler si sensiblement, que tous ceux du vaisseau sen aperçurent, et le remarquèrent curieusement, quoiquils eussent ès mêmes hasards avec lui. Cependant la mer enfin sapaise, le danger passe, et lassurance redonnant à un chacun la liberté de causer, voire même de railler, un certain voluptueux asiatique, se moquant du stoïcien
(1) Au fin moins, tout au moins. (2) Du tout, entièrement. (3) De civit., 1. IX, c. IV.
lui reprochait quil avait eu peur, et quil était devenu hâve et pâle au danger, et que lui au contraire était demeuré ferme et sans effroi. A quoi le stoïcien repartit par le récit de ce que Aristippus, philosophe socratique, avait répondu à un homme qui pour même sujet lavait piqué dun même reproche; car, lui dit-il, toi tu as eu raison de ne têtre point soucié pour lâme dun méchant brouillon; mais moi, jeusse eu tort de ne point craindre la perte de lâme dAristippus: et le bon de lhistoire est que Aulus Gellius, témoin oculaire, la récite; mais quant à la repartie quelle contient, le stoïcien qui la fit, favorisa plus sa promptitude que sa cause, puisquallégeant un compagnon de sa crainte, il laissa preuve par deux irréprochables témoins que les stoïciens étaient touchés de la crainte, et de la crainte qui répand ses effets ès yeux, au visage et en la contenance, et qui par conséquent est une passion. Grande folie de vouloir être sage dune sagesse impossible; lÉglise certes a condamné la folie de cette sagesse, que certains anachorètes présomptueux voulurent introduire jadis, contre lesquels toute lÉcriture, mais surtout le grand Apôtre, crie: Que nous avons une loi en nos corps, qui répugne à la loi de notre esprit (1). Entre nous autres chrétiens, dit le grand saint Augustin, selon les écritures saintes et la doctrine sainte : « Les citoyens de la sacrée cité de Dieu, vivant selon » Dieu, au pèlerinage de ce monde, craignent, désirent, se doutant (2) et se réjouissent (3). »
(1) Rom., VII, 23. (2) Se doulent, souffrent, se plaignent. (3) De civit., 1. XIV, c. IX.
Oui, même le roi, souverain de cette cité, a craint, désiré, sest doulu et réjoui jusques à pleurer, blêmir, trembler et suer le sang, bien quen lui ces mouvements nont pas été des passions pareilles aux nôtres, dont le grand saint Jérôme, et après lui lécole, ne les a pas osé nommer du nom de passions, pour la révérence de la personne en laquelle ils étaient, ains du nom respectueux de propassions, pour témoigner que les mouvements sensibles en Notre-Seigneur y tenaient lieu de passion, bien quils ne fussent pas passions, dautant quil ne pâtissait ou souffrait chose quelconque de la part dicelles, sinon ce que bon lui semblait, et comme il lui plaisait, les gouvernant et maniant à son gré, ce que nous ne faisons pas nous autres pécheurs, qui souffrons et pâtissons ces mouvements en désordre, contre notre gré, avec un grand préjudice du bon état et police de nos âmes.
CHAPITRE IVQue lamour domine sur toutes les affections et passions, et que même il gouverne la volonté, bien que la volonté ait aussi domination sur lui.
Lamour étant la première complaisance que nous avons au bien, ainsi que nous dirons tantôt, certes il précède le désir; et de fait, quest-ce que lon désire, sinon ce que lon aime? Il précède la délectation, car, comme pourrait-on se réjouir en la jouissance dune chose, si on ne laimait pas? il précède lespérance, car on nespère que le bien quon aime; il précède la haine, car nous ne haïssons le mal que pour lamour que nous avons envers le bien; ainsi le mal nest pas mal, sinon parce quil est contraire au bien, et cen est de même, Théotime, de toutes autres passions ou affections; car elles proviennent toutes de lamour, comme de leur source et racine. Cest pourquoi les autres passions et affections sont bonnes ou mauvaises, vicieuses ou vertueuses, selon que lamour duquel elles procèdent est bon ou mauvais: car il répand tellement ses qualités sur elles, quelles ne semblent être que le même amour. Saint Augustin, réduisant toutes les passions et affections à quatre, comme ont fait Boèce, Cicéron, Virgile et la plupart de lantiquité: « Lamour, dit-il, tendant à posséder ce quil aime, sappelle convoitise ou désir; layant et possédant, il sappelle joie ; fuyant ce qui lui est contraire, il sappelle crainte; que si cela lui arrive et quil le sente, il sappelle tristesse ; et partant ces passions sont mauvaises, si lamour est mauvais; bonnes, sil est bon (1).»Les citoyens de la cité de Dieu craignent, désirent, se doulent se réjouissent et, parce que leur amour est droit, toutes ces affections sont aussi droites. La doctrine chrétienne assujettit lesprit à Dieu, afin quil le guide et secoure, et assujettit à lesprit toutes ces passions, afin quil les bride et modère, en sorte quelles soient converties au service de la justice et verte. « La droite volonté est lamour bon, la volonté mauvaise est lamour mauvais; » cest-à-dire en un mot, Théotime, que lamour domine
(1) De civit., 1. XIV, c. VII et IX
tellement en la volonté, quil la rend toute telle quil est. La femme, pour lordinaire, change sa condition en celle de son mari, et devient noble sil est noble, reine sil est roi, duchesse sil est duc. La volonté change aussi de qualité selon lamour quelle épouse: sil est charnel, elle est chamelle; spirituelle, sil est spirituel; et toutes les affectiens de désir, de joie, despérance, de crainte, de tristesse, comme enfants nés du mariage de lamoue avec la volenté, reçoivent aussi par conséquent leur qualité de lamour. Bref, Théotime, la volonté nest émue que par ses affections, entre lesquelles lamour, comme le premier mobile et la première affection, donne le branle à tout le reste, et fait tous les autres mouvements de lâme. Mais, pour tout cela, il ne sensuit pas que la volonté ne soit encore régente sur lamour, dautant que la volonté naime quen voulant aimer, et de plusieurs amours qui se présentent à elle, elle peut sattacher à celui que bon lui semble, autrement il ny aurait point damour ni prohibé, ni commandé. Elle est donc Maîtresse sur les amours, comme une demoiselle sur ceux qui la recherchent, parmi lesquels elle peut élire celui quelle veut. Mais tout ainsi quaprès le mariage elle perd sa liberté, et de maîtresse devient sujette à la puissance du mari, demeurant prise par celui quelle a pris; de même la volonté qui choisit lamour à son gré, après quelle en a embrassé quelquun, elle demeure asservie sous lui; et comme la femme demeure sujette au mari quelle a choisi, tandis quil vit, et que sil meurt elle reprend sa précédente liberté, pour se remarier à un autre, ainsi pendant quun amour vit en la volonté, il y règne, et elle demeure soumise à ses mouvements; que si cet amour vient à mourir, elle pourra par après en reprendre un autre. Mais il y a une liberté en la volonté, qui ne se trouve pas en la femme mariée, et cest que la volonté peut renier son amour quand elle veut, appliquant lentendement aux motifs qui len peuvent dégoûter, et prenant résolution de changer dobjet; car ainsi pour faire vivre et régner lamour de Dieu en nous, nous amortissons lamour-propre ; si nous ne pouvons lanéantir du tout, au moins nous laffaiblissons ; en sorte que, sil vit en nous, il ny règne plus; comme au contraire, nous pouvons, en quittant lamour sacré, adhérer à celui des créatures, qui est linfâme adultère que le céleste époux reproche si souvent aux pécheurs.
CHAPITRE VDes affections de la volonté.
Il ny a pas moins de mouvements en lappétit intellectuel ou raisonnable quon appelle volonté, quil y en a en lappétit sensible ou sensuel, mais ceux-là sont ordinairement appelés affections, et ceux-ci passions. Les philosophes et païens ont aimé aucunement (1) Dieu, leurs républiques, la vertu et les sciences; ils ont haï le vice, espéré les honneurs, désespéré déviter la mort ou la calomnie, désiré de savoir, voire même dêtre bien heureux après leur mort; se sont enhardis pour
(1) Aucunement, quelquefois.
surmonter les difficultés quil y avait au pourchas (1) de la vertu, ont craint le blâme, ont fui plusieurs fautes, ont vengé linjure publique, se sont indignés contre les tyrans, sans aucun propre intérêt. Or, tous ces mouvements étaient en la partie raisonnable, puisque le sens, ni par conséquent lappétit sensuel, ne sont pas capables dêtre appliqués à ces objets, et partant ces mouvements étaient des affections de lappétit intellectuel ou raisonnable, et non pas des passions de lappétit sensuel. Combien de fols avons-nous des passions en lappétit sensuel ou convoitise, contraires aux affections que nous sentons en même temps dans lappétit raisonnable ou dans la volonté! Le jeune homme dont parle saint Jérôme, se coupant la langue à belles dents, et la crachant sur le nez de cette maudite femme qui lenflammait à la volupté, ne témoignait-il pas davoir en la volonté une extrême affection de déplaisir, contraire à la passion du plaisir que par force on lui faisait sentir en la convoitise et appétit sensuel? Combien de fois tremblons-nous de crainte entre les hasards auxquels notre volonté nous porte et nous fait demeurer ! combien de fois haïssons-nous les voluptés esquelles notre appétit sensuel se plaît, aimant les biens spirituels esquels il se déplaît! En cela consiste la guerre que nous sentons tous les jours entre lesprit et la chair, entre notre homme extérieur qui dépend des sens, et lhomme intérieur qui dépend de la raison, entre le vieil Adam qui suit les appétits de son Eve, ou de la
(1) Pourchas, recherche obstinée.
convoitise, elle nouvel Adam qui seconde la sagesse céleste et la sainte raison. Les stoïciens, ainsi que saint Augustin le rapporte (1), niant que lhomme sage puisse avoir des passions, confessaient néanmoins, ce semble, quil avait des affections, lesquelles ils appelaient eupathies et bonnes passions, ou bien, comme Cicéron, constances; car ils disaient que le sage ne convoitait pas, mais voulait; quil navait point de liesse, mais de joie; quil navait point de crainte, mais de prévoyance et précaution; en sorte quil nétait ému, sinon pour la raison et selon la raison. Pour cela, ils niaient surtout que lhomme sage pût avoir aucune tristesse, dautant quelle ne regarde que le mal survenu, et que rien nadvient en mal à lhomme sage, puisque nul nest jamais offensé que par soi-même, selon leur maxime. Et certes, Théotime, ils neurent pas tort de vouloir quil y eût des eupathies et bonnes affections en la partie raisonnable de lhomme ; mais ils eurent tort de dire quil ny avait point sle passions en la partie sensitive, et que la tristesse ne touchait point le coeur de lhomme sage; car laissant à part que eux-mêmes en étaient troublés, comme il a été dit, se pourrait-il bien faire que la sagesse nous privât de lu miséricorde, qui est une vertueuse tristesse, laquelle arrive en nos coeurs pour nous porter au désir de délivrer le prochain du mal quil endure? Aussi le plus homme de bien de tout le paganisme, Épictète, ne suivit pas cette erreur, que les passions ne sélevassent point en lhomme
(1) De civit., 1. XIV, C. VIII.
sage, ainsi que saint .Augustin atteste, lequel même montre encore que la dissension des stoïciens avec les autres philosophes, en ce sujet, na pas été quune pure dispute des paroles, et débat de tangage. Or, ces affections que nous sentons en notre partie raisonnable, sont plus ou moins nobles et spirituelles, selon quelles ont leurs objets plus ou moins relevés, et quelles se trouvent en un degré plus éminent die lesprit; car il y a des affections en nous qui procèdent du discours que nous faisons selon lexpérience des sens; il y en a dautres formées sur le discours tiré des sciences humaines; il y en a encore dautres qui proviennent des discours faits selon la foi, et enfin il y en a qui ont leur origine du simple sentiment et acquiescement que lâme fait à la vérité et volonté de Dieu. Les premières sont nommées affections naturelles, car qui est celui qui ne désire naturellement davoir la santé, les provisions requises au vêtir et à la nourriture, les douces et agréables conversations? Les secondes affections sont nommées raisonnables, dautant quelles sont toutes appuyées sur la connaissance spirituelle de la raison, par laquelle notre volonté est excitée à rechercher la tranquillité du coeur, les vertus morales, le vrai honneur, la contemplation philosophique des choses éternelles. Les affections du troisième rang se nominent chrétiennes, parce quelles prennent leur naissance des discours tirés de la doctrine de Notre-Seigneur, qui nous fait chérir la pauvreté volontaire, la chasteté parfaite, la gloire du paradis. Mais les affections du suprême degré sont nommées divines et surnaturelles, parce que Dieu lui-même les répand en nos esprits, et quelles regardent et tendent en Dieu, sans lentremise daucun discours, ni daucune lumière naturelle, selon quil est aisé de concevoir parce que nous dirons ci-après des acquiescements et sentiments qui se pratiquent au sanctuaire de lâme. Et ces affections surnaturelles sont principalement trois lamour de lesprit envers les beautés des mystères de la foi, lamour envers lutilité des biens qui nous sont promis en lautre vie, et lamour envers la souveraine bonté de la très sainte et éternelle divinité.
CHAPITRE VIComme lamour de Dieu domine sur les autres amours.
La volonté gouverne toutes les autres facultés de lesprit humain; mais elle est gouvernée par son amour, qui la rend telle quil est. Or, entre tous les amours, celui de Dieu tient le sceptre, et a tellement lautorité de commander inséparablement unie, et propre à sa nature, que sil nest le maître incontinent il cesse dêtre et périt. Ismaël ne fut point héritier avec Isaac, son frère plus jeune; Ésaü fut destiné au service de son frère puîné ; Joseph fut adoré, non seulement par ses frères, mais aussi par son père, et voire même par sa mère en la personne de Benjamin, ainsi quil lavait prévu ès songes de sa jeunesse. Ce nest certes pas sans mystères que les derniers entre ces frères emportent ainsi les avantages sur leurs aînés. Lamour divin est voirement (1) le
(1) Voirement, véritablement, même.
puîné entre toutes les affections du coeur humain; car, comme dit lApôtre, ce qui est animal est premier, et le spirituel après (1) ; mais ce puîné hérite toute lautorité; et lamour-propre, comme un autre Ésaü, est destiné à son service ; et non seulement tous les autres mouvements de lâme, comme ses frères, ladorent et lui sont soumis, mais aussi lentendement et la volonté, qui lui tiennent lieu de père et de mère. Tout est sujet à. ce céleste amour, qui veut toujours être ou roi ou rien, ne pouvant vivre quil ne domine ou règne, ni régner, si ce nest souverainement. Isaac, Jacob et Joseph furent des enfants surnaturels; car leurs mères, Sara, Rebecca et Rachel étant stériles par nature, les conçurent par la grâce de la bonté céleste; cest pourquoi ils furent établis maîtres de leurs frères. Ainsi lamour sacré est un enfant miraculeux, puisque la volonté humaine ne le peut concevoir, si le Saint-Esprit ne le répand dans nos coeurs ; et comme surnaturel, il doit présider et régner sur toutes les affections, voire même sur lentendement et la volonté. Et bien quil y ait dautres mouvements surnaturels en lâme, la crainte, la piété, la force, lespérance, ainsi quÉsaü et Benjamin furent enfants surnaturels de Rachel et Rebecca ; si est-ce que le divin amour est le Maître, lhéritier et le supérieur, comme étant fils de la promesse, puisque cest en sa faveur que le ciel est promis à lhomme. Le salut est montré à. la foi, il est préparé à lespérance; mais il nest donné quà la charité. La foi montre le chemin de la terre promise
(1) I Cor., XV, 46.
comme une colonne de nuée et de feu, cest-à-dire claire et obscure; lespérance nous nourrit de sa manne de suavité; mais la charité nous y introduit comme larche de lalliance, qui nous fait le passage au Jourdain, cest-à-dire au jugement, et qui demeurera au milieu du peuple, en la terre céleste promise aux vrais Israélites ; en laquelle, ni la colonne de la foi ne sert plus de guide, ni on ne se repaît plus de la manne despérance. Le saint amour fait son séjour sur la plus haute et relevée région de lesprit, où il fait ses sacrifices et holocaustes à la divinité, ainsi quAbraham fit le sien et que Notre-Seigneur simmola sur le coupeau (1) du mont Calvaire, afin que dun lieu si relevé, il soit ouï et obéi par son peuple, cest-à-dire par toutes les facultés et affections de lâme quil gouverne avec une douceur nonpareille car lamour na point de forçats ni desclaves, ains réduit toutes choses à son obéissance avec une force si délicieuse, que comme rien nest si fort que lamour, aussi rien nest si aimable que sa force. Les vertus sont en lâme pour modérer ses mouvements, et la charité, comme première de toutes les vertus, les régit et les tempère toutes, non seulement parce que le premier en chaque espèce des choses sert de règle et mesure à tout le reste, mais aussi parce que Dieu ayant créé lhomme à son image et semblance, veut que comme en lui tout y soit ordonné par lamour et pour lamour.
(1) Coupeau, partie de montagne, sommet.
CHAPITRE VIIDescription de lamour en général.
La volonté a une si grande convenance avec le bien, que tout aussitôt quelle laperçoit, elle se retourne de son côté, pour se complaire en icelui, comme en son objet très agréable, auquel elle est si étroitement alliée, que même lon ne peut déclarer sa nature que par le rapport quelle a avec icelui; non plus quon ne saurait montrer la nature du bien que par lalliance quil a avec la volonté. Car je vous prie, Théotime, quest-ce que le bien, sinon ce que chacun veut? et quest-ce que la volonté, sinon la faculté qui porte et fait tendre au bien, ou à ce quelle estime tel? La volonté donc apercevant et sentant le bien, par lentremise de lentendement qui le lui représente, ressent à même tempe une soudaine délectation et complaisance en ce rencontre (1), qui lémeut et incline doucement, sans puissamment vers cet objet aimable, afin de sunir à lui, et pour parvenir à cette union, elle lui fait chercher tous les moyens plus propres. La volonté donc a une convenance très étroite avec le bien; cette convenance produit la complaisance que la. volonté ressent à sentir et apercevoir le bien ; cette complaisance émeut et pousse la volonté au bien; ce mouvement tend à lunion, et enfin, la volonté émue et tendante à
(1) Ce rencontre; cette rencontre, ce rapprochement.
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lunion, cherche tous les moyens requis pour y parvenir. Certes, à parler généralement, lamour comprend tout cela ensemblement, comme un bel arbre, duquel la racine est la convenance de la volonté au bien; le pied en est la complaisance; sa tige cest le mouvement; les recherches poursuites et autres efforts, en sont les branches, mais lunion et jouissance est le fruit. Ainsi, lamour semble être composé de ces cinq principales parties sous lesquelles une quantité dautres petites pièces sont contenues, comme nous verrons à la suite de loeuvre. Considérons de grâce la pratique dun amour insensible entre laimant et le fer ; car cest la vraie image de lamour sensible et volontaire, duquel nous parlons. Le fer a donc une telle convenance avec laimant, quaussitôt quil en aperçoit la vertu, il se retourne devers lui; puis il commence soudain à se remuer et démener par des petits tressaillements, témoignant en cela la complaisance quil ressent, ensuite de la quelle il savance et se porte vers laimant, cherchant tous les moyens quil peut pour sunir avec icelui. Ne voilà pas toutes les parties dun vif amour bien représentées en ces choses inanimées? Mais enfin pourtant, Théotime, la complaisance, et le mouvement ou écoulement de la volonté en la chose aimable, est, à proprement parler, lamour, en sorte néanmoins que la complaisance ne soit que le commencement de lamour; et le mouvement ou écoulement du coeur qui sen ensuit,. soit le vrai amour essentiel; si que lun et lautre peut être voirement nommé amour, mais diversement; car comme laube du jour peut être appelée jour, aussi cette première complaisance du coeur en la chose aimée peut être nommée amour; parce que cest le premier ressentiment de lamour. Mais comme le vrai coeur du jour se prend dès la fin de laube jusques au soleil couché, aussi la vraie essence de lamour consiste au mouvement et écoulement du coeur qui suit immédiatement la complaisance, et se termine à lunion. Bref, la complaisance est le premier ébranlement ou la première émotion que le bien fait en la volonté, et cette émotion est suivie du mouvement et écoulement par lequel la volonté savance et sapproche de la chose aimée, qui est le vrai et le propre amour. Disons ainsi, le bien empoigne, saisit et lie le coeur par la complaisance; mais par lamour, il le tire, conduit et amène à soi; par la complaisance, il le fait sortir; mais par lamour, il lui fait faire le chemin et le voyage la complaisance, cest le réveil du coeur, mais lamour en est laction ; la complaisance le fait lever, mais lamour le fait marcher; le coeur étend ses ailes par la complaisance, mais lamour est son vol. Lamour donc, à parler distinctement et précisément, nest autre chose que le mouvement, écoulement et avancement du coeur envers le bien. Plusieurs grands personnages ont cru que lamour nétait autre chose que la même complaisance; en quoi ils ont eu beaucoup dapparence de raison; car non seulement le mouvement damour prend son origine de la complaisance que le coeur ressent à la première rencontre du bien et aboutit à une seconde complaisance, qui revient au coeur par lunion à la chose aimée; mais outre cela, il tient sa conservation de la complaisance, et ne peut vivre que par elle, qui est sa mère et sa nourriture; si que soudain que la complaisance cesse, lamour cesse et comme labeille, naissant dedans le miel, se nourrit du miel, et ne vole que pour le miel ; ainsi lamour naît de la complaisance, se maintient par la complaisance et tend à la complaisance. Le poids des choses les ébranle, les meut et les arrête ; cest le poids de la pierre qui lui donne lémotion, et le branle à la descente, soudain que les empêchements lui sont ôtés ; cest le même poids qui lui fait continuer son mouvement en bas, et cest enfin le même poids encore qui la fait arrêter et saccoiser, quand elle est arrivée en son lieu. Ainsi est-ce de la complaisance qui ébranle la volonté. Cest elle qui la meut, et cest elle qui la fait reposer en la chose aimée, quand elle sest unie à icelle. Ce mouvement damour était donc ainsi dépendant de la complaisance en sa naissance, conservation et perfection, et se trouvant toujours inséparablement conjoint avec icelle, ce nest pas merveille si ces grands esprits ont estimé que lamour et la complaisance fussent une même chose; bien queu vérité lamour étant une vraie passion de lâme, il ne peut être la simple complaisance, mais faut quil soit le mouvement qui procède dicelle. Or, ce mouvement causé par la complaisance dure jusquà lunion ou jouissance. Cest pourquoi, quand il tend à un bien présent, il ne fait autre chose que de pousser le coeur, le serrer, joindre et appliquer à la chose aimée, de laquelle par ce moyen il jouit; et lors ou lappelle amour de complaisance, parce que soudain quil est né de la première complaisance, il se termine à lautre seconde quil reçoit en lunion de son objet présent. Mais quand le bien, devers lequel le coeur sest retourné, incliné et ému, se trouve éloigné, absent ou futur, ou que lunion ne se peut pas encore faire si parfaitement quon prétend, alors le mouvement damour, par lequel le coeur tend, savance et aspire à cet objet absent, sappelle proprement désir; car le désir nest autre chose que lappétit, convoitise, ou cupidité des choses que nous navons pas, et que- néanmoins nous prétendons davoir. Il y a encore certains mouvements damour, par lesquels nous désirons les choses que nous nattendons ni prétendons nullement; comme quand nous disons : Que ne suis-je maintenant en paradis ! Je voudrais être roi ! Plût à Dieu que je fusse plus jeune ! A la mienne volonté que je neusse jamais péché! et semblables choses. Or, ce sont des désirs, mais désirs imparfaits, lesquels, ce me semble, à proprement parler, sappellent souhaits: et de fait de telles affections ne sexpriment pas comme les désirs; car quand nous exprimons nos vrais désirs, nous disons : Je désire; mais quand nous exprimons nos désirs imparfaits, nous disons : Je désirerais, ou, je voudrais. Nous pouvons bien dire : Je désirerais dêtre jeune ; mais nous ne disons pas: Je désire dêtre jeune, puisque cela nest pas possible; et ce mouvement sappelle souhait, ou, comme disent les scolastiques, velléité, qui nest autre chose quun commencement de vouloir, lequel na point de suite, dautant que la volonté voyant qelle ne peut atteindre à cet objet, à cause de limpossibilité, ou de lextrême difficulté, elle arrête son mouvement, et le termine en cette simple affection de souhait. Comme si elle disait : Ce bien que je vois, et auquel je ne puis prétendre, mest à la vérité fort agréable, et bien que je ne le puisse vouloir ni espérer, si est-ce que (1) si je le pouvais vouloir ou désirer, je le désirerais et voudrais volontiers. Bref, ces souhaits ou velléités ne sont autre chose quun petit amour, qui se peut appeler amour de simple approbation, parce que, sans aucune prétention, lâme agrée le bien quelle connaît, et rie le pouvant désirer en effet, elle proteste quelle le désirerait volontiers, et que vraiment il est désirable. Ce nest pas encore tout, Théotime, car il y a des désirs et des souhaits qui sont encore plus imparfaits que ceux que nous venons de dire, dautant que leur mouvement nest pas arrêté par limpossibilité, ou extrême difficulté, mais par la seule incompatibilité quils ont avec -des autres désirs ou vouloirs plus puissants, comme quand un malade désire de manger des potirons ou melons, et quoiquil en ait à son commandement, il ne veut néanmoins pas en manger, parce quil craint dempirer son mal; car qui ne voit deux désirs en cet homme, lun de manger des potirons et lautre de guérir? mais parce que celui de guérir est plus grand, il étouffe et suffoque lautre, lempêchant de produire aucun effet. Jephté souhaitait de conserver sa fille, mais parce que cela
(1) Si est-ce que, toujours est-il que.
était incompatible avec le désir dobserver son voeu, il voulut ce quil ne souhaitait pas, qui était de sacrifier sa fille, et souhaita ce quil ne voulut pas, qui était de conserver sa fille. Pilate et Hérode souhaitaient de délivrer, lun le Sauveur, lautre le Précurseur ; mais parce que ces souhaits étaient incompatibles, lun avec le désir de complaire aux Juifs et à César, lautre à Hérodias et à sa fille, ce furent des souhaits vains et inutiles. Or, à mesure que les choses incompatibles avec ce qui est souhaité, sont moins aimables, les souhaits sont plus imparfaits, puisquils sont arrêtés, et comme étouffés par de si faibles contraires. Ainsi le souhait quHérode eut de ne point faire mourir saint Jean, fut plus imparfait que celui que Pilate avait de délivrer Notre-Seigneur ; car celui-ci craignait la calomnie et lindignation du peuple et de César, et celui-là, de contrister une seule femme. Et ces souhaits, qui sont arrêtés, non point par impossibilité, mais par lincompatibilité quils ont avec des plus puissants désirs, sappellent voirement souhaits et désirs, mais souhaits vains, suffoqués et inutiles. Selon les souhaits des choses impossibles, nous disons: Je souhaite, mais je ne puis; et selon les souhaits des choses possibles, nous disons : Je souhaite, mais je ne veux pas,
CHAPITRE VIIIQuelle est la convenance qui excite lamour.
Nous disons que loeil voit, loreille entend, la langue parle, lentendement discourt, la mémoire se ressouvient, et la volonté aime; mais nous savons bien toutefois que cest lhomme, à proprement parler, qui, par diverses facultés et différents organes, fait toute cette variété dopération. Cest donc aussi lhomme qui, par la faculté affective que nous appelons volonté, tend et se complait au bien, et qui a cette grande convenance avec icelui, laquelle est la source et origine de lamour. Or, ceux-là nont pas bien rencontré, qui ont cru que la ressemblance était la seule convenance qui produisit lamour. Car, qui ne sait que les vieillards les plus sensés aiment tendrement et chèrement les petits enfants, et sont réciproquement aimés deux? que les savants aiment les ignorants, pourvu quils soient dociles; et les malades, leurs médecins? Que si nous pouvons tirer quelque argument de limage damour, qui se voit ès choses insensibles, quelle ressemblance peut faire tendre le fer à laimant? Un aimant na-t-il pas plus de ressemblance avec un autre aimant, ou avec une autre pierre, quavec le fer, qui est dun genre tout différent? Et bien, que quelques-uns, pour réduire toutes les convenances à la ressemblance, assurent que le fer tire le fer, et laimant tire laimant; si est-ce quils ne sauraient rendre raison pourquoi laimant tire plus puissamment le fer, que le fer ne tire le fer même. Mais, je vous prie, quelle similitude y a-t-il entre la chaux et leau, ou bien entre leau et léponge? et néanmoins la chaux et léponge prennent leau avec une avidité nonpareille, et témoignent envers elle un amour insensible, extraordinaire. Or, il en est de même de lamour humain ; car il se prend quelquefois plus fortement entre des personnes de contraires qualités, quentre celles qui sont fort semblables. La convenance donc, qui cause lamour, ne consiste pas toujours en la ressemblance, mais en la proportion, rapport, ou correspondance de lamant à la chose aimée. Car ainsi, ce nest pas la ressemblance qui rend aimable le médecin au malade, aine la correspondance de la nécessité de lun avec la suffisance de lautre, dautant que lun a besoin du secours que lautre peut donner; comme aussi le médecin aime le malade, et le savant sou apprenti, parce quils peuvent exercer leurs facultés sur eux. Les vieillards aiment les enfants, non point par sympathie, mais dautant que lextrême simplicité, faiblesse et tendreté des uns rehausse et fait mieux paraître la prudence et assurance des autres, et cette dissemblance est agréable : au contraire, les petits enfants aiment les vieillards parce quils les voient amusés et embesoignés deux, et que, par un sentiment secret, ils connaissent quils ont besoin de leur conduite (1). Les accords de musique se font en la discordance, par laquelle les voix dissemblables se correspondent, pour toutes ensemble faire un seul rencontre de proportion: comme la dissemblance des pierres précieuses et des fleurs fait lagréable composition de lémail et de la diapreure. Ainsi lamour ne se fait pas toujours par la ressemblance et la sympathie, ains par la correspondance et proportion qui consiste en ce que, par lunion dune chose à une autre, elles puissent recevoir naturellement de la perfection, et devenir meilleures. La tête certes
(1) De leur conduite, dêtre conduits par eux.
ne ressemble pas au corps, ni la main au bras, mais néanmoins ces choses ont une si grande correspondance et joignent si proprement lune à lautre, que, par leur mutuelle conjonction, elles sentre-perfectionnent excellemment. Cest pourquoi si ces parties-là avaient chacune une âme distincte, elles sentraimeraient parfaitement, non point par ressemblance, car elles non point ensemble, mais pour la correspondance quelles ont à leur mutuelle perfection. En cette sorte les mélancoliques et les joyeux, les aigres et les doux sentraiment quelquefois réciproquement pour les mutuelles impressions quils reçoivent les uns des autres, au moyen desquelles leurs humeurs sont mutuellement modérées. Mais quand cette mutuelle correspondance est conjointe avec la ressemblance, lamour sans doute sengendre bien plus puissamment; car la similitude étant la vraie image de lunité, quand deux choses semblables sunissent par correspondance à même fin, il semble que ce soit plutôt unité quunion. La convenance donc de lamant à la chose aimée est la première source de lamour, et cette convenance consiste à la correspondance, qui nest autre chose que le mutuel rapport, qui rend les choses propres à sunir, pour sentre-communiquer quelque perfection. Mais ceci sentendra de mieux en mieux par le progrès du discours.
CHAPITRE IXQue lamour tend à lunion.
Le grand Salomon décrit dun air délicieusement admirable les amours du Sauveur et de lâme dévote, en ce divin ouvrage que, pour son excellente suavité, on appelle le Cantique des Cantiques. Et pour nous élever plus doucement à la considération de cet amour spirituel qui sexerce entre Dieu et nous, par la correspondance des mouvements de nos coeurs avec les inspirations de sa divine majesté, il emploie une perpétuelle représentation des amours dun chaste berger et dune pudique bergère. Or, faisant parler lépouse la première, comme par manière dune certaine surprise damour, il lui fait faire dabord cet élancement : Quil me baise dun baiser de sa bouche (1) ! Voyez-vous, Théotime, comme lâme, en la personne de cette bergère, ne prétend, par le premier souhait quelle exprime, quune chaste union avec son époux, comme protestant que cest lunique fin à laquelle elle aspire et pour laquelle elle respire ; car, je vous prie, que veut dire autre chose ce premier soupir : Quil me baise dun baiser de sa bouche ? Le baiser, de tout temps, comme par instinct naturel, a été employé pour représenter lamour parfait, cest-à-dire lunion des coeurs, et non sans cause. Nous faisons sortir et paraître nos passions et les mouvements que nos âmes ont communs avec les animaux en nos yeux, ès sourcils, au front
(1) Cant. cant., I. 1.
et en tout le reste du visage. On connaît lhomme au visage (1), dit lEcriture ; et Aristote rendant raison de ce quà lordinaire on ne peint sinon la face des grands hommes: Cest dautant (2), dit-il, que le visage montre qui nous sommes. Mais pourtant nous ne répandons nos discours ci les pensées qui procèdent de la portion spirituelle de nos âmes, que nous appelons raison, et par laquelle nous sommes différents davec les animaux, sinon par nos paroles, et par conséquent parle moyen de la bouche. Si que verser son âme et répandre son coeur nest autre chose que parler, versez devant Dieu vos coeurs (3), dit le Psalmiste, cest-à-dire exprimez et prononcez les affections de votre coeur par paroles. Et la dévote mère de Samuel, prononçant ses prières quoique si bellement quà peine voyait-on le mouvement de ses lèvres : Jai répandu, dit-elle, mon âme devant Dieu. En cette sorte on applique une bouche à lautre quand on se baise, pour témoigner quon voudrait verser les âmes lune dedans lautre réciproquement, pour les unir dune union parfaite ; et pour ce quen tout temps et entre les plus saints hommes du monde, le baiser a été le signe de lamour et dilection, aussi fut-il employé universellement entre tous les premiers chrétiens, comme le grand saint Paul témoigne quand il dit aux Romains et aux Corinthiens : Saluez-vous mutuellement les uns les autres par le saint baiser; et comme plusieurs témoignent, Judas en la prise de Notre-Seigneur employa le baiser, pour le faire
1) Eccl., XIX, 26. 2) Cest dautant que, cest suffisant, parce que. 3) Ps., LXI, 9.
connaître, parce que ce divin Sauveur baisait ordinairement ses disciples quand il les rencontrait; et non seulement ses disciples, mais aussi les petits enfants, quil prenait amoureusement en ses bras, comme il fit celui par la comparaison duquel il invita si solennellement ses disciples à la charité du prochain, que plusieurs estiment avoir été saint Martial, comme lévêque Jansénius (1) le rapporte.
Ainsi donc le baiser étant la vive marque de lunion des coeurs, lépouse, qui ne prétend, en toutes ses poursuites, que dêtre unie avec son bien-aimé: Quil me baise, dit-elle, dun baiser de sa bouche; comme si elle sécriait: Tant de soupirs et de traits enflammés, que son amour jette incessamment, nimpétreront-ils jamais ce que mon âme désire? Je cours; hé! natteindrai-je jamais au prix pour lequel je mélance, qui est dêtre unie coeur à coeur, esprit à esprit, avec mon Dieu, mon époux .et ma vie? Quand sera-ce que je répandrai mon âme dans son coeur, et quil versera son coeur dedans mon âme, et quainsi heureusement unie, nous vivrons inséparables? Quand lesprit divin veut exprimer un amour parfait, il emploie presque toujours les paroles dunion et de conjonction. En la multitude des croyants, dit saint Luc, il ny avait quun coeur et quune âme (2). Notre-Seigneur pria son Père pour tous les fidèles, afin quils fussent tous une même chose (3). Saint Paul nous avertit que nous soyons soigneux de conserver lunité desprit par lunion
(1) Jansénius, évêque de Gand, dans son commentaire sur lEvangile de saint Marc. (2) Act., IV, 32.
(3) Joan., VII, 2.
de la paix. Ces unités de coeur, dâme et desprit, signifient la perfection de lamour, qui joint plusieurs âmes en une; ainsi est-il dit que lâme de Jonathas était collée à lâme de David comme son âme propre. Le grand apôtre de France (1), tant selon son sentiment, que rapportant celui de son Hiérotée, écrit: Je pense cent fois en un seul chapitre des Noms divins, que lamour est unifique, unissant, ramassant, resserrant, recueillant et rapportant les choses à lunité. Saint Grégoire de Nazianze et saint Augustin disent que leurs amis avec eux navaient quune âme; et Aristote, approuvant déjà de son temps cette façon de parler: Quand, dit-il, nous voulons exprimer combien nous aimons nos amis, nous disons: Lâme de celui-ci et mon âme nest quune ; la haine nous sépare, et lamour nous assemble. La fin donc de lamour nest autre chose que lunion de lamant à la chose aimée.
CHAPITRE X.Que lunion à laquelle lâme prétend est spirituelle.
Il faut pourtant prendre garde quil y a des unions naturelles, comme celles de ressemblance, consanguinité, et de la cause avec son effet; et dautres, lesquelles, nétant pas naturelles, peuvent être dites volontaires; car bien quelles soient selon la. nature, elles ne se font néanmoins que par notre volonté,. comme celle qui prend son origine des bienfaits qui unissant indubitablement
(1) Saint Denys 1Aréopagite.
celui qui les reçoit à celui qui les fait, celle de la conversation et compagnie, et autres semblables. Or, quand lunion est naturelle, elle produit lamour, et lamour quelle produit nous porte à une nouvelle union naturelle, qui perfectionne la naturelle; ainsi le père et le fils, la mère et la fille, ou deux frères, étant naturellement unis par la communication dun même sang, sont excités par cette union à lamour, et par lamour sont portés à une union de volonté et desprit, qui peut être dite volontaire, dautant quencore que son fondement soit naturel, son affection néanmoins est délibérée ; et en ces amours produits par lunion naturelle, il ne faut point chercher dautre correspondance que celle de lunion même, par laquelle la naturé, prévenant la volonté, loblige dapprouver, aimer et perfectionner lunion quelle a déjà faite. Mais quant aux unions volontaires, elles sont postérieures à lamour, eu effet, et causes néanmoins dicelui, comme sa fin et prétention unique; en sorte que, comme lamour tend à lunion, ainsi lunion étend bien souvent et agrandit lamour; car lamour fait chercher la conversation, et la conversation nourrit souvent et accroît lamour; lamour fait désirer lunion nuptiale, et cette union réciproquement conserve et dilate lamour, si que il est vrai en tous sens que lamour tend à lunion. Mais à quelle sorte dunion tend-il? Navez-vous pas remarqué, Théotime, que lépouse sacrée exprime son souhait dêtre unie avec son époux par le baiser, et que le baiser représente lunion spirituelle qui se fait par la réciproque communication des âmes? Certes, cest lhomme qui aime, mais il aime par la volonté, et partant la fin de son amour est de la nature de sa volonté; mais sa volonté est spirituelle; cest pourquoi lunion que son amour prétend est aussi spirituelle, dautant plus que le coeur, siège et source de lamour, non seulement ne serait pas perfectionné par lunion quil aurait aux choses corporelles, mais e-n serait avili. Ce nest pas, Théotime, quil ny ait quelque sorte de passions en lhomme, lesquelles, comme le gui vient sur les arbres par manière de sur-croissance et de superfluité, naissent aussi bien souvent parmi lamour et autour de lamour; mais néanmoins elles ne sont pas ai lamour, ni partie de lamour, ains sont des surcroissances et superfluités dicelui, lesquelles non seulement ne sont pas profitables pour maintenir ou perfectionner lamour, mais au contraire lendommagent grandement, laffaiblissent, et en fin finale, sj on ne les retranche, le ruinent tout à fait; de quoi voici la raison. A mesure que notre âme semploie à plus dopérations, ou de même sorte, ou de diverse sorte, elle les fait moins parfaitement et vigoureusement; parce quétant finie, sa vertu dagir lést aussi, si que fournissant son activité à diverses opérations, il est force (1) que chacune dicelle en ait moins; par ainsi (2) les hommes fort attentifs à plusieurs choses, le sont moins à chacune dicelles. On ne saurait exactement considérer les traits dun visage par la vue, et-à même temps exactement écouter
(1) Il est force, il faut forcément. (2) Par ainsi, de même.
lharmonie dune excellente musique, ni en un nième temps être attentif à la figure et à la couleur. Si nous sommes affectionnés à parler, nous ne saurions avoir attention à autre chose. Ce nest pas que je ne sache ce quon dit de César, et que je ne croie ce que tant de grands personnages ont assuré dOrigène, que leur attention pouvait à même temps sappliquer à plusieurs objets; mais pourtant chacun confesse quà mesure quils lappliquaient à plus dobjets , elle était moindre à chacun diceux. Il y a donc de la différence entre voir, ouïr ou savoir plus, et voir, ouïr ou savoir mieux; car qui voit moins, voit mieux, et qui voit plus, ne voit pas si bien. Il est rare que ceux qui savent beaucoup, sachent bien ce quils savent; parce que la vertu et force de lentendement épanchée en la connaissance de plusieurs choses est moins forte et vigoureuse que quand elle est ramassée à la considération dun seul objet. Quand donc lâme emploie sa vertu affective à diverses sortes dopérations amoureuses, il est force que son action, ainsi divisée, soit moins vigoureuse et parfaite. Nous avons trou sortes dactions amoureuses : les spirituelles, lei. raisonnables et les sensuelles. Quand lamour écoule sa force par toutes ces trois opérations, il est sans doute plus étendu, mais moins tendu, et quand il ne sécoule que par une sorte dopération, il est plus tendu, quoique moins étendu. Ne voyons-nous pas que le feu, symbole de lamour, forcé de sortir par la seule bouche du canon, fait un éclat prodigieux, quil ferait beaucoup moindre sil avait ouverture par deux ou par trois endroits? Puis donc que lamour est un acte de notre volonté, qui le veut avoir non seulement noble et généreux, mais fort, vigoureux et actif, il en faut retenir la vertu et la force dans les limites des opérations spirituelles; car qui voudrait lappliquer aux opérations de la partie sensible ou sensitive de notre âme, il affaiblirait dautant les opérations intellectuelles, èsquelles toutefois consiste lamour essentiel. Les philosophes anciens ont reconnu quil y avait deux sortes dextase, dont lune nous portait au-dessus de nous-mêmes, lautre nous ravalait au-dessous de nous-mêmes, comme sils eussent voulu dire que lhomme était dune nature moyenne entre les anges et les bêtes, participant de la nature angélique en sa partie intellectuelle, et de la nature bestiale en sa partie sensitive, et que néanmoins il pouvait, par lexercice de sa vie et par un continuel soin de soi-même, sôter et déloger de cette moyenne condition, dautant que, sappliquant et exerçant beaucoup aux actions intellectuelles, il se rendait plus semblable aux anges quil ne létait aux bêtes: que sil sappliquait beaucoup aux actions sensuelles, il descendait de sa moyenne condition, et sapprochait de celle des bêtes. Et parce que lextase nest autre chose que la sortie quon fait de soi-même, de quelque côté que lon sorte, on est vraiment en extase. Ceux donc qui, touchés des voluptés divines et intellectuelles, laissent ravir leur coeur aux sentiments dicelles, sont voirement (1) hors deux-mêmes, cest-à-dire au-dessus de la condition de leur nature; mais par une bienheureuse et
(1) Voirement, comme.
désirable sortie, par laquelle entrant en un état plus noble et relevé, ils sont autant anges par lopération de leur âme, comme ils sont hommes par la substance de leur nature, et doivent être dits ou anges humains, ou hommes angéliques. Au contraire, ceux qui, alléchés des plaisirs sensuels, appliquent leurs âmes à la jouissance diceux, ils descendent par leur moyenne condition à la plus basse des bêtes brutes, et méritent autant dêtre appelés brutaux par leurs opérations, comme ils sont hommes par leur nature; malheureux en ce quils ne sortent hors deux-mêmes que pour entrer en une condition infiniment indigne de leur état naturel. Or, à mesure que lextase est plus grande, ou au-dessus de nous, ou au-dessous de nous, plus elle empêche notre âme de retourner à soi-même, et de faire les opérations contraires à lextase en laquelle elle est; ainsi ces hommes angéliques, qui sont ravis en Dieu et aux choses célestes, perdent tout à fait, tandis que leur extase dure, lusage et lattention des sens, le mouvement et-toutes actions extérieures; parce que leur, âme, pour appliquer sa vertu et activité plus entièrement et attentivement à ce divin objet, la retire et ramasse de toutes ses autres facultés pour la contourner de ce côté-là, et de même les hommes brutaux, ravis en la volupté sensuelle, et particulièrement quand cest en celle du sens général, perdent tout à fait lusage et lattention de la raison et lentendement; parce que leur misérable âme, pour sentir plus entièrement lobjet brutal, se divertit des opérations spirituelles pour senfoncer et convertir du tout aux bestiales; imitant en cela mystiquement, les uns Élie ravi en haut sur le char enflammé entre les anges, et les autres Nabuchodonosor abruti et ravalé au rang des bêtes farouches. Maintenant je dis que quand lâme pratique lamour par les actions sensuelles, et qui la portent au-dessous de soi, il est impossible quelle naffaiblisse dautant plus lexercice de lamour supérieur ; de sorte que tant sen faut que lamour vrai et essentiel soit aidé et conservé par lunion à laquelle lamour sensuel tend, quau contraire il saffaiblit, se dissipe, et périt par icelle. Les boeufs de Job labouraient la terre; tandis que les ânes inutiles paissaient autour deux (1), mangeant les pâturages dus aux boeufs qui travaillaient. Tandis que la partie intellectuelle de notre âme travaille à lamour honnête et vertueux, sur quelque objet qui en est digne, il arrive souvent que les sens et facultés de la partie inférieure tendent à lunion qui leur est propre, et leur sert de pâture, bien que lunion ne soit due quau coeur et à lesprit, qui seul aussi peut produire le vrai et substantiel amour. Élisée, ayant guéri Naaman le Syrien, se contenta de lavoir obligé, refusant au reste son or, son argent, et les meubles quil lui avait offerts; mais Giezy, cet infidèle serviteur, courant après icelui, demanda et prit outre le gré de son Maître ce quil avait refusé. Lamour intellectuel et cordial, qui est certes, où doit être le maître en notre âme, refuse toutes sortes dunions sensuelles, et se contente en la simple bienveillance; mais les
(1) Job., I, 14.
puissances de la partie sensitive, qui sont ou doivent être les servantes de lesprit, demandent, cherchent et prennent ce qui a été refusé par la raison, et, sans prendre permission dicelle, savancent à vouloir faire leur union, abjectes et serviles, déshonorant, comme Giezy, la pureté de lintention de leur maître, qui est lesprit, et à mesure que lâme se convertit à telles unions grossières et sensibles, elle se divertit de lunion délicate, intellectuelle et cordiale. Vous voyez doue bien, Théotime, que ces unions qui regardent les complaisances et passions animales, non seulement ne servent de rien à la production et conservation de lamour, mais lui sont grandement nuisibles et laffaiblissent extrêmement; aussi quand Amnon, qui pâmait et périssait damour pour Thamar, eut passé jusques aux unions sensuelles et brutales, il fut tellement privé de lamour cordial, quone plus il ne la put voir et la poussa indignement dehors, violant aussi cruellement le droit de lamour, comme il avait violé impudemment celui du sang. Le basilic, le romarin, la marjolaine, lhysope, le clou de girofle, la cannelle, la noix muscade, les citrons et le musc mis ensemble, et demeurant en corps, rendent voirement une odeur bien agréable par le mélange de leur bonne senteur; mais non pas à beaucoup près de ce que fait leau qui en est distillée, en laquelle les suavités de tous ces ingrédients, séparées de leur corps, se mêlent beaucoup plus excellemment, sunissant en une très parfaite odeur, qui pénètre bien plus lodorat quelles ne le feraient pas, si avec elle et son eau le corps des ingrédients se trouvait conjoint et uni. Ainsi lamour se peut trouver ès unions des puissances sensuelles mêlées avec les unions des puissances intellectuelles, mais non jamais si excellemment comme il fait lorsque les seuls esprits et courages, séparés de toutes affections corporelles, joints ensemble, font lamour pur et spirituel; car lodeur des affections ainsi mêlées est non seulement plus suave et meilleure, mais plus vive, plus active et plus solide. Il est vrai que plusieurs ayant lesprit grossier, terrestre et vil, estiment la valeur de lamour comme celle des pièces dor, desquelles les plus grosses et pesantes sont les meilleures et plus recevables; car ainsi leur est-il avis que lamour brutal soit plus fort, parce quil est plus violent et turbulent; plus solide, parce quil est grossier et terrestre; plus grand, parce quil est plus sensible et farouche; mais au contraire, lamour est comme le feu, duquel plus la matière est délicate, aussi les flammes en sont plus claires et belles, et lesquelles on ne saurait mieux éteindre quen les déprimant et couvrant de terre ;. car de même plus le sujet de lamour est relevé et spirituel, plus ses affections sont vives, subsistantes et permanentes, et ne saurait-on mieux ruiner lamour, que de labaisser aux unions viles et terrestres. Il y a cette différence, comme dit saint Grégoire, entre les plaisirs spirituels et les corporels, que les corporels donnent du désir avant quon les ait, et de dégoût quand on les a; mais les spirituels au contraire donnent du dégoût avant quon les ait, et du plaisir quand on les a; si que lamour animal qui prétend par lunion quil fait à la chose aimée de combler et perfectionner sa complaisance, trouvant quau contraire il la détruit en la terminant, demeure grandement dégoûté de telle union, qui a fait dire au grand philosophe que presque tout animal, après la jouissance de son plus ardent et pressant plaisir corporel, demeurait triste, morne et étonné, comme un marchand, ayant pensé gagner beaucoup, se trouve trompé et engagé dans une rude perte; ou au contraire, lamour intellectuel trouvant en lunion quil fait à son objet plus de contentement quil navait espéré, y perfectionnant sa complaisance, il la continue en sunissant, et sunit toujours plus en la continuant.
CHAPITRE XIQuil y a deux portions en lâme, et comment.
Nous navons quune âme, Théotime, et laquelle est indivisible, mais en cette âme il y a divers degrés de perfection, car elle est vivante, sensible et raisonnable, et selon ces divers degrés elle a aussi diversité de propriétés et inclinations, par lesquelles elle est portée à la fuite ou à lunion des choses, car premièrement comme nous voyons que la vigne hait, par manière de dire, et fuit les choux, en sorte quils sentrenuisent lun à lautre, et quau contraire elle se plaît avec lolivier; ainsi voyons-nous que naturellement il y a contrariété entre lhomme et le serpent, en sorte que la seule salive de lhomme qui est à jeûn fait mourir le serpent (1), et quau contraire lhomme et la
(1) Ces termes de comparaison sont empruntés à des opinions populaires de lépoque.
brebis ont une merveilleuse convenance, et se plaisent lun avec lautre. Or, cette inclination ne procède daucune connaissance que lun ait de la nuisance de son contraire, ou de lutilité de celui avec lequel il a convenance, ains seulement dune propriété occulte et secrète, qui produit cette contrariété et antipathie insensible, comme aussi la complaisance et sympathie. Secondement, nous avons en nous lappétit sensitif par le moyen duquel nous sommes portés à la recherche et à la fuite de plusieurs choses par la connaissance sensitive que nous en avons; tout ainsi comme les animaux, desquels les uns appètent (1) une chose et les autres une autre, selon la connaissance quils ont quelle leur est convenable ou non; et en cet appétit réside ou dicelui provient lamour que nous appelons sensuel ou brutal, qui, à proprement parler, ne doit néanmoins pas être appelé amour, ains simplement appétit. En troisième lieu, en tant que nous sommes raisonnab1es, nous avons une volonté par laquelle nous sommes portés à la recherche du bien, selon que nous le connaissons ou jugeons être tel par le discours. Or, en notre âme, en tant quelle est raisonnable, nous remarquons manifestement deux degrés de perfection, que le grand saint Augustin, et après lui tous les docteurs ont appelés deux portions de lâme, linférieure et la supérieure, desquelles celle-là est dite inférieure, qui discourt et fait ses conséquences (2), selon ce quelle apprend et expérimente par les sens, et
(1) Appètent, désirent par instinct. (2) Fait ses conséquences, tire des inductions, conclut.
celle-là est dite supérieure, qui discourt et fait ses conséquences selon la connaissance intellectuelle, qui nest point fondée sur lexpérience des sens, ains sur le discernement et jugement de lesprit; aussi cette portion supérieure est appelée communément esprit et partie mentale de lâme, comme linférieure est ordinairement appelée le sens ou sentiment et raison humaine. Or, cette portion supérieure peut discourir selon deux sortes de lumières, ou bien selon la lumière naturelle, comme ont fait les philosophes, et tous ceux qui ont discouru par science, eu selon la lumière surnaturelle, comme font les théologiens et chrétiens, en tant quils établissent leur discours sur la foi et parole de Dieu révélée, et encore plus particulièrement ceux desquels lesprit est conduit par de particulières illustrations (1), inspirations et émotions célestes. Cest ce que dit saint Augustin, que la supérieure portion de lâme est celle par laquelle nous adhérons et nous appliquons à lobéissance de la loi éternelle. Jacob pressé de lextrême nécessité de sa famille, lâcha son Benjamin pour être mené par ses frères en Égypte, ce quil fit contre son gré, comme lhistoire sacrée assure, en quoi il témoigne deux volontés, lune inférieure, par laquelle il se fâchait de lenvoyer, lautre supérieure, par laquelle il se résolut de lenvoyer; car le discours (2) pour lequel il se fâchait de lenvoyer était fondé sur le plaisir quil sentait de lavoir auprès de soi, et le déplaisir quil lui revenait de la séparation dicelui, qui sont des fondements perceptibles et
(1) Illustrations, clartés. (2) Le discours, le raisonnement.
sensib1es; mais la résolution quil prend de lenvoyer, était fondée sur une raison de létat de sa famille, pour la prévoyance de la nécessité future et approchante. Abraham, selon linférieure portion de son âme, dit cette parole, qui témoigne quelque sorte de défiance, quand lange lui annonça quil aurait un fils: Pensez-vous quà un homme de cent ans puisse naître un enfant (1)?Mais selon la supérieure, il crut en Dieu et il lui fut imputé à justice : selon la portion inférieure, Il fut sans doute grandement troublé quand il lui fut enjoint de sacrifier son enfant; mais selon la supérieure, il se détermina de le sacrifier courageusement. Nous expérimentons (2) tous les jours davoir plusieurs volontés contraires. Un père envoyant son fils, ou en la cour, ou aux études, ne laisse pas de pleurer en le licenciant, témoignant quencore quil veuille selon la portion supérieure le départ de cet enfant pour son avancement à la vertu, néanmoins selon linférieure il a de la répugnance à la séparation; et quoi quune fille soit mariée au gré de son père et de sa mère, si est-ce que (3) prenant leur bénédiction, elle excite les larmes; en sorte que la volonté supérieure acquiesçant à son départ, linférieure montre de la résistance. Or, ce nest pas pourtant à dire quil y ait en lhomme deux âmes ou cieux natures, comme pensaient les Manichéens. Non dit saint Augustin, livre huitième de ses Confessions, chapitre dixième, ains la volonté alléchée par divers
(1) Genes., XVII, 17. (2) Nous expérimentons davoir, nous constatons par lexpérience que nous avons... (3) Si est-ce que, toujours est-il que.
attraits, émue par diverses raisons, semble être divisée en soi-même, tandis quelle est tirée de deux côtés, jusques à ce que prenant parti selon sa liberté, elle suit ou lun ou lautre; car alors la plus puissante volonté surmonte, et gagnant le dessus, ne laisse à lâme que le ressentiment du mal que le débat lui a fait, que nous appelons contre-coeur. Mais lexemple de notre Sauveur est admirable pour ce sujet, et après la considération duquel il ny a plus à douter de la distinction de la portion supérieure et inférieure de lâme; car qui ne sait-entre les théologiens quil fut parfaitement glorieux dès linstant de sa conception au sein de la Vierge? Et néanmoins il fut à même temps sujet aux tristesses, regrets et afflictions de coeur, et ne faut pas dire quil souffrit seulement selon son corps, ni même selon lâme, en tant quelle était sensible, ou, ce qui est la même chose, selon les sens; car lui-même atteste quavant quil souffrît aucun tourment extérieur, ni même quil vit les bourreaux auprès de soi, son âme était triste jusquà la mort (1). Ensuite de quoi il fit la prière que le calice de sa passion fût transporté de lui, cest-à-dire, quil en fût exempt : en quoi il exprime manifestement le vouloir de la portion inférieure de son âme, laquelle discourant sur les tristes et angoisseux objets de la passion qui lui était préparée, et de laquelle la vive image était représentée en son imagination, il en tira, par une conséquence très raisonnable, la fuite et léloignement diceux, dont il fait la demande à son Père, par où
(1) Matth., XXVI, 38.
on remarque clairement que la portion inférieure de lâme nest pas la même chose que le degré sensitif dicelle, ni la volonté inférieure une même chose avec lappétit sensuel ; car lappétit sensuel, ni lâme, selon son degré sensitif, ne sont pas capables de faire aucune demande ni prière, qui sont des actes de la faculté raisonnable, et particulièrement ils ne sont pas capables de parler à Dieu, objet auquel les sens ne peuvent atteindre pour en donner la connaissance à lappétit; mais ce même Sauveur, ayant fait cet exercice de la portion inférieure, et témoigné que, selon icelle et les considérations quelle faisait, sa volonté inclinait à la fuite des douleurs et des peines, il montra par après quil avait la portion supérieure, par laquelle adhérant inviolablement à la volonté éternelle et au décret que le Père céleste avait fait, il accepta volontairement la mort, et non obstant la répugnance de la partie inférieure de la raison, il dit: Ah ! non, mon Père, que ma volonté ne soit pas faite, ains la vôtre (1). Quand il dit ma volonté, il parle de sa volonté selon la portion inférieure, et dautant quil dit cela volontairement, il montre quil a une volonté supérieure.
CHAPITRE XIIQuen ces deux portions de lâme, il y a quatre différents degrés de raison.
Il y avait trois parvis au temple de Salomon: lun était pour les Gentils et étrangers qui, voulant
(1) Luc., XXII, 42.
recourir à Dieu, venaient adorer en Jérusalem ; le second était pour les Israélites, hommes et femmes (car la séparation des femmes ne fut pas faite par Salomon); le troisième était pour les prêtres et pour lordre lévitique : et enfin, outre tout cela, il y avait le sanctuaire ou maison sacrée, en laquelle le seul grand prêtre avait accès une fois lan. Notre raison, ou pour mieux dire, notre âme, en tant quelle est raisonnable, est le vrai temple du grand Dieu, lequel y réside plus particulièrement. Je te cherchais, dit saint Augustin, hors de moi, et je ne te trouvais point, parce que tu étais en moi. En ce temple mystique, il y a aussi trois parvis, qui sont trois différents degrés de raison: au premier nous discourons selon lexpérience des sens, au second nous discourons selon les sciences humaines, au troisième nous discourons selon la foi; et enfin, outre cela, il y aune aussi certaine éminence et suprême pointe de la raison et faculté spirituelle, qui nest point conduite par la lumière du discours, ni de la raison, ains par une simple vue de lentendement et un simple sentiment de la volonté, par lesquels lesprit acquiesce, et se soumet à la vérité et à la volonté de Dieu. Or cette extrémité et cime de notre âme, cette pointe suprême de notre esprit, est naïvement bien représentée par le sanctuaire, ou maison sacrée. Car, 1° au sanctuaire il ny avait point de fenêtres pour éclairer; en ce degré de lesprit il ny a point de discours qui illumine. 2° Au sanctuaire, toute la lumière entrait par la porte ; en ce degré de lesprit rien nentre que par la foi, laquelle produit, comme par manière de rayon, la vue et le sentiment de la beauté et bonté du bon plaisir de Dieu. 3° Nui nentrait dedans le sanctuaire, que le grand prêtre. En cette pointe de lâme le discours na point daccès, ains seulement le grand, universel et souverain sentiment que la volonté divine doit être souverainement aimée, approuvée et embrassée, non seulement en particulier pour quelque chose, mais en général pour toutes choses, et non seulement en général pour tontes choses, mais en particulier pour chaque chose. 4° Le grand prêtre, entrant dans le sanctuaire, obscurcissait encore la lumière qui entrait par la porte, jetant force parfums dans son encensoir, la fumée desquels rebouchait les rayons de la clarté que louverture de la porte rendait; et toute la vue qui se fait en la suprême pointe de lâme, est en certaine façon obscurcie par les renoncements et résignations que lâme fait; ne voulant pas tant regarder et voir la beauté de la vérité et la vérité de la bonté qui lui est présentée, quelle veut lembrasser et ladorer; de sorte que lâme voudrait presque fermer les yeux, soudain (1) quelle a commencé à voir la dignité de la volonté de Dieu, afin que sans soccuper davantage à la considérer, elle pût plus puissamment et parfaitement laccepter, et par une complaisance absolue, sunir infiniment et se soumettre à elle. Enfin, 5 au sanctuaire était larche dalliance, et en icelle, ou au moins joignant. icelle, étaient les tables de la loi, la manne dans une cruche dor et la verge dAaron, qui fleurit et fructifia en une nuit; et en cette suprême pointe de lesprit
(1) Soudain que, aussitôt que.
se trouvent: 1° la lumière de la foi, représentée par la manne cachée dans la cruche, par laquelle nous acquiesçons à la vérité des mystères que nous nentendons pas; 2° lutilité de lespérance, représentée par la verge fleurie et féconde dAaron, par laquelle nous acquiesçons aux promesses des biens que nous ne voyons point; 3° la suavité de la très sainte charité, représentée ès commandements de Dieu quelle comprend; par laquelle nous acquiesçons à lunion de notre esprit avec celui de Dieu, laquelle nous ne sentons presque pas. Car, encore que la foi, lespérance et la charité répandent leur divin mouvement presque en toutes les facultés de lâme, tant raisonnables que sensitives, les réduisant et assujettissant saintement sous leur juste autorité; si est-ce que leur spéciale demeure, leur vrai et naturel séjour, est en cette suprême pointe de lâme, de laquelle, comme dune heureuse source deau vive, elles sépanchent par divers surgeons (1) et ruisseaux sur les parties et facultés intérieures. De sorte, Théotime, quen la partie supérieure de la raison il y a deux degrés, en lun desquels se font les discours qui dépendent de la foi et lumière surnaturelle, et en lautre se font les simples acquiescements de la foi, de lespérance et de la charité. Lâme de saint Paul se sentit pressée de deux divers désirs: lun desquels fut dêtre déliée de son corps, pour aller au ciel avec Jésus-Christ, et lautre de demeurer en ce monde, pour y servir à la conversion des peuples. Lun et
(1) Surgeons, jets deau, du latin surgere.
lautre désir étaient sans doute en la partie supérieure, car ils procédaient tous deux de la charité; mais la résolution de suivre le dernier ne se fit pas par discours, aine par une simple vue et un simple sentiment de la volonté du maître, à laquelle la seule pointe de lesprit de ce grand serviteur acquiesça, au préjudice de tout ce que le discours pouvait conclure. Mais si la foi, lespérance et la charité se forment par ce saint acquiescement en la pointe de lesprit, comment est-ce quau degré inférieur se peuvent faire les discours qui dépendent de la lumière de la foi? Ainsi que nous voyons que les avocats au barreau disputent avec beaucoup de discours sur les faits et droits des parties, et que le parlement, ou sénat, résout den haut toutes les difficultés par un arrêt, lequel étant prononcé, les avocats et auditeurs ne laissent pas de discourir entre eux sur les motifs que le parlement peut avoir eus; de même, Théotime, après que les discours, et surtout la grâce de Dieu, ont persuadé à la pointe et suprême éminence de lesprit dacquiescer, et former lacte de la foi par manière darrêt, lentendement ne laisse pas de discourir derechef sur cette même foi déjà conçue, pour considérer les motifs et raisons dicelle; mais cependant les discours de théologie se font au parquet- et barreau de la portion supérieure de lâme, et les acquiescements en haut, au siège et tribunal de la pointe de lesprit. Or, parce que la connaissance de ces quatre divers degrés de la raison est grandement requise pour entendre tous les traités des choses spirituelles, jai voulu lexpliquer assez amplement.
CHAPITRE XIIIDe la différence des amours.
On partage lamour en deux espèces, dont lune est appelée amour de bienveillance, et lautre, amour de convoitise. Lamour de convoitise est celui par lequel nous aimons quelque chose pour le profit que nous en prétendons; lamour de bienveillance est celui par lequel nous aimons quelque chose pour le bien dicelle ; car quest-ce autre chose, avoir lamour de bienveillance envers une personne, que de lui vouloir du bien? 2° Si celui à qui nous voulons du bien, la déjà et le possède, alors nous le lui voulons par le plaisir et contentement que nous avons de quoi il la et le possède; et ainsi se forme lamour de complaisance, qui nest autre chose que lacte de la volonté par lequel elle sunit et joint au plaisir, contentement et bien dautrui. Mais si celui à qui nous voulons du bien, ne la pas encore, nous le lui désirons; et partant cet amour se nomme amour de désir. 3° Quand lamour de bienveillance est exercé sans correspondance dé la part de la chose aimée, il sappelle amour de simple bienveillance; quand il est avec mutuelle correspondance, il sappelle amour damitié. Or, ta mutuelle correspondance consiste en trois points car il faut que les amis sentraiment, sachent quils sentraiment, et quils aient communication, privauté et familiarité ensemble. 4° Si nous aimons simplement lami, sans le préférer aux autres, lamitié est simple; si nous lu préférons, alors cette amitié sappellera dilection, comme qui dirait amour délection ; parce quentre plusieurs choses que nous aimons, nous choisissons celle-là, pour la préférer. 5° Or, quand par cette dilection nous ne préférons pas de beaucoup un ami aux autres, elle sappelle simple dilection; mais quand au contraire nous préférons grandement et beaucoup un ami aux autres de la sorte, alors cette amitié sappelle dilection dexcellence. 6° Que si lestime et préférence que nous faisons de lami, quoiquelle soit grande, et nen ait point dégale, ne laisse pas néanmoins de pouvoir entrer en comparaison et proportion avec les autres, lamitié sappellera dilection éminente. Mais, si léminence de cette amitié est hors de proportion et de comparaison, au-dessus de toute autre, alors elle sera dite dilection incomparable, souveraine, suréminente; et en un mot, ce sera la charité, laquelle est due à un seul Dieu; et de fait, en notre langage même, les mots de cher, chèrement, enchérir, représentent une certaine estime, un prix, une valeur particulière : de sorte que comme le mot dhomme, parmi le peuple, est presque demeuré aux mâles, comme au sexe plus excellent; et celui dadoration est aussi presque demeuré pour Dieu, comme pour son principal objet; ainsi le nom de charité est demeuré à lamour de Dieu, comme à la suprême et souveraine dilection.
CHAPITRE XIVQue la charité doit être nommée amour.
Origène (1)dit en quelque lieu, quà son avis, lÉcriture divine voulant empêcher que le nom damour ne donnât quelque sujet de mauvaise pensée aux esprits infirmes, comme plus propre à signifier une passion charnelle quune affection spirituelle, en lieu de ce nom-là damour, elle a usé de ceux de charité et de dilection, qui sont plus honnêtes. Au contraire, saint Augustin (2) ayant mieux considéré lusage de la parole de Dieu,, montre clairement que le .nom damour nest pas moins sacré que celui de dilection, et que lun et lautre signifient parfois une affection sainte, et quelquefois aussi une passion dépravée, alléguant à ces fins plusieurs passages de lEcriture. Mais le grand saint Denis (3), comme excellent docteur de la propriété des noms divins, parle bien plus avantageusement en faveur du nom damour; enseignant que les théologiens, cest-à-dire les apôtres et premiers disciples diceux (car ce saint navait point vu dautres théologiens), pour désabuser le vulgaire et dompter la fantaisie dicelui qui prenait le nom damour en sens profane et charnel, ils tont plus volontiers employé ès choses divines, que celui de dilection, et quoiquils estimassent que lun et lautre étaient pris pour une même chose, il a toutefois semblé à quelques-uns
(1) Homil. II in Cant.
(2) De civit., 1. XIV, c. XLVII. (3) Lib. de Div. nom., c. IV.
dentre eux que le nom damour était plus propre et convenable à Dieu que celui de dilection; si que le divin Ignace a écrit ces paroles : Mon amour est crucifié. Ainsi, comme ces anciens théologiens employaient le nom damour ès choses divines, afin de lui ôter lodeur dimpureté, de laquelle il était suspect selon limagination du monde, de même pour exprimer les affections humaines, ils ont pris plaisir duser du nom de dilection comme exempt du soupçon de déshonnêteté; dont quelquun dentre eux a dit, au rapport de saint Denis : Ta dilection est entrée en mon âme, ainsi que la dilection des femmes. Enfin, le nom damour représente pins de ferveur, defficace et dactivité, que celui de dilection; de sorte quentre les Latins, dilection est beaucoup moins quamour. Clodius, dit leur grand orateur(1), me porte dilection, et pour le dire plus excelle-ment, il maime; et partant le nom damour, comme plus excellent, a été justement donné à la charité, comme au principal et plus éminent de tous les amours: si que pour toutes ces raisons, et parce que je prétendais de parler des actes de la charité plus que de lhabitude dicelle, jai appelé ce petit ouvrage: Traité de lamour de Dieu.
CHAPITRE XVDe la convenance qui est entre Dieu et lhomme
Sitôt que lhomme pense un peu attentivement à la Divinité, il sent une certaine douce émotion
(1) Cicéron.
de coeur, qui témoigne que Dieu est dieu du coeur humain; et jamais notre entendement na tant de plaisir quen cette pensée de la Divinité, de laquelle la moindre connaissance, comme dit le prince des philosophes (1), vaut mieux que la plus grande des autres choses; comme le moindre rayon du soleil est plus clair que le plus grand de la lune et des étoiles, aies est plus lumineux que la lune ou les étoiles ensemble. Que quelque accident épouvante notre coeur, soudain il recourt à la Divinité, avouent que quand tout lui est mauvais, elle seule lui est bonne, et que quand il est en péril, eue seule, comme son souverain bien, le peut sauver et garantir. Ce plaisir, cette confiance que le coeur humain prend naturellement en Dieu, ne peut certes provenir que de la bonne convenance quil y a entre cette divine bonté et notre âme. Convenance grande, mais secrète; convenance que chacun connaît, et que peu de gens entendent; convenance quon ne peut nier, mais quon ne peut pénétrer. Nous sommes créés à limage et semblance de Dieu: quest-ce à dire cela? sinon que nous avons une extrême convenance avec sa divine majesté. Notre âme est spirituelle, indivisible, immortelle, entend, veut, et librement est capable de juger, discourir, savoir, et avoir des vertus; en quoi elle ressemble à Dieu. Elle réside toute en tout son corps, et toute en chacune des parties dicelui, comme la Divinité est toute en tout le monde, et toute en chaque partie du monde. Lhomme se connaît et saime soi-même, par des
(1) Le prince des philosophes, Aristote.
actes produits et exprimés de son entendement et de sa volonté, qui procédant de lentendement et de la volonté distingués lun de lautre, restent néanmoins et demeurent inséparablement unis en lâme et ès facultés desquelles ils procèdent. Ainsi, le Fils procède du Père, comme sa connaissance exprimée, et le Saint-Esprit, comme lamour exprimé et produit du Père et du Fils; lune et lautre personne distinctes entre elles et davec le Père, et néanmoins inséparables et unies, aine plutôt une même, seule, simple et très unique indivisible Divinité. Mais, outre cette convenance de similitude, il y a une correspondance nonpareille entre Dieu et lhomme pour leur réciproque perfection. Non que Dieu puisse recevoir aucune perfection de lhomme; mais parce que, comme lhomme ne peut être perfectionné que par la divine bonté aussi la divine bonté ne peut bonnement si bien exercer sa perfection hors de soi quà lendroit de notre humanité. Lun a grand besoin et grande capacité de recevoir du bien; et lautre grande abondance et grande inclination pour en donner. Rien nest si à propos pour lindigence, quune libérale affluence; rien si agréable à une libérale affluence, quune nécessiteuse indigence; et plus le bien a daffluence, plus linclination de se répandre et communiquer est forte. Plus lindigent est nécessiteux, plus il est avide de recevoir, comme un vide de se remplir. Cest donc un doux et désirable rencontre, que celui de laffluence et de lindigence; et ne saurait-on presque dire qui a plus de contentement, ou le bien abondant à se répandre et communiquer, ou le bien défaillant et indigent à recevoir et tirer, si Notre-Seigneur navait dit que cest chose plus heureuse de donner que de recevoir. Or, où il y a plus de bonheur, il y a plus de satisfaction la divine bonté a donc plus de plaisir à donner ses grâces, que nous à les recevoir. Les mères ont quelquefois leurs mamelles si fécondes et abondantes, quelles ne peuvent durer sans bailler à quelque enfant; et bien que lenfant suce la mamelle avec grande avidité, la nourrice la lui donne encore plus ardemment, lenfant tétant, pressé de sa nécessité, et la mère lallaitant, pressée de sa fécondité. Lépouse sacrée avait souhaité le saint baiser dunion: Oh! dit-elle, quil me baise dun baiser de sa bouche (1)! Mais y a-t-il assez de convenance, ô la bien-aimée du bien-aimé, entre vous et lépoux; pour parvenir à lunion, que vous désirez? Oui, dit-elle, donnez-le-moi ce baiser dunion, ô le cher ami de mon âme. Car vous avez des mamelles meilleures que le vin, odorantes de parfums excellents (2). Le vin nouveau bouillonne et séchauffe en soi-même par la force de sa bonté, et ne se peut contenir dans les tonneaux; mais vos mamelles sont encore meilleures; elles pressent votre poitrine par des élans continuels, poussant leur lait qui redonde, comme requérant dêtre déchargées : et pour attirer les enfants de votre coeur à les venir téter, elles répandent une odeur attrayante plus que toutes les senteurs des parfums. Ainsi, Théotime, notre défaillance e besoin de labondance divine, par disette et nécessité ; mais laffluence
(1) Cant. ,cant., I, 1.
(2) Ibid., 2.
divine na besoin de notre indigence que par excellence de perfection et bonté. Bonté qui néanmoins ne devient pas meilleure en se communiquant, car elle, nacquiert rien en se répandant hors de soi, au contraire elle donne; mais notre indigence demeurerait manquante et misérable, si labondance de la bonté ne la secourait. Notre âme donc considérant que rien ne la contente parfaitement, et que sa capacité ne peut être remplie par chose quelconque qui soit au monde ; voyant que son entendement a une inclination infinie de savoir toujours davantage, et sa volonté un appétit insatiable daimer et trouver du bien, na-t-elle pas raison dexclamer : Ah donc je ne suis pas faite pour ce monde? Il y a quelque souverain bien duquel je dépends, et quelque ouvrier infini qui a imprimé en moi cet interminable désir de savoir, et cet appétit qui ne peut être assouvi. Cest pourquoi il faut que je tende et métende vers lui, pour munir et joindre à sa bonté, à laquelle jappartiens et suis. Telle est la convenance que nous avons avec Dieu. (61)
CHAPITRE XVIQue nous avons une inclination daimer Dieu sur toutes choses.
Sil se trouvait des hommes qui fussent en lintégrité et droiture originelle en laquelle Adam se trouva lors de sa création, bien que dailleurs ils neussent aucune autre assistance de Dieu, que celle quil donne à chaque créature afin quelle puisse faire les actions qui lui sont convenables, non seulement ils auraient linclination daimer Dieu sur toutes choses, mais aussi ils pourraient naturellement exécuter cette si juste inclination; car comme ce divin auteur et maître de la nature coopère et prête sa main-forte au feu pour monter en haut, aux eaux pour couler vers la mer, à la terre pour descendre en bas, et y demeurer quand elle y est; ainsi ayant lui-même planté dans le coeur de lhomme une spéciale inclination naturelle, non seulement daimer le bien en général, mais daimer en particulier et sur tontes choses sa divine bonté, qui est meilleure et plus aimable que toutes choses; la suavité de sa providence souveraine requérait quil contribuât aussi à ces bienheureux hommes que nous venons de dire, autant de secours quil serait nécessaire afin que cette inclination fût pratiquée et effectuée; et ce secours dun côté serait naturel, comme convenable à la nature, et tendant à lamour de Dieu, en tant quil est auteur et souverain maître de la, nature, et dautre part il serait surnaturel, parce quil correspondrait non à la nature simple de lhomme, mais à la nature ornée, enrichie et honorée de la justice originelle, qui est une qualité surnaturelle procédant dune très spéciale faveur de Dieu. Mais quant à lamour sur toutes choses, qui serait pratiqué selon ce secours, il serait appelé naturel, dautant que les actions vertueuses prennent leur nom de leurs objets et motifs, et cet amour dont nous parlons tendrait seulement à Dieu, selon quil est reconnu auteur, seigneur et souveraine fin de toute créature, par la seule lumière naturelle, et par conséquent aimable et estimable sur toutes choses par inclination et propension naturelle. Or, bien que létat de notre nature humaine ne soit pas maintenant doué de la santé et droiture originelle que le premier homme avait en sa création, et quau contraire nous soyons grandement dépravés par le péché, si est-ce toutefois que la sainte inclination daimer Dieu sur toutes choses nous est demeurée, comme aussi la lumière naturelle par laquelle nous connaissons que sa souveraine bonté est aimable sur toutes choses, et nest pas possible quun homme pensant attentivement en Dieu, voire même par le seul discours naturel, ne ressente un certain élan damour que la secrète inclination de notre nature suscite au fond du coeur, par lequel à la première appréhension de ce premier et souverain objet, la volonté est prévenue et se sent excitée à se complaire en icelui. Entre les perdrix il arrive souvent que les unes dérobent les oeufs des autres afin de les couver, soit pour lavidité quelles ont dêtre mères, soit pour la stupidité qui leur fait méconnaît leurs oeufs propres ; et voici, chose étrange, mais néanmoins bien témoignée, car le perdreau qui aura été éclos et nourri sous les ailes dune perdrix étrangère, au premier réclame quil ait de sa vraie mère qui avait pondu loeuf duquel il est procédé, il quitte la perdrix larronnesse, se rend à sa. première mère et se met à sa suite, par la correspondance quil a avec sa première origine, correspondance toutefois qui ne paraissait point, ains est demeurée secrète , cachée et comme dormante au fond de la nature jusques à la rencontre de son objet, par lequel étant soudain excitée et comme réveillée, elle fait son coup, et pousse lappétit du perdreau à son premier devoir. Il en est de même, Théotime, de notre coeur; car quoiquil soit couvé, nourri et élevé emmi les choses corporelles, basses et transitoires, et, par manière de dire, sous les ailes de la nature, néanmoins au premier regard quil jette en Dieu, à la première connaissance quil en reçoit, la naturelle et première inclination daimer Dieu, qui était comme assoupie et imperceptible, se réveille en un instant, et à limprévu paraIt comme une étincelle qui sort dentre les cendres, laquelle touchant notre volonté lui donne un élan de lamour suprême, dû au souverain et premier principe de toutes choses.
CHAPITRE XVIIQue nous navons pas naturellement le pouvoir daimer Dieu sur toutes choses.
Les aigles ont un grand coeur et beaucoup de force à voler, elles ont néanmoins incomparablement plus de vue que de vol, et étendent beaucoup plus vite et plus loin leur regard que leurs ailes; ainsi nos esprits, animés dune sainte inclination naturelle envers la Divinité, ont bien plus de clarté en lentendement pour voir combien elle est aimable, que de force en la volonté pour laimer; car le péché a beaucoup plus débilité la volonté humaine quil na offusqué lentendement, et la rébellion de lappétit sensuel, que nous appelons concupiscence, trouble voirement lentendement; mais cest pourtant coutre la volonté quil excite principalement sa sédition et révolte, si quo la pauvre volonté déjà tout infirme, étant . agitée des continuels assauts que la concupiscence lui livre, ne peut faire si grand progrès en lamour divin, comme la raison et inclination naturelle lui suggèrent quelle devrait faire. Hélas! Théotime, quels beaux témoignages, non seulement dune grande connaissance de Dieu, mais aussi dune forte inclination envers icelui, ont été laissés par ces grands philosophes, Socrate, Platon, Trismégiste, Aristote, Hippocrate, Épictète, Sénèque! Socrate, le plus loué dentre eux, connaissait clairement lunité de Dieu, et avait tant dinclination à laimer, que, comme saint Augustin témoigne, plusieurs ont estimé quil nenseigna jamais la philosophie morale par autre occasion que pour épurer les esprits, afin quils pussent mieux contempler le souverain bien, qui est la très unique Divinité. Et quant à Platon, il se déclare assez en la célèbre définition de la philosophie et du philosophe (1), disant que philosopher nest autre chose quaimer Dieu, et que le philosophe nétait autre chose que lamateur de Dieu. Que dirai-je du grand Aristote, qui avec tant defficace prouve lunité de Dieu, et en a parlé si honorablement en trois endroits (2)? Mais, ô grand Dieu éternel ! ces grands esprits qui avaient tant de connaissance de la Divinité, et tant de propension à laimer, ont tous manqué de force et de courage à la bien aimer. Par les créatures visibles ils ont reconnu les choses invisibles de Dieu, voire même son éternelle vertu et divinité, dit le grand Apôtre, de sorte quils sont inexcusables, dautant quayant connu Dieu, ils ne lont pas glorifié comme Dieu, ni ne Lui ont pas fait action
(1) De civit.,1. VIII, C. I. L. (2) Ibid., c. IX.
de grâces (1). Ils lont certes aucunement glorifié, lui donnant des souverains titres dhonneur; mais ils ne lont pas glorifié comme il le fallait glorifier, cest-à-dire ils ne lont pas glorifié sur toutes choses, nayant pas eu le courage de ruiner lidolâtrie, ains communiquant avec les idolâtres, retenant la vérité, quils connaissaient, en injustice (2), prisonnière dedans leur coeur, et préférant lhonneur et le vain repos de leurs vies à lhonneur quils devaient à Dieu, ils se sont évanouis en leurs discours . Nest-ce pas grande pitié, Théotime, de voir Socrate, au récit de Platon (3), parler en mourant des dieu; comme sil y en avait plusieurs,.lui qui savait si bien quil y en avait quun seul? Nest-ce pas chose déplorable que Platon ait ordonné que lon sacrifie à plusieurs dieux, lui qui savait si bien la vérité de lunité divine (4)? Et Mercure Trismégiste nest-il pas lamentable, de lamenter et plaindre si lâchement labolissement de lidolâtrie, lui qui en tant dendroits avait parlé si dignement de la Divinité? Mais surtout jadmire le pauvre bonhomme Epictète, duquel les propos et sentences sont si douces à lire en notre langue, par la traduction que la docte et belle plume du R. P. Jean de Saint-François, provincial de la congrégation des Feuillants ès Gaules, a depuis peu exposée à nos yeux; car quelle compassion, je vous prie, devoir cet excellent philosophe parler parfois de Dieu avec tant de goût, de sentiment et de zèle, quon le
(1) Rom., I, 20, 21. (2) Rom., I, 18, (3) De civit., 1. VIII, c. XII. (4) Ibid , c. XXIII et XXIV.
prendrait pour un chrétien sortant de quelque sainte et profonde méditation, et néanmoins ailleurs, doccasion en occasion, mentionner les dieux à la païenne ! Hé! ce bonhomme, qui connaissait si bien lunité divine, et avait tant de goût de la bonté dicelle, pourquoi na-t-il pas eu la sainte jalousie de lhonneur divin, afin de ne point, gauchir (1) ni dissimuler en un sujet de si grande importance? En somme, Théotime, notre chétive nature, navrée par le péché, fait comme les palmiers que nous avons de deçà, qui font voirement certaines productions imparfaites, et comme des. essais de leurs fruits, mais de porter des dattes entières, mûres et assaisonnées, cela est réservé pour des contrées plus chaudes; car ainsi notre coeur humain produit bien naturellement certains commencements damour envers Dieu, mais den venir jusquà laimer sur toutes choses, qui est la vraie maturité de lamour dû à cette suprême bonté, cela nappartient quaux coeurs animés et assistés de la grâce céleste et qui sont en létat de la sainte charité; et ce petit amour imparfait, duquel la nature en elle-même sent les élans, ce nest quun certain vouloir sans vouloir, un vouloir qui voudrait, mais qui ne veut pas, un vouloir, stériles qui ne produit point de vrais effets, un vouloir paralytique (2), qui voit la piscine salutaire du saint amour, mais qui na pas la force de sy jeter; et enfin ce vouloir est un avorton de la bonne volonté, qui na pas la vie de la généreuse vigueur requise pour en effet préférer Dieu à toutes choses,
(1) Gauchir, dévier, aller à gauche (2) Jean., V, 2.
dont lApôtre parlant en la personne du pécheur, sécrie : Le vouloir est bien en moi, mais je ne trouve pas le moyen de laccomplir (1).
CHAPITRE XVIII
Que linclination naturelle que nous avons daimer Dieu nest pas inutile.
Mais si nous ne pouvons pas naturellement aimer Dieu sur toutes choses, pourquoi donc avons-nous naturellement inclination à cela? La nature nest-elle pas vaine de nous inciter à un amour quelle ne nous peut donner? Pourquoi nous donne-telle la soif dune eau si précieuse, puisquelle ne peut nous en abreuver? Ah ! Théotime, que Dieu nous a été bon ! La perfidie que nous avions commise en loffensant méritait certes quil nous privât de toutes les marques de sa bienveillance et de la faveur quil avait exercée envers notre nature, lorsquil imprima sur elle la lumière de son divin visage, et quil donna à nos coeurs lallégresse de se sentir enclins à lamour de la divine bonté, afin que les anges, voyant ce misérable homme, eussent occasion de dire par compassion : Est-ce là la créature de parfaite beauté, lhonneur de toute la terre (2)? Mais cette infinie débonnaireté ne sut onc être si rigoureuse envers louvrage de ses mains; il vit que nous étions environnés de chair, un vent qui se dissipe en courant et qui ne revient plus (3). Cest pourquoi, selon les entrailles de sa miséricorde, il ne nous voulut pas du tout ruiner ni
(1) Rom., VII, 18.
(2) Thren., II, 15.
(3) Ps., LXXVII, 39.
nous ôter le signe de sa grâce perdue, afin que le regardant, et sentant en nous cette alliance et propension à laimer, nous tâchassions de ce faire, et que personne pût justement dire : Qui nous montrera le bien (1)? Car encore que par la seule inclination naturelle nous ne puissions pas parvenir au bonheur daimer Dieu comme il faut, si est-ce que si nous lemployions fidèlement, la douceur de la piété divine nous donnerait quelque secours, par le moyen duquel nous pourrions passer plus avant. Que si nous secondions ce premier secours, la bonté paternelle de Dieu nous en fournirait un autre plus grand, et nous conduirait de bien en mieux avec toute suavité, jusques au souverain amour, auquel notre inclination naturelle nous pousse, puisque cest chose certaine quà celui qui est fidèle en peu de chose, et qui fait ce qui est en son pouvoir, la bénignité divine ne dénie jamais son assistance pour lavancer de plus en plus. Linclination donc daimer Dieu sur toutes choses que nous avons par nature, ne demeure pas pour néant dans nos coeurs; car quant à Dieu, il sen sert comme dune anse, pour nous pouvoir plus suavement prendre et retirer à soi, et semble que, par cette impression, la divine bonté tienne en quelque façon attachés nos coeurs comme des petits oiseaux par un filet, par lequel il nous puisse tirer quand il plait à sa miséricorde davoir pitié de nous; et quant à nous, elle nous est un indice et mémorial de notre premier principe et Créateur, à lamour duquel elle nous incite, nous donnant tin secret avertissement que nous appartenons à sa divine bonté. Tout de même que les cerfs, auxquels les grands princes font quelquefois mettre des colliers avec leurs armoiries, bien que par après ils les font lâcher et mettre en liberté dans les forêts, ne laissent pas d'être reconnus par quiconque les rencontre, non seulement pour avoir une fois été pris par le prince duquel ils portent les armoiries, mais aussi pour lui être encore réservés; car ainsi connut-on lextrême vieillesse d'un cerf qui fut rencontré, comme quelques historiens disent, trois cents ans après la mort de César, parce qu'on lui trouva un collier où était la devise de César, et ces mots : César m'a lâché. Certes, l'honorable inclination que Dieu a mise en nos âmes, fait connaître à nos amis et à nos ennemis que non seulement nous avons été à notre Créateur, mais encore que si bien ( 1) il nous a laissés et lâchés à la merci de notre franc arbitre, néanmoins nous lui appartenons, et il s'est réservé le droit de nous reprendre à soi, pour nous sauver selon que sa sainte et suave providence le requerra. C'est pourquoi le grand Prophète royal appelle cette inclination non seulement lumière (2), parce quelle nous fait voir où nous devons tendre, mais aussi joie et allégresse, parce qu'elle nous console en notre égarement, nous donnant espérance que celui qui nous a empreint et laissé cette belle marque de notre origine, prétend encore et désire de nous y ramener et réduire, si nous sommes si heureux que de nous laisser reprendre à sa divine bonté. FIN DU PREMIER LIVRE
(1) Si bien... Quoiqu'il nous ait laissés. (2) PS., IV,7
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