LIVRE II
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LIVRE SECOND

HISTOIRE DE LA GENERATION ET NAISSANCE CÉLESTE DU DIVIN AMOUR.

CHAPITRE PREMIER

Que les perfections diverses ne sont qu'une seule, mais infinie perfection.

CHAPITRE II

Qu’en Dieu il n’y a qu’un seul acte qui est sa propre divinité.

CHAPITRE III

De la Providence divine en général.

CHAPITRE IV

De la providence surnaturelle que Dieu exerce envers les créatures raisonnables.

CHAPITRE V

Que la Providence céleste a pourvu aux hommes une rédemption très abondante.

CHAPITRE VI.

De quelques faveurs spéciales exercées en la rédemption des hommes par la divine Providence.

CHAPITRE VII

Combien la Providence sacrée est admirable en la diversité des grâces qu’elle distribue aux hommes.

CHAPITRE VIII.

Combien Dieu désire que nous l’aimions.

CHAPITRE IX.

Comme l'amour éternel de Dieu envers nous prévient nos coeurs de son inspiration, afin que nous l'aimions.

CHAPITRE X

Que nous repoussons bien souvent l‘inspiration et refusons d’aimer Dieu.

CHAPITRE XI

Qu’il ne tient pas à la divine Bonté que nous n’ayons un très excellent amour.

CHAPITRE XII

Que les attraits divins nous laissent en pleine liberté de les suivre ou les repousser.

CHAPITRE XIII

Des premiers sentiments d’amour que les attraits divins font en l’âme, avant qu’elle ait la foi.

CHAPITRE XIV

Du sentiment de l’amour divin qui se reçoit par la foi.

CHAPITRE XV

Du grand sentiment d’amour que nous recevons par la sainte espérance.

CHAPITRE XVI

Comme l’amour se pratique en l’espérance

CHAPITRE XVII

Que l’amour d’espérance est fort bon, quoique imparfait

CHAPITRE XVIII.

Que l’amour se pratique an la pénitence, et premièrement qu’il y a diverses sortes de pénitences.

CHAPITRE XIX.

Que la pénitence sans l’amour est imparfaite.

CHAPITRE XX.

Comme le mélange d’amour et de douleur se fait en la contrition.

CHAPITRE XXI.

Comme les attraits amoureux de notre Seigneur nous aident et accompagnent jusqu’à la foi et la charité.

CHAPITRE XXII

Briève description de la charité.

 

 

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CHAPITRE PREMIER

Que les perfections diverses ne sont qu'une seule, mais infinie perfection.

 

Nous disons, quand le soleil à son lever est rouge, et que tôt après il devient noir, ou creux et enfoncé, ou bien quand, à son coucher il est blafard, pâle, hâve, que c'est signe de pluie. Théotime, le soleil n'est ni rouge, ni noir, ni pâle, ni gris, ni vert. Ce grand luminaire n'est point sujet à ces vicissitudes et changements de couleur, n'ayant pour toute couleur que sa très claire et perpétuelle lumière, laquelle, si ce n'est par miracle, est invariable ; mais nous parlons de la sorte, parce qu'il nous semble être tel, selon la variété des vapeurs qui sont entre lui et nos yeux, lesquelles le font paraître de diverses façons.

Or, nous devisons ainsi de Dieu, non tant selon ce qu'il est en lui-même, comme selon ses oeuvres par l'entremise desquelles nous le contemplons ; car sur nos diverses considérations nous le nommons différemment, comme s'il avait une grande multitude de différentes excellences et perfections.

Si nous le regardons en tant qu’il punit les méchants, nous le nommons juste; en tant qu’il délivre le pécheur de sa misère, nous le prêchons miséricordieux ; en tant qu’il a créé toutes choses et fait plusieurs miracles, nous l’appelons tout-puissant; en tant qu’il pratique exactement ses promesses, nous le publions véritable; en tant qu’il fait toutes choses en si bel ordre, nous l’appelons tout sage, et ainsi consécutivement, selon la variété de ses oeuvres, nous lui attribuons une grande diversité de perfections. Mais cependant en Dieu il n’y a ni variété, ni différence quelconque de perfections; ainsi il est lui-même une très seule, très simple et très uniquement unique perfection; car tout ce qui est en lui, n’est que lui-même, et toutes les excellences que nous disons -être en lui en une si grande diversité, elles y sont en une très simple et très pure unité, et comme le soleil n’a aucune de toutes les couleurs que nous lui attribuons, ains une seule très claire lumière qui est par-dessus toutes couleurs, et qui rend visiblement colorées toutes les couleurs ; aussi en Dieu il n’y a aucune des perfections que nous imaginons, ains une seule très pure excellence, qui est au-dessus de toute perfection, et qui donne la perfection à tout ce qui est parfait. Or, de nommer parfaitement cette suprême excellence, laquelle en sa très singulière unité comprend, ains surmonte toutes excellences cela n’est pas au pouvoir de la créature, ni humaine, ni angélique; car, comme il est dit en l’Apocalypse, notre Seigneur a un nom que personne ne sait que lui-même (1); parce que lui seul connaissant

 

(1) Apoc., IX, 12.

 

parfaitement son infinie perfection, lui seul aussi la peut exprimer par un nom proportionné, dont les anciens ont dit, que nul n’était vrai théologien que Dieu, d’autant que nul ne peut connaître totalement la grandeur infinie de la perfection divine, ni par conséquent la représenter par paroles, sinon lui-même, et pour cela Dieu répondant par l’ange au père de Samson, qui lui demandait son nom : Pourquoi demandes-tu mon nom, dit-il, qui est admirable (1) ? comme s’il voulait dire : Mon nom peut être admiré, mais non pas prononcé par les créatures ; il doit être adoré, mais il ne peut être compris que par moi, qui seul sais proférer le propre nom par lequel au vrai et naïvement j’exprime mon excellence. Notre esprit est trop faible pour former une pensée qui puisse représenter une excellence tant immense, laquelle comprend en sa très simple et-très unique perfection, distinctement et parfaitement, toutes autres perfections en une façon infiniment, excellente et éminente que notre esprit ne peut penser. Nous sommes forcés, pourparler aucunement (2) de Dieu, d’user d’une grande quantité de noms, disant qu’il est bon, sage, tout-puissant, vrai, juste, saint, infini, immortel, invisible ; et certes nous parlons véritablement, Dieu est tout cela ensemble, parce qu’il est plus que tout cela, c’est-à-dire, il l’est en une sorte si pure, si excellente et si relevée, qu’en une très simple perfection il a la vertu, force et excellence de toute perfection.

Ainsi la manne était une seule viande, laquelle comprenant en soi le goût et la vertu de toutes

 

(1) Apoc., XIX, 12,

(2) Aucunement, en quelque manière,

 

les autres viandes, on eût pu dire qu’elle avait le goût du citron, du melon, du raisin, de la prune et de la poire; mais on eût encore plus véritablement dit qu’elle n’avait pas tous ces goûts, ains un seul goût qui était le sien propre, lequel néanmoins contenait en unité tout ce qui pouvait être d’agréable et désirable en toute la diversité des autres goûts, comme l’herbe dodécathéos (1), laquelle, ce dit Pline, guérissant de toutes maladies, n’est ni rhubarbe, ni séné, ni rose, ni bétoine (2), ni buglose, ainsi un seul simple, qui, en l’unique simplicité de sa propriété, a autant de force que tous les autres médicaments ensemble. O abîme des perfections divines, que vous êtes admirable de posséder en une seule perfection l’excellence de toute perfection en une façon si excellente, que nul ne la peut comprendre, sinon vous-même!

Nous en dirons beaucoup de choses, dit l’Écriture, et demeurerons courts en paroles : la somme de tous discours, c’est qu’il est toutes choses. Si nous le glorifions, à quoi nous servira cela? car le Tout-Puissant est sur toutes ses oeuvres. Bénissant le Seigneur, exaltez-le tant que vous pourrez, car il surpasse toute louange; or, en l’exaltant reprenez vos forces, mais ne vous lassez pas pourtant, car jamais vous ne le comprendrez (3). Non, Théotime, nous ne pouvons jamais le comprendre, puisque, comme

 

(1) Dodécathéos, ou dodécathéon, plante de la famille des primulacées, ainsi nommée de ses douce fleurs disposées en ombelle.

(2) Bétoine, betonica, plante vulnéraire et purgative; buglose, ou buglosse, de la famille des boraginées.

(3) Eccl., XLIII, 29.

 

dit saint Jean, il est plus grand que notre coeur (1). Mais pourtant que tout esprit loue le Seigneur (2). le nommant de tous les noms les plus éminents qui se pourront trouver, et, pour la plus grande louange que nous lui puissions rendre, confessons que jamais il ne peut être assez loué, et, pour le plus excellent nom que nous lui puissions attribuer, protestons que son nom est sur tout nom, et que nous ne pouvons le dignement nommer.

 

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CHAPITRE II

Qu’en Dieu il n’y a qu’un seul acte qui est sa propre divinité.

 

Nous avons une grande diversité de facultés et habitudes, qui produisent aussi une grande variété d’actions; et ces actions, une multitude nonpareille d’ouvrages; car ainsi sont diverses les facultés de voir, d’ouïr, de goûter, toucher, se mouvoir, se nourrir, entendre, vouloir, et les habitudes de parler, marcher, jouer, chanter, coudre, sauter, nager; comme aussi les actions et les oeuvres qui proviennent de ces facultés et habitudes sont grandement différentes.

Mais il n’en est pas de même en Dieu, car il n’y a en lui qu’une très simple infinie perfection, et en cette perfection qu’un seul très unique et très pur acte; ainsi, pour parler plus saintement et sagement, Dieu est une seule, très souverainement unique, et très uniquement souveraine perfection, et cette perfection est un seul acte très purement simple, et très simplement pur, lequel n’étant autre chose que la propre essence divine, il est par conséquent

 

(1) I Ep. Joan., III, 20.

(2) Ed., CL.

 

toujours permanent et éternel; et néanmoins, chétives créatures que nous sommes, nous parlons des actions de Dieu, comme s’il en faisait tous les jours grande quantité et en grande variété, bien que nous sachions le contraire; mais nous sommes forcés à cela, Théotime, par notre imbécillité, car nous ne savons parler sinon cela que nous entendons, et nous entendons selon que les choses ont accoutumé de se passer parmi nous. Or, d’autant qu’ès choses naturelles il ne se fait presque point de diversité d’ouvrages que par diversité d’actions; quand nous voyons tant de besognes différentes, une si grande variété de productions, et cette multitude innumérable des exploits de la puissance divine, il nous semble d’abord que cotte diversité se fait par autant d’actes que nous voyons de différents effets, et nous en parlons tout de même, pour parler plus à notre aise, selon notre pratique ordinaire et la coutume que nous avons d’entendre les choses: et si en cela nous n’offensons pas la vérité; car encore qu’en Dieu il n’y ait pas multitude d’actions, ains un seul acte qui est la divinité même; cet acte toutefois est si parfait, qu’il comprend excellemment la force et la vertu de tous les actes qui sembleraient être requis pour toute la diversité des effets que nous voyons.

Dieu ne dit qu’un seul mot, et en vertu d’icelui en un moment furent faits le soleil, la lune et cette innombrable multitude d’astres, avec leurs différences en clarté, et mouvement, en influences.

 

Il dit, et soudain furent faits

Tous ces ouvrages si parfaits (1).

 

(1) Ps. CLVIII, 5.

 

Un seul mot de Dieu remplit l’air d’oiseaux, et la mer de poissons, fit éclore de la terre toutes les plantes et tous les animaux que nous y voyons; car encore que l’historien sacré, s’accommodant à notre façon d’entendre, raconte que Dieu répéta souvent cette toute puissante parole : Soit fait (1), ès journées de la création du monde; néanmoins, à proprement parler, cette parole fut très unique, si que David l’appela un souffle ou aspiration de la bouche divine, c’est-à-dire un seul trait de son infinie volonté, lequel répand si puissamment sa vertu en la variété des choses créées, que pour cela nous le concevons comme s’il était multiplié et diversifié en autant de différences comme il y en a en ces effets, quoiqu’en vérité il soit très unique et très simple; ainsi saint Chrysostome remarque que ce que Moïse a dit en plusieurs paroles, décrivant la création du monde, le glorieux saint Jean l’a exprimé en un seul mot, disant que par le Verbe, c’est-à-dire par cette parole éternelle, qui est le Fils de Dieu, tout a été fait (2).

Cette parole donc, Théotime, étant très simple et très unique, produit toute la distinction des choses; étant invariable, produit tous les bons changements; et enfin étant permanente en son éternité, elle donne succession, vicissitude, ordre, rang et saison à toutes choses.

Imaginons, je vous prie, d’un côté un peintre qui fait l’image de la naissance du Sauveur (et j’écris ceci ès jours dédiés à ce saint mystère), il donnera sans doute mille et mille traits de pinceau, et mettra non seulement des jours, mais

 

(1) Gen., I.

(2) Joan., I, 3

 

des semaines et des mois à façonner ce tableau, selon la variété des personnages, et autres choses qu’il y veut représenter; mais d’autre côté voyons un imprimeur d’images qui, ayant mis sa feuille sur la planche taillée du même mystère de la Nativité, ne donnera qu’un seul coup de presse; en ce seul coup, Théotime, il fera tout son ouvrage, et soudain il tirera son image, laquelle, en belle taille-douce, représentera très agréablement tout ce qui a dû être imaginé selon l’histoire sacrée; et bien qu’il n’ait fait qu’un seul mouvement, son ouvrage toutefois portera grande quantité de personnages, et d’autres choses différentes bien distinguées, chacune en sou ordre, en son rang, en son lieu, en sa distance et en sa proportion : et qui ne saurait pas le secret, il serait tout étonné de voir sortir d’un seul acte une si grande variété d’effets. Ainsi, Théotime, la nature, comme le peintre, multiplie et diversifie ses actes à mesure que ses besognes sont différentes, et lui faut un grand temps pour faire de grands effets; mais Dieu, comme l’imprimeur, a donné l’être à toute la diversité des créatures qui ont été, sont et seront, par un seul trait de sa toute-puissante volonté, tirant de son idée, comme de dessus une planche bien taillée, cette admirable différence de personnes et d’autres choses qui s’entre-suivent ès saisons, ès âges, ès siècles, chacune en son ordre, selon qu’elles doivent être; cette souveraine unité de l’acte divin étant opposée à la confusion et au désordre, et non à la distinction ou variété qu’elle emploie au contraire, pour en composer la beauté, déduisant toutes les différences et diversités à la proportion.  et la proportion à l’ordre, et l’ordre à l’unité du monde, qui comprend toutes choses créées tant visibles qu’invisibles, lesquelles toutes ensemble s’appellent univers, peut-être, parce que toute leur diversité se réduit en unité; comme qui dirait univers, c’est-à-dire, unique et divers, unique avec diversité, et divers avec unité.

En somme, la souveraine unité divine diversifie tout; et sa permanente éternité donne vicissitude à toutes choses, parce que la perfection de cette unité étant sur toute différence et variétés elle a de quoi fournir l’être à toute la diversité des perfections créées, et a la force de les produire. En signe de quoi l’Écriture nous ayant rapporté que Dieu au commencement dit : Soient faits des luminaires au firmament du ciel, et qu’ils séparent le jour de la nuit, qu’ils soient en signes, en temps et jours et années. Nous voyons encore maintenant cette perpétuelle révolution et entre-suite de temps et de saisons, qui durera jusqu’à la fin du monde, pour nous apprendre que, comme

 

Un mot de ses commandement!

Suffit à tous ces mouvements.

 

aussi le seul éternel vouloir de sa divine Majesté étend sa force de siècle en siècle, et jusques aux siècles des siècles, pour tout ce qui a été, qui est et qui sera éternellement, sans que chose quelconque ait été que par ce seul, très unique, très simple et très éternel acte divin, auquel soit honneur et gloire.

 

Amen.

 

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CHAPITRE III

De la Providence divine en général.

 

Dieu donc, Théotime, n’a pas besoin de plusieurs actes, puisqu’un seul divin acte de sa toute-puissante volonté suffit à la production de toute la variété de ses oeuvres, à raison de son infinie perfection. Mais nous autres mortels avons besoin d’en traiter avec la méthode et manière d’entendre à laquelle nos petits esprits peuvent arriver, selon laquelle, pour parler de la Providence divine, considérons, je vous prie, le règne du grand Salomon comme un modèle parfait de l’art de bien régner.

Ce grand roi donc, sachant par l’inspiration céleste que la république (1) tient à la religion, comme le corps à l’âme, et la religion à la république, comme l’âme au corps, il disposa à part soi de toutes les parties requises tant à l’établissement de la religion qu’à celui de la république; et quant à la religion, il détermina qu’il fallait édifier un temple de telle et telle longueur, largeur, hauteur, tant de porches et parvis, tant de fenêtres, et ainsi de tout le reste qui appartenait au temple; puis tant de sacrificateurs, tant de chantres et autres officiers du temple. Et quant à la chose publique, il disposa de faire une maison royale, et une cour pour sa majesté, et en iodle tant de Maîtres d’hôtel, de gentilshommes et autres courtisans: et pour Le peuple, des juges et autres magistrats qui exerçassent la justice; puis, pour l’assurance du royaume, et l’affermissement

 

(1) La république, l’état, le pouvoir civil.

 

 

du repos public, dont il jouissait, il disposa d’avoir emmi la paix un puissant appareil de guerre, et à ces fins deux cent cinquante chefs eu diverses charges; quarante mille chevaux, et tout ce grand attelage que l’Écriture et les historiens témoignent.

Or, ayant ainsi disposé et fait état à part soi de toutes les parties principales requises à son royaume, il vint à l’acte de la providence, et fit compte en son esprit de tout ce qui était requis pour édifier le temple, pour entretenir les officiers sacrés, les ministres et les magistrats royaux, et les gens de guerre dont il avait fait le projet, et se résolut d’envoyer à Hiram pour avoir les bois nécessaires, de faire commerce au Pérou (1), en Ophir; et en somme de prendre tous les moyens convenables pour avoir toutes les choses requises pour l’entretènement et bonne conduite de son entreprise. Mais, il ne s’arrêta pas là, Théotime : car après avoir fait son projet et délibéré en soi-même des moyens propres pour en venir à bout, venant à la pratique, il créa tous les officiers selon qu’il avait disposé, et par un bon gouvernement il fit faire toutes les provisions requises à leur entretènement, et à l’exécution de leurs charges; de sorte qu’ayant la connaissance de l’art de bien régner, il exécuta la disposition qu’il avait faite à part soi pour la création de divers officiers, et mit en effet sa providence par le bon gouvernement dont il usa ; et - par ainsi son art de régner, qui consistait en la disposition, et en la providence ou prévoyance, fut pratiqué par la création des officiers, et par le gouvernement et

 

(1) Pérou, figure de tout paye riche; la situation d’Ophir est inconnu.

 

 

bonne conduite. Mais d’autant que la disposition est inutile sans la création ou levée des officiers, et que la création est vaine sans la providence qui regarde à ce qui est requis pour la conservation des officiers créés ou érigés; et qu’enfin cette conservation qui se fait par le bon gouvernement, n’est autre chose que la providence effectuée, partant non seulement la disposition, mais aussi la création et le bon gouvernement de Salomon turent appelés du nom de providence. Aussi ne disons-nous pas qu’un homme ait de la providence, sinon quand il gouverne bien.

Or, maintenant, Théotime, parlant des choses divines selon l’impression que nous avons prise, en la considération des choses humaines, nous disons que Dieu ayant eu une éternelle et très parfaite connaissance de l’art de faire le monde pour sa gloire, il disposa, avant toutes choses, en Son divin entendement toutes les pièces principales de l’univers qui pouvaient lui rendre de l’honneur, c’est-à-dire, la nature angélique et la nature humaine; et en la nature angélique, la variété des hiérarchies et des ordres que l’Écriture sainte et les sacrés docteurs nous enseignent: comme aussi entre les hommes il disposa qu’il y aurait cette grande diversité que nous y voyons. Puis en cette même éternité il prévit et fit état à part soi de tous les moyens requis aux hommes et aux anges pour parvenir à la fin à laquelle il les avait destinés, et fit ainsi l’acte de sa providence; et sans s’arrêter là, pour effectuer sa disposition,, il a réellement créé les anges et les hommes ; et pour effectuer sa providence il a fourni, et fournit par son gouvernement tout ce qui est nécessaire aux créatures raisonnables pour parvenir à la gloire ; si que, pour le dire en un mot, la providence souveraine n’est autre chose que l’acte par lequel Dieu veut fournir aux hommes et aux anges les moyens nécessaires ou utiles pour parvenir à leur fin. Mais parce que ces moyens sont de diverses sortes, nous diversifions aussi le nom de la providence, et disons qu’il y a une providence naturelle, une autre surnaturelle; et celle-ci, qu’elle est, ou générale, ou spéciale et particulière.

Et parce que ci-après je vous exhorterai, Théotime, à joindre votre volonté à la providence divine, tandis que je suis sur le discours d’icelle, je vous veux dire un mot de la providence naturelle. Dieu donc voulant pourvoir l’homme des moyens naturels qui lui sont requis pour rendre gloire à sa divine bonté, il a produit en faveur d’icelui tous les autres animaux et les plantes; et pour pourvoir aux autres animaux et aux plantes, il a produit variété de terroirs, de saisons, de fontaines, de vents, de pluies; et tant pour l’homme que pour les autres choses qui lui appartiennent, il a créé les éléments, le ciel et les astres, établissant par un ordre admirable que presque toutes les créatures servent les unes aux autres réciproquement: les chevaux nous portent, et nous les pansons ; les brebis nous nourrissent et vêtent, et nous les paissons; la terre envoie des vapeurs à l’air, et l‘air des pluies à la terre ; la main sert an pied, et le pied porte la main. Oh! qui verrait ce commerce et trafic général que les créatures font ensemble avec une si grande correspondance, de combien de passions amoureuses serait-il ému envers cette souveraine sagesse, pour s’écrier: Votre providence, ô grand Père éternel, gouverne tontes choses (1) ! Saint Basile et saint Ambroise, en leurs Examerons, le bon Louis de Grenade en son Introduction au Symbole, et Louis Richeomme (2) en plusieurs de ses beaux opuscules, donneront beaucoup de motifs aux âmes bien nées pour profiter en ce sujet.

Ainsi, cher Théotime, cette providence touche tout, règne sur tout, et réduit tout à sa gloire. Il y a toutefois certes des cas fortuits et des accidents inopinés; mais ils ne sont ni fortuits, ni inopinés qu’à nous ; et sont, sans doute, très certains à la providence céleste, qui les prévoit et les destine au bien public de l’univers. Or, ces cas fortuits se font par la concurrence de plusieurs causes, lesquelles n’ayant point de naturelle alliance les unes aux autres, produisent une chacune son effet particulier, en telle sorte néanmoins que de leur rencontre réussit un effet d’autre nature, auquel, sans qu’on l’ait pu prévoir, toutes ces causes différentes ont contribué. Il était, par exemple, raisonnable de châtier la curiosité du poète Aeschylus, lequel ayant appris d’un devin qu’il mourrait accablé de la chute de quelque maison, se tint tout ce jour-là en une rase campagne, pour éviter le destin ; et demeurant ferme, tête nue, un faucon qui tenait entre ses serres une tortue en l’air, voyant ce chef chauve, et cuidant (3) que ce fût la pointe d’un rocher, lâcha la tortue droit sur icelui; et voilà qu’Aeschylus meurt sur-le-champ,

 

(1) Sap., XIV, 3.

(2) Richeomme, jésuite, mort en 1625, auteur des Écrits ascétiques.

(3) Cuidant, supposant.

 

 

accablé de la maison et écaille d’une tortue. Ce fut, sans doute, un accident fortuit; car cet homme n’alla pas au champ pour mourir, ains pour éviter la mort; ni le faucon ne cuida pas écraser la tête d’un poète, ains le test (1) et l’écaille de la tortue, pour par après en dévorer la chair; et néanmoins il arriva au contraire car la tortue demeura sauve, et le pauvre Aeschylus mort. Selon nous, ce cas fut inopiné; mais, au regard de la Providence qui regardait de plus haut, et voyait la concurrence des causes, ce fut un exploit de justice par lequel la superstition de cet homme fut punie.

Les aventures de l’ancien Joseph furent admirables en variétés et en passages d’une extrémité à l’autre. Ses frères qui l’avaient vendu pour la perdre, furent tout étonnés de le voir devenu vice-roi, et appréhendaient infiniment qu’il ne se ressentit du tort qu’ils lui avaient fait; mais non, leur dit-il : ce n’est pas tant par vos menées que je suis envoyé ici, comme parla Providence divine: Vous avez eu des mauvais desseins sur moi, mais Dieu les a réduits à bien (2). Voyez-vous, Théotime, le monde eût appelé fortune, ou événement fortuit ce que Joseph dit être un projet de la Providence souveraine qui range et réduit toutes choses à son service; et il est ainsi de tout ce qui se passe au monde, et même des monstres, la naissance desquels rend les oeuvres accomplies et parfaites plus estimables, produit de l’admiration, et provoque à philosopher et faire plusieurs bonnes pensées: et en somme ils tiennent lieu en

 

(1) Test ou tét, partie dure d’une coquille.

(2) Gen., L, 20.

 

 

l’univers comme les ombres ès tableaux, qui don. ~tent grâce, e1~ semblent relever la peinture.

 

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CHAPITRE IV

De la providence surnaturelle que Dieu exerce envers les créatures raisonnables.

 

Tout ce que Dieu a fait est destiné au salut des hommes et des anges; mais voici l’ordre de sa providence pour ce regard (1), selon que par l’attention aux saintes Écritures et à la doctrine des anciens, nous le pouvons découvrir, et que notre faiblesse nous permet d’en parlr.

Dieu connut éternellement qu’il pouvait faire une quantité innumérable de créatures en diverses perfections et qualités, auxquelles il se pourrait communiquer; et considérant qu’entre toutes les façons de se communiquer il n’y avait rien de si excellent que de se joindre à quelque nature créée, en telle sorte que la créature fût comme entée et insérée en la Divinité, pour ne faire avec elle qu’une seule personne, son infinie bonté qui de soi-même et par soi-même est portée à la communication, se résolut et détermina d’en faire une de cette manière; afin que comme éternellement il y a une communication essentielle eu Dieu, par laquelle le Père communique toute son infinie et indivisible divinité au Fils, en le produisant, et le Père et le Fils ensemble produisant le Saint-Esprit, lui communiquent aussi leur propre unique divinité, de même cette souveraine douceur fût aussi communiquée si parfaitement hors de soi à une créature que la nature créée et la divinité,

(1) Pour ce regard, à ce sujet.

 

gardant une chacune leurs propriétés, fussent néanmoins tellement unies ensemble qu’elles ne fussent qu’une même personne.

Or, entre toutes les créatures que cette souveraine toute-puissance pouvait produire, elle trouva bon de choisir la même humanité qui du depuis (1) par effet fut jointe à la personne de Dieu le Fils, à laquelle elle destine cet honneur incomparable de l’union personnelle à sa divine majesté, afin qu’éternellement elle jouit par excellence des trésors de sa gloire infinie. Puis ayant ainsi préféré pour ce bonheur l’humanité sacrée de notre Sauveur, la suprême Providence disposa de ne point retenir sa bonté en la seule personne de ce Fils bien-aimé, ains de la répandre en sa faveur sur plusieurs autres créatures, et sur le gros de cette innumérable quantité de choses qu’elle pouvait produire, elle fit choix de créer les hommes et les anges, comme pour tenir compagnie à son Fils, participer à ses grâces et à sa gloire, et l’a. dorer et louer éternellement. Et parce que Dieu vit qu’il pouvait faire en plusieurs façons l’humanité de son Fils, en le rendant vrai homme, comme par exemple, le créant de rien, non seulement quant à l’âme, mais aussi quant au corps; ou bien formant le corps de quelque matière précédente, comme il fit celui d’Adam et d’Eve, ou bien par voie de génération ordinaire d’homme et de femme, ou bien enfin pair génération extraordinaire d’une femme sans homme, il délibéra que la chose se ferait en cette dernière façon, et entre toutes les femmes qu’il pouvait choisir à

 

(1) Du depuis, depuis, par suite

 

cette intention, il élut la très sainte Vierge Notre-Dame, par l’entremise de laquelle le Sauveur do nos âmes serait non seulement homme, mais enfant du genre humain.

Outre cela, la sacrée Providence détermina de produire tout le reste des choses, tant naturelles que surnaturelles, en faveur du Sauveur; afin que les anges et les hommes pussent, en le servant, participer à sa gloire: en suite de quoi, bien que Dieu voulût créer tant les anges que les hommes avec le franc arbitre, libres d’une vraie liberté pour choisir le bien et le mal ; si est-ce néanmoins que pour témoigner que de la part de la bonté divine ils étaient dédiés au bien et à la gloire, elle les créa tous en justice originelle, laquelle n’était autre chose qu’un amour très suave qui les disposait, contournait et acheminait à la félicité éternelle.

Mais parce que cette suprême sagesse avait délibéré de tellement mêler cet amour originel avec la volonté de ses créatures, que l’amour ne forçât point la volonté, ains lui laissât sa liberté, il prévit qu’une partie, mais la moindre de la nature angélique, quittant volontairement le saint amour, perdrait par conséquent la gloire. Et parce que la nature angélique ne pourrait faire ce péché que par une malice expresse sans tentation ni motif quelconque qui le pût excuser, et que d’ailleurs une beaucoup plus grande partie de cette même nature demeurerait ferme au service du Sauveur, partant. Dieu, qui avait si amplement glorifié sa miséricorde au dessein de la création des anges, voulut aussi magnifier (1) sa justice, et

 

(1) Magnifier, élever, exalter.

 

 

en la fureur de son indignation résolut d’abandonner pour jamais cette triste et malheureuse troupe de perfides, qui en la furie de leur rébellion l’avaient si vilainement abandonné.

Il prévit bien aussi que le premier homme abuserait de sa liberté, et quittant la grâce il perdrait la gloire; mais il ne voulut pas traiter si rigoureusement la nature humaine comma il délibéra de traiter l’angélique.

C’était la nature humaine de laquelle il avait résolu de prendre une pièce bienheureuse, pour l’unir à sa divinité. Il vit que c’était une nature imbécille, un vent qui va et qui ne revient pas (1), c’est-à-dire qui se dissipe en allant. Il eut égard à la surprise que le malin et pervers Satan avait faite au premier homme, et à la grandeur de la tentation qui le ruina, Il vit que toute la race des hommes périssait par la faute d’un seul; si que par ces raisons il regarda bien notre nature en pitié, et se résolut de la prendre à merci.

Mais afin que la douceur de sa miséricorde fût ornée de la beauté de sa justice, il délibéra de sauver l’homme par voie de rédemption rigoureuse; laquelle ne se pouvant bien faire que par son Fils, il établit qu’icelui rachèterait les hommes, non seulement par une de ses actions amoureuses qui eût été plus que très suffisante à racheter mille millions de mondes, mais encore par toutes les innumérables actions amoureuses et passions douloureuses qu’il ferait et souffrirait jusques à la mort, et la mort de la croix à laquelle il le destina, voulant qu’ainsi il se rendit compagnon

 

(1) Ps., LXXVII, 39.

 

de nos misères, pour nous rendre par après compagnons de sa gloire, montrant en cette sorte les richesses de sa bonté, par cette rédemption copieuse (1), abondante, surabondante, magnifique et excessive, laquelle nous a acquis et comme reconquis toue les moyens nécessaires pour parvenir et arriver à la gloire, de sorte que personne ne puisse jamais se douloir (2), comme si la miséricorde divine manquait à quelqu’un.

 

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CHAPITRE V

Que la Providence céleste a pourvu aux hommes une rédemption très abondante.

 

Or disant, Théotime, qua Dieu avait vu et voulu une chose premièrement, et puis secondement une autre, observant ordre entra ses volontés, je l’ai entendu selon qu’il a été déclaré ci-devant, à savoir, qu’encore que tout cela s’est passé en un très seul et très simple acte; néanmoins par icelui, l’ordre, la distinction, et la dépendance des choses n’a pas été mains observée, que s’il y eût en plusieurs actes en l’entendement et volonté de Dieu. Étant donc ainsi que toute volonté bien disposée, qui se détermine de vouloir plusieurs objets également présents, aime mieux, et avant tous, celui qui est le plus aimable ; il s’ensuit que la souveraine Providence faisant son éternel projet et dessein de tout ce qu’elle produirait, elle voulut premièrement et aima, par une préférence d’excellence, le plus aimable objet de son amour, qui est notre Sauveur; et puis,

 

(1) Ps., CXXIX, 7.

(2) Se douloir, se plaindre.

 

par ordre, les autres créatures, selon que plus on moins elles appartiennent au service, honneur et gloire d’icelui.

Ainsi tout a été fait pour ce divin homme, qui pour cela est appelé Ainé de toute créature; possédé par la divine majesté au commencement des voies d’icelle, avant qu’elle fit chose quelconque, créé au commencement avant les siècles car en lui tordes choses sont faites, et il est avant tout, et toutes choses sont établies en lui, et il est chef de toute l’Église, tenant en tout et partout la primauté (1). On ne plante principalement la vigne que pour le fruit; et partant le fruit est le premier désiré et prétendu, quoique les feuilles et les fleurs précèdent en la production. Ainsi, le grand Sauveur fut en premier en l’intention divine, et en ce projet éternel que la divine Providence fit de la production des créatures, et en contemplation de ce fruit désirable fut plantée la vigne de l’univers, et établie la succession de plusieurs générations, qui, à guise de feuilles et de fleurs, le devaient précéder, comme avant-coureurs et préparatifs convenables à la production de ce raisin, que l’épouse sacrée loua tant ès Cantiques, et la liqueur duquel réjouit Dieu et les hommes.

Or donc maintenant, mon Théotime, qui doutera de l’abondance des moyens du salut, puisque nous avons un si grand Sauveur, en considération duquel nous avons été faits et par les mérites duquel nous avons été rachetés? Car il est mort pour tous, parce que tous étaient morts, et sa miséricorde a été plus salutaire pour racheter la

 

(1)Coloss., I, 15-18.

 

race des hommes, que la misère d’Adam n’avait été vénéneuse pour la perdre. Et tant s’en faut que le:péché d’Adam ait surmonté la débonnaireté divine, que tout au contraire il l’a excitée et provoquée; si que par une suave et très amoureuse antipéristase (1) et contention elle s’est révigorée à la présence de son adversaire; et comme ramassant ses forces pour vaincre, elle a fait surabonder la grâce où l’iniquité avait abondé; de sorte que la sainte Église, par un saint excès d’admiration, s’écrie la veille de Pâques : O péché d’Adam, à la vérité nécessaire, qui a été effacé par la mort de Jésus-Christ! ô coulpe bienheureuse, qui a mérité d’avoir un tel et si grand Rédempteur! Certes, Théotime, nous pouvons dire comme cet ancien: Nous étions perdus, si nous n’eussions été perdus; c’est-à-dire, notre perte nous a été à profit, puisqu’en effet la nature humaine a reçu plus de grâce par la rédemption de son Sauveur, qu’elle n’en eût jamais reçu par l’innocence d’Adam, s’il eût persévéré en icelle.

Car encore que la divine Providence ait laissé en l’homme de grandes marques de sa sévérité parmi la grâce même de sa miséricorde, comme, par exemple, la nécessité de mourir, les maladies, les travaux, la rébellion de la sensualité ; si est-ce que la faveur céleste, surnageant à tout cela, prend plaisir de convertir toutes ces misères au plus grand profit de ceux qui l’aiment, faisant naître la patience sur les travaux, le mépris du monde sur la nécessité de mourir, et mille

 

(1) Antipéristase, action de deux qualités contraires qui s’aident mutuellement.

 

victoires sur la concupiscence; et comme l’arc-en-ciel touchant l’épine aspalathus (1) la rend plus odorante que les lis, aussi la rédemption de notre Seigneur touchant nos misères, elle les rend plus utiles et aimables que n’eût jamais été l’innocence originelle. Les anges ont plus de joie au ciel, dit le Sauveur, sur un pécheur pénitent, que sur quatre- vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de pénitence (2). Et de même, l’état de la rédemption vaut cent fois mieux que celui de l’innocence. Certes, en l’arrosement du sang de notre Seigneur fait par l’hysope de la croix, nous avons été remis en une blancheur incomparablement plus excellente que celle de la neige de l’innocence, sortant, comme Naaman, du fleuve de salut plus purs et nets que si jamais nous n’eussions été ladres (3), afin que la divine Majesté, ainsi qu’elle nous & ordonné de faire, ne fût pas vaincue par le mal, ains vainquit le mal par le bien (4); que sa miséricorde, comme une huile sacrée, se tint au-dessus du jugement (5), et que ses misérations surmontassent toutes ses oeuvres (6).

 

 

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CHAPITRE VI.

De quelques faveurs spéciales exercées en la rédemption des hommes par la divine Providence.

 

Dieu certes montre admirablement la richesse incompréhensible de son pouvoir en cette si grande

 

(1) Aspalalthus, ou aspalat, bois odoriférant qui ressemble au genêt, au cytise. — Allusion à  une opinion populaire.

2) Luc., XV, 7.

3) Ladres, lépreux.

4) Rom., XII, 21.

3) Jac., II, 13.

6) Ps., CXLIV, 3

 

variété de choses que nous voyons en la nature; mais il fait encore plus magnifiquement paraître les trésors infinis de sa bonté en la différence nonpareille des biens que nous reconnaissons en la grâce; car, Théotime, il ne s’est pas contenté, en l’excès sacré de sa miséricorde, d’envoyer à son peuple, c’est-à-dire au genre humain, une rédemption générale et universelle, par laquelle un chacun peut être sauvé; mais il l’a diversifiée en tant de manières, que sa libéralité reluisant eu toute cette variété, cette variété réciproquement embellit aussi sa libéralité.

Ainsi il destina premièrement pour sa très sainte mère une faveur digne de l’amour d’un fris, qui étant tout sage, tout-puissant et tout bon, se devait préparer une mère à son gré, et partant il voulut que sa rédemption lui fût appliquée par manière de remède préservatif, afin que le péché, qui s’écoulait de génération en génération, ne parvint point à elle; de sorte qu’elle fut rachetée si excellemment, qu’encore que par après le torrent de l’iniquité originelle vint rouler ses ondes infortunées sur la conception de cette sacrée Dame avec autant d’impétuosité comme il eût fait sur celte des autres filles d’Adam, si est-ce qu’étant arrivé là il ne passa point outre, ains s’arrêta court, comme fit anciennement le Jourdain du temps de Josué, et pour le même respect; car ce fleuve retint son cours en révérence du passage de l’arche de l’alliance, et le péché originel retira ses eaux, révérant et redoutant la présence du vrai tabernacle de l’éternelle alliance.

De cette manière donc Dieu détourna de sa glorieuse mère toute captivité, lui donnant le bonheur des deux états de la nature humaine, puisqu’elle eut l’innocence que le premier Adam avait perdue, et jouit excellemment de la rédemption que le second lui acquit; au suite de quoi, comme un jardin d’élite, qui devait porter le fruit de vie, elle fut rendue florissante en toutes sortes de perfections. Ce fils de l’amour éternel, ayant ainsi paré sa mère de robe d’or recamée (1) en belles variétés, afin qu’elle fût la reine de sa dextre, c’est-à-dire la première de tous les élus qui jouiraient des délices de la dextre divine. Si que cette mère sacrée, comme toute réservée à son fils, fut par lui rachetée, non seulement de la damnation, mais aussi de tout péril de la damnation, lui assurant la grâce et la perfection de la grâce, en sorte qu’elle marchât comme une belle aube, qui, commençant à poindre, va continuellement croissant en clarté jusqu’au plein jour. Rédemption admirable chef-d’oeuvre du Rédempteur, et la première de toutes les rédemptions par laquelle le fils d’un coeur vraiment filial, prévenant sa mère ès bénédictions de douceur, il la préserve, non seulement du péché comme les anges, mais aussi de tout péril de péché, et de tous les éloignements et retardements de l’exercice du saint amour. Aussi, proteste-t-il qu’entre toutes les créatures raisonnables qu’il a choisies, cette mère est « son unique colombe, sa toute parfaite, sa toute chère bien-aimée, hors de tout parangon (2) et de tonte comparaison (3). »

 

(1) Recamée, brodée, de l’italien ricamata.

(2) Parangon, modèle,

(3) Cant. cant, VI, 8.

 

 

Dieu disposa aussi d’autres faveurs pour un petit nombre de rares créatures qu’il voulait mettre hors du danger de la damnation; comme il est certain de saint Jean-Baptiste, et très probable de Jérémie, et de quelques autres que la divine Providence alla saisir dans le ventre de leurs mères, et dès lors les établit en la perpétuité de sa grâce, afin qu’ils demeurassent fermes en son amour, bien que sujets aux retardements et péchés véniels, qui sont contraires à la perfection de l’amour, et non à l’amour même: et ces âmes, en comparaison des antres, sont comme des reines, toujours couronnées de charité, qui tiennent le rang principal en l‘amour du Sauveur après sa mère, laquelle est la reine des reines; reine, non seulement couronnée d’amour, mais de la perfection de l’amour, et qui plus est, couronnée de son fils propre, qui est le souverain objet de l’amour, puisque les enfants sont la couronne de leurs pères et mères.

Il y a encore d’autres âmes lesquelles Dieu disposa de laisser pour un temps exposées, non au péril de perdre le salut, mais bien au péril de perdre son amour; ains il permit qu’elles le perdissent en effet, ne leur assurant point l’amour pour toute leur vie, ains seulement pour la fin d’icelle, et pour certain temps précédent. Tels furent David, les apôtres, la Magdeleine et plusieurs autres, qui pour un temps demeurèrent hors de l’amour de Dieu; mais enfin, étant une bonne fois convertis,, ils furent confirmés en la grâce jusqu’à la mort, de sorte que dès lors demeurant voirement (1) sujets à quelques imperfections,

 

(1) Voirement, même.

 

ils furent toutefois exempts de tout péché mortel, et par conséquent du péril de perdre le divin amour, et furent comme des amantes sacrées de l’époux céleste, parées voirement de la robe nuptiale de son très saint amour, mais non pas pourtant couronnées, parce que la couronne est un ornement de la tête, c’est-à-dire de la première partie de la personne.

Or la première partie de la vie des âmes de ce rang ayant été sujette à l’amour des choses terrestres, elles ne peuvent porter la couronne de l’amour céleste, ains leur suffit d’en porter la robe, qui les rend capables du lit nuptial de l’époux divin, et d’être éternellement bienheureuses avec lui.

 

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CHAPITRE VII

Combien la Providence sacrée est admirable en la diversité des grâces qu’elle distribue aux hommes.

 

Il y eut donc en la Providence éternelle une faveur incomparable pour la reine des reines, mère de très belle dilection (1) et toute très uniquement parfaite. Il y en eut aussi des spéciales pour des autres. Mais après cela cette souveraine bonté répandit une abondance de grâces et bénédictions sur toute la race des hommes, et la nature des anges, de laquelle tous ont été arrosés comme d’une pluie qui tombe sur les bons et les mauvais (2);

 

(1) Eccl., XXIX, 24.

(2) Matth., V, 45.

 

tous ont été éclairés, comme d’une lumière qui illumine tout homme tenant en ce monde (1); tous ont reçu leur part, comme d’une semence qui tombe non seulement sur la bonne terre, mais emmi les chemins, entre les épines et sur les pierres (2); afin que tous fussent inexcusables devant le Rédempteur, s’ils n’emploient cette très abondante rédemption pour leur salut.

Mais pourtant, Théotime, quoique cette très abondante suffisance de grâces soit ainsi versée sur toute la nature humaine, et qu’en cela nous soyons tous égaux, et qu’une riche abondance de bénédictions nous soit offerte à tous; si est-ce néanmoins que la variété de ces faveurs est si grande, qu’on ne peut dire qui est. plus admirable, ou la grandeur de toutes les grâces en une si grande diversité, ou la diversité en tant de grandeurs. Qui ne voit qu’entre les chrétiens, les moyens du salut sont plus grands et plus puissants qu’entre les barbares, et que parmi les chrétiens, il y a des peuples et des villes oit les pasteurs sont plus fructueux et capables? Or, de nier que ces moyens extérieurs ne soient pas des faveurs de la Providence divine, ou de révoquer en doute qu’ils ne contribuent pas au salut et à la perfection des âmes, ce serait être ingrat envers la Bonté céleste, et démentir la véritable expérience qui nous fait voir que, pour l’ordinaire, où ses moyens extérieurs abondent, les intérieurs eut plus d’effet, et réussissent mieux.

Certes, comme nous voyons qu’il ne se trouve jamais deux hommes parfaitement semblables ès

 

(1) Joan., I, 9.

(2) Matth., XIII, 4.

 

dons naturels, aussi ne s’en trouve-t-il jamais de parfaitement égaux ès surnaturels. Les anges (comme le grand saint Augustin et saint Thomas assurent) reçurent la grâce selon la variété de leurs conditions naturelles.

Or ils sont tous, ou de différente espèce, ou au moins de diverses conditions, puisqu’ils sont distingués les uns des autres; doue, autant qu’il y a d’anges, il y a aussi de grâces différentes, et bien que quant aux hommes la grâce ne soit pas donnée selon leurs conditions naturelles, toutefois la divine douceur, prenant plaisir et, par manière de dire, s’égayant en la production des grâces, elle les diversifie en infinies façons, afin que de cette variété se fasse le bel émail de sa rédemption et miséricorde, dont l’Eglise chante, en la fête de chaque confesseur évêque : Il ne s’en est point trouvé de semblable à lui (1). Et comme au ciel nul ne sait le nom nouveau, sinon celui qui le reçoit (2), parce que chacun des bienheureux a le sien particuliers selon l’être nouveau de la gloire qu’il acquiert; ainsi en terre chacun reçoit une grâce si particulière, que toutes sont diverses. Aussi notre Sauveur (3) compare sa grâce aux perles, lesquelles, comme dit Pline, s’appellent autrement unions, parce qu’elles sont tellement uniques, une chacune en ses qualités, qu’il ne s’en trouve jamais deux qui soient parfaitement pareilles ; et comme une étoile est différente de l’autre en clarté (4), ainsi seront différents les

 

(1) Eccl., XLIV, 20.

(2) Apoc., II, 17.

(3) Matth., XIII, 45.

(4) I Cor., XV, 41

 

hommes des uns des autres en gloire, signe évident qu’ils l’auront été en la grâce. Or, cette variété en la grâce, ou cette grâce en la variété, fait une très sacrée beauté et très suave harmonie, qui réjouit toute la sainte cité de Jérusalem la céleste.

Mais il se faut bien garder de jamais rechercher pourquoi la suprême Sagesse a départi une grâce à l’un plutôt qu’à l’autre, ni pourquoi elle fait abonder ses faveurs en un endroit plutôt qu’en l’autre. Non, Théotime, n’entrez jamais en cette curiosité; car ayant tous suffisamment, ains (1) abondamment ce qui est requis pour le salut, quelle raison peut avoir homme du monde de se plaindre, s’il plait à Dieu de départir ses grâces plus largement aux uns qu’aux autres? Si quelqu’un s’enquérait pourquoi Dieu a fait les melons plus gros que les fraises, ou les lis plus grands que les violettes; pourquoi le romarin n’est pas une rose, ou pourquoi l’oeillet n’est pas un souci; pourquoi le paon est plus beau qu’une chauve-souris, ou pourquoi la figue est douce, et le citron aigrelet; on se moquerait de ses demandes, et on lui dirait: Pauvre homme, puisque le beauté du monde requiert la variété, il faut qu’il y ait des différentes et inégales perfections ès choses, et que l’une ne soit pas l’autre; c’est pourquoi les unes sont petites, les autres grandes, les unes aigres, les autres douces, les unes plus et les autres moins belles. Or, c’en est de même ès choses surnaturelles: chaque personne n son don; un ainsi, et l’autre ainsi (2), dit le Saint-Esprit.

 

(l) Ains, même.

(2) I Cor., VII, 7.

 

C’est donc une impertinence de vouloir rechercher pourquoi saint Paul n’a pas eu la grâce de saint Pierre; ni saint Pierre celle de saint Paul pourquoi saint Antoine n’a pas été saint Athanase, ni saint Athanase saint Jérôme; car on répondrait à ces demandes, que l’Eglise est un jardin diapré de fleurs infinies; il y en faut donc de diverses grandeurs, de diverses couleurs, de diverses odeurs, et en somme de différentes perfections. Toutes ont leurs prix, leur grâce et leur émail, et toutes, en l’assemblage de leur variété, font une très agréable perfection de beauté.

 

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CHAPITRE VIII.

Combien Dieu désire que nous l’aimions.

 

Bien que la rédemption du Sauveur nous soit appliquée en autant de différentes façons comme il y a d’âmes; si est-ce néanmoins que l’amour est le moyen universel de notre salut, qui se mêle partout, et sans lequel rien n’est salutaire, ainsi que nous dirons ailleurs. Aussi le chérubin fut mis à la porte du paradis terrestre avec son épée flamboyante (1), pour nous apprendre que nul n’entrera au paradis céleste, qu’il ne soit traits.. percé du glaive de l’amour. Pour cela, Théotime, le doux Jésus, qui nous a rachetés par son sang, désire infiniment que nous l’aimions, afin que nous soyons éternellement sauvés, et désire que nous soyons sauvés, afin que nous l’aimions éternellement, son amour tendant à notre salut, et notre salut à son amour. Hé! dit-il, je suis venu

 

(1) Gen., III, 24.

pour mettre le feu au monde; que prétends-je sinon qu’il arde (1)? Mais pour déclarer plus vivement l’ardeur de ce désir, il nous commande cet amour en termes admirables: Tu aimeras, dit-il, le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toutes tes forces : c’est le premier et le plus grand commandement (2).

Vrai Dieu, Théotime, que le coeur divin est amoureux de notre, amour! Ne suffisait-il, pas qu’il eût publié une permission par laquelle il nous eût donné congé de l’aimer, comme Laban permit à Jacob d’aimer sa belle Rachel(3), et de la gagner par ses services? Mais non, il déclare plus avant sa passion amoureuse envers flous, et nous commande de l’aimer de tout notre pouvoir, afin que la considération de sa majesté et de notre misère, qui font une tant infinie disparité et inégalité de lui à nous, ni autre prétexte quelconque ne nous divertit (4) de l’aimer. En quoi il témoigne bien, Théotime, qu’il ne nous a pas laissé l’inclination naturelle de l’aimer pour néant; car afin qu’elle ne soit oiseuse, il nous presse de l’employer par ce commandement général, et afin que ce commandement puisse être pratiqué, il ne laisse homme qui vive auquel il ne fournisse abondamment tous les moyens requis à cet effet. Le soleil visible touche tout de sa chaleur vivifiante, et comme l’amoureux universel des choses inférieures, il leur donne la vigueur requise pour

 

(1) Luc., XII, 49. — Arde, brûle.

(2) Matth., XII, 37, 38.

(3) Gen., XXIX, 18, 19.

(4) Divertit, détournât

 

faire leurs productions, et de même la bonté divine anime toutes les âmes, et encourage tous les coeurs à son amour, sans qu’homme quelconque soit caché à sa chaleur. La sapience éternelle, dit Salomon, prêche tout en public, elle fait retentir sa voix emmi les places, elle crie et recrie devant les peuples, elle prononce ses paroles és portes des villes, elle dit : Jusques à quand sera-ce, ô petits enfants, que vous aimerez l’enfance, et jusques à quand sera-ce que les forcenés désireront les choses nuisibles, et que les imprudents haïront la science ? Convertissez-vous, revenez à moi sur cet avertissement; hé ! voici que je vous offre mon esprit, et je vous montrerai ma parole (1). Et cette même sapience poursuit en Ézéchiel, disant : Que personne ne dise: Je suis emmi les péchés, et comment pourrai-je revivre? Ah non! car voici que Dieu dit: Je suis vivant, et aussi vrai que je vis, je ne veux point la mort de l’impie, mais qu’il se convertisse de sa voie et qu’il vive (2). Or, vivre, selon Dieu, c’est aimer, et qui n’aime pas, il demeure en la mort (3). Voyez donc, Théotime, si Dieu désire que nous l’aimions.

Mais il ne se contente pas d’annoncer ainsi son extrême désir d’être aimé en public, en sorte que chacun puisse avoir part à son aimable semonce; ains il va de porte en porte heurtant et frappant, protestant que si quelqu’un ouvre, il entrera chez lui, et soupera avec lui (4), c’est-à-dire, il lui témoignera toute sorte de bienveillance.

Or, qu’est-ce à dire tout cela, Théotime? sinon

 

(1) Prov., I,20 et seq.

(2) Ezech., XXXIII, 10.

(3) I Joan., III, 14.

(4) Apoc. III, 20.

 

que Dieu ne nous donne pas seulement une simple suffisance de moyens pour l'aimer, et en l'aimant nous sauver; mais que c'est une suffisance riche, ample, magnifique, et telle qu'elle doit être attendue d'une si grande bonté, comme est la sienne. Le grand Apôtre, parlant au pécheur obstiné : Méprises-tu (dit-il) les richesses de la bonté, patience et longanimité de Dieu ? Ignores-tu que la bénignité de Dieu l'amène à pénitence ? Mais toi, selon ta dureté, et ton coeur impénitent tu te fais un trésor d'ire ( 1 ) au jour de l'ire (2). Mon cher Théotime, Dieu n'exerce pas donc une simple quantité de remèdes pour convertir les obstinés, mais emploie à cela les richesses de sa bonté. L' Apôtre, comme vous voyez, oppose les richesses de la bonté de Dieu aux trésors de la malice du coeur impénitent, et dit que le coeur malicieux est si riche en iniquité, que même il méprise les richesses de la débonnaireté, par laquelle Dieu l'attire à pénitence, et notez que ce ne sont pas simplement les richesses de la bonté divine que l'obstiné méprise, mais les richesses attrayantes à pénitence; richesses qu'on ne peul bonnement ignorer.

Certes, celle riche, comble et abondante suffisance de moyens, que Dieu élargit aux pécheurs pour l'aimer, parait presque partout en l'Écriture ; car voyez ce divin amant à la porte; il ne bat pas simplement, il s'arrête à battre, il appelle l'âme : Sus lève-toi, ma bien-aimée, dépêche-toi; et met sa main dans la serrure, pour voir s'il ne pourrait point ouvrir (3). S'il prêche emmi les places, il ne prêche

 

(1) Ire, colère.

(2) Rom., II, 4, 5.

(3) Cant., II, 10 ; et v, 4.

 

pas simplement, mais il va criant, c'est-à-dire, il continue à crier. S'il exclame qu'on se convertisse, il semble qu'il ne l'a jamais assez répété: Convertissez-vous, convertissez-vous, faites pénitence, retournez à moi; vivez; pourquoi mourrez-vous, maison d'Israël (1) ? En somme, ce divin Sauveur n'oublie rien pour montrer que ses misérations sont sur toutes oeuvres ; que sa miséricorde surpasse son jugement (2), que sa rédemption est copieuse (3), que son amour est infini; et, comme dit l'Apôtre, qu'il est riche en miséricorde (4) ; et que par conséquent, il voudrait que tous les hommes fussent sauvés (5), et qu'aucun ne périt (6).

 

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CHAPITRE IX.

Comme l'amour éternel de Dieu envers nous prévient nos coeurs de son inspiration, afin que nous l'aimions.

 

Je t'ai aimé d'une charité perpétuelle, et partant je t'ai attiré, ayant pitié et miséricorde de toi, et derechef je te réédifierai, et seras édifiée, toi, Vierge d'Israël (7). Ce sont paroles de Dieu, par lesquelles il promet que le Sauveur, venant au monde, établira un nouveau règne en son Église, qui sera son épouse vierge, et vraie Israélite spirituelle (8) .

Or, comme vous voyez, Théotime, ce n'a pas été par aucun mérite des oeuvres que nous eussions faites, mais selon sa miséricorde, qu'il nous a

 

(1) Ezech., XVIII, 30, 31.

(2) Ps., CXLIV, 9 ; Jac., II, 13.

(3) Ps., CXXIX, 7.

(4) Ephes., II, 4

(5) I Tim., II, 4.

(6) II Pet., III, 9.

(7) Jerem., II, 3, 4.

(8) Joan., I, 47.

 

sauvés (1); par cette charité ancienne, ains éternelle, qui a ému sa divine providence de nous attirer à soi. Que si le Père ne nous eût tirés, jamais nous ne fussions ventes au Fils notre Sauveur, ni par conséquent au salut (2).

Il y a certains oiseaux, Théotime, qu’Aristote nomme apodes (3), parce qu’ayant les jambes extrêmement courtes, et les pieds sans force, ils ne s’en servent non plus que s’ils n’en avaient point; que si une fois ils prennent terre, ils y demeurent pris, sans que jamais d’eux-mêmes ils puissent reprendre le vol; d’autant que n’ayant nul usage des jambes ni des pieds, ils n’ont pas non plus le moyen de se pousser et relancer en l’air, et partant ils demeurent là croupissant, et y meurent, sinon que quelque vent propice à leur impuissance, jetant ses bouffées sur la face de la terre, les vienne saisir et enlever, comme il fait plusieurs autres choses ; car alors si, employant leurs ailes, ils correspondent à cet élan et premier essor que le vent leur donne, le même vent continue aussi son secours envers eux, les poussant de plus en plus au vol.

Théotime, les anges sont comme les oiseaux, que pour leur beauté et rareté on appelle oiseaux de paradis, qu’on ne voit jamais en terre que morts ; car ces esprits célestes ne quittèrent pas plus tôt l’amour divin pour s’attacher à l’amour-propre, que soudain ils tombèrent comme morts ensevelis ès enfers, d’autant que ce que la mort fait ès hommes, les séparant pour jamais de cette

 

(1) Tit., III, 5.

(2) Joan., VI, 44.

(3) Apodes (sans pieds), hirondelles de mer.

 

vie mortelle, la chute les fit ès anges, les séparant pour toujours de La vie éternelle; mais nous autres humains, nom ressemblons plutôt aux apodes; car s’il nous advient de quitter l’air du saint amour divin pour prendre terre et nous attacher aux créatures, ce que nous faisons toutes les fois que nous offensons Dieu; nous mourons voirement, mais non pas d’une mort si entière qu’il ne nous reste un peu de mouvement, et avec cela des jambes et des pieds, c’est-à-dire quelques menues affections qui nous peuvent faire faire quelques essais d’amour ; mais cela pourtant est si faible, qu’en vérité nous ne pouvons plus de nous-mêmes déprendre nos coeurs du péché, ni nous relancer au vol de la sacrée dilection, laquelle, chétifs que nous sommes, nous avons perfidement et volontairement quittée.

Et certes, nous mériterions bien de demeurer abandonnés de Dieu, quand avec cette déloyauté nous l’avons ainsi abandonné ; mais son éternelle charité ne permet pas souvent à sa justice d’user de ce châtiment ; ains excitant sa compassion, elle le provoque à nous retirer de notre malheur; ce qu’il fait, envoyant le vent favorable de sa très sainte inspiration, laquelle venant avec une douce violence dans nos coeurs, elle les saisit et les émeut, relevant nos pensées, et poussant nos affections en l’air du divin amour.

Or, ce premier élan ou ébranlement que Dieu donne en nos coeurs, pour les inciter à leur bien, se fait voirement en nous, mais non point par nous; car il arrive à l’impourvu (1), avant que

 

(1) Impourvu, imprévu.

 

nous y ayons ni pensé, ni pu penser, puisque nous n’avons aucune suffisance pour de nous-mêmes, comme de nous-mérites, penser aucune chose qui regarde notre salut, mais toute notre suffisance est de Dieu (1), lequel ne nous a pas seulement aimés avant que nous fussions, mais encore afin que nous fussions, et que nous fussions saints; ensuite de quoi il nous prévient ès bénédictions de sa douceur (2) paternelle, et excite nos esprits pour les pousser à la sainte repentance et conversion. Voyez, je vous prie, Théotime, le pauvre prince des Apôtres tout engourdi dans son péché, en ta triste nuit de la passion de son Maître ; il ne pensait non plus à se repentir de son péché, que si jamais il n’eût connu son divin Sauveur ; et comme un chétif apode atterré, il ne se fût onc relevé, si le coq, comme instrument de la divine Providence, n’eût frappé de son chant à ses oreilles, à même temps que le doux Rédempteur, jetant un regard salutaire comme une sagette (3) d’amour, transperça ce coeur de pierre, qui rendit par après tant d’eaux, à guise de l’ancienne pierre, lorsqu’elle fut frappée par Moïse au désert. Mais voyez derechef cet apôtre sacré dormant dans la prison d’Hérode, lié de deux chaînes : il est là en qualité de martyr, et néanmoins il représente le pauvre homme qui dort emmi le péché, prisonnier et esclave de Satan. Hélas! qui le délivrera? L’ange descend du ciel, et frappant sur le flanc du grand saint Pierre, prisonnier, je réveille, disant: Sus

 

 

(1) II Cor., III, 5.

(2) Ps., XX, 4.

(3) Sagette, flêche.

 

lève-toi (1), et l’inspiration vient du ciel, comme un ange, laquelle battant droit sur le coeur du pauvre pécheur, l’excite afin qu’il se lève de son iniquité. N’est-il pas donc vrai, mon cher Théotime, que cette première émotion et secousse que l’âme sent, quand Dieu la prévenant d’amour, l’éveille et l’excite à quitter le péché et se retourner à lui, et non seulement cette secousse, ainsi tout le réveil se fait en nous et pour nous, mais non pas par nous? Nous sommes éveillés, mais nous ne sommes pas éveillés de nous-mêmes, c’est l’inspiration qui nous a éveillés, et pour nous éveiller, elle nous a ébranlés et secoués. Je dormais, dit cette dévote épouse, et mon époux, qui est mon coeur, veillait (2). Hé ! le voici qui m’éveille, m’appelant par le nom de nos amours, et j’entends bien que c’est lui à sa voix. C’est en sursaut et à l’impourvu que Dieu nous appelle et réveille par sa très sainte inspiration. En ce commencement de la grâce céleste, nous ne faisons rien que sentir l’ébranlement que Dieu fait en nous, comme dit saint Bernard, mais sans nous.

 

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CHAPITRE X

Que nous repoussons bien souvent l‘inspiration et refusons d’aimer Dieu.

 

Malheur à toi, Corozaïn ! malheur à toi, Bethsaïda ! car si en Tyr et Sidon eussent été faites les vertus qui ont été laites en toi, ils eussent fait pénitence avec la haire et la cendre (3) c’est la parole

 

(1) Act., XII,7.

(2) Cant. cant., V, 2.

(3) Matth., XI, 21.

 

du Sauveur. Oyez donc, je vous prie, Théotime, que les habitants de Corozaïn et Bethsaïda, enseignés en la vraie religion, ayant reçu des faveurs si grandes qu’elles eussent en effet converti les païens mêmes, néanmoins ils demeurèrent obstinés, et ne voulurent one s’en prévaloir, rejetant cette sainte lumière par une rébellion incomparable. Certes, au jour du jugement, les Ninivites et la reine de Saba s’élèveront contre les juifs, et les convaincront d’être dignes de damnation; parce que, quant aux Ninivites, étant idolâtres, et de nation barbare, à la voire de Jonas, ils se convertirent et firent pénitence (1); et quant la reine de Saba, quoiqu’elle fût engagée dans les affaires d’un royaume, néanmoins ayant ouï la renommée de la sagesse de Salomon, elle quitta tout pour le venir ouï r, et cependant les Juifs oyant de leurs oreilles la divine sagesse du vrai Salomon, sauveur du monde, voyant de leurs yeux ses miracles, touchant de leurs mains ses vertus et bienfaits, ne laissèrent pas de s’endurcir et de résister à la grâce qui leur était offerte. Voyez donc derechef, Théotime, que ceux qui ont reçu moins d’attraits, sont tirés à la pénitence, et ceux qui en ont plus reçu, s’obstinent; ceux qui ont moins de sujet de venir, viennent à récole de la sagesse, et ceux qui en ont plus, demeurent en leur folie.

Ainsi se fera le jugement de comparaison, comme tous les docteurs ont remarqué, qui ne peut avoir aucun fondement, sinon en ce que les uns ayant été favorisés d’autant ou plus d’attraits que les autres, auront néanmoins refusé leur

 

(1) Luc., XI, 30, 31, 32.

 

consentement à la miséricorde, et les autres assistés d’attraits pareils, ou même moindres, auront suivi l’inspiration et se seront rangés à la très sainte pénitence; car, comme pourrait-on autrement reprocher avec raison aux impénitents leur impénitence, par la comparaison de ceux qui se sont convertis ?

Certes, notre Seigneur montre clairement, et tous les chrétiens entendent simplement qu’en ce juste jugement on condamnera las juifs par comparaison des Ninivites; parce que ceux-là ont eu beaucoup de faveur, et n’ont en aucun amour, beaucoup d’assistance, et nulle repentance; ceux-ci moins du faveur, et beaucoup d’amour, moins d’assistance, et beaucoup de pénitence.

Le grand saint Augustin donne une grande clarté à ce discours, par celui qu’il fait au livre douzième de la Cité de Dieu1 chap. 6, 7, 8 et 9. Car encore qu’il regarde particulièrement les anges, si est-ce toutefois qu’il apparie (1) les hommes à eux pour ce point.

Or, après avoir établi au chap. 6 deux hommes entièrement égaux en bonté et en toutes choses, agités d’une même tentation, il présuppose que l’un puisse résister, et l’autre céder à l’ennemi. Puis au chap. 9, ayant prouvé que tous les anges furent créés en charité, avouant encore comme chose probable que la grâce et charité fut égale en tous eux, il demande comme il est advenu que les uns ont persévéré et fait progrès en leur bonté jusques à parvenir à la gloire; et les autres ont quitté le bien, pour se ranger

 

(1) Apparie, déclare semblables.

 

 

au mal jusques à la damnation. Et il répond qu’on ne saurait dire autre chose, sinon que las uns ont persévéré, par la grâce du Créateur, en l’amour chaste qu’ils reçurent eu leur création, et les autres, de bons qu’ils étaient, se rendirent mauvais par leur propre et seule volonté.

Mais, s’il est vrai, comme saint Thomas le prouve extrêmement bien, que la grâce ait été diversifiée ès anges à proportion et selon la variété de leurs dons naturels, les séraphins auront eu une grâce incomparablement plus excellente que les simples anges du dernier ordre. Comme sera-t-il donc arrivé que quelques-uns des séraphins, voire le premier de tous, selon la plus probable et commune opinion des anciens, soient déchus, tandis qu’une multitude innombrable des autres anges, inférieurs en nature et en grâce, ont excellemment et courageusement persévéré? D’où vient que Lucifer, tant élevé par nature, et surélevé par grâce, est tombé; et que tant d’anges moins avantagés sont demeurés debout en leur fidélité? Certes, ceux qui ont persévéré en doivent toute la louange à Dieu, qui par sa miséricorde les a créés et maintenus bons : mais Lucifer et tous ses sectateurs, à qui peuvent-ils attribuer leur chute, sinon, comme dit saint Augustin, à leur propre volonté, qui a, par sa liberté, quitté la grâce divine qui les avait si doucement prévenus? Comment es-tu tombé, ô grand Lucifer (1), qui tout ainsi qu’une belle aube, sortais en ce monde invisible, revêtu de la charité première, comme du commencement de

 

(1) Is., XIV, 12

 

la clarté d’un beau jour, qui devait croître jusqu’au midi de la gloire éternelle (1) ? La grâce ne t’a pas manqué, car tu l’avais, comme ta nature, la plus excellente de tous; mais tu as manqué à la grâce. Dieu ne t’avait pas destitué de l’opération de son amour ; mais tu privas son amour de ta coopération : Dieu ne t’eût jamais rejeté, si tu n’eusses rejeté sa dilection. O Dieu tout bon! vous ne laissez que ceux qui vous laissent: vous ne nous ôtez jamais vos dons, sinon quand nous vous ôtons nos cœurs.

Nous dérobons les biens de Dieu, si nous nous attribuons la gloire de notre salut: mais nous déshonorons sa miséricorde, si nous disons qu’elle nous a manqué. Nous offensons sa libéralité, si nous ne confessons ses bienfaits; mais nous blasphémons sa bonté, si nous nions qu’elle nous ait assistés et secourus. En somme, Dieu crie haut et clair à notre oreille : Ta perte vient de toi, ô Israël, et en moi seul se trouve ton secours (2).

 

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CHAPITRE XI

Qu’il ne tient pas à la divine Bonté que nous n’ayons un très excellent amour.

 

O Dieu! Théotime, si nous recevions les inspirations célestes selon toute l’étendue de leur vertu, qu’en peu de temps nous ferions de grands progrès en la sainteté! Pour abondante que soit la fontaine, ses eaux n’entreront pas en un jardin selon leur affluence, mais selon la petitesse on grandeur du canal par où elles y sont con-

 

(1) Prov., IV, 18.

(2) Os., XIII, 9

 

duites. Quoique le Saint-Esprit, comme une source d’eau vive, aborde de toutes parts notre coeur, pour répandre sa grâce en icelui; toutefois, ne voulant pas qu’elle entre en nous, sinon par le libre consentement de notre volonté, il ne la versera point que selon la mesure de son plaisir et de notre propre disposition et coopération, ainsi que le dit le sacré concile, qui aussi, comme je pense, à cause de la correspondance de notre consentement avec la grâce, appelle la réception d’icelle réception volontaire.

En ce sens, saint Paul nous exhorte de ne point recevoir ta grâce de Dieu en vain (1). Car comme un malade, qui ayant reçu la médecine en sa main, ne l’avalerait pas dans son estomac, aurait voire-ment reçu la médecine, mais sans la recevoir: c’est-à-dire, il l’aurait reçue en une façon inutile et infructueuse; de même nous recevons la grâce de Dieu en vain, quand nous la recevons à. la porte du coeur, et non pas dans le consentement du coeur. Car ainsi nous la recevons sans la recevoir, c’est-à-dire, nous la recevons sans fruit, puisque ce n’est rien de sentir l’inspiration, sans y consentir. Et comma le malade auquel on aurait donné en main la médecine, s’il la recevait seulement en partie, et non pas toute, elle ne ferait aussi l’opération qu’en partie, et non pas entièrement; ainsi quand Dieu nous envoie une inspiration grande et puissante pour embrasser son saint amour, si nous ne consentons pas selon toute son étendue, elle ne profitera aussi qu’à cette mesure-là. Il arrive qu’étant inspirés de faire

 

(l) II Cor., VI, 1

 

beaucoup, nous ne consentons pas à toute l’inspiration, ains seulement à quelque partie d’icelle, comme firent ces bons personnages de l’Évangile qui, sur l’inspiration que notre Seigneur leur fit de le suivre, voulaient réserver un d’aller premier (1) ensevelir son père (2), et l’autre d’aller prendre congé des siens.

Tandis que la pauvre veuve eut des vaisseaux vides, l’huile de laquelle Élisée avait miraculeusement impétré la multiplication, ne cessa jamais de couler; et quand il n’y eut plus de vaisseaux pour la recevoir, elle cessa d’abonder (3). A mesure que notre coeur se dilate, on pour mieux parler, à mesura qu’il se laisse élargir et dilater, et qu’il ne refuse pas le vide de son consentement à la miséricorde divine, elle verse toujours et répand sans cesse dans icelui ses sacrées inspirations, qui vont croissant, et nous font croître de plus en plus en l’amour sacré. Mais quand il n’y a plus de vide, et que nous ne prêtons pas davantage de consentement, elle s’arrête.

A quoi tient-il donc que nous ne sommes pas si avancés en l’amour de Dieu comme saint Augustin, saint François, sainte Catherine de Gênes, ou sainte Françoise? Théotime, c’est parce que Dieu ne nous en a pas fait la grâce. Mais pourquoi est-ce que Dieu ne nous en a pas, fait la grâce? Parce que nous n’avons pas correspondu comme- nous devions à ses inspirations. Et pourquoi n’avons-nous pas correspondis? Parce qu’étant libres, nous avons abusé de notre liberté.

 

(1) Premier., en premier lieu d’abord.

(2) Matth., II, 21.

(3) IV Reg., IV, 26.

 

Mais pourquoi avons-nous ainsi abusé de notre liberté? Théotime, il ne faut pas passer plus avant : car, comme dit saint Augustin, la dépravation de notre volonté ne provient d’aucune cause, ains de la défaillance de la cause qui commet le péché. Et ne faut pas penser qu’on puisse rendre raison de la faute que l’on fait au péché; car la faute ne serait pas péché, si elle n’était sans raison.

Le dévot frère Rufin, sur quelque vision qu’il avait eue de la gloire à laquelle le grand saint François parviendrait par son humilité, lui fit cette demande : Mon cher père, je vous supplie de me dire en vérité quelle opinion vous avez de vous-même ; et le saint lui dit : Certes, je me tiens pour le plus grand pécheur du monde, et qui sers le moins notre Seigneur. Mais, répliqua frère Rufin, comment pouvez-vous dire cela en vérité et conscience, puisque plusieurs autres, comme l’on voit manifestement, commettent plusieurs grands péchés, desquels, grâces à Dieu, vous êtes exempt? A quoi saint François répondant: Si Dieu eût favorisé, dit-il, ces autres desquels vous parlez, avec autant de miséricorde comme- il m’a favorisé, je suis certain que, pour méchants qu’ils soient maintenant, ils eussent été beaucoup plus reconnaissants des dons de Dieu que je ne suis, et le serviraient beaucoup mieux que je ne fais; et si mon Dieu m’abandonnait, je commettrais plus de méchancetés qu’aucun autre.

Vous voyez, Théotime, l’avis de cet homme, qui ne fut presque pas homme, ains un séraphin en terre. Je sais qu’il parlait ainsi de soi-même par humilité; mais il croyait pourtant être une vraie vérité, qu’une grâce égale, faite avec une pareille miséricorde, puisse être plus utilement employée par l’un des pécheurs que par l’autre. Or, je tiens pour oracle le sentiment de ce grand docteur en la science des saints, qui, nourri en l’école du crucifix, ne respirait que les divines inspirations. Aussi cet apophtegme a été loué et répété par tous les plus dévots qui sont venus depuis; entre lesquels plusieurs ont estimé que le grand Apôtre saint Paul avait dit en même sens qu’il était le premier de tous les pécheurs (1).

La bienheureuse mère Térèse de Jésus, vierge, certes aussi tout angélique (2), parlant de l’oraison de quiétude, dit ces paroles : Il y a plusieurs âmes lesquelles arrivent jusqu’à cet état, et celles qui passent outre sont en bien petit nombre, et ne sais qui en est la cause. Pour certain la faute n’est pas de la part de Dieu : car puisque sa divine majesté nous aide et fait cette grâce que nous arrivions jusqu’à ce point, je crois qu’il ne manquerait pas de nous en faire encore davantage si ce n’était notre faute, et l’empêchement que nous y mettons de notre part. Soyons donc attentifs, Théotime, à notre avancement en l’amour que nous devons à Dieu; car celui qu’il nous porte ne nous manquera jamais.

 

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CHAPITRE XII

Que les attraits divins nous laissent en pleine liberté de les suivre ou les repousser.

 

Je ne parlerai point ici, mon cher Théotime, de ces grâces miraculeuses qui ont presque en un

 

(1) I Tim., 1,15.

(2) Chap. XVI de sa Vie.

 

moment transformé les loups en bergers, les rochers en eau, et les persécuteurs en prédicateurs. Je laisse à part ces vocations toutes-puissantes, et ces attraits saintement violents, par lesquels Dieu, en un instant, a transféré quelques âmes d’élite de l’extrémité de la coulpe à l’extrémité de l’a grâce; faisant en elles, par manière de dire, une certaine transsubstantiation morale et spirituelle, comme il arriva au grand Apôtre, qui, de Saul, vaisseau de persécution, devint subitement Paul, vaisseau d’élection (1). Il faut donner un rang particulier à ces âmes privilégiées, èsquelles Dieu s’est plu d’exercer, non la seule affluence, mais l’inondation; et s’il faut ainsi dire, non la seule libéralité et effusion, mais la prodigalité et profusion de son amour. La justice divine nous châtie en ce monde par des punitions qui, pour être ordinaires, sont aussi presque toujours inconnues et imperceptibles. Quelquefois néanmoins il fait des déluges et abîmes de châtiments, pour faire reconnaître et craindre la sévérité de son indignation. Ainsi, sa miséricorde convertit et gratifie ordinairement les âmes en une manière si douce, suave et délicate, qu’à peine aperçoit-on son mouvement; et néanmoins il arrive quelquefois que cette bonté souveraine surpassant ses rivages ordinaires, comme un fleuve enflé et pressé de l’affluence de ses eaux, qui se déborde emmi la plaine, elle fait une effusion de ses grâces si impétueuse, quoiqu’amoureuse, qu’en un moment elle, détrempe et cousine toute une âme de bénédictions, afin de faire paraître les richesses de son amour, et que comme sa justice procède

 

(1) Act. IX, 15

 

communément par voie ordinaire, et quelquefois par voie extraordinaire, aussi sa miséricorde passe l’exercice de sa libéralité par voie ordinaire sur le commun des hommes, et sur quelques-uns aussi par des moyens extraordinaires.

Mais quels, sont donc les cordages ordinaires par lesquels la divine Providence a accoutumé de tirer nos coeurs à son amour? Tels certes (1), qu’elle-même les marque, décrivant les moyens dont elle usa pour tirer le peuple d’Israël de l’Égypte et du désert en la. terre de promission : Je les tirerai, dit-elle par Osée, avec des liens d’humanité, avec des liens de charité (2) et d’amitié. Sans doute, Théotime, nous ne sommes pas tirés à Dieu par des liens de fer, comme les taureaux et les buffles; ains par manière d’allèchements, d’attraits délicieux, et de saintes inspirations, qui sont en somme les liens d’Adam (3) et d’humanité, c’est-à-dire, proportionnés et convenables au coeur humain, auquel la liberté est naturelle. Le propre lien de la volonté humaine, c’est la volupté et le plaisir. On montre des noix. à un enfant, dit saint Augustin, et il est attiré en aimant; il est attiré par le lien, non du corps, mais du coeur. Voyez donc comme le Père Éternel nous tire : en nous enseignant, il nous délecte, non pas en nous imposant aucune nécessité ; il jette dedans nos coeurs des délectations et plaisirs spirituels, comme des sacrées amorces, par lesquelles il nous attire suavement à recevoir et goûter la douceur de sa doctrine,

 

(1) Tels certes, pour : Ils sont tels, certes.

(2) Os., XI, 4.

(3) Ibid.

 

En cette sorte donc, très cher Théotime, notre franc arbitre n’est nullement forcé ni nécessité par la grâce : ains nonobstant la vigueur toute-puissante de la main miséricordieuse de Dieu, qui touche, environne et lie l’âme de tant et tant d’inspirations, de semonces et d’attraits, cette volonté humaine demeure parfaitement libre, franche, et exempte de toute sorte de contrainte et de nécessité. La grâce est si gracieuse, et saisit si gracieusement nos coeurs pour les attirer, qu’elle ne gâte rien en la liberté de notre volonté; elle touche puissamment, mais pourtant si délicatement, les ressorts de notre esprit, que notre franc arbitre n’en reçoit aucun forcément. La grâce a des forces, non pour forcer, ains pour allécher le coeur: elle a une sainte violence, non pour violer, mais pour rendre amoureuse notre liberté; elle agit fortement, mais si suavement, que notre volonté ne demeure point accablée sous une si puissante action; elle nous presse, mais elle n’oppresse pas notre franchise; si que nous pouvons, emmi ses forces, consentir ou résister à ses mouvements, selon qu’il nous plait. Mais ce qui est autant admirable que véritable, c’est que quand notre volonté suit l’attrait et consent au mouvement divin, elle le suit aussi librement, comme librement elle résiste, quand elle résiste; bien que le consentement à la grâce dépende beaucoup plus de la grâce que de la volonté, et que la résistance à la grâce ne dépende que de la seule volonté; tant la main de Dieu est amiable (1) au maniement de notre coeur, tant elle a de dextérité pour nous communiquer sa force, sans nous ôter

 

(1) Amiable, aimable.

 

notre liberté, et pour nous donner le mouvement de son pouvoir, sans empêcher celui de notre vouloir, ajustant sa puissance à sa suavité : en telle sorte que, comme en ce qui regarde le bien, sa puissance nous donne suavement le pouvoir, aussi sa suavité maintient puissamment la liberté de notre vouloir. Si tu savais le don de Dieu, dit le Sauveur à la Samaritaine, et qui est celui qui te dit: Donne moi à boire; toi-même peut-être lui eusses demande, et il t’eût donné de l’eau vive (1). Voyez de grâce, Théotime, le trait du Sauveur, quand il parle de ses attraits. Si tu savais, veut-il dire, le don de Dieu, sans doute tu serais émue et attirée à demander l’eau de la vie éternelle, et peut-être que tu la demanderais; comme s’il disait : tu aurais le pouvoir, et serais provoquée à demander, et néanmoins, tu ne serais pas forcée, ni nécessitée ; ains seulement peut-être tu la demanderais, car ta liberté te demeurerait pour la demander, ou ne la demander pas. Telles sont les paroles du Sauveur, selon l’édition ordinaire et selon la leçon de saint Augustin sur saint Jean.

En somme, si quelqu’un disait que notre franc-arbitre ne coopère pas, consentant à la grâce dont Dieu le prévient, ou qu’il ne peut pas rejeter la grâce, et lui refuser son  consentement, il contredirait à toute l’Écriture, à tous les anciens Pères, à l’expérience, et serait excommunié par le sacré concile de Trente. Mais quand il est dit quo nous pouvons rejeter l’inspiration céleste et les attraits divins, on n’entend pas certes qu’on puisse empêcher Dieu de. nous inspirer, ni de jeter ses attraits en nos coeurs: car comme j’ai déjà dit,

 

(1) Joan., IX, 10.

 

cela se fait en nous, et sans nous: ce sont des faveurs que Dieu nous fait, avant que nous y ayons pensé: il nous éveille lorsque nous dormons, et par conséquent nous nous trouvons éveillés avant qu’y avoir pensé; mais il est en nous de nous lever, ou de ne nous lever pas; et bien qu’il nous ait éveillés sans nous, il ne nous veut pas lever sans nous. Or, c’est résister au réveil, que de ne point se lever et se rendormir, puisqu’on ne noue réveille que pour nous faire lever. Nous ne pouvons pas empêcher que l’inspiration ne nous pousse, et par conséquent ne nous ébranle; mais si, à mesure qu’aile nous pousse, nous la repoussons, pour ne point nous laisser aller à son mouvement, alors nous résistons. Ainsi, le vent ayant saisi et enlevé nos oiseaux apodes, ils ne les portera guère loin, s’ils n’étendent leurs ailes et ne coopèrent, se guindant (1) et volant en l’air auquel ils ont été lancés. Que si au contraire, amorcés peut-être de quelque verdure qu’ils voient en bas, ou engourdis d’avoir croupi en terre, au lieu de seconder le vent, ils tiennent leurs ailes pliées, et se jettent derechef en bas, ils ont voirement (2) reçu en effet le mouvement du vent, mais en vain, puisqu’ils ne s’en sont pas prévalus. Théotime, les inspirations nous préviennent, et avant que nous y ayons pensé, elles se font sentir; mais après que nous les avons senties, c’est à nous d’y consentir, pour les seconder et suivre leurs attraits, on de dissentir, et les repousser. Elles se font sentir à nous sans nous, mais elle ne nous font point consentir sans nous.

 

(1) Se guindant, se portant en haut.

(2) Voirement, à la vérité.

 

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CHAPITRE XIII

Des premiers sentiments d’amour que les attraits divins font en l’âme, avant qu’elle ait la foi.

 

Le même vent qui relève les apodes, se prend premièrement à leurs plumes, comme parties plus légères et susceptibles de son agitation, par laquelle il donne d’abord du mouvement à leurs ailes, les étendant et dépliant, en sorte qu’elles lui servent de prise pour saisir l’oiseau et remporter en l’air. Que si l’apode ainsi enlevé, contribue (1), le mouvement de ses ailes à celui du vent, le même vent qui l’a poussé, l’aidera de plus en plus à voler fort aisément. Ainsi, mon cher Théotime, quand l’inspiration, comme un vent sacré ,vient pour nous pousser en l’air du saint amour, elle se prend notre volonté; et par le sentiment de quelque céleste délectation, elle l’émeut, étendant et dépliant l’inclination naturelle qu’elle a au. bien, en sorte que cette inclination même lui serve de prise pour saisir notre esprit : Et tout cela (comme j’ai dit) se fait en nous sans nous; car c’est la faveur divine qui nous prévient en cette sorte. Que si notre esprit ainsi saintement prévenu, sentant les ailes de son inclination émues, dépliées, étendues, poussées et agitées par ce vent céleste, contribue tant soit peu son consentement : ah ! quel bonheur, Théotime ! car la même inspiration et faveur qui nous a saisis, mêlant son action avec notre consentement, animant nos faibles mouvements de la force du sien, et vivifiant notre

 

(1) Contribue, ajoute.

 

imbécile (1) coopération par la puissance de son opération, elle nous aidera, conduira et accompagnera d’amour en amour, jusques à l’acte de la très sainte foi, requis pour notre conversion.

Vrai Dieu! Théotime, queue consolation de considérer la sacrée méthode, avec laquelle le Saint-Esprit répand les premiers rayons et sentiments de sa lumière et chaleur vitale dedans nos coeurs! O Jésus! que c’est un plaisir délicieux de voir l’amour céleste, qui est le soleil des vertus, quand petit à petit, par des progrès qui insensiblement se rendent sensibles, il va déployant sa clarté sur une âme, et ne cesse point qu’il ne l’ait toute couverte de la splendeur de sa présence, lui donnant enfin la parfaite beauté de son jour! ô que cette aube est gaie, belle, amiable et agréable ! Mais pourtant, il est vrai que, ou l’aube n’est pas jour, ou si elle est jour, c’est un jour commençant, un jour naissant; c’est plutôt l’enfance du jour que le jour même. Et de même, sans doute, ces mouvements d’amour, qui précèdent l’acte de la foi, requis à notre justification, ou ils ne sont pas amour proprement parler, ou ils sont un amour commençant et imparfait, ce sont les premiers bourgeons verdoyants, que l’âme échauffée du soleil céleste, comme un arbre mystique, commence à jeter au printemps, qui sont plutôt présages de fruits, que fruits.

Saint Pacôme, lors encore tout jeune soldat et sans connaissance de Dieu, enrôlé sous les enseignes de l’armée que Constance avait dressée contra le tyran Maxence, vint, avec la troupe de laquelle il était, loger auprès d’une petite ville,

 

(1) Imbécile, faible.

 

non guère éloignée de Thèbes, où non seulement lui, mais toute l’armée se trouva en extrême disette de vivres; ce qu’ayant entendu les habitants de la petite ville, qui par bonne rencontre étaient fidèles de Jésus-Christ, et par conséquent amis et secourables au prochain, ils pourvurent soudain à la nécessité des soldats, mais avec tant de soin, de courtoisie et d’amour, que Pacôme en fut tout ravi d’admiration, et demandant quelle nation était celle-là, si bonteuse (1), amiable et gracieuse, on lui dit que c’étaient des chrétiens; et s’enquérant derechef quelle loi et manière de vivre était la leur, il apprit qu’ils croyaient en Jésus-Christ fils unique de Dieu, et faisaient bien à toutes sortes de personnes, avec ferme espérance d’en recevoir de Dieu même une ample récompense. Hélas! Théotime, le pauvre Pacôme, quoique de bon naturel, dormait pour lors dans la couche de son infidélité; et voilà que tout à coup Dieu se trouve à la porte de son coeur, et par le bon exemple de ces chrétiens, comme par une douce voix, il l’appelle, l’éveille, et lui donne le premier sentiment de la chaleur vitale de son amour. Car à peine eut-il ouï parler, comme je viens de dire, de l’aimable loi du Sauveur, que tout rempli d’une nouvelle lumière et consolation intérieure, se retirant à part, et ayant quelque temps pensé en soi-même, il haussa les mains au ciel, et avec un profond soupir, il se prit à dire: Seigneur Dieu, qui avez fait le ciel et la terre, si vous daignez jeter vos yeux sur ma bassesse et sur ma peine, et me donner connaissance de votre divinité, je vous promets de

 

(1) Bonteuse, bonne,

 

 

vous servir, et d’obéir tonte ma vie à vos commandements. Depuis cette prière et promesse, l’amour du vrai bien e de la piété prit un tel accroissement en lui, qu’il ne cessait point de pratiquer mille et mille exercices de vertu.

Il m’est avis certes que je vois en cet exemple un rossignol, qui se réveillant à la prime (1) aube, commence à se secouer, s’étendra, déployer ses plumes, voleter de branche en branche dans son buisson) et petit à petit gazouiller son délicieux ramage ; car n’avez-vous pas pris garde, comme le bon exemple de ces charitables chrétiens excita et réveilla en sursaut le bienheureux Pacôme? Certes, cet étonnement d’admiration qu’il en eut, ne fut autre chose que son réveil, auquel Dieu Le toucha, comme le soleil touche la terre, avec un rayon de sa clarté qui le remplit d’un grand sentiment de plaisir spirituel. C’est pourquoi Pacôme se secoue des divertissements (2), pour avec plus d’attention et de facilité recueillir et savourer la grâce reçue, se retirant à part pour y penser; puis il étend son coeur et ses mains au ciel, où l’inspiration l’attire, et commençant’ à déployer les ailes de ses affections, voletant entre la défiance de soi-même et la confiance en Dieu, il entonne d’un air humblement amoureux le cantique de sa conversion, par lequel il témoigne d’abord que déjà il connaît un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre mais il connaît aussi qu’il ne le connaît pas encore assez pour le bien servir, et partant il supplie qu’une plus grande connaissance

 

(1) Prime, première.

(2) Se secoue des divertissements, se sépare des divertissements, les chasse.

 

lui soit donnée, afin qu’il puisse par icelle parvenir au parfait service de sa divine majesté.

Cependant voyez, je vous prie, Théotime, comme Dieu va doucement, renfonçant peu à peu la grâce de son inspiration dedans les coeurs qui consentent, les tirant après soi comme de degré en. degré sur cette échelle de Jacob. Mais quels sont ses attraits? Le premier, par lequel il nous prévient et réveille, se fait par lui en nous, et sans nous; tous les autres se font aussi par lui, et en nous, mais non pas sans nous. Tirez-moi (1), dit l’épouse sacrée, c’est-à-dire, commencez le premier, car je ne saurais m’éveiller de moi-même; je ne saurais m’émouvoir si vous ne mouvez ; mais quand vous m’aurez émue, alors, ô le cher époux de mon âme! nous courrons (2). nous deux; vous courrez devant moi en me tirant toujours plus avant et moi. je vous suivrai à la course, consentant à vos attraits; mais que personne n’estime que vous m’alliez tirant après vous comme une esclave forcée, ou comme une charrette inanimée. Ah! non, vous me tirez à l’odeur de vos parfums (3). Si je vous vais suivant, ce n’est pas que vous me tramiez, c’est que vous m’alléchez: vos attraits sont puissants, mais non pas violents, puisque toute leur force consiste en leur douceur. Les parfums n’ont point d’autre pouvoir, pour attirer à leur suite, que leur suavité, et la suavité comment pourrait-elle tirer, sinon suavement et agréablement.

 

(1) Cant, can., 1, 3.

(2) Ibid.

(3) Ibid.

 

 

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CHAPITRE XIV

Du sentiment de l’amour divin qui se reçoit par la foi.

 

Quand Dieu nous donne la foi, il entre en notre âme et parle à notre esprit, non point par manière de discours, mais par manière d’inspiration; proposant si agréablement ce qu’il faut croire à l’entendement, que la volonté en reçoit une grande complaisance, et telle qu’elle incite l’entendement à consentir et acquiescer à la vérité, sans doute ni défiance quelconque, et voici la merveille; car Dieu fait la proposition des mystères de la foi à notre âme parmi des obscurités et des ténèbres, en telle sorte que nous ne voyons pas les vérités, ains seulement nous les entrevoyons; comme il arrive quelquefois que la terre étant couverte de brouillards, nous ne pouvons voir le soleil, ains nous voyons seulement un peu plus de clarté du côté où il est; de façon que, par manière de dire, nous le voyons sans le voir, parce que d’un côté nous ne le voyons pas tant que nous puissions bonnement dire que nous le voyons et d’autre part nous ne le voyons pas si peu que nous puissions dire que nous ne le voyons point, et c’est ce que nous appelons entrevoir. Et néanmoins cette obscure clarté de la foi étant entrée dans notre esprit, non par force de discours ni d’arguments, ains par la seule suavité de sa présence, elle se fait croire et obéir à. l’entendement avec tant d’autorité, que la certitude qu’elle nous donne de la vérité surmonte toutes les autres certitudes du monde, et assujettit tellement tout l’esprit et tous les discours d’icelui, qu’ils n’ont point de crédit en comparaison.

Mon Dieu! Théotime, pourrais-je bien dire ceci? La foi est la grande amie de notre esprit, et peut bien parler aux sciences humaines qui se vantent d’être plus évidentes et claires qu’elle, comme l’épouse sacrée parlait aux autres bergères : Je suis brune, mais belle (1). O discours humains ! ô sciences acquises ! Je suis brune, car je suis entre les obscurités des simples révélations qui sont sans aucune évidence apparente, et me font paraître noire, me rendant presque méconnaissable; mais je suis pourtant belle en moi-même à cause de mon infinie certitude; et si les yeux des mortels me pouvaient voir telle que je suis par nature, ils me trouveraient toute belle. Mais ne faut-il pas qu’en effet je sois infiniment aimable, puisque les sombres ténèbres et les épais brouillards, entre lesquels je suis, non pas vue, mais seulement entrevue, ne me peuvent empêcher d’être si agréable, que l’esprit me chérissant surtout, fendant la presse de toutes autres connaissances, il me fait faire place et me reçoit comme sa reine sur le trône le plus élevé de son palais, d’où je donne la loi à toute science, et assujettis tout discours et tout sentiment humain? Oui vraiment, Théotime, tout ainsi que les chefs de l’armée d’Israël, se dépouillant de leurs vêtements, les mirent ensemble, et en firent comme un trône royal, sur lequel ils assirent Jéhu, criant: Jéhu est roi (2) de même à l’arrivée de la foi, l’esprit se dépouille de tout discours et arguments, et les soumettant

 

(1) Cant. cant.,  I, 4.

(2) IV Reg., IX. 13.

 

à la foi, il la fait asseoir sur iceux, la reconnaissant comme reine, et crie avec une grande joie : Vive la foi! Les discours et arguments pieux, les miracles et autres avantages de la religion chrétienne la rendent certes extrêmement croyable et connaissable; mais la seule foi la rend crue et reconnue, faisant aimer la beauté de sa vérité, et croire la vérité de sa beauté, par la suavité quelle répand en la volonté, et la certitude qu’elle donne à l’entendement. Les Juifs virent les miracles, et ouïrent les merveilles de notre Seigneur ; mais étant indisposés à recevoir la foi, c’est-à-dire leur volonté n’étant pas susceptible de la douceur et suavité de la foi, à cause de l’aigreur et malice dont ils étaient remplis, ils demeurèrent en leur infidélité, ils voyaient la force de l’argument, mais ils ne savouraient pas la suavité de la conclusion; et pour cela ils n’acquiesçaient pas à. la vérité, et néanmoins l’acte de la foi consiste en cet acquiescement de notre esprit, lequel ayant reçu l’agréable lumière de la vérité, il y adhère par manière d’une douce, mais puissante et solide assurance et certitude qu’il prend eh l’autorité de la révélation qui lui en est faite.

Vous avez ouï dire, Théotime, qu’ès conciles généraux il se fait des grandes disputes et recherches de la vérité, par discours, raisons et arguments de théologie, mais la chose étant débattue, les Pères, c’est-à-dire, les évêques et spécialement le Pape qui est le chef des évêques, concluent, résolvent et déterminent, et la détermination étant prononcée., chacun s’y arrête et acquiesce pleinement, non point en considération des raisons alléguées en la dispute et recherche précédente, mais en vertu de l’autorité du Saint-Esprit, qui, présidant invisiblement ès conciles, a jugé, déterminé et conclu par la bouche de ses serviteurs qu’il a établis pasteurs du christianisme. L’enquête donc et la dispute se fait au parvis des prêtres, entre les docteurs ; mais la résolution et l’acquiescement se fait au sanctuaire, où le Saint-Esprit qui anime le corps de l’Église, parle par les bouches des chefs d’icelle, selon que notre Seigneur l’a promis. Ainsi l’autruche produit ses oeufs sur le sablon de Libye, mais le soleil seul en fait éclore le poussin; et les docteurs, par leurs recherches et discours., pro-posent la vérité, mais les seuls rayons du soleil de justice en donnent la certitude et acquiescement. Or, enfin, Théotime, cette assurance que l’esprit humain prend ès choses révélées et mystères de la foi, commence par un sentiment amoureux de complaisance, que la volonté reçoit de la beauté et suavité de la vérité proposée; de sorte que la foi comprend un commencement d’amour que notre coeur ressent envers les choses divines.

 

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CHAPITRE XV

Du grand sentiment d’amour que nous recevons par la sainte espérance.

 

Comme, étant exposés aux rayons du soleil de midi, nous ne voyons presque pas plus tôt la clarté que soudain nous sentons la chaleur; ainsi la lumière de la foi n’a pas plus tôt jeté la splendeur de ses vérités en notre entendement, que tout incontinent notre volonté sent la sainte chaleur de l’amour céleste. La foi nous fait connaît, par une infaillible certitude, que Dieu est, qu’il est infini en bonté, qu’il se peut communiquer à nous, et que non seulement il le peut, ains il le veut; si que, par une ineffable douceur, il nous a préparé tous les moyens requis pour parvenir au bonheur de la gloire immortelle. Or, nous avons une inclination naturelle au souverain bien, ensuite de laquelle notre coeur a un certain intime empressement et une continuelle inquiétude, sans pouvoir en sorte quelconque s’accoiser (1), ni cesser de témoigner que sa parfaite satisfaction et son solide contentement lui manque. Mais quand la sainte foi a représenté à notre esprit ce bel objet de son inclination naturelle, ô vrai Dieu f Théotime, quelle aise! quel plaisir! quel tressaillement universel de notre âme! laquelle alors, comme toute surprise à l’aspect d’une si excellente beauté, s’écrie d’amour : O que vous êtes beau, mon bien-aimé que vous êtes beau!

Éliéser cherchait une épouse pour le fils de son Maître Abraham. Que savait-il s’il la trouverait belle et gracieuse comme il la désirait? Mais quand il l’eut trouvée à la fontaine, qu’il la vit si excellente en beauté et si parfaite en douceur, mais surtout quand on la lui eut accordée, il en adora Dieu, et le bénit avec des actions de grâces pleines de joie non pareille: le coeur humain tend à Dieu par son inclination naturelle, sans savoir bonnement quel il est; mais quand il le trouve à la fontaine de la foi, et qu’il le voit si bon, si beau, si doux, si débonnaire envers tous, et si disposé à se donner comme souverain bien à tous

 

(1) S’accoiser, s’apaiser, se tenir tranquille.

 

ceux qui le veulent, ô Dieu, que de contentements et que de sacrés mouvements en l’esprit pour s’unir à jamais à cette bonté si souverainement aimable ! J’ai enfin trouvé, dit l’âme ainsi touchée, j’ai trouvé ce que je désirais, et je suis maintenant contente. Et comme Jacob ayant vu la belle Rachel fondait en larmes de douceur pour le bonheur qu’il ressentait d’une si désirable rencontre; de même notre pauvre coeur ayant trouvé Dieu, et reçu d’icelui le don précieux de la sainte foi, il se fond par après en suavité d’amour pour le bien infini qu’il voit d’abord en cette souveraine beauté.

Nous sentons quelquefois de certains contentements qui viennent comme à l’impourvu (1), sans aucun sujet apparent, et ce sont souvent des présages de quelque grande joie, dont plusieurs estiment que nos bons anges, prévoyant les biens qui nous doivent avenir, nous en donnent ainsi des pressentiments, comme au contraire ils nous donnent des craintes et frayeurs emmi les périls inconnus, afin de nous faire invoquer Dieu, et demeurer sur nos gardes. Or, quand le bien présagé nous arrive, nos coeurs le reçoivent à bras ouverts, et se ramentevant (2) l’aise qu’ils avaient eue sani en savoir la cause, ils connaissent seulement alors que c’était comme un avant-coureur du bonheur avenu. Ainsi, mon cher Théotime, notre coeur ayant eu si longuement inclination à son souverain bien, il ne savait à quoi ce mouvement tendait; mais sitôt que la foi le lui a montré, alors il voit bien que c’était cela que son

 

(1) Impourvu, imprévu, à l’improviste.

(2) Se ramentevant, se rappelant.

 

âme requérait, que son esprit cherchait, et que son inclination regardait. Certes, ou que nous yodlons, ou que nous ne voulions pas, notre esprit tend au souverain bien. Mais qui est ce souverain bien? Nous ressemblons à ces bons Athéniens qui faisaient sacrifice au vrai Dieu, lequel néanmoins leur était inconnu, jusques à ce que le grand saint Paul leur en annonça la connaissance (1); car ainsi notre coeur, par un profond et secret instinct, tend en toutes ses actions, et prétend à la félicité, et la va cherchant çà et là, comme à tâtons; sans savoir toutefois ni où elle réside, ni en quoi elle consiste, jusques à ce que la foi la lui montre et lui en décrit les merveilles inutiles; et lors ayant trouvé le trésor qu’il cherchait, hélas! quel contentement à ce pauvre coeur humain, quelle joie, quelle complaisance d’amour! Hé !je l’ai rencontré celui que mon âme cherchait sans le connaît! ô que ne savais-je à quoi tendaient mes prétentions, quand rien de tout ce que je prétendais ne me contentait, parce que je ne savais pas ce qu’en effet je prétendais! Je prétendais d’aimer, et ne connaissais pas ce qu’il fallait aimer, et partant ma prétention ne trouvant pas son véritable amour, mon amour était toujours en une véritable, mais inconnue prétention; j’avais bien assez de pressentiment d’auteur pour me faire prétendre ; mais je n’avais pas assez de sentiment de la bonté qu’il fallait aimer pour exercer l’amour.

 

(1) Act., XVII, 23,

 

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CHAPITRE XVI

Comme l’amour se pratique en l’espérance

 

L’entendement humain étant donc convenablement appliqué à considérer ce que la foi lui représente de son souverain bien, soudain la volonté conçoit une extrême complaisance en ce divin objet, lequel, pour lors absent, fait naître un désir très ardent de sa présence, dont l’âme s’écrie saintement: Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche (1).

 

C’est à Dieu que je soupire,

C’est Dieu que mon coeur désire.

 

Et comme l’oiseau auquel le fauconnier ôte le chaperon, ayant la proie en vue, s’élance soudain au vol, et s’il est retenu par les longes, se débat sur le poing avec une ardeur extrême ; de même la foi nous ayant ôté le voile de l’ignorance, et fait voir notre souverain bien, lequel néanmoins nous ne pouvons encore posséder, retenus par la condition de cette vie mortelle, hélas ! Théotime, nous le désirons alors; de sorte que,

 

Les cerfs longtemps pourchassés,

Fuyant pantois (2) et lassés,

Si fort les eaux ne désirent,

Que nos coeurs d’ennuis presses

Seigneur, après toi soupirent,

Nos âmes en languissant

D’un désir toujours croissant

Crient:  Hélas ! quand sera-ce,

O Seigneur Dieu tout-puissant,

Que nos yeux verront ta face (3)?

 

(1) Cant. cant., I, 1.

(2) Pantois, haletants, respirant avec peine.

(3) Ps., XLI, 2, 3.

 

Ce désir est juste, Théotime, car qui ne désirerait un bien si désirable? Mais ce serait un désir inutile, ains qui ne servirait que d’un continuel martyre à notre coeur, si nous n’avions assurance de le pouvoir un jour assouvir. Celui qui pour le retardement de ce bonheur protestait que ses larmes lui étaient un pain ordinaire nuit et jour (1), tandis que son, Dieu lui était absent, et que ses adversaires l’enquéraient (2): où est ton Dieu? hélas! qu’eût-il fait, s’il n’eût eu quelque sorte d’espérance de pouvoir une fois jouir de ce bien, après lequel il soupirait? Et la divine épouse va tout éplorée et alangourie (3) d’amour (4) de quoi elle ne trouve pas sitôt le bien-aimé qu’elle cherche l’amour du bien-aimé avait créé en elle le désir le désir avait fait naître l’ardeur du pourchas (5), et cette ardeur lui causait la langueur, qui eût anéanti et consumé son pauvre coeur, si elle n’eût eu quelque espérance de rencontrer enfin ce qu’elle pourchassait. Ainsi doncques afin que l’inquiétude et la douloureuse langueur, que les efforts de l’amour désirant causeraient en nos esprits, ne nous portât à quelque défaillance de courage, et ne nous réduisît au désespoir ; le même bien souverain qui nous incite à le désirer si fortement, nous assure aussi que nous le pourrons obtenir fort aisément, par mille et mille promesses qu’il nous a faites en sa parole, et par ses inspirations; pourvu que nous voulions employer les moyens

 

(1) Ps. XLI, 4.

(2) L’enquéraient, lui demandaient.

(3) Alangourie, défaillante.

(4) Cant. cant., V, 8.

(5) Pourchas, recherche passionnée.

 

qu’il nous a préparés et qu’il nous offre pour cela.

Or, ces promesses et assurances divines, par une merveille particulière, accroissent la cause de notre inquiétude, et à mesure qu’elles augmentent la cause, elles ruinent et détruisent les effets.

Oui certes, Théotime, l’assurance que Dieu nous donne que le paradis est pour nous, fortifie infiniment le désir que nous avions d’en jouir, et néanmoins affaiblit, ains anéantit tout à fait le trouble et l’inquiétude que ce désir nous apportait; de sorte que nos coeurs par les promesses sacrées que la divine bonté nous a faites, demeurent tout à fait accoisés, et cet accoisement est la racine de la très sainte vertu pue nous appelons espérance. Car la volonté, assurée par la foi qu’elle pourra jouir de son souverain bien, usant des moyens à ce destinés, elle fait deux grands actes de vertu: par l’un, elle attend de Dieu la jouissance de sa souveraine bonté, et par l’autre elle aspire à cette sainte jouissance.

Et de vrai, Théotime, entre espérer et aspirer, il y a seulement cette différence, que nous espérons les choses que nous attendons par le moyen d’autrui; et nous aspirons aux choses que nous prétendons par nos propres moyens, de nous-mêmes; et d’autant que nous parvenons à la jouissauce de notre souverain bien, qui est Dieu, premièrement et principalement par sa faveur, grâce et miséricorde; et que néanmoins cette même miséricorde veut que nous coopérions-à sa faveur, mesurant la faiblesse de notre consentement à la force de sa grâce; partant notre espérance est aucunement (1) mêlée d’aspirement (2), si que nous n’espérons pas tout à fait sans aspirer, et n’aspirons jamais  sans tout à fait espérer, en quoi l’espérance tient toujours le rang principal, comme fondée sur la grâce divine, sans laquelle tout ainsi que nous ne pouvons pas seulement penser à notre souverain bien, selon qu’il convient pour y parvenir, aussi. ne pouvons-nous jamais sans icelle y aspirer comme il faut pour l’obtenir.

L’aspirement donc est un rejeton de l’espérance, comme notre coopération l’est de la grâce : et tout ainsi que ceux qui veulent espérer sans aspirer, seront rejetés comme couards (3) et négligents, de même ceux qui veulent aspirer sans espérer, sont. téméraires, insolents et présomptueux. Mais quand l’espérance est suivie de l’aspirement, et que espérant nous aspirons, et aspirant nous espérons, alors, cher Théotime, l’espérance se convertit en un courageux dessein par l’aspirement, et l’aspirement se convertit en une humble prétention par l’espérance, espérant et aspirant (4) selon que Dieu nous inspire. Mais cependant et l’un et l’autre se fait par cet amour désirant qui tend à. notre souverain bien, lequel, à mesure qu’il est plus assurément espéré, est aussi toujours plus aimé. Ainsi l’espérance n’est autre chose que l’amoureuse complaisance que nous avons en l’attente et prétention- de notre souverain bien : tout y est d’amour, Théotime. Soudain que la foi m’a montré mon souverain bien,

 

(1) Aucunement, à certains égards, quelquefois.

(2) Aspirement, aspiration.

(3) Couards, lâchés.

(4) Opposition des mots aspirer et espérer qui sent l’afféterie de langage du temps.

 

 

je l’ai aimé, et parce qu’il m’était absent, je l’ai désiré, et d’autant que j’ai. su qu’il se voulait donner à. moi, je l’ai derechef plus ardemment aimé et désiré; car aussi sa. bonté est d’autant plus aimable et désirable, qu’elle est disposée à se communiquer. Or, par ce progrès, l’amour a converti son désir en espérance, prétention et attente, si que l’espérance est un amour attendant et prétendant. Et parce que le bien souverain que l’espérance attend, c’est Dieu, et qu’elle ne l’attend aussi que de Dieu même auquel et par lequel elle espère et aspire, cette sainte vertu d’espérance, aboutissant de toutes parts à Dieu, est par conséquent une vertu divine ou théologique.

 

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CHAPITRE XVII

Que l’amour d’espérance est fort bon, quoique imparfait

 

 

L’amour que nous pratiquons en l’espérance, Théotime, va certes à Dieu, ruais il retourne, à. nous; il a son regard (1) en la divine bonté, mais il a de l’égard à notre utilité; il tend à cette suprême perfection, mais il prétend notre satisfaction, c’est-à-dire, il ne nous porte pas en Dieu, parce que Dieu est souverainement bon eu soi-même, mais parce qu’il est souverainement bon envers nous-mêmes, où, comme vous voyez, il y a du nôtre et de nous-mêmes. Et partant, cet amour est voirement (2) amour, mais amour de convoitise et intéressé. Je ne dis pas toutefois qu’il revienne tellement à nous, qu’il nous fasse aimer Dieu seu

 

(1) Son regard, son but, son objet.

(2) Voirement, à la vérité.

 

seulement pour l’amour de nous. O Dieu, nenni  car l’âme qui n’aimerait Dieu que pour l’amour d’ellemême, établissant la fin de l’amour qu’elle porte à Dieu en sa propre commodité, hélas! elle commettrait un extrême sacrilège. Si une femme n’aimait son mari que pour l’amour de son valet, elle aimerait son mari en valet, et son valet en mari, L’âme aussi qui n’aime Dieu que pour l’amour d’elle-même, elle s’aime comme elle devrait aimer Dieu, et elle aime Dieu comme elle se devrait aimer elle-même.

Mais il y a bien de la différence entre cette parole: J’aime Dieu pour le bien que j’en attends, et celle-ci : Je n’aime Dieu que pour le bien que j’en attends. Comme aussi c’est chose bien diverse de dire: J’aime Dieu pour moi, et dire: J’aime Dieu pour l’amour de moi; quand je dis: J’aime Dieu pour moi, c’est comme si je disais:J’aime avoir Dieu, j’aime que Dieu soit à moi, qu’il soit mon souverain bien, qui est une sainte affection de l’épouse céleste, laquelle cent fois proteste par excès de complaisance : Mon bien-aimé est tout mien, et moi je suis toute sienne, il est à moi, et je suis à lui (1). Mais dire : J’aime Dieu pour l’amour de moi-même, c’est comme qui dirait : L’amour que je me porte est la fin pour laquelle j’aime Dieu, en sorte que l’amour de Dieu soit dépendant, subalterne et inférieur à l’amour propre que nous avons envers nous-mêmes, qui est une impiété non pareille.

Cet amour donc que nous appelons espérance, est un amour de coavoitise, mais d’une sainte

 

(1) Cant cant., II. 16.

 

et bien ordonnée convoitise, par laquelle nous ne tirons pas Dieu à nous, ni à notre utilité, mais nous nous joignons à lui comme à notre finale félicité. Nous nous aimons ensemblement avec Dieu par cet amour, mais non pas nous préférant ou égalant à lui en cet amour: l’amour de sous-mêmes est mêlé avec celui de Dieu, mais celui de Dieu surnage ; notre amour-propre y entre voirement, mais comme simple motif, et non comme fin principale; notre intérêt y tient quelque lieu, mais Dieu tient le rang principal. Oui, sans doute, Théotime ; car quand nous aimons Dieu comme notre souverain bien, nous l’aimons pour une qualité par laquelle nous ne le rapportons pas à nous, mais nous à lui; nous ne sommes pàs sa fin, sa prétention, ni sa perfection, ains il est la nôtre; il ne nous appartient pas, mais nous lui appartenons; il ne dépend point de nous, alus nous de lui; et en somme, par la qualité de souverain bien, pour laquelle nous l’aimons, il ne reçoit rien de nous, ains nous recevous de lui, il exerce envers nous son affluence et bonté, et nous pratiquons notre indigence et disette; de sorte qu’aimer Dieu en titre de souverain bien, c’est l’aimer en titre honorable et respectueux, par lequel nous l’avouons être notre perfection, notre repos et notre fin, en la jouissance de laquelle consiste notre bonheur.

Il y a des biens desquels nous nous servons en les employant, comme sont nos esclaves, nos serviteurs, nos chevaux, nos habits; et l’amour que nous leur portons, est un amour de pure convoitise; car nous ne les aimons que pour notre profit. Il y a des biens desquels nous jouissons, mais d’une réciproque et mutuellement égale jouissance, comme nous faisons de nos amis; car l’amour que nous leur portons en tant qu’ils nous rendent du, contentement, est voirement amour de convoitise, mais convoitise honnête, par laquelle ils sont à- nous, et nous également à eux; ils nous appartiennent, et nous pareillement leur appartenons. Mais il y a des biens dont nous jouissons d’une jouissance de dépendance, participation, et sujétion, comme. nous faisons de la bienveillance de nos pasteurs, princes, pères, mères, ou. de leur présence et faveur; car l’amour que nous leur portons est aussi certes amour de convoitise quand nous les aimons, en tant qu’ils sont nos princes, nos pasteurs, nos pères, nos mères; puisque ce n’est pas la qualité de pasteur, ai de prince, ni de père, ni de mère, qui nous les fait aimer, aine parce qu’ils sont tels en notre endroit et à notre regard. Mais cette convoitise est un amour de respect, de révérence, d’honneur: car nous aimons, par exemple, nos pères, non parce qu’ils sont nôtres, mais parce que nous sommes à eux: et c’est ainsi que nous aimous et convoitons Dieu par l’espérance: non afin qu’il soit notre bien, mais parce qu’il l’est; non afin qu’il soit nôtre, mais parce que nous sommes siens; non comme s’il était pour nous, mais d’autant que nous sommes pour lui.

Et notez, Théotime, qu’en cet amour ici, la raison pour laquelle nous aimons, c’est-à-dire, pour laquelle nous appliquons notre coeur à l’amour du bien que nous convoitons, c’est parce que c’est notre bien; mais la raison de la mesure et quantité de cet amour dépend de l’excellence et dignité du bien que nous aimons. Nous aimons nos bienfaiteurs, parce qu’ils sont tels envers nous, mais nous les aimons plus ou moins, selon qu’ils sont ou plus grands, ou moindres bienfaiteurs. Pourquoi donc aimons-nous Dieu, Théotime, de cet amour de convoitise? Parce qu’il est notre bien. Mais pourquoi l’aimons-nous souyerainement? Parce qu’il est notre bien souverain.

Or, quand je dis que nous aimons souverainement Dieu, je ne dis pas que nous l’aimions pour cela du, soirverain amour; car le souverain amour n’est qu’en la charité. Mais en l’espérance l’amour est imparfait, parce qu’il ne tend pas à sa bonté infinie en tant qu’elle est telle en elle-même, aine seulement en tant qu’elle nous est telle; et néanmoins parce qu’en cette sorte d’amour il n’y a point de plus excellent matif que celui qui provient de la considération du souverain bien, nous disons que par icelui nous aimons souverainement, quoiqu’en vérité nul par ce seul amour ne puisse ni observer les commandements de Dieu, ni avoir la vie éternelle, parce que c’est un amour qui donne plus d’affection que d’effet quand il n’est pas accompagné de la charité.

 

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CHAPITRE XVIII.

Que l’amour se pratique an la pénitence, et premièrement qu’il y a diverses sortes de pénitences.

 

 

La pénitence, à parler généralement, est une repentance par laquelle on rejette et déteste le péché qu’on a commis, avec résolution de réparer, autant qu’on le peut, l’offense et l’injure faite à celui contre lequel on a péché : et j’ai enclos en la pénitence le propos de réparer l’offense; parce que la repentance ne déteste pas assez le mal quand elle laisse volontairement subsister son principal effet, qui est l’offense et l’injure; or, elle le laisse subsister, tandis que le pouvant on quelque sorte réparer, elle ne le fait pas.

Je laisse à part maintenant la pénitence de plusieurs païens, lesquels, comme Tertullien témoigne, en avaient entre eux quelque apparence, mais si vaine et inutile, que même, quelquefois, ils faisaient pénitence d’avoir bien fait. Car je ne parle que de la pénitence vertueuse, laquelle, selon les différents motifs desquels elle provient, est aussi de diverses espèces. Il y en a certes une qui est purement morale et humaine, comme fut celle d’Alexandre le Grand, lequel ayant tué son cher Clitus, cuida (1) se laisser mourir de faim, tant la force de la pénitence fut grande, dit Cicéron. Et celle d’Alcibiades, qui, convainéu par Socrate de n’être pas sage, se print à pleurer amèrement, triste et affligé de n’être pas ce qu’il devait être, dit saint Augustin. Aussi Aristote reconnaissant cette sorte de pénitence, assure que l’intempérant, lequel de propos délibéré s’adonne aux voluptés, est tout à fait incorrigible, parce qu’il ne se saurait repentir; et celui qui est sans pénitence est incurable.

Certes, Sénèque, Plutarque, et les Pythagoriciens, qui recommandent tant l’examen de la conscience, et surtout le premier, qui parle si

 

(19) Cuida, pensa.

 

vivement du trouble que le remords intérieur excite en l’âme, ont entendu sans doute qu’il y avait une repentance; et quant au sage Épictète, il décrit si bien la répréhension que nous devons pratiquer envers nous-mêmes, qu’on ne saurait presque mieux dire.

Il y a encore une autre pénitence qui est voirement morale, mais religieuse pourtant, et en certaine façon divine, d’autant qu’elle procède de la connaissance naturelle que l’on a d’avoir offensé Dieu en péchant. Car, en vérité, plusieurs philosophes ont su qu’on faisait chose agréable à la Divinité de vivre vertueusement, et que par conséquent on l’offensait en vivant vicieusement. Le bon homme Épictète fait un souhait de mourir en vrai chrétien (comme il est fort probable qu’aussi il fit), et entre autres choses il dit qu’il serait content s’il pouvait, en mourant, élever ses mains à Dieu et lui dire : Je ne vous ai point, quant à ma part, fait de déshonneur. Et de plus, il veut que son philosophe fasse un serment admirable à Dieu, de ne jamais désobéir à sa divine majesté, ni blâmer ou accuser chose quelconque qui arrive de sa part, ni de s’en plaindre en façon que ce soit : et ailleurs il enseigne que Dieu et notre bon ange sont présents à nos actions. Vous voyez donc bien, Théotime, que ce philosophe, lors encore païen, connaissait que le péché offensait Dieu, comme la vertu l’honorait; et que par conséquent il voulait qu’on s’en repentit, puisque même il ordonnait que l’on fît l’examen de conscience au soir, en faveur duquel, avec Pythagore, il fait cet avertissement :

 

Si vous avez mal fait, tancez-vous aigrement

Si vous avez bien fait, ayez contentement.

 

Or, cette sorte de repentance attachée à la science et dilection de Dieu que la nature peut fournir, était une dépendance de la religion morale. Mais comme la raison naturelle a donné plus de connaissance que d’amour aux philosophes, qui ne l’ont pas glorifié à proportion de la notice qu’ils en avaient; aussi la-nature a fourni plus de lumière pour faire entendre combien Dieu était offensé par le péché, que de chaleur pour exciter le repentir requis à la réparation de l’offense.

Néanmoins bien que la pénitence religieuse ait, en quelque façon, été reconnue par quelques-uns des philosophes; si est-ce que ç’a été si rarement et faiblement, que ceux qui ont eu la réputation d’être les plus vertueux d’entre eux, c’est-à-dire les Stoïciens, ont assuré que l’homme sage ne s’attristait jamais; de quoi ils eut fait une maxime autant contraire à. la raison, que la proposition sur laquelle ils la fondaient était contraire à l’expérience, à savoir que l’homme sage ne péchait point.

Nous pouvons doue bien dire, mon cher Théotime, que la pénitence est une vertu toute chrétienne; puisque d’un côté elle a été si peu connue entre les païens, et de l’autre, elle est tellement reconnue parmi les vrais chrétiens, qu’en icelle consiste une grande partie de la philosophie évangélique, selon laquelle quiconque dit qu’il ne pèche point, est insensé; et quiconque croit de remédier à son péché sans pénitence, il est forcené; car c’est l’exhortation des exhortations de notre Seigneur : Faites pénitence (1). Or, voici une briève description du- progrès de cette vertu.

Nous entrons en une profonde appréhension,

 

(1) Matth., XV, 17.

 

 

de quoi, en tant qu’en nous est, nous offensons Dieu par nos péchés, le méprisant et déshonorant, lui désobéissant et nous rebellant à lui; lequel aussi de son côté s’en tient pour offensé, irrité et méprisé, désagréant, réprouvant et abominant l’iniquité. De cette véritable appréhension naissent plusieurs motifs, qui, ou tous, ou plusieurs ensemble, ou chacun en particulier, nous peuvent porter à la repentance.

Car nous considérons parfois que Dieu qui est offensé, a établi une punition rigoureuse en enfer pour les pécheurs, et qu’il les privera du paradis préparé aux gens de bien. Or, comme le désir du paradis est extrêmement honorable, aussi la crainte de le perdre est grandement prisable; et non seulement cela, mais le désir du paradis étant fort estimable, la crainte de son contraire qui est l’enfer, est bonne et louable. Hé! qui ne craindrait une si grande perte et une si grande peine? Et cette double crainte, dont l’une est servile, et l’autre mercenaire, nous porte grandement à nous. repentir des péchés par lesquels nous les avons- encourues. Et à cet effet, eu la sacrée parole, cette crainte nous est cent fois et cent fois intimée. D’autres fois nous considérons la laideur et la malice du péché, selon que la foi nous l’enseigne ; comme par exemple, que par icelui la ressemblance et image de Dieu que nous avons, est barbouillée et défigurée, la dignité de notre esprit déshonorée; que nous sommes rendus semblables aux bêtes insensées; quo nous avons violé notre devoir envers le Créateur du monde, et perdu le bien de la société des anges, pour nous associer et assujettir au diable, nous rendant esclaves de nos passions, et renversant l’ordre de la raison, offensant nos bons anges à. qui nous sommes tant obligés.

Quelquefois encore nous sommes provoqués à la pénitence par la beauté de la vertu, qui donne autant de biens que le péché nous cause de maux; et de plus nous y sommes maintes fois excités par l’exemple des saints : car qui eût jamais pu voir les exercices de l’incomparable pénitence de Magdeleine, de Marie Egyptiaque, ou des pénitents du monastère surnommé Prison, dont saint Jean Climacus a fait la description, sans être ému à se repentir de ses péchés, puisque la seule lecture de l’histoire y provoque ceux qui ne sont pas du tout hébétés (1)?

 

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CHAPITRE XIX.

Que la pénitence sans l’amour est imparfaite.

 

Or, tous ces motifs nous sont enseignés par la foi et religion chrétienne; et partant la pénitence qui en provient est grandement louable, quoiqu’imparfaite. Elle est à la vérité louable; car ni la sainte Écriture, ni l’Église ne nous exciteraient pas par tels motifs, si la pénitence qui en provient n’était bonne: et ou voit manifestement que c’est chose grandement raisonnable de se repentir du péché pour ces considérations, ainsi qu’il est impossible de ne se repentir pas à qui les considère attentivement. Mais pourtant c’est une pénitence certes imparfaite, d’autant que l’amour divin n’y entre encore point. Hé ! ne voyez-vous pas, Théotime, que toutes ces repentances se font pour

 

(1) Du tout hébétés, entièrement blasés.

 

l’intérêt de notre âme, de sa félicité, de sa beauté intérieure, de son honneur, de sa dignité, et en un mot, pour l’amour de nous-mêmes, mais amour néanmoins légitime, juste et bien réglé !

Et prenez garde que je ne dis pas que ces repentances rejettent l’amour de Dieu, mais je dis seulement qu’elles ne le comprennent pas : elles ne le repoussent pas, mais elles ne le contiennent pas: elles ne sont pas contre lui, mais elles sont encore sans lui; il n’en est pas forclos (4), mais il n’y est pas non plus enclos. La volonté qui embrasse le bien simplement, est fort bonne mais si elle l’embrasse en rejetant le mieux, elle est certes déréglée, non pas en acceptant l’un, mais en repoussant l’autre, Ainsi le voeu de donner aujourd’hui l’aumône est bon, mais le voeu de ne la donner qu’aujourd’hui serait mauvais; parce qu’il forclorait le mieux, qui est de la donner aujourd’hui et demain, et toujours quand on pourra. C’est bien fait certes, et cela ne se peut nier, de se repentir de ses péchés pour éviter la peine de l’enfer, et obtenir le paradis; mais qui prendrait résolution de ne se vouloir jamais repentir pour aucun autre sujet, il forclorait volontairement le mieux, qui est de se repentir pour l’amour de Dieu, et commettrait un grand péché. Et qui serait le père qui ne trouvât mauvais que son fils le roulât voirement servir, mais non jamais avec amour ou par amour?

Le commencement des choses bonnes est bon le progrès est meilleur; et la fin est très bonne. Toutefois le commencement est bon en qualité de commencement, et le progrès en qualité de

 

(1) Forclos, exclu.

 

progrès; mais de vouloir finir l’oeuvre par le commencement, ou au progrès, c’est renverser l’ordre.

L’enfance est bonne; mais si on ne voulait jamais être qu’enfant, cela serait mauvais : car l’enfant de cent ans (1) est méprisé. De commencer d’apprendre, cela eut fort louable; mais qui commencerait en intention de ne jamais se perfectionner, il ferait contre toute raison. La crainte et les autres motifs de repentance dont nous avons parlé, sont bons, pour le commencement de la sagesse chrétienne, qui consiste en la pénitence; mais qui voudrait de propos délibéré ne point parvenir à l’amour, qui est la perfection de la pénitence, il offenserait grandement Celui qui a tout destiné à son amour, comme à la fin de toutes choses.

Conclusion. La repentance qui forclôt l’amour de Dieu, est infernale, pareille à celle des damnés. La repentance qui ne rejette pas l’amour de Dieu, quoiqu’elle soit encore sans icelui, est une bonne et désirable repentance, mais imparfaite, et qui ne peut nous donner le salut, jusqu’à ce qu’elle ait atteint à l’amour, et qu’elle se soit mêlée avec icelui. Si que, comme le grand Apôtre a dit, que s’il donnait son corps à brûler et tous ses biens aux pauvres, sans avoir la charité, cela lui serait inutile; aussi pouvons-nous dire en vérité, que quand notre pénitence serait si grande, que sa douleur fit fondre nos yeux en larmes, et fondre nos coeurs de regret, si nous n’avons pas le saint amour de Dieu, tout cela ne nous servirait de rien pour la vie éternelle.

 

(1) Is., LXV, 20.

 

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CHAPITRE XX.

Comme le mélange d’amour et de douleur se fait en la contrition.

 

La nature, que je sache, ne convertit jamais le feu en eau, quoique plusieurs eaux se convertissent en feu. Mais Dieu le fit pourtant une fois par miracle. Car, ainsi qu’il est écrit au livre des Machabées, lorsque les enfants d’Israël furent conduits en Babylone, du temps de Sédécias, les prêtres, par l’avis de Jérémie, cachèrent le feu sacré en une vallée, dans un puits sec; et an retour les enfants de ceux qui avaient ainsi caché le feu, l’allèrent chercher, selon ce que leurs pères leur avaient enseigné, et ils le trouvèrent converti en une eau fort épaisse, laquelle étant tirée par eux et répandue sur les sacrifices, selon que Néhémias l’ordonnait, soudain que les rayons du soleil l’eurent touchée, elle fut convertie en un grand feu.

Théotime, parmi les tribulations et regrets d’une vive repentance, Dieu met bien souvent dans le fond de notre coeur le feu sacré de son amour: puis cet amour se convertit en l’eau de plusieurs larmes, lesquelles par un second changement se convertissent en un autre plus grand feu d’amour. Aussi, la célèbre amante repentie aima  premièrement son Sauveur; et cet amour se convertit en pleurs, et ces pleurs en un amour excellent; dont notre Seigneur dit que plusieurs péchés lui étaient remis, parce qu’elle avait beaucoup aimé (1). Et comme nous voyons que le feu

 

(1) Luc., VII. 47

 

convertit le vin en une eau que presque partout on appelle eau-de-vie, laquelle conçoit et nourrit si aisément le feu, que pour cela on la nomine aussi en plusieurs endroits ardente : de même la considération amoureuse de la bonté, laquelle étant souverainement aimable, a été offensée par le péché, produit l’eau de la sainte pénitence; puis de cette eau provient réciproquement le feu de l’amour divin, dont on la peut proprement appeler eau-de-vie et ardente. Elle est certes une eau en sa substance; car la pénitence n’est autre chose qu’un vrai déplaisir, une réelle douleur et repentance ; mais elle est néanmoins ardente, parce qu’elle  contient la vertu et propriété de l’amour, comme provenue d’un motif amoureux, et par cette propriété elle donne la vie de la grâce. C’est pourquoi la parfaite pénitence a deux effets différents; car, en vertu de sa douleur et détestation, elle nous sépare du péché et de la créature, à laquelle la délectation nous avait attachés; mais en vertu du motif de l’amour d’où elle prend son origine, elle nous réconcilie et réunit à notre Dieu, duquel nous nous étions séparés par le mépris : si qu’à même temps (1) qu’elle nous retire du péché en qualité de repentance, elle nous rejoint à Dieu en qualité d’amour.

Mais je ne veux pas dire néanmoins que l’amour parfait de Dieu, par lequel on l’aime sur toutes choses, précède toujours cette repentance, ni que cette repentance précède toujours cet amour. Car encore que cela se passe ainsi maintes fois,

 

(1) Si qu’à même temps, tellement que, en même temps.

 

si est-ce que d’autres fois aussi, à même temps que l’amour divin naît dedans nos coeurs, la pénitence naît dedans l’amour, et plusieurs fois la pénitence venant en nos esprits, l’amour vient en la pénitence. Et comme, lorsqu’Esaü sortit du ventre de sa mère, Jacob son jumeau l’empoigna par le pied, afin que non seulement leurs naissances s’entre-suivissent, mais aussi s’entre-tinssent et fussent entre-liées l’une à l’autre ; de même le repentir rude et âpre à cause de sa douleur naît le premier, comme un autre Ésaü ; et l’amour doux et gracieux, comme Jacob, le tient par le pied, et s’attache tellement à lui, qu’ils n’ont qu’une seule origine; puisque la fin de la naissance du repentir est le commencement de celle du parfait amour. Or, comme Ésaü parut le premier, aussi le repentir se fait ordinairement voir avant l’amour; mais l’amour, comme tin autre Jacob, quoiqu’il soit le puîné, assujettit par après le repentir, le convertissant en consolation.

Voyez, je vous prie, Théotime, la bien-aimée Magdeleine, comme elle pleure d’amour : on a enlevé mon Seigneur, dit-elle toute fondue en larmes, et ne sais où on l’a mis (1); mais l’ayant trouvé par les soupirs et les pleurs, elle le tient et possède par amour. L’amour imparfait le désire et le requiert; la pénitence le cherche et le trouve; l’amour parfait le tient et le serre, ainsi qu’on dit des rubis d’Éthiopie, qui ont naturellement leur feu fort blafâtre (2); mais étant mis dans le vinaigre, il éclate et jette son

 

(1) Joan., XX, 13.

(2) Blafâtre, blafard, pale.

 

 

brillement (1) fort clair. Car l’amour qui précède le repentir est pour l’ordinaire imparfait; mais étant détrempé dans l’aigreur de la pénitence, il se renforce et devient amour excellent.

Il arrive même parfois que la repentance, quoique parfaite, ne contient pas en soi la propre action de l’amour, ains seulement la vertu et propriété d’icelui. Mais, ce me direz-vous, quelle vertu ou propriété de l’amour peut avoir la repentance, si elle n’a pas l’action? Théotime, le motif de la parfaite repentance, c’est la bonté de Dieu, laquelle il nous déplaît d’avoir offensée. Que ce motif n’est motif sinon parce qu’il émeut et donne le mouvement; mais le mouvement que la bonté divine donne au coeur qui la considère, ne peut être que le mouvement d’amour, c’est-à-dire d’union. C’est pourquoi la vraie repentance, bien

qu’il ne soit pas avis, et qu’on ne voie pas la propre action de l’amour, reçoit néanmoins toujours le mouvement de l’amour, et ta qualité naissante d’icelui, par laquelle elle nous réunit et rejoint à. la divine bonté. Dites-moi, de grâce : c’est la propriété de l’aimant de tirer à soi le fer, .et de se joindre à lui; mais ne voyons-nous pas que le fer touché de l’aimant, sans avoir ni l’aimant, ni sa nature, ains seulement sa vertu et qualité attrayante, ne laisse pas de tirer et s’unir à un autre fer? Ainsi la parfaite repentance, touchée du motif de l’amour, sans avoir la propre action de l’amour, ne laisse pus d’en avoir la vertu et la qualité, c’est-à-dire le mouvement d’union, pour rejoindre et réunir nos cœurs à la volonté divine. Mais quelle différence y a-t-il, me répliquerez

 

(1) Brillement, éclat.

 

vous, entre ce mouvement unissant de la pénitence et l’action propre de l’amour? Théotime, l’action de l’amour est un mouvement d’union voirement, mais il se fait par complaisance. Or, le mouvement d’union qui est en la pénitence, se fait non par voie de complaisance, ains de déplaisir, de repentance, de réparation, de réconciliation. En tant donc que ce mouvement unit, il a la qualité de l’amour; en tant qu’il est amer et douloureux, il a la qualité de la pénitence, et en somme, de sa naturelle condition, c’est un vrai mouvement de pénitence mais qui a la vertu et qualité unissante de l’amour.

Ainsi le vin thériacal n’est pas appelé thériacal pour contenir la propre substance de la thériaque (1); car il n’y en a point du tout: mais on le nomme ainsi parce que la plante de la vigne ayant été détrempée en thériaque, les raisins et le vin qui en sont provenus, ont tiré la vertu et l’opération de la thériaque contre toute sorte de venins. Si donc la pénitence, selon l’Ecriture, efface le péché, sauve l’âme, la rend agréable à dise, et la justifie, qui sont des effets appartenant à l’amour, et qui semblent ne devoir être attribués qu’à lui; il ne le faut pas trouver étrange : car bien que l’amour ne se trouve pas toujours lui-même en la pénitence parfaite, sa vertu néanmoins et sa propriété y est toujours, s’y étant écoulée par le motif amoureux duquel elle provient.

Il ne faut pas non plus s’étonner que la force de l’amour naisse dedans la repentance avant que

 

(1) Thériaque, composé pharmaceutique, en usage dès l’antiquité, calmant, cordial et antidote renommé.

 

l’amour y soit formé, puisque nous voyons que par la réflexion des rayons du soleil battant sur la glace d’un miroir, la chaleur, qui est la vertu et propre qualité du feu, s’augmente petit à petit si fort, qu’elle commence à brûler avant qu’elle ait bonnement produit le feu, ou au moins avant que nous l’ayons aperçu. Car ainsi le Saint-Esprit se jetant dans notre entendement la considération de la grandeur de nos péchés, en tant que par iceux nous avons offensé une si souveraine bonté; et notre volonté recevant la réflexion de cette connaissance, le repentir croit petit à petit si fort, avec une certaine chaleur affective et désir de retourner en grâce avec Dieu, qu’enfin ce mouvement arrive à tel signe qu’il brûle et unit avant même que l’amour soit du tout formé; amour qui toutefois, comme un feu sacré, s’allume immédiatement en ce point-là; de sorte que la repentance ne parvient jamais à ce signe de brûler et réunir le coeur à Dieu, qui est son extrême perfection, qu’elle ne se trouve toute convertie en feu et flamme d’amour, la fin de l’un servant de commencement de l’autre; ains plutôt la fin de la pénitence est dans le commencement de l’amour, comme le pied d’Ésaü était dans la main de Jacob, de telle façon que lorsqu’Ésaü achevait sa naissance, Jacob commençait la sienne, la fin de la naissance de l’un étant jointe, liée, et qui plus est, environnée du commencement de la naissance de l’autre; car ainsi Le commencement de l’amour parfait ne suit pas seulement la fin de la pénitence; mais il s’attache, il se lie, et, pour le dire en un mot, ce commencement d’amour se mêle avec la fin de la repentance; et en ce moment du mélange, la pénitence et contrition mérite la vie éternelle.

Or, parce que cette repentance amoureuse se pratique ordinairement par des élans ou élèvements du coeur en Dieu, pareils à ceux des anciens pénitents : Je suis vôtre, ô mon Dieu, sauvez-moi (1); ayez miséricorde de moi, ayez-en miséricorde; car mon âme se confie en vous (2). Sauvez-moi, Seigneur, car les eaux submergent mon âme (3). Faites-moi comme un de vos mercenaires (4). Seigneur, soyez-moi propice, à moi pauvre pécheur (5). Ce n’est pas sans raison que quelques-uns ont dit que l’oraison justifiait; car l’oraison repentante, ou la repentance suppliante, élevant l’âme à Dieu et la réunissant à sa bonté, obtient sans doute le pardon en vertu du saint amour qui lui donne le mouvement sacré. Et partant nous devons tous avoir force (6) telles oraisons jaculatoires faites par manière de repentance amoureuse et de souhaits requérant notre réconciliation avec Dieu; afin que par icelles prononçant devant le Sauveur notre tribulation (7), nous répandions nos âmes devant et dedans son coeur pitoyable, qui les recevra à merci.

 

(1) Ps., CXVIII, 94.

(2) Ps., LVI, 2.

(3) Ps., LXXVIII, 2.

(4) Luc., XV, 19.

(5) Luc., XVIII, 13.

(6) Force telles oraisons, beaucoup de semblables oraisons.

(7) Ps., XLI, 8.

 

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CHAPITRE XXI.

Comme les attraits amoureux de notre Seigneur nous aident et accompagnent jusqu’à la foi et la charité.

 

Entre le premier réveil du péché ou de l’incrédulité, et la résolution finale que l’on prend de croire parfaitement, il y a souventes fois (1) beaucoup de temps, pendant lequel on peut prier, comme fit saint Pacôme, ainsi que nous avons vu; et comme le père du pauvre lunatique, lequel, au rapport de saint Marc, assurant qu’il croyait, c’est-à-dire qu’il commençait à croire, connut quant et quant (2) qu’il ne croyait pas assez, donc il s’écria : Eh! Seigneur, je crois, mais aidez mon incrédulité (3) ; comme s’il eût voulu dire : je ne suis plus dans l’obscurité de la nuit d’infidélité, déjà les rayons de votre foi éclairent sur l’horizon de mon âme; mais néanmoins je ne crois pas encore convenablement, c’est une connaissance encore toute faible et mêlée de ténèbres : hélas! Seigneur, secourez-moi. Aussi le grand saint Augustin prononce solennellement cette remarquable parole : Écoute une fois, ô homme! et en-tends. N’es-tu pas tiré? Prie, a-fin que tu sois tiré: en laquelle son intention n’est pas de parler du premier mouvement que Dieu fait en nous sans nous, lorsqu’il nous excite et éveille du sommeil de péché. Car, comme pourrions-nous demander le réveil, puisque personne ne peut prier avant qu’être éveillé? Mais il parle de la résolution que l’on prend d’être fidèle : car il estime que croire

 

(1) Souventes fois, souvent.

(2) Quant et quant, en même temps.

(3) Marc., IX, 23.

 

c’est être tiré; et partant il admoneste ceux qui ont été excités à croire en Dieu, de demander le don de la foi; et personne certes ne pouvait mieux savoir les difficultés qui se passent ordinairement entre le premier mouvement que Dieu fait en nous, et la parfaite résolution de bien croire, que saint Augustin, qui ayant reçu une si grande variété d’attraits, par les paroles du glorieux saint Ambroise, par la conférence faite avec Potitian, et mille autres moyens, ne laissa pas néanmoins d’user de tant de remises, et d’avoir tant de peine à se résoudre; si qu’à lui de vrai(1), plus qu’à nul autre, on eût pu bien dire ce qu’il dit par après aux autres : Hélas! Augustin, si tu n’es pas tiré, si tu ne crois pas, prie que tu sois tiré, et que tu croies.

Notre Seigneur tire les coeurs par les délectations qu’il leur donne, lesquelles font trouver la doctrine céleste douce et agréable: mais avant que cette douceur ait engagé et lié la volonté par ses amiables liens, pour la tirer à l’acquiescement et consentement parfait de la foi; comme Dieu ne manque pas d’exercer sa bonté sur nous-par ses saintes inspirations, aussi notre ennemi ne cesse point de pratiquer sa malice par ses tentations. Et cependant nous demeurons en pleine liberté de consentir aux attraits célestes, ou de les rejeter : car comme le sacré concile de Trente a clairement résolu : « Si quelqu’un disait que le franc arbitre de l’homme étant rué et incité de Dieu, ne coopère en rien, consentant à Dieu, qui l’émeut et l’appelle, afin qu’il se dispose et prépare pour obtenir la grâce de la justification, et

(1) De vrai, en vérité.

 

 

qu’il ne peut n’y consentir point s’il veut; certes un tel serait excommunié et réprouvé de l’Église (1). » Que si nous ne repoussons point la grâce du saint amour, elle va se dilatant par des continuels accroissements dedans nos âmes, jusqu’à ce qu’elles soient entièrement converties, comme les grands fleuves qui, trouvant tes plaines ouvertes, se répandent et prennent toujours plus de place.

Que si l’inspiration nous ayant tirés à la fois ne rencontre point de résistance en nous, elle nous tire même jusques à la pénitence et charité. Saint Pierre, comme un apode relevé par l’inspiration que les yeux de son maître lui donnèrent, se lais. saut librement mouvoir et porter-à ce doux vent du Saint-Esprit, regarde les yeux salutaires qui l’avaient excité, il lit en iceux, comme au livre de vie, la douce semonce du pardon que la débonnaireté divine lui offre ; il en tire un juste motif d’espérance, il sort de la cour, il considère l’horreur de son péché et le déteste, il pleure, il gémit, il prosterne son misérable coeur devant celui de la miséricorde de son Seigneur, il crie merci pour sa faute, il se résout à une inviolable fidélité; et par ce progrès de mouvements pratiqués à la faveur de la grâce qui le conduit, l’assiste et l’aide continuellement, il parvient enfin à la sainte rémission de ses péchés, passant ainsi de grâce en grâce, selon que saint Prosper assure, que sans la grâce on ne court point à la grâce.

Ainsi donc, pour conclure ce point, l’âme prévenue de la grâce, sentant les premiers attraits, et consentant à leur douceur, comme revenant à

 

(1) Sess. VI, De justific., can. IV.

 

 

soi, après une si longue pâmoison, elle commence à soupirer ces paroles: Hélas! ô mon cher époux! mon ami ! tirez-moi, je vous prie, et me prenez par-dessous les bras, car je ne puis autrement aller (1); mais si vous me tirez, nous courrons: vous en m’aidant par l’odeur des parfums, et moi correspondant par mon faible consentement, et odorant vos suavités qui me renforcent et revigorent (2) toute jusqu’à ce que le baume de votre nom sacré (3), c’est-à-dire l’onction salutaire de ma justification, soit répandu en moi. Voyez-vous, Théotime, elle ne prierait pas, si elle n’était excitée; mais sitôt qu’elle l’est et qu’elle sent les attraits, elle prie qu’on la tire ; étant tirée, elle court : mais elle ne courrait pas, si les parfums qui l’attirent et par lesquels on. la tire, ne lui avivaient le coeur par la force de leur odeur précieuse : et comme elle court plus fort, et qu’elle s’approche de plus près de son céleste époux, elle sent toujours plus délicieusement les suavités qu’il répand, jusqu’à ce qu’enfin lui-même s’écoule dedans son coeur par manière de baume répandu (4): si qu’elle s’écrie, comme surprise de ce contentement non sitôt attendu et inopiné : ô mon époux, vous êtes un baume versé dans mon sein : ce n’est pas merveille si les jeunes âmes vous chérissent (5).

En cette façon, très cher Théotime, l’inspiration céleste vient à nous et nous prévient, excitant nos volontés à l’amour sacré. Que si nous ne la

 

(1) Cant. cant., ï, 3. -

2) Revigorent, fortifient.

(3) Cant. cant., I, 2.

(4) Ibid.

(5) Ibid.

 

repoussons pas, elle vient avec nous et nous environne, pour nous inciter et pousser toujours plus avant; et si nous ne l’abandonnons, elle ne nous abandonne point qu’elle ne nous ait rendus au port de la très sainte charité, faisant pour nous les trois offices que le grand ange Raphaël fit pour son cher Tobie: car elle nous guide en tout notre voyage de la sainte pénitence; elle nous garantit des périls et des assauts du diable, et nous console, anime et fortifie en nos difficultés,

 

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CHAPITRE XXII

Briève description de la charité.

 

Voilà donc enfin, mon cher Théotime, comme Dieu, par un -progrès plein de suavité ineffable, conduit l’âme qu’il fait sortir hors de l’Égypte du péché, d’amour en amour, comme de logement en logement, jusqu’à ce qu’il l’ait fait entrer en la terre de promission, je veux dire, en la très sainte charité, laquelle, pour le dire en un mot, est une amitié, et non pas un amour intéressé. Car, par la charité, nous aimons Dieu pour l’amour de lui-même, en considération de sa bonté très souverainement aimable : mais cette amitié est une vraie amitié car elle est réciproque, Dieu ayant aimé éternellement quiconque l’a aimé, l’aime, ou l’aimera temporellement. Elle est déclarée et reconnue mutuellement, attendu que Dieu ne peut ignorer l’amour que nous avons pour lui, puisque lui-même nous le donne : ni nous aussi ne pouvons ignorer celui qu’il a pour nous, puisqu’il l’a tant publié, et que nous reconnaissons tout ce que nous avons de bon, comme véritables effets de sa bienveillance; et enfin nous sommes en perpétuelle communication avec lui qui ne cesse de parler à nos coeurs par inspirations, attraits et mouvements sacrés. Il ne cesse de nous faire du bien et rendre toutes sortes de témoignages de sa très sainte affection, nous ayant ouvertement révélé tous ses secrets comme à ses amis  confidents. Et pour comble de son saint amoureux commerce avec nous, il s’est rendu notre propre viande au très saint sacrement de l’Eucharistie. Et quant à nous, nous traitons avec lui à toutes heures quand il nous plait, par la très sainte oraison, ayant toute notre vie, notre mouvement et notre être non seulement avec, lui, mais en lui et par lui.

Or, cette amitié n’est pas une simple amitié, mais amitié de dilection, par laquelle nous faisons élection de Dieu pour l’aimer d’amour particulier. Il est choisi, dit l’épouse sacrée, entre mille. Elle dit entre mille (1); mais elle veut dire entre tous. C’est pourquoi cette dilection n’est pas dilection de simple excellence, ains une dilection incomparable ; car la charité aime Dieu par une estime et préférence de sa bonté si hante et relevée au-dessus de toute antre estime, que les autres amours, ou ne sont pas vrais amours en comparaison de celai-ci, ou, s’ils sont vrais amours, celui-ci est infiniment plus qu’amour. Et partant, Théotime, ce n’est pas un amour que les forces de la nature, ni humaine, ni angélique, puissent produire, ains le Saint-Esprit le donne et le répand en nos coeurs (2): et comme nos âmes qui donnent

 

(1) Cant. cant., V, 10.

(2) Rom., V, 5.

 

la vie à nos corps, n’ont pas leur origine de nos corps, mais sont mises dans nos corps par la providence naturelle de Dieu; ainsi la charité qui donne la vie à nos coeurs, n’est pas extraite de nos coeurs, mais elle y est versée, comme une céleste liqueur, par la providence surnaturelle de sa divine majesté.

Nous l’appelons donc amitié surnaturelle pour cela; et de plus encore, parce qu’elle regarde Dieu et tend à lui, non selon la science naturelle que nous avons de sa bouté, mais selon la connaissance surnaturelle de la foi. C’est pourquoi, avec la foi et l’espérance, elle fait sa résidence en la pointe et cime de l’esprit, et comme une reine de majesté elle est assise dans la volonté comme en son trône, d’où elle répand sur toute l’âme ses suavités et douceurs, la rendant par ce moyen toute belle, agréable et aimable à la divine bonté: de sorte que si l’âme est un royaume duquel le Saint-Esprit soit le roi, la charité est la reine séante à sa dextre en robe d’or recamée (1) de belles variétés (2). Si l’âme est une reine, épouse du grand roi céleste, la charité est sa couronne qui embellit royalement sa tête. Mais si l’âme avec son corps est un petit monde, la charité est le soleil qui orne tout, échauffe tout et vivifie tout.

La charité donc est un amour d’amitié, une amitié de dilection, une dilection de préférence, mais de préférence incomparable, souveraine et surnaturelle, laquelle est comme un soleil en toute l’âme pour l’embellir de ses rayons, en toutes les facultés spirituelles pour les perfectionner,

 

(1) Recamée, brodée.

(2) Ps., XLIV, 10.  

en toutes les puissances pour les modérer, mais en la volonté comme en son siège, pour y résider et lui faire chérir et aimer son Dieu sur tontes choses. O que bienheureux est l’esprit dans lequel cette sainte dilection est répandue, puisque tous biens lui arrivent pareillement avec icelle (1) !  

(1) Sap., VII, 11.  

 

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