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LIVRE QUATRIÈMEDE LA DÉCADENCE ET RUINE DE LA CHARITÉ.Que nous pouvons perdre lamour de Dieu, tandis que nous sommes en cette vie mortelle.
Du refroidissement de lâme en lamour sacré.
Comme ou quitte le divin amour pour celui des créatures.
Que lamour se perd en un moment.
Que la seule cause du manquement et refroidissement de la charité est en la volonté des créatures.
Que nous devons reconnaître de Dieu tout lamour que nous lui portons.
Quil faut éviter toute curiosité, et acquiescer humblement à la très sage providence de Dieu.
Exhortation à lamoureuse soumission que nous devons aux décrets de la Providence divine,
Dun certain reste damour, lequel demeure maintes fois en lâme qui a perdu la sainte charité.
Combien cet amour imparfait est dangereux.
Moyen de reconnaître cet amour imparfait.
CHAPITRE PREMIERQue nous pouvons perdre lamour de Dieu, tandis que nous sommes en cette vie mortelle.
Nous ne faisons pas ces discours pour ces grandes âmes délite que Dieu, par une très spéciale faveur, maintient et confirme tellement de son amour, quelles sont hors le hasard de jamais le perdre. Nous parlons pour le reste des mortels, auxquels le Saint-Esprit adresse ces avertissements : Qui est debout quil prenne garde à ne point tomber (1). Tiens ce que tu as (2). Ayez soin et travaillez, afin dassurer par bonnes oeuvres votre vocation (3). Ensuite de quoi il leur fait sentir cette prière: Ne me rejetez point de devant votre face et ne môtez point votre Saint-Esprit (4). Et ne nous induisez point en tentation(5) ; afin quils fassent leur salut avec un saint tremblement et une crainte sacrée (6); sachant quils ne sont plus invariables et
(1) I Cor., X, 12.
(2) Apoc., III, 1l. (3) II Petr., I, 10.
(4) Ps., L, 13. (5) Matth., VII, 13.
(6) Phil., II, 12.
fermes à conserver lamour de Dieu, que le premier Ange avec ses sectateurs et Judas, qui layant reçu le perdirent, et- en le perdant se perdirent éternellement eux-mêmes; ni que Salomon, qui layant une fois quitté, tient tout le monde en doute de sa damnation; ni quAdam, Éve, David, saint Pierre, qui étant enfants de salut, ne laissèrent pas de déchoir pour un temps de lamour sans lequel il ny a point de salut. Hélas! ô Théotime, qui sera donc assuré de conserver lamour sacré en cette navigation de la vie mortelle, puisquen la terre et au ciel tant de personnes dincomparable dignité ont fait de si cruels naufrages? Mais, Ô Dieu éternel! comme est-il possible, direz-vous, quune âme qui n lamour de Dieu, le puisse jamais perdre? car où lamour est, il résiste an péché. Et, comme se peut-il donc faire que le péché y entre? puisque lamour est fort comme la mort, âpre au combat comme lenfer (1), comme peuvent les forces de la mort ou de lenfer, cest-à-dire, les péchés, vaincre lamour qui pour le moins les égale en force, et les surmonte en assistance et en droit? Mais comme peut-il être quune âme raisonnable, qui a une fois savouré une si grande douceur comme est celle de lamour divin, puisse oncques volontairement avaler les eaux amères de loffense ? Les enfants, tout enfants quils sont, étant nourris au lait, au beurre et au miel, abhorrent lamertume de labsinthe et du chicotin (2), et pleurent jusques à pâmer, quand on
(1) Cant. cant., VIII, 6. (2) Chicotin, extrait fort amer de laloès ou de la coloquinte.
leur en fait goûter. Hé! donc, Ô vrai Dieu, lâme une fois jointe à la bonté du Créateur, comme le peut-elle quitter pour suivre la vanité de la créature ? Mon cher Théotime, les cieux mêmes sébahissent, leurs portes se froissent de frayeur (1), et les anges de paix (2) demeurent éperdus détonnement sur cette prodigieuse misère du coeur humain, qui abandonne un bien tant aimable, pour sattacher à des choses si déplorables. Mais avez-vous jamais vu cette petite merveille que chacun sait, et de laquelle chacun ne sait pas la raison? quand on perce un tonneau bien plein., il ne répandra point son vin, quon ne lui donne de lair par-dessus; ce qui narrive pas aux tonneaux esquels il y a déjà du vide; car on ne les a pas plus tôt ouverts que le vin en sort. Certes, en cette vie mortelle, quoique nos âmes abondent en amour céleste, si est-ce que (3) jamais elles nen sont si pleines, que par la tentation cet amour ne puisse sortir, Mais là-haut au ciel, quand les suavités de la beauté de Dieu occuperont tout notre entendement, et les délices de sa bonté assouviront toute notre volonté, en sorte quil ny aura rien que la plénitude de son amour ne remplisse; nul objet, quoiquil pénètre jusquà nos coeurs, ne pourra jamais tirer, ni faire sortir une seule goutte de la précieuse liqueur de leur amour céleste. Et de penser donner du vent par-dessus, cest-à-dire, décevoir ou surprendre lentendement, il ne sera
(1) Jér., II, 12. (2) Is., XXIII, 7. (3) Si est-ce que, toujours est il que
plus possible; car il sera immobile en lappréhension de la vérité souveraine. Ainsi le vin qui est bien épuré et séparé de sa lie, peut aisément être garanti de tourner et pousser (1) ; mais celui qui est sur la lie, y est presque toujours sujet. Et quant à nous, tandis que nous sommes en ce monde, nos esprits sont sur la lie et le tartre de mille humeurs et misères, et par conséquent aisés à changer et tourner en leur amour. Mais étant au ciel, où, comme en ce grand festin décrit par Isaïe, nous aurons le vin purifié de toute lie (2), nous ne serons plus sujets au change, ains demeurerons inséparablement unis par amour à notre souverain bien. Ici, parmi les crépuscules de laube du jour, nous craignons quen lieu de lépoux nous ne rencontrions quoiquautre objet qui nous amuse et déçoive; mais quand nous le trouverons là-haut où il repaît et repose au midi de sa gloire (3), il ny aura plus moyen dêtre trompé; car sa lumière sera trop claire, et sa douceur nous liera si serrés à. sa bonté, que nous ne pourrons plus vouloir nous en déprendre. Nous sommes comme le corail qui, dans locéan, lieu de son origine, est un arbrisseau (4) pâle vert, faible, fléchissant et pliable; mais étant tiré hors du fond de la mer comme du sein
1) Pousser, fermenter. (2) Is., XXV, 6.
(3) Cant. cant., I, 6.
(4) Le corail est un arbrisseau... le corail est un polypier qui a la forme dun arbrisseau couvert dune membrane vasculaire qui relie entre eux les polypes et leur permet de profiter de la même nourriture.
de sa mère, il devient presque pierre, se rendant ferme et impliable, à mesure quil change son vert blafâtre en un vermeil fort vif; car ainsi étant encore emmi la mer de ce monde, lieu de notre naissance, nous sommes sujets à des vicissitudes extrêmes, et pliables à toutes les mains: à la droite de lamour céleste par linspiration, à la gauche de lamour terrestre par la tentation. Mais si une fois tirés hors de cette mortalité, nous avons changé le pâle vert de nos craintives espérances au vif vermeil de lassurée jouissance, jamais plus nous ne serons muables (1); ains demeurerons à toujours arrêtés en lamour éternel. Il est impossible de voir la Divinité et ne laimer pas. Mais ici-bas, où, sans la voir, noirs lentrevoyons seulement ais travers des ombres de la foi, comme en un miroir (2), notre connaissance nest pas si grande, quelle ne laisse encore lentrée à la surprise des autres objets et biens apparents, lesquels, entre les obscurités qui se mêlent en la certitude et vérité de la foi, se glissent insensiblement comme petits renardeaux, et démolissent notre vigne fleurie (3). En somme, Théotime, quand nous avons la charité, notre franc arbitre est paré de la robe nuptiale, de laquelle comme il peut toujours demeurer vêtu, sil veut, en bien faisant, aussi sen peut-il dépouiller, sil lui plaît, en péchant.
(1) Muables, changeantes. (2) I Cor., XIII, 12.
(3) Cant. cant., II, 15.
CHAPITRE IIDu refroidissement de lâme en lamour sacré.
Lâme est maintes fois contristée et affligée dans le corps, jusque même à quitter plusieurs membres dicelui, qui demeurent privés de mouvement et sentiment, encore quelle nabandonne pas le coeur, où elle est toujours entière jusques à lextrémité de la vie. Ainsi, la charité est quelquefois tellement allangourie et abattue dans le coeur, quelle ne parait presque plus en aucun exercice, et néanmoins elle ne laisse pas dêtre entière en la suprême région de lâme, et cest lorsque, sous la multitude des péchés véniels, comme sous des cendres, le feu du saint amour demeure couvert et sa lueur étouffée, quoique non pas amorti ni éteint; car tout ainsi que la présence du diamant empêche lexercice et laction de la propriété que laimant a dattirer le fer, sans toutefois lui ôter la propriété, laquelle opère soudain que cet empêchement est éloigné; de même la présence du péché véniel nôte pas voirement à la charité sa force et puissance dopérer, mais elle lengourdit en certaine façon, et la prive de lusage de son activité, si quelle demeure sans action, stérile et inféconde. Certes, le péché véniel, ni même laffection au péché véniel, nest pas contraire à lessentielle résolution de la charité qui est de préférer Dieu à toutes choses, dautant que par ce péché nous aimons quelque chose hors de la raison, mais non pas contre la raison; nous déférons un peu trop, et plus quil nest convenable à la créature, mais non pas en la préférant au Créateur; nous nous amusons plus quil ne faut aux choses terrestres, mais nous ne quittons pas pour cela les célestes. En somme, cette sorte de péché nous retarde au chemin dela charité, mais il ne nous en retire pas; et partant le péché véniel nétant pas contraire à la charité, il ne la détruit jamais, ni en tout ni en partie. Dieu fit savoir à lévêque dÉphèse quil avait délaissé sa première charité (1). Où il ne dit pas quil était sans charité, mais seulement quelle nétait plus telle quau commencement, cest-à-dire, quelle nétait plus prompte, fervente, fleurissante et fructueuse; ainsi que nous avons accoutumé de dire dun homme qui, de brave, joyeux et gaillard, est devenu chagrin, paresseux et maussade : ce nest pins celui dautrefois, car nous ne voulons pas entendre que ce ne soit pas le même selon la substance, mais seulement selon les actions et exercices. Et de même Notre-Seigneur a dit quès derniers jours la charité de plusieurs se refroidira (2), cest-à-dire, elle ne sera pas si active et courageuse, à cause de la crainte et de lennui qui oppressera les coeurs. Certes, la concupiscence ayant conçu, elle engendre le péché (3); mais ce péché, quoique péché, nengendre pas toujours la mort de lâme, ains seulement lorsquil e une malice entière, et quil est consommé et accompli (4), comme dit saint Jacques, qui en cela établit
(1) Apoc., II, 4.
(2) Matth., XXIV, 12.
(3) Jac., I, 15.
(4) Ibid..
si clairement la différence entre le péché véniel et le péché mortel, que je ne sais comme il sest trouvé des gens en notre siècle qui aient en la hardiesse de le nier (1). Néanmoins, le péché véniel est péché, et par conséquent il déplaît à la charité, non comme chose qui lui soit contraire, mais comme chose contraire à ses opérations et à son progrès, voire même à son intention, laquelle étant que nous rapportions toutes nos opérations à Dieu, elle est violée par le péché véniel, qui porte les actions pur lesquelles nous le commettons, non pas voirement contre Dieu, mais hors de Dieu et de sa volonté. Et comme nous disons dun arbre qui a été rudement touché et réduit en friche par la tempête, que rien ny est demeuré, parce quencore que larbre est entier, néanmoins il est resté sans fruit: de même, quand notre charité est battue des affections que lon a aux péchés véniels, nous disons quelle est diminuée et défaillie, non que lhabitude de lamour ne soit entière en nos esprits, mais parce quelle est sans les oeuvres qui sont ses fruits. Laffection aux grands péchés rendait tellement la vérité prisonnière de linjustice entre les philosophes païens, que, comme dit le grand Apôtre connaissant Dieu, ils ne le glorifiaient pas (2), selon que cette connaissance requérait, si que cette affection nexterminant uns la lumière naturelle,
(1) Luther et Calvin, Wicklef, et plus tard Baïus, ont nié la distinction entre les péchés sous le rapport de la gravité, les déclarant tous mortels. (2) Rom., X, 18-21.
elle la rendait infructueuse. Aussi les affections au péché véniel nabolissent pas la charité; mais elles la tiennent comme une esclave, liée pieds et mains, empêchant sa liberté et son action. Cette affection nous attachant par trop à la jouissance des créatures, nous prive de la privauté spirituelle entre Dieu et nous, à laquelle la charité, comme vraie amitié, nous incite. Et par conséquent, elle nous fait perdre les secours et assistances intérieurs, qui sont comme les esprits vitaux et animaux de lâme, du défaut desquels provient une certaine paralysie spirituelle; laquelle enfin, si on ny remédie, nous conduit à la mort. Car en somme la charité étant une qualité active, ne peut être longtemps sans agir ou périr. Elle est, disent nos anciens, de lhumeur de Rachel : Donne-moi des enfants, disait celle-ci à son mari, autrement je mourrai (1). Et la charité presse le coeur auquel elle est mariée, de la féconder en bonnes oeuvres; autrement elle périra. Nous ne sommes guère en cette vie mortelle sans beaucoup de tentations. Or, ces esprits vils, paresseux et adonnés aux plaisirs extérieurs, nétant pas duicts (2) aux combats, ni exercés aux armes spirituelles, ils ne gardent jamais guère la charité, ains se laissent ordinairement surprendre à la coulpe mortelle : ce qui arrive dautant plus aisément, que par le péché véniel lâme se dispose au mortel. Car, comme cet ancien ayant continué à porter tous les jours un même veau, le porta enfin encore quil fût devenu un gros boeuf, la
(1) Gen., XXX, 1.
(2) Duicts, instruits.
coutume ayant petit à petit rendu insensible à ses forces laccroissement dun si lourd fardeau: ainsi celui qui saffectionne à jouer des testons (1), jouerait enfin des écus, des pistoles, des chevaux, et, après ses chevaux, toute sa chevance (2). Qui lâche la bride aux menues colères, se trouve enfin furieux et insupportable; qui sadonne à mentir par raillerie, est grandement en danger de mentir avec calomnie. Enfin, Théotime, nous disons de ceux qui ont la complexion fort faible, quils nont point de vie, quils nen ont pas une once, où quils nen ont pas plein le poing; parce que ce qui doit bientôt finir, semble en effet nêtre plus. Et ces âmes fainéantes, adonnées aux plaisirs et affectionnées aux choses transitoires, peuvent bien dire quelles nont plus de charité, puisque, si elles en ont, elles sont en voie de la perdre bientôt.
CHAPITRE IIIComme ou quitte le divin amour pour celui des créatures.
Ce malheur de quitter Dieu pour la créature arrive ainsi. Nous naimons pas Dieu sans intermission (3) ; dautant quen cette vie mortelle la charité est en nous par manière de simple habitude, de laquelle, comme les philosophes ont remarqué, nous usons quand il nous plaît, et non jamais contre notre gré. Quand donc nous nusons
(1) Teston, petite monnaie dargent frappée à limage de Louis XII, valant dix à douze sous. (2) Sa chevance, son bien, de chevir être maître de... (3) Intermission, alternative, interruption.
pas de la charité qui est en nous, cest-à-dire, quand nous nemployons pas notre esprit aux exercices de lamour sacré, ains que le tenant diverti à quelque autre occupation, ou que, paresseux en soi-même, il se tient inutile et négligent, alors, Théotime, il peut dire touché de quelque objet mauvais, et surpris de quelque tentation. Et bien que lhabitude de la charité en même temps soit au fond de notre âme et quelle fasse son office, nous inclinant à rejeter la suggestion mauvaise, si est-ce quelle ne nous presse pas, ni nous porte à laction de la résistance quà mesure que nous la secondons, comme les habitudes ont coutume de faire; et partant nous laissant en notre liberté, il advient maintes fois que le mauvais objet ayant jeté bien avant ses attraits dans notre coeur, nous nous attachons à lui par une complaisance excessive, laquelle venant à croître, il nous est malaisé de nous en défaire ; et comme des épines, selon que dit notre Seigneur, elle suffoque enfin la semence de la grâce et dilection céleste (1). Ainsi arriva-t-il à notre première mère Eve, de laquelle la perte commença par un certain amusement quelle prit à deviser avec le serpent; recevant de la complaisance douïr parler de son agrandissement en science, et de voir la beauté du fruit défendu ; si que la complaisance grossissant en lamusement, et lamusement se nourrissant dans la complaisance, elle sy trouva enfin tellement engagée, que se laissant aller au consentement, elle commit le malheureux péché auquel par après elle attira son mari (2).
(1) Luc., VIII, 7. (2) Gen., III.
On voit que les pigeons touchés de vanité se pavanent quelquefois en lair, et font des esplanades (,4).çà et là, se mirant en la variété de leur pennage (2); et lors les tiercelets et les faucons qui les épient, viennent fondre sur eux et les attrapent ; ce quils ne feraient jamais, si les pigeons volaient leur droit vol, dautant quils ont laile plus raide que les oiseaux de proie. Hélas ! Théotime, si nous ne nous amusions pas en la vanité des plaisirs caducs, et surtout en la complaisance de notre amour-propre, ains quayant une fois la charité, nous fussions soigneux de voler droit là par où elle nous porte, jamais les suggestions et tentations ne nous attraperaient. Mais parce que, comme colombes séduites et déçues de notre propre estime, nous retournons sur nous-mêmes, et entretenons trop nos esprits parmi les créatures, nous nous trouvons souvent surpris entre les serres de nos ennemis, qui nous emportent et dévorent. Dieu ne veut pas empêcher que nous ne soyons attaqués de tentations, afin que résistant, notre charité soit plus exercée, et puisse par le combat emporter la victoire, et par la victoire obtenir le triomphe. Mais que nous ayons quelque sorte dinclination à nous délecter en ta tentation, cela vient de la condition de notre nature, qui aime tant le bien, que pour cela elle est sujette dêtre attachée partout ce qui a apparence de bien; et ce que la tentation nous présente pour amorce, est toujours de cette sorte. Car, comme enseignent les saintes lettres, ou cest un bien honorable,
(1) Font des esplanades, planent. (2) Pennage, plumage.
selon le monde, pour nous provoquer à lorgueil de la vie mondaine, ou un bien délectable aux sens, pour nous porter à la convoitise charnelle, ou un bien utile à nous enrichir, pour nous inciter à la convoitise et avarice des yeux (1). Que si nous tenions notre foi, laquelle sait discerner entre les vrais biens quil faut pourchasser, et les faux quil faut rejeter, vivement attentive à son devoir, certes elle servirait de sentinelle assurée à la charité, et lui donnerait avis du mal qui sapproche du coeur sous prétexte du bien, et la charité le repousserait soudain. Mais parce que nous tenons ordinairement notre foi ou dormante, ou moins attentive quil ne serait requis pour la conservation de notre charité, nous sommes aussi souvent surpris de la tentation, laquelle séduisant nos sens, et nos sens incitant la partie inférieure de notre âme à la rébellion, il advient que maintes fois la partie supérieure de la raison cède à leffort de cette révolte, et commettant le péché, elle perd la charité. Tel fut le progrès de la sédition que le déloyal Absalon excita contre son bon père David. Car il mit en avant des propositions bonnes en apparence, lesquelles étant une fois reçues par les pauvres Israélites, desquels la prudence était endormie et engourdie, il les sollicita tellement quil les réduisit à une entière rébellion (2), de sorte que David fut contraint de sortir tout éploré de Jérusalem avec tous ses plus fidèles amis, ne laissant en la ville de gens de marque, sinon Sadoc et Abiathar, prêtres de lÉternel, avec leurs
(1) Joan., I,15.
(2) II Reg., XV, 12.
enfants; or Sadoc était voyant, cest-à-dire, prophète (1). Car de même, très cher Théotime, lamour. propre trouvant notre foi hors dattention et sommeillante, il nous présente des biens vains, mais apparents; séduit nos sens, notre imagination et les facultés de nos âmes, et presse tellement nos francs arbitres, quil les conduit à lentière révolte contre le saint amour de Dieu; lequel alors, comme un autre David, sort de notre coeur avec tout son train, cest-à-dire, avec les dons du Saint-Esprit et les autres vertus célestes, qui sont compagnes inséparables de la charité, si elles ne sont ses propriétés et habilités (2): et ne reste plus en la Jérusalem de notre âme aucune vertu dimportance, sinon Sadoc le Voyant, cest-à-dire, le don de la foi, qui nous peut faire voir les choses éternelles, avec son exercice, et encore Abiathar, cest-à-dire, le don de lespérance avec son action, qui tous deux demeurent bien affligés et tristes, maintenant toutefois en nous larche de lalliance, cest-à-dire, la qualité et le titre de chrétien qui nous est acquis par le baptême. Hélas !Théotime, quel pitoyable spectacle aux anges de paix de voir ainsi sortir le Saint-Esprit et son amour de nos âmes pécheresses! Eh ! je crois certes que, sils pouvaient alors pleurer, ils verseraient des larmes infinies, et dune voix lugubre, lamentant notre malheur, ils chanteraient le triste cantique que Jérémie entonna, quand, assis sur le seuil du temple désolé, il contempla la ruine de Jérusalem au temps de Sédécie:
(1) II Reg., XV, 27. (2) Habilités, facultés, dispositions.
Ah ! combien vois-je désolée Cette cité jadis comblée De peuple, de bien et dhonneur, Maintenant siège de lhorreur (1)
CHAPITRE IVQue lamour se perd en un moment.
Lamour de Dieu qui nous porte jusquau mépris de nous-mêmes, nous rend citoyens de la Jérusalem céleste ; lamour de nous-mêmes qui nous pousse jusquau mépris de. Dieu, nous rend esclaves de la Babylone infernale. Or, nous allons certes petit à petit à ce mépris de Dieu ; mais nous ny sommes pas plus tôt parvenus, que soudain, en un moment, la sainte charité, se sépare de nous, on, pour mieux dire,, elle périt tout à fait. Oui, Théotime, car en ce mépris de Bien consiste le péché mortel, et un seul péché mortel bannit la charité de lâme, dautant quil rompt le lien et lunion dicelle. avec Dieu, qui est lobéissance et soumission à sa volonté. Et comme le coeur humain ne peut être vivant et divisé, aussi la charité, qui est le coeur de lâme et lâme du coeur, ne peut jamais être blessée quelle ne soit tuée ; ainsi quon dit des perles, qui conques de la rosée céleste, périssent. si une seule goutte de leau marine entre. dedans leur écaille. Notre esprit certes ne sort pas petit à petit de sen corps, ains en un moment, lorsque lindisposition du corps est si grande quil ne peut plus y faire des actions de vie; de même, à linstant que le coeur est tellement détraqué en ses passions, que la charité ny peut plus régner, elle
(1) Thren., I, 1.
le quitte et abandonne ; car elle est si généreuse, quelle. ne peut cesser de régner-sans cesser dêtre. Les habitudes que: nous acquérons par nos seules actions humaines, ne périssent pas par un seul acte contraire; car nul ne dira quun homme soit intempérant pour un seul acte dintempérance, ni quun peintre ne soit pas bon maître pour avoir une fois manqué à lart; ains comme toutes telles habitudes nous arrivent par la suite et impression de plusieurs actes, ainsi nous les perdons par une longue cessation de leurs actes, ou par multitude dactes contraires. Mais la charité, Théotime, que le Saint-Esprit répand en un moment dans nos coeurs, lorsque. les conditions requises à cette infusion se rencontrent en nous, certes aussi en un instant elle nous est ôtée sitôt que détournant notre volonté de lobéissance que nous devons à Dieu, nous avons achevé de consentir à la rébellion et déloyauté à laquelle la tentation nous incite. Il est vrai que. la charité sagrandit par accroissement de degré à. degré, et de perfection à perfection, selon que par nos oeuvres ou la réception. des sacrements nous lui faisons place; mais toutefois elle ne diminue pas par amoindrissement de sa perfection; car jamais ou nen perd un seul bien quon ne la perde toute; en quoi elle ressemble au chef-doeuvre de Phidias, tant célébré par les anciens; car on dit que ce grand sculpteur fit en Athènes une statue de Minerve toute divoire, hauts de vingt-six coudées; et au bouclier dicelle, auquel il avait relevé les batailles des Amazones et des géants, il grava avec tant dart son visage de lui-même, quon ne pouvait ôter un seul brin de son image, dit Aristote, que toute la statue ne tombât défaite; si que cette besogne ayant été perfectionnée par assemblage de pièce à pièce, en un moment néanmoins elle périssait, si on eût ôté une seule petite partie de la semblance de louvrier. Et de même, Théotime, encore que le Saint-Esprit, ayant mis la charité en une âme, lui donne sa croissance par addition de degré à degré, et de perfection à perfection damour, si est-ce toutefois que la résolution de préférer la volonté de Dieu à toutes choses étant le point essentiel de lamour sacré, et auquel limage de lamour éternel, cest-à-dire, du Saint-Esprit, est représentée on ne saurait en ôter une seule pièce, que soudain toute la charité ne périsse. Cette préférence de Dieu à toute chose est le cher enfant de la charité. Que si Agar, qui nétait quune Égyptienne, voyant son fils en danger de mourir, neut pas te courage de demeurer auprès de lui, aine le voulut quitter, disant : Ah! je ne saurais voir mourir cet enfant (1), quelle merveille y a-t-il que la charité, fille de douceur et suavité céleste, ne puisse voir mourir son enfant, qui est le propos de ne jamais offenser Dieu? Si quà mesure que notre franc arbitre se résout de consentir au péché, donnant par même moyen la mort à ce sacré propos ; la charité meurt avec icelui, et dit en son dernier soupir : Hé! non jamais je ne verrai mourir cet enfant. En somme, Théotime, comme la pierre précieuse nommée prassius (2) perd sa lueur en la présence de quel
(1) Gen., XXI, 16. (2) Prassius, prasius, prase, variété de quartz, agate.
venin que ce soit, ainsi lâme perd en un instant sa splendeur, sa grâce et sa beauté qui consiste au saint amour, à lentrée et présence de quel péché mortel que ce soit, dont il est écrit que lâme qui péchera mourra (1).
CHAPITRE V.Que la seule cause du manquement et refroidissement de la charité est en la volonté des créatures.
Comme ce serait une effronterie impie de vouloir attribuer aux forces de notre volonté les oeuvres de lamour sacré que le Saint-Esprit fait en nous et avec nous, aussi serait-ce une impiété effrontée de vouloir rejeter le défaut damour qui est en lhomme ingrat sur le manquement de lassistance et grâce céleste, car le Saint-Esprit crie partout, au contraire, que notre perte vient de nous (2); que le Sauveur a apporté le feu du saint amour, et ne désire rien plus sinon quil brûle nos coeurs (3); que le salut est préparé devant la face de toutes nations, lumière pour éclairer les Gentils et pour la gloire dIsraël (4) ; que la divine bonté ne veut point quaucun périsse (5), mais que tous viennent à la connaissance de la vérité; veut que tous hommes soient sauvés (6), le Sauveur diceux étant venu au monde afin que tous reçussent
(1) Ezech., XVIII, 4.
(2) Osée., XIII, 9. (3) Luc., XII, 49. (4) Luc., II, 30-32. (5) II Petr., III, 9. (6) I Tim., II, 4.
ladoption des enfants (1), et le Sage nous avertit clairement: Ne dis point: Il tient à Dieu (2). Ainsi le sacré concile de Trente inculque divinement à tous les enfants de lEglise sainte, que la grâce divine ne manque jamais à ceux qui font ce quils peuvent, invoquant le secours céleste; que Dieu nabandonne jamais ceux quil a une fois justifiée, sinon queux-mêmes les premiers labandonnent; de sorte que sils ne manquent à la grâce, ils obtiendront, la gloire. En somme, Théotime, le Sauveur est une lumière qui éclaire tout homme qui vient en ce monde (3). Plusieurs voyageurs, environ lheure de midi, un jour dété, se mirent à dormir à. lombre dun arbre; mais tandis que leur lassitude et la fraîcheur de lombrage les tient en sommeil, le soleil savançant sur eux, leur porta droit aux yeux. sa plus forte lumière, laquelle par léclat de sa clarté faisait des transparences, comme par des petits éclairs, autour de la prunelle des yeux de ces dormants, et par la chaleur qui perçait leurs paupières, les força dune douce violence de séveiller; mais les uns éveillés se lèvent, et gagnant pays (4), allèrent heureusement au gîte; les autres, nuit seulement ne se lovèrent pas, mais tournant le dos au soleil et enfonçant leurs chapeaux sur leurs yeux, passèrent là leur journée à dormir, jusquà ce que surpris de la nuit, et voulant néanmoins aller au louis, ils ségarent, qui
(1) Gal., IV, 5. (2) Eccli., XV, 4.
(3) Joan., I, 9.
(4) Gagnant pays, gagnant du terrain, avançant.
çà qui là, dans une forêt à la merci des loups, sangliers et autres bêtes sauvages. Or dites, de grâce, Théotime, ceux qui sont arrivés ne devaient-ils pas savoir tout le gré de leur contentement au soleil, ou, pour parler plus chrétiennement, au créateur du soleil? Oui certes; car ils ne pensaient nullement à séveiller quand il en était tempe; le soleil leur fit ce bon office, et par une agréable semonce de sa clarté et de sa chaleur, les vint amiablement réveiller. Il est vrai quils ne firent pas résistance au soleil, mais il les aida aussi beaucoup à ne point résister; car il vint doucement répandre sa lumière sur eux, se faisant entrevoir au travers de leurs paupières, et par sa chaleur, comme par son amour, il alla dessiller leurs yeux et les pressa de voir son jour. Au contraire, ces pauvres errants navaient-ils pas tort de crier dans ce buis: Eh ! quavons-nous fait au soleil, pourquoi il ne nous a pas fait voir sa lumière comme à nos compagnons, alla que nous fussions arrivés au logis, sans demeurer en ces effroyables ténèbres? Car qui ne prendrait la cause du soleil, ou plutôt de Dieu en main, mon cher Théotime, pour dire à ces chétifs malencontreux : Quest-ce, misérables, que le soleil pouvait bonnement faire pour vous, quil ne lait fait? Ses faveurs étaient égales envers tous vous autres qui dormiez; il vous aborda tous avec une même lumière, il vous toucha des mêmes rayons, il répandit sur vous une chaleur pareille, et malheureux que vous êtes, quoique vous vissiez vos compagnons levés prendre le bourdon pour tirer chemin (1), Vous tournâtes le dos au soleil, et ne
(1) Tirer chemin, cheminer
voulûtes pas employer sa clarté ni vous laisser vaincre à sa chaleur. Tenez, voilà maintenant, Théotime, ce que je veux dire. Tous les hommes sont voyageurs en cette vie mortelle: presque tous nous nous sommes volontairement endormis en liniquité; et Dieu, soleil de justice, darde sur tons très suffisamment, aine abondamment, les rayons de ses inspirations; il échauffe nos coeurs de ses bénédictions, touchant un chacun des attraits de son amour. Eh! que veut dire donc que ces attraits en attirent si peu, et en tirent encore moins? Ah t certes, ceux qui étant attirés, puis tirés, suivent linspiration, ont grande occasion de sen réjouir, mais non pas de sen glorifier. Quils se réjouissent, parce quils jouissent dun grand bien; ruais quils ne sen glorifient pas, puisque cest par la pure bonté de Dieu, qui, leur laissant lutilité de son bienfait, sen est réservé la gloire. Mais quant à. ceux qui demeurent au sommeil de péché, ô Dieu, quils ont une grande raison de lamenter, gémir, pleurer et regretter! car ils sont au malheur le plus lamentable de tous; ruais ils nont pas raison de se douloir et plaindre, sinon deux-mêmes, qui ont méprisé, ains ont été rebelles à la lumière, revêches aux attraits, et se sont obstinés contre linspiration; de sorte quà. leur malice seule d-oit être à jamais malédiction et confusion, puisquils sont seuls auteurs de leur perte, seuls ouvriers de leur damnation. Ainsi les Japonais se plaignant au B. François Xavier, leur apôtre, de quoi Dieu, qui avait eu tant de soin des autres nations, semblait avoir oublié leurs prédécesseurs, ne leur ayant point fait avoir sa connaissance par le manquement de laquelle ils auraient été perdus, lhomme de Dieu leur répondit que la divine loi naturelle était plantée en lesprit de tous les mortels, laquelle si leurs devanciers pussent observée, la céleste lumière les eût sans doute éclairés; comme au contraire layant violée, ils méritèrent dêtre damnés. Réponse apostolique dun homme, apostolique, et toute pareille à la raison que le grand Apôtre rend de la perte des anciens Gentils, quil dit être inexcusables dautant quayant connu le bien, ils suivirent le mal (1); car cest en un mot ce quil inculque au premier chapitre aux Romains. Malheur sur malheur à ceux qui ne reconnaissent pas que leur malheur provient de leur malice!
CHAPITRE VIQue nous devons reconnaître de Dieu tout lamour que nous lui portons.
Lamour des hommes envers Dieu tient son origine, son progrès et sa perfection de lamour éternel de Dieu envers les hommes. Cest le sentiment universel de lÉglise notre mère, laquelle, avec une ardente jalousie, veut que nous reconnaissions notre salut et les moyens pour y parvenir de la seule miséricorde du Sauveur, afin quen la terre comme au ciel à lui seul soit honneur et gloire. Quas-tu que tu naies reçu? dit le divin Apôtre parlant des dons de science, éloquence, et autres
(1) Rom., I, 20, 21.
telles qualités des pasteurs ecclésiastiques, et si tu las reçu, pourquoi ten glorifies-tu comme si tu ne lavais pas reçu (1)? Il est vrai, nous avons tout reçu de Dieu; mais par-dessus tout, nous avons reçu les biens surnaturels du saint amour. Que si nous les avons reçus, pourquoi en prendrons-nous de la gloire? Certes, si quelquun se voulait rehausser, pont avoir fait quelque progrès en lamour de Dieu, hélas! chétif homme, lui dirions-nous, tu étais pâmé en ton iniquité, sans quil te fût resté ni de vie, ni de force pour te relever (comme il advint à la princesse de notre parabole, liv. III, chap. 3.), et Dieu, par son infinie bouté, accourut à. ton aide, et criant à haute voix : Ouvre la bouche de ton attention, et je la remplirai (2) ; il mit lui-même ses doigts entre tes lèvres et desserra tes dents, jetant dedans ton coeur sa sainte inspiration, et tu las reçue; puis, étant remis en sentiment, il continua par divers mouvements ci différents moyens de revigorer ton esprit, jusques à ce quil répandIt en icelui sa charité, comme ta vitale et parfaite santé. Or, dis-moi donc maintenant, misérable, quas-tu fait en tout cela de quoi tu te puisses vanter? Tu as consenti, je le sais bien : le mouvement de ta volonté a librement suivi celui de la grâce céleste; mais tout cela quest-ce autre chose, sinon recevoir lopération divine et ny résister pas? et quy a-t-il en cela que tu naies reçu? Oui même, pauvre homme que tu es, tu as reçu la réception de laquelle tu te glorifies, et le
(1) I Cor., IV, 7.
(2) Ps., LXXX, 2.
consentement duquel tu te vantes; car, dis-moi, je te prie, ne mavoueras-tu pas que si Dieu ne teût prévenu, tu neusses jamais senti sa bonté, ni par conséquent consenti à sou amour? Non, ni même tu neusses pas fait une seule bonne pensée pour lui. Son mouvement a donné lêtre et la vie au tien, et si sa libéralité neût animé, excité et provoqué ta liberté par les puissants attraits de sa suavité, ta liberté fût toujours demeurée inutile à. ton salut. Je confesse que tu as coopéré à linspiration en consentant; mais si tu ne le sais pas, je tapprends que ta coopération a pris naissance de lopération de la grâce et de ta franche volonté tout ensemble, mais en telle sorte néanmoins que, si la grâce neût prévenu et rempli ton coeur de sou opération, jamais il neût eu ni le pouvoir ni Je vouloir de faire aucune coopération. Mais, dis-moi derechef, je te prie, homme vil et abject, es-tu pas ridicule, quand tu penses avoir part en la gloire de ta conversion parce que tu nas pas repoussé linspiration? Nest-ce pas la fantaisie des voleurs et tyrans de penser donner la vie à ceux aux-quels ils ne lôtent pas? et nest-ce pas une forcenée impiété de penser que tu aies donné la sainte, efficace et vive activité à linspiration divine parce que tu ne la lui as pas ôtée par ta résistance? Nous pouvons empêcher les effets de linspiration, mais nous ne les lui pouvons pas donner : elle tire sa force et vertu de la bonté divine, qui cet le lieu de son origine, et non de la volonté humaine, qui est le lieu de son abord. Sindignerait-on pas de la princesse de notre parabole, si elle se vantait davoir donné la vertu et propriété aux eaux cordiales et autres médicaments, ou de sêtre guérie elle-même; parce que, si elle neût reçu les remèdes que le roi lui donna et versa dans sa bouche, lorsquà moitié morte elle navait presque plus de sentiment, ils neussent point eu dopération? Oui, lui dirait-on, ingrate que vous êtes, vous pouviez vous opiniâtrer à ne point recevoir les remèdes, et même, les ayant reçus en votre bouche, vous les pouviez rejeter; mais il nest pas vrai pourtant que vous leur ayez donné la vigueur ou vertu, car ils lavaient par leur propriété naturelle. Seulement vous avez consenti de les recevoir et quils fissent leur action, et encore neussiez-vous jamais consenti, si le roi ne vous eût premièrement revigorée et puis sollicitée à les prendre : oncques vous ne les eussiez reçus, sil ne vous eût aidée à les recevoir, ouvrant votre bouche avec ses doigts, et répandant la potion dedans icelle. Nêtes-vous pas donc un monstre dingratitude de vous vouloir attribuer un bien que vous devez en tant de façons à votre cher époux? Le petit admirable poisson que lon nomme échinéis, remore ou arrête-nef (1), a bien le pouvoir darrêter ou de ne point arrêter le navire cinglant en haute mer à pleines voiles; mais il na pas le pouvoir de le faire ni voguer, ni cingler ou surgir; il peut empêcher le mouvement, mais il ne le peut pas donner. Notre franc arbitre peut arrêter et empêcher la course de linspiration, et quand le vent favorable de la grâce céleste enfle les voiles de notre esprit, il est en notre liberté
(1) Echinéis, écheneis, échène ou remora, petit poisson de mer auquel les anciens attribuaient le pouvoir darrêter les vaisseaux.
de refuser notre consentement, et empêcher par ce moyen leffet de la faveur du vent; mais quand notre esprit cingle et fait heureusement sa navigation, ce nest pas nous qui faisons venir le vent de linspiration, ni qui en remplissons nos voiles, ni qui donnons le mouvement au navire de notre coeur; ains seulement nous recevons le vent qui vient du ciel, consentons à son mouvement, et laissons aller le navire sous le vent sans lempêcher par le remore de notre résistance. Cest donc linspiration qui imprime en notre franc arbitre lheureuse et suave influence par laquelle non seulement elle lui fait voir la beauté du bien, mais elle léchauffe, laide, le renforce et lémeut si doucement, que par ce moyen il se plait et écoule librement au parti du bien. Le ciel prépare les gouttes de la fraîche rosée au printemps, et les espluye (1) sur la face de la mer, et les mères-perles qui ouvrent leurs écailles, reçoivent ces gouttes, lesquelles se convertissent en perles (2) ; mais au contraire les mères perles qui tiennent leurs écailles fermées, nempêchent pas que les gouttes ne tombent sur elles; elles empêchent néanmoins quelles ne tombent pas dans elles. Or, le ciel a-t-il pas envoyé sa rosée et son influence sur lune et lautre mère perle? Pourquoi donc lune a-t-elle par effet produit sa perle, et lautre non? Le ciel avait été libéral pour celle qui est demeurée stérile, autant quil était requis pour la rendre fertile, mais elle a empêché leffet de son bénéfice, se tenant fermée et couverte. Et quant à celle qui a conçu la perle,
(1) Espluye, verse en pluie. (2) Voir plus loin.
elle na rien en cela quelle sac tienne du ciel, non pas même son ouverture par laquelle elle a reçu la rosée; car sans le ressentiment des rayons de laurore qui lont doucement excitée, elle ne fût pas venue en la surface de la mer, ni neût pas ouvert son écaille. Théotime, si nous avons quelque amour envers Dieu, à lui en soit lhonneur et la gloire qui a tout fait en nous, et sans lequel rien na été fait; à no-us eu soit lutilité et lobligation. Car cest le partage de sa divine bonté avec nous, il nous laisse le fruit de ses bienfaits et sen réserve lhonneur et la louange: et certes, puisque nous ne sommes tous rien que par sa grâce, nous ne devons rien être que pour sa gloire.
CHAPITRE VIIQuil faut éviter toute curiosité, et acquiescer humblement à la très sage providence de Dieu.
Lesprit humain est si faible, que quand il veut trop curieusement rechercher les causes et raisons de la volonté divine, il sembarrasse et entortille dans des filets de mille difficultés, desquelles par après il ne se peut déprendre. Il ressemble à la fumée; car en montant il se subtilise, et en se subtilisant il se dissipe. A force de vouloir relever nos discours ès choses divines par curiosité, nous nous évanouissons en nos pensées; et au lieu de parvenir à la science de la vérité, nous tombons en la folie de notre vanité(1). Mais surtout nous sommes bizarres en ce qui
(1) Rom., I, 21; II Tim., III, 7; Rom., I, 22.
regarde la Providence divine, touchant la diversité des moyens quelle nous distribue pour nous tirer à son saint amour, et par son saint amour à la gloire. Car notre témérité nous presse toujours de rechercher pourquoi Dieu donne plus de moyens aux uns quaux autres; pourquoi il ne fit entre les Tyriens et Sidoniens les merveilles quil fit en Corozaïn et Bethsaïda, puisquils en eussent si bien fait leur profit; et en somme pourquoi il tire à son amour plutôt lun que lautre (1). O Théotime! mon ami, jamais, non jamais nous ne devons laisser emporter notre esprit à. ce tourbillon de vent follet, ni penser de trouver une meilleure raison de la volonté de Dieu, que sa volonté même, laquelle est souverainement raisonnable, ains la raison de toutes les raisons, la règle de toute bonté, la loi de toute équité. Et bien que le très saint Esprit parlant en lEcriture sainte rende raison en plusieurs endroits de presque tout ce que nous ne saurions désirer, touchant ce que sa providence fait en la conduite des hommes au saint amour et au salut éternel, si est-ce néanmoins quen plusieurs occasions il déclare quil ne faut nullement se départir du respect qui est dû à sa volonté, de laquelle nous devons adorer le propos, le décret, le bon plaisir et larrêt au bout duquel, comme souverain juge et souverainement équitable, il nest pas raisonnable quelle manifeste ses motifs; ains suffit quelle die (2) simplement (et pour cause). Que si nous devons charitablement, porter tant dhonneur aux décrets des cours souveraines, composées de juges corruptibles de la
(1) Matth., XI,21. (2) Die, parle, ordonne.
terre et de terre, que de croire quils nont pas été faits sans motifs, quoique nous ne les sachions pas; eh, Seigneur Dieu ! avec quelle révérence amoureuse devons-nous adorer léquité de votre providence suprême, laquelle est infinie en justice et bonté ! Ainsi, en mille lieux de la sacrée parole nous trouvons la raison pour laquelle Dieu a réprouvé le peuple juif. Parce, disent saint Paul et saint Barnabas, que vous repoussez la parole de Dieu, et que vous vous jugez vous-mêmes indignes de la vie éternelle; voici nous nous tournons devers les Gentils (1). Et qui considérera en tranquillité desprit le IX e, X e et XI e chapitre de lépître aux Romains, verra clairement que la volonté de Dieu na point rejeté le peuple juif sans raison; mais néanmoins. cette raison ne doit point être recherchée par lesprit humain, qui au contraire est obligé de sarrêter purement et simplement à révérer le décret divin, ladmirant avec amour comme infiniment juste et équitable, et laimant avec admiration comme impénétrable et incompréhensible. Cest pourquoi ce divin apôtre conclut en cette sorte le long discours quil en avait fait : O profondité (2) des richesses de la sagesse et science de Dieu! Que ses jugements sont incompréhensibles, et ses voies imperceptibles! Qui connaît les pensées du Seigneur? ou qui es été son conseiller (3)? Exclamation par laquelle il témoigne que Dieu fait toutes choses avec une grande sagesse, science et raison; mais en telle sorte néanmoins que lhomme nétant pas
(1) Act., XXII, 46. (2) Profondité, profondeur. (3) Rom., XI, 35, 34.
entré au divin conseil, duquel les jugements et projets sont infiniment élevés au-dessus de notre capacité, nous devons dévotement adorer ses décrets, comme très équitables, sans en rechercher les motifs, quil retient en secret par devers soi afin de tenir notre entendement en respect et humilité par devers nous. Saint Augustin en cent endroits enseigne cette même pratique : « Personne, dit-il, ne vient au Sauveur, sinon étant tiré. Qui cest quil tire, et quil cest quil ne tire pas; pourquoi il tire celui-ci, et non pas celui-là., nen veuille pas juger, si tu ne veux errer. Écoute une fois et entends. Nes-tu pas tiré? prie afin que tu sois tiré (1). Certes, cest assez au chrétien vivant encore de la foi, et ne voyant pas ce qui est parfait, mais sachant seulement en partie, de savoir et croire que Dieu ne délivre personne de la damnation, sinon par miséricorde gratuite, par Jésus-Christ notre Seigneur, et quil ne damne personne, sinon par sa très équitable vérité, par le même Jésus-Christ notre Seigneur. Mais de savoir pourquoi il délivre celui-ci plutôt que celui-là, recherche qui pourra une si grande profondité de ses jugements, mais quil se garde du précipice, car ses décrets ne sont pas pour cela injustes, encore quils soient secrets (2). Mais pourquoi délivre-t-il donc ceux-ci plutôt-que ceux-là (3)? Nous disons derechef : « O homme! qui es-tu qui répondes à Dieu (4) !
(1) I Tract. XXVI in Joan.
(2) Ep. cv. (3) De bono persever., c. XII, (4) Rom., XI, 20.
Ses jugements sont incompréhensibles (1). Et ajoutons ceci : Ne tenquiers pas des choses qui sont au-dessus de toi (2), et ne recherche pas ce qui est au delà de tes forces. Or, il ne fait pas miséricorde à ceux auxquels, par une vérité très secrète et très éloignée des pensées humaines, il juge quil ne doit pas départir sa faveur ou miséricorde (3). » Nous voyons quelquefois des enfants jumeaux dont lun naît plein de vie, et revoit le baptême; lautre, en naissant, perd la vie temporelle avant que de renaître à. léternelle; lun par conséquent est héritier du ciel, lautre privé de lhéritage. Or, pourquoi la divine Providence donne-t-elle des événements si divers à. une si pareille naissance? Certes, on peut dire que la providence de Dieu ne viole pas ordinairement les lois de la nature; si que lun. de ces bessons (4) étant vigoureux, et lautre trop faible pour supporter leffort de la sortie du sein maternel, celui-ci est mort avant que de pouvoir être baptisé, et lautre a vécu; la Providence nayant pas voulu empêcher le cours des causes naturelles, lesquelles, en cette occurrence, auront été la raison de la privation du baptême en celui qui ne la pas eu. Et certes, cette réponse est bien solide. Mais, suivant lavis du divin saint Paul et de saint Augustin, nous ne devons pas nous amuser à cette considération, laquelle, quoique bonne, nest pas toutefois
(1) Rom., XI, 33.
(2) Eccli., III, 22.
(3) Quaest. II, ad Simplic,
(4) Bessons, jumeaux.
comparable à. plusieurs autres que Dieu sest réservées, et quil nous fera connaître en paradis. « Alors, dit saint Augustin, ce ne sera plus chose secrète pourquoi lun plutôt que lautre est élevé, la cause étant égale de lun et de lautre, ni pourquoi des miracles nont pas été faits parmi ceux entre lesquels, sils eussent été faits, ils eussent fait pénitence, et ont été faits parmi ceux qui nétaient pas pour croire (1). » Et ailleurs, ce même saint, parlant des pécheurs dont Dieu laisse lun en son iniquité, et en relève lautre « Or, pourquoi il retient lun, dit-il, et n ne retient pas lautre, il nest pas possible de le comprendre, ni loisible de sen enquérir, puisquil suffit de savoir quil dépend de lui quon demeure debout, et ne vient pas de lui quon tombe; et derechef cela est caché et très éloigné de lesprit humain, au moins du mien (2).» Voilà, Théotime, la plus sainte façon de philosopher en ce sujet. Cest pourquoi jai toujours trouvé admirable et aimable la savante modestie et très sage humilité du docteur séraphique saint Bonaventure, au discours quil fait de la raison pour laquelle la Providence divine destine les élus à la vie éternelle. «Peut-être, dit-il, que cest par la prévision des biens qui se feront par celui qui est tiré, en tant quils proviennent aucunement de la volonté ; mais de savoir dire quels biens sont ceux la prévision desquels sert de motif à la divine volonté, ni je ne le sais pas distinctement, ni je ne men veux pas enquérir; et il ny
(1) In Enchir. ad Laur., C. XCIV, XCV.
(2) Resp. ad art. sibi falso impositos; Resp. ad art. 14, lib. X, de Genes. ad litt.
a point de raison, que de quelque sorte de convenance; de manière que nous en pourrions dire quelquune et cen serait une autre. Cest pourquoi nous ne saurions avec certitude marquer la vraie raison ni le vrai motif de la volonté de Dieu pour ce regard; car, comme dit saint Augustin, bien que la vérité en soit très certaine, elle est néanmoins très éloignée de nos pensées; de sorte que nous nen saurions rien dire dassuré, sinon par la révélation de celui auquel toutes choses sont connues. Et dautant quil nétait pas expédient pour notre salut que nous eussions connaissance de ces secrets, ains nous était plus utile de les ignorer, pour nous tenir en humilité; pour cela Dieu ne les a pas voulu révéler, et même le saint Apôtre na pas osé sen enquérir, ains a témoigné linsuffisance de notre entendement pour ce sujet, lorsquil sest écrié : O profondité des richesses de la sapience et science de Dieu (1)! » Pourrait-on parler plus saintement, Théotime, dun si saint mystère? Aussi ce sont les paroles dun très saint et judicieux docteur de lÉglise.
CHAPITRE VIIIExhortation à lamoureuse soumission que nous devons aux décrets de la Providence divine,
Aimons donc et adorons en esprit dhumilité cette profondité des jugements de Dieu, Théotime, laquelle, comme dit saint Augustin (2), le saint
(1) Rom., XI, 33.
(2) Ep. CV.
Apôtre ne découvre pas, ains ladmire, quand il exclame : « O profondité des jugements de Dieu! Qui pourrait compter le sable de la mer, les gouttes de la pluie, et mesurer la largeur de labîme ? dit cet excellent esprit de saint Grégoire de Nazianze. Et qui pourra sonder la profondité de la divine sagesse, par laquelle elle a créé toutes choses, et les modère comme elle veut et entend? Car, de vrai, il suffit quà lexemple de lApôtre, sans nous arrêter à. la difficulté et obscurité dicelle, nous ladmirions (1). O profondité des richesses et de la sagesse et de la science de Dieu! O que ses jugements sont inscrutables, et ses voies inaccessibles! qui a connu le sentiment du Seigneur, et qui a été son conseiller (2)? » Théotime, les raisons de la volonté divine ne peuvent être pénétrées par notre esprit, jusquà ce que nous voyions la face de celui qui atteint de bout en bout fortement, et dispose toutes
choses suavement, faisant tout ce quil fait en nombre, poids et mesure (3), et auquel le Psalmiste dit: Seigneur, vous avez tout fait en sagesse (4). Combien de fois nous arrive-t-il dignorer comment et pourquoi les oeuvres mêmes des hommes se font, «et dont, dit le même saint évêque de Nazianze, lartisan nest pas ignorant, encore que nous ignorions son artifice! Ni de même, certes, les choses de ce monde ne sont pas témérairement et imprudemment faites, encore que nous ne sachions pas leurs raisons. » Si
(1) Orat. De paup. am. Eccli., I, 2.
(2) Rom., XI, 33, 34. (3) Sap., VIII, I; XI, 21.
(4) Ps., CIII, 24.
nous entrons en la boutique dun horloger, nous trouverons quelquefois un horologe (1) qui ne sera pas plus gros quune orange, auquel il y aura néanmoins cent ou deux cents pièces, desquelles les unes serviront à la montre, les autres à la sonnerie des heures et du réveille-matin; nous y verrons des petites roues, dont les unes vont à droite, les autres à gauche; les unes tournent pardessus, les autres par bas; et Je balancier qui, à coups mesurés, va balançant son mouvement de part et dautre; et nous admirons comme lart a su joindre une telle quantité de si petites pièces les unes aux autres, avec une correspondance si juste, ne sachant ni à quoi chaque pièce sert, ni à quel effet elle est faite ainsi, si le maître ne nous le dit; et seulement en général nous savons que toutes servent pour la montre ou pour la sonnerie. On -dit que les bons Indois (2) samuseront des jours entiers auprès dun horologe, pour ouïr sonner les heures à point nommé; et ne pouvant deviner comme cela se fait, ils ne dient pas pourtant que cest sans art et raison, ains demeurent ravis damour et dhonneur envers ceux qui gouvernent les horologes, les admirant comme gens plus quhumains (3). Théotime, nous voyons ainsi cet univers, et surtout la nature humaine, comme un horologe, composé dune si grande variété dactions et de mouvements, que nous ne saurions nous empêcher de létonnement. Et nous savons bien en général que ces pièces diversifiées en tant de sortes servent toutes, ou pour faire paraître,
(1) Un horologe, une horloge. (2) Indous, Indiens. (3) Plus quhumains, supérieurs à lhumanité.
comme en une montre, la très sainte justice de Dieu, ou pour manifester la triomphante miséricorde de sa bonté, comme par une sonnerie de louange. Mais de connaître en particulier lusage de chaque pièce, ou comme elle est ordonnée à la fin générale, ou pourquoi elle est faite ainsi, nous ne le pouvons pas entendre, sinon que le souverain ouvrier nous lenseigne. Or, il ne nous manifeste pas son art, afin que nous ladmirions avec plus de révérence; jusquà ce quétant au ciel, il nous ravisse en la suavité de sa sagesse, lorsquen labondance de son amour il nous découvrira les raisons, moyens et motifs de tout ce qui se sera passé en ce monde au profit de notre salut éternel. « Nous ressemblons, dit derechef le grand Nazianzène, à ceux qui sont affligés du vertigo ou tournoiement de tête. Il leur est advis que tout tourne sens dessus dessous autour deux, bien que ce soit leur cervelle et imagination qui tournent, et non pas les choses. Car, ainsi rencontrant quelques événements desquels les causes nous sont inconnues, il nous semble que les choses du monde sont administrées sans raison, parce que nous ne la savons pas. Croyons donc, que comme Dieu est le facteur et père de toutes choses, aussi en a-t-il le soin par sa providence, qui serre et embrasse toute la machine des créatures; et surtout croyons quil préside à nos affaires, de nous autres qui le connaissons, encore que notre vie soit agitée de tant de contrariétés, daccidents, dont la raison nous est inconnue, afin peut-être que, ne pouvant pas arriver à cette connaissance, nous admirions la raison souveraine de Dieu, qui surpasse toutes choses; car, envers nous, la chose est aisément méprisée qui est aisément connue; mais ce qui surpasse la pointe de notre esprit, plus il est difficile dêtre entendus plus aussi il nous excite à une grande admiration. Certes les raisons de la Providence céleste seraient bien basses, si nos petits esprits y pouvaient atteindre; elles seraient moins aimables en leur suavité, et moins admirables en leur majesté, si elles étaient moins éloignées de notre capacité. » Exclamons donc, Théotime, en toutes occurrences, mais exclamons dun coeur tout amoureux envers la Providence toute sage, toute puissante et toute douce de notre Père éternel : O profondeur des richesses, de la sagesse et de la science de Dieu (1)! O Seigneur Jésus, Théotime, que les richesses de la bonté divine sont excessives! Son amour envers nous est un abîme incompréhensible: cest pourquoi il nous a préparé une riche suffisance, ou plutôt une riche affluence de moyens propres pour nous sauver, et pour nous les appliquer suavement,- il use dune sagesse souveraine, ayant par son infinie science prévu et connu tout ce qui était requis à cet effet. Eh! que pouvons-nous craindre? ains que ne devons-nous pas espérer, étant enfants dun Père si riche en bonté, pour nous aimer et vouloir sauver, si savant pour préparer les moyens convenables à cela, et si sage pour les appliquer, si bon pour vouloir, si clairvoyant pour ordonner, si prudent pour exécuter? Ne permettons jamais à. nos esprits de voleter
(1) Rom., XI, 33.
par curiosité autour des jugements divins; car, comme petits papillons, nous y brûlerons nos ailes, et périrons dans ce feu sacré. Ces jugements sont incompréhensibles (1), ou, comme dit saint Grégoire Nazianzène, ils sont inscrutables cest-à-dire, nous nen saurions reconnaître et pénétrer les motifs. Les voies et moyens par lesquels il les exécute et conduit à chef (2), ne peuvent être discernés et reconnus ; et pour bon sentiment que nous ayons, nous demeurons en défaut à chaque bout de champ, et en perdons la trace. Car qui peut pénétrer le sens, lintelligence et lintention de Dieu (2)? Qui a été son conseiller pour savoir ses projets et leurs motifs? ou qui la jamais prévenu (3) par quelque service? Nest-ce pas lui au contraire qui nous prévient ès bénédictions de sa grâce, pour nous couronner en la félicité de sa gloire? Ah! Théotime, toutes choses sont de lui (4), qui en est le créateur; toutes choses sont par lui, qui en est le gouverneur; toutes choses sont en lui, qui en est le protecteur. A lui soit honneur et gloire ès siècles des siècles. Amen (5). Allons en paix, Théotime, au chemin du très saint amour; car qui aura le divin amour en la mort, après la mort il jouira éternellement de lamour.
CHAPITRE IX.Dun certain reste damour, lequel demeure maintes fois en lâme qui a perdu la sainte charité.
Certes la vie dun homme qui, tout alangouri,
(1) Rom., XI, 33, (2) A chef, à leur fin. (3) Rom., XI, 34.
(4) Ibid., 35.
(5) Ibid., 36.
va petit à petit mourant dans un lit, ne mérite presque plus que lon lappelle vie: puisquencore quelle soit vie, elle est toutefois tellement mêlée avec la mort, quon ne saurait dire si cest une mort encore vivante, ou une vie mourante. Hélas ! que cest un piteux spectacle, Théotime! mais rien plus lamentable est létat dune âme, laquelle, ingrate à son Sauveur, va de moment en moment en arrière, se retirant de lamour divin par certains degrés dindévotion et de déloyauté, jusquà. tant que layant du tout quitté, elle demeure en lhorrible obscurité de perdition; et cet amour qui est en son déclin, et qui va périssant et défaillant, est appelé amour imparfait; parce quencore quil soit entier en lâme, il ny est pas, ce semble, entièrement, cest-à-dire, il ne tient quasi plus à lâme, et est sur le point de labandonner. Or, la charité étant séparée de lâme par le péché, il y reste maintes fois une certaine ressemblance de charité, qui nous peut décevoir et amuser vainement; et je vous dirai ce que cest. La charité, tandis quelle est en nous, produit force actions damour envers Dieu, par le fréquent exercice desquelles notre âme prend une certaine habitude et coutume daimer Dieu, qui nest pas la charité, ains seulement un pli et inclination, que la multitude des actions a donné à notre coeur. Après avoir fait une longue habitude de prêcher ou dire la messe par élection, il nous arrive maintes fois en songe de parler et de dire les mêmes choses que nous dirions en prêchant ou célébrant, si que la coutume ou habitude acquise par élection et vertu, est en quelque sorte pratiquée par après sans élection et sans vertu, puisque les actions faites en dormant nont de la vertu, à parler généralement, quune apparente image, et en sont seulement des simulacres et représentations. Ainsi la charité, par la multitude des actes quelle -produit, imprime en nous une certaine facilité daimer, laquelle elle nous laisse, après même que nous sommes privés de sa présence. Jai vu, étant jeune écolier, quen un village proche de Paris, dans un certain puits il y avait un écho (1), lequel répétait les paroles que nous prononcions là auprès, plusieurs fois. Que si quelque idiot sans expérience eût ouï ces répétitions de paroles, il eût cru quil y eut eu quelque homme au fond du puits qui les eût faites. Mais nous savions déjà, par la philosophie, quil ny avait personne dans le puits qui redit nos paroles, ains que seulement il y avait quelques concavités, en lune desquelles nos voix étant ramassées, et ne pouvant passer outre, pour ne point périr du tout, et employer les forces qui leur restaient, elles produisaient des secondes voix, et ces secondes voix ramassées dans une autre concavité en produisaient des troisièmes, et ces troisièmes en pareille façon des quatrièmes, et ainsi consécutivement jusques à onze : si que ces voix-là. faites dans le puits nétaient plus nos voix, ains des ressemblances et images dicelles. Et de fait, il y avait beaucoup à dire entre nos voix et celles-là; car, quand nous disions une grande
(1) Ce que lauteur dit dun village des environs de Paris existait dans Paris même; daprès les antiquaires, ce serait lorigine de la rue du Puits-qui-parle, quartier du Panthéon.
suite de mots, elles nen redisaient que quelques-uns, accourcissaient la prononciation des syllabes quelles passaient fort vitement, et avec des tons et accents tout différents des nôtres, et si (1) elles ne commençaient à former ces mots quaprès que nous les avions achevés de prononcer. En somme ce nétaient point des paroles dun homme vivant, mais, par manière de dire, de,s paroles dun rocher, dun rocher creux et vain, lesquelles toutefois représentaient si bien la voix humaine, de laquelle elles avaient pris leur origine, quun ignorant sy fût amusé et mépris. Or je veux maintenant dire ainsi. Quand le saint amour de charité rencontre une âme maniable, et quil fait quelque long séjour en icelle, il y produit un second amour qui nest pas un amour de charité, quoiquil provienne de la charité; ains cest un amour humain, lequel néanmoins ressemble tellement à la charité, quencore que par après elle périsse en lâme, il est advis quelle y soit toujours, dautant quelle y a laissé après soi cette sienne image et ressemblance qui la représente; en sorte quun ignorant sy tromperait, ainsi que les oiseaux firent en la peinture des raisins de Zeuxis, quils cuidèrent être de vrais raisins, tant lart avait proprement imité la nature. Et néanmoins il y a bien de la différence entre la charité et lamour humain quelle produit en nous; car la voix dé la charité prononce, intime et opère tous les commandements de Dieu dedans nos coeurs; lamour humain qui reste après elle, les dit voirement et intime quelquefois tous, mais il ne les opère jamais tous, ains quelques-uns seulement : la charité prononce
(1) Et si, en sorte que.
et assemble toutes les syllabes, cest-à-dire, tontes les circonstances des commandements de Dieu; cet amour humain en laisse toujours quelquune en arrière, et surtout celle de la droite et pure intention. Et quant au ton, la charité la fort égal, doux et gracieux; mais cet amour humain va toujours ou trop haut ès choses terrestres, ou trop bas ès célestes, et ne commence jamais sa besogne quaprès que la charité a cessé de faire la sienne. Car tandis que la charité est en lâme, elle se sert de cet amour humain, qui est sa créature, et Jemploie pour faciliter ses opérations; si que, pendant ce temps-là, les oeuvres de cet amour, comme dun serviteur, appartiennent à la charité, qui en est la dame. Mais la charité étant éloignée, alors les actions de cet amour sont da tout à lui, et nont plus lestime et valeur de la charité; car comme le bâton dÉlisée, en labsence dicelui, quoiquen la main du serviteur Giezi, qui lavait reçu de celle dÉlisée, ne faisait nul miracle; aussi les actions faites en labsence de la charité, par la seule habitude de lamour humain, ne sont daucun mérite ni daucune valeur pour la vie éternelle, quoique cet amour humain ait appris à les faire de la charité, et ne soit que son serviteur. Et cela se fait de la sorte, parce que cet amour humain, en labsence de la charité, na plus aucune force surnaturelle pour porter lâme à. lexcellente action de lamour de Dieu sur toutes choses.
CHAPITRE XCombien cet amour imparfait est dangereux.
Hélas ! mon Théotime, voyez, je vous prie, le pauvre Judas, après quil eut trahi son Maître, comme il va rapporter largent aux Juifs, comme il reconnaît son péché, comme il parle honorablement du sang de cet Agneau immaculé. Cétaient des effets de lamour imparfait, que la précédente charité passée lui avait laissés dans le coeur. On descend à limpiété par certains degrés, et nul presque ne parvient à lextrémité de la malice en un instant. Les parfumiers (1), quoi quils ne soient plus en leurs boutiques, portent longtemps lodeur des parfums quils ont maniés. Ainsi ceux qui ont été ès cabinets des onguents célestes, cest-à-dire, en la très sainte charité, ils en gardent encore quelque temps après la senteur. Quand le cerf a passé la nui-t en quelque lieu, la matinée même lassentiment (2) et le vent en est encore frais : le soir il est plus malaisé à prendre mais à même que ses allures sont vieilles et dures les chiens vont aussi perdant connaissance. Quand la charité a régné quelque temps en une âme, en y trouve ses passées, sa piste, ses allures, son vent pour quelque temps, après quelle la quittée; mais petit à petit enfin tout cela sévanouit, et on perd toute sorte de connaissance que jamais la charité y ait été. Nous avons vu des jeunes gens bien nourris en amour de Dieu, qui, se détraquant, ont demeuré quelque temps au milieu de leur malheureuse décadence, quon ne laissait pas de voir en eux des grandes marques de leur vertu, passée; et que lhabitude acquise du temps de la charité
(1) Parfumiers, parfumeurs. (2) Assentiment, fumet, odeur.
répugnant au vice présent, on avait peine durant quelques mois de discerner sils étaient hors de la charité eu non, et sils étaient vertueux ou vicieux, jusques à ce que le progrès faisait clairement connaître que ces exercices vertueux ne prenaient pas leur origine de la charité présente, mais de la charité passée; non de lamour parfait, mais de limparfait, que la charité avait laissé après soi, comme marque du logement quelle avait fait en ces âmes-là. Or, cet amour imparfait est bon en soi-même, Théotime, car étant créature de la sainte charité, et comme, de son train, il ne se peut quil ne soit bon, et deffet à. servir fidèlement la charité, tandis quelle a séjourné dedans lâme, et est toujours prêt à la servir si elle y retournait; que sil ne peut faire les actions de lamour parfait, il nen est pourtant pas à. mépriser; car la condition de sa nature est telle. Ainsi les étoiles, qui, en comparaison du soleil, sent fort imparfaites, sont néanmoins extrêmement bulles, regardées en particulier; et ne tenant point de rang en la présence du soleil, elles en tiennent en son absence. Toutefois, quoique cet amour imparfait soit bon en soi, il nous est néanmoins périlleux, pour autant que(l) souvent-nous nous contentons de lavoir lui seul; parce quayant plusieurs traits extérieurs et intérieurs de la charité, pensant que ce soit elle-même que nous avons, nous nous amusons, et estimons dêtre saints; tandis quen cette vaine persuasion les péchés qui nous ont privés de la charité, croissent, grossissent et multiplient si
(1) Pour autant que, en ce que, parce que.
Si Jacob neût point abandonné sa parfaite Rachel, et se fût toujours tenu près delle au jour de ses noces, il neût pas été trompé comme il fut; mais parce quil la laissa aller sans lui à la chambre, il fut tout étonné, le jour suivant, de trouver quen son lieu il navait que limparfaite Lia, quil croyait néanmoins être sa chère Rachel; mais Laban lavait ainsi trompé. Or, lamour-propre nous déçoit de même façon. Pour peu que nous quittions la charité, il fourre en notre estime cette habitude imparfaite ; et nous prenons notre contentement en elle, comme si cétait la vraie charité, jusques à ce que quelque claire lumière nous fasse voir que nous sommes abusés. Hé Dieu! nest-ce pas une grande pitié de voir une âme qui se flatte en cette imagination dêtre sainte, demeurant en repos, comme si elle avait la charité, se trouver toutefois enfin que sa sainteté est feinte, et que son repos nest quune léthargie, et sa joie une manie?
CHAPITRE XIMoyen de reconnaître cet amour imparfait.
Mais quel moyen, me direz-vous, de discerner si cest Rachel ou Lia, la charité ou lamour imparfait, qui me donne les sentiments de dévotion dont je suis touché? Si, examinant en particulier les objets des désirs, des affections et des desseins que vous avez présentement, vous en trouvez quelquun pour lequel vous voulussiez contrevenir à la volonté et au bon plaisir de Dieu, péchant mortellement, cest hors de doute que tout le sentiment, toute la facilité et promptitude que vous avez à servir Dieu, na point dautre source que de lamour humain et imparfait; car si lamour parfait régnait en vous, û Seigneur Dieu! il romprait toute affection, tout désir, tout dessein duquel lobjet serait si pernicieux, et ne pourrait souffrir que votre coeur le regardât. Mais remarquez que jai dit cet examen devoir être fait des affections que vous avez présentement; car il nest pas besoin de vous imaginer celles qui pourraient naît par après, puisquil suffit que nous soyons fidèles ès occurrences présentes, selon la diversité des temps, et que chaque saison a bien assez de son travail et de sa peine. Que si toutefois vous vouliez exercer votre coeur à la vaillance spirituelle, par la représentation de diverses rencontres et de divers assauts, vous le pourriez utilement faire, pourvu quaprès les actes de cette vaillance imaginaire que votre coeur aurait faits, vous ne vous estimassiez point plus vaillant. Car les enfants dÉphraïm, qui faisaient merveilles à bien décocher leurs arcs ès essais de guerre quils faisaient entre eux, quand ce vint au fait et au prendre, au jour de la bataille, ils tournèrent le dos (1), et neurent seulement pas lassurance de mettre leurs flèches au trait, ni de regarder la pointe de celles de leurs ennemis. Quand donc on fait la pratique do cette vaillance pour les occurrences futures ou seulement possibles, si on a un sentiment bon et fidèle, on en remercie Dieu; car ce sentiment est toujours
(1) Ps., LXXVII.
bon; mais pourtant on demeure avec humilité entre la confiance et défiance, espérant que moyennant lassistance divine on ferait en loccasion ce quon simagine, et craignant toutefois que, selon notre misère ordinaire, peut-être nen ferions-nous rien, et perdrions courage; mais si la défiance se rendait si démesurée, quil nous semblât de navoir ni force, ni courage, et que partant il nous arrivât du désespoir sur le sujet des tentations imaginées, comme si nous nétions pas en la charité et grâce de Dieu, il nous faut alors faire résolution, malgré notre sentiment et découragement, de bien être fidèles en tout ce qui nous arrivera jusquà la tentation qui nous met en peine, et espérer que, lorsquelle arrivera, Dieu multipliera sa grâce, redoublera son secours, et nous fera toute lassistance requise; et que, ne nous donnant pas la force pour une guerre imaginaire, et non nécessaire, il la nous donnera quand ce viendra au besoin. Car comme plusieurs ont perdu le coeur en lassaut, plusieurs aussi y ont perdu la crainte, et ont pris du courage et résolution en la présence du péril et de la nécessité, qui ne leussent jamais su prendre en son absence. Et ainsi plusieurs serviteurs de Dieu, se représentant les tentations absentes, sen sont effrayés jusque presque à perdre courage, qui les voyant présentes se sont comportés fort courageusement. Enfin ces épouvantements pris pour la représentation des assauts futurs, lorsquil nous semble que le coeur nous manque, il suffit de désirer du courage, et se confier en Dieu quil nous en donnera quand il sera temps. Samson navait certes pas toujours son courage : ains il est marqué en lÉcriture que le lion des vignes de Tamnatha, venant à lui furieusement et rugissant, lesprit de Dieu le saisit (1) cest-à-dire, Dieu lui donna le mouvement dune nouvelle force et dun nouveau courage, et il mit en pièces le lion, comme il eût fait un chevreau (2), et tout de même quand il défit les mille Philistins qui le voulaient défaire en la campagne de Lechi. Ainsi, mon cher Théotime, il nest pas nécessaire que nous ayons toujours le sentiment et mouvement du courage requis à surmonter le lion rugissant qui va ça et là rôdant pour nous dévorer (3); cela nous pourrait donner de la vanité et présomption. Il suffit bien que nous ayons bon désir de combattre vaillamment, et une parfaite confiance que lEsprit divin nous assistera de son secours lorsque loccasion de remployer se présentera.
(1) Judic., XIV. 5, 6. 2) Judic., xv. 3) 1 Petr., V, 8.
FIN DU QUATRIÈME LIVRE.
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