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LIVRE ONZIÈMEDE LA SOUVERAINE AUTORITÉ QUE LAMOUR SACRÉ TIENT SUR TOUTES LES VERTUS, ACTIONS ET PERFECTIONS DE LÂME
Combien toutes les vertus sont agréables à Dieu.
Comme lamour sacré mêle sa dignité parmi les antres vertus, en perfectionnant la leur particulière.
Que les vertus parfaites ne sont jamais les unes sans les autres.
Comme la charité comprend toutes les vertus.
Que les vertus tirent leur perfection de lamour sacré.
Digression sur limperfection des vertus des païens.
Comme les actions humaines sont sans valeur lorsquelles sont faites sans le divin amour.
Comme nous devons réduire toute la pratique des vertus et de nos actions au saint amour.
Pratique de ce qui a été dit au chapitre précédent.
Comme la charité comprend en soi les dons du Saint-Esprit.
De la crainte amoureuse des épouses: suite du discours commencé.
Comme la crainte servile demeure avec le divin amour.
Comme lamour se sert de la crainte naturelle, servile et mercenaire.
Que la tristesse est presque toujours inutile, ainsi contraire au service du saint amour.
CHAPITRE PREMIERCombien toutes les vertus sont agréables à Dieu.
La vertu est si aimable de sa nature, que Dieu la favorise partout où il la voit. Les païens, quoique ennemis de sa divine majesté, pratiquaient parfois quelques vertus humaines et civiles, desquelles la condition nétait pas au-dessus des forces de lesprit raisonnable. Or, vous pouvez penser, Théotime, combien cela était peu de chose. Certes encore que ces vertus eussent beaucoup dapparence, si est-ce quen effet elles étaient de peu de valeur, à cause de la bassesse de lintention de ceux qui les pratiquaient, qui ne travaillaient presque que pour lhonneur, ainsi que dit saint Augustin, ou pour quelque autre prétention fort légère, comme est celle de lentretien de la société civile, ou pour quelque petite inclination quils avaient au bien, laquelle ne rencontrant point de grande contrariété, les portait à des menues actions de vertu, comme par exemple, à sentre-saluer, à secourir les amis, vivre sobrement, ne point dérober, servir fidèlement les maîtres, payer les gages aux ouvriers. Et toutefois, quoique cela fût ainsi mince et environné de plusieurs imperfections, Dieu en savait gré à ces pauvres gens, et les en récompensait abondamment. Les sages-femmes auxquelles Pharaon donna charge de faire périr tous les mâles des israélites, étaient sans doute Egyptiennes et païennes (1) car sexcusant de quoi elles navaient pas exécuté la volonté du roi : Les femmes hébreuses (2), disaient-elles, ne sont pas comme les Egyptiennes, car elles savent lart de recevoir les enfants; et devant que nous allions à elles, elles ont enfanté (3). Excuse qui neût pas été à propos, si ces sages-femmes eussent été Hébreuses; et nest pas croyable que Pharaon eût donné une commission si impiteuse (4) contre les Hébreuses à des femmes hébreuses de même nation et religion et aussi Josèphe témoigne quen effet elles étaient Egyptiennes. Or, tout Egyptiennes et païennes quelles étaient, elles craignirent doffenser Dieu (5) par une cruauté si barbare et dénaturée, comme eût été celle du massacre de tant de petits enfants. De quoi la divine douceur leur sut si bon gré, quelle leur édifia des maisons (6), cest-à-dire, les rendit plantureuses en enfants et en biens temporels.
(1) Exod., I, 15. (2) Hébreuses, des Hébreux, juives (3) Exod., I, 19. (4) Impiteuse, impitoyable. (5) Exod. I, 17.
(6) Ibid., 21.
Nabuchodonosor, roi de Babylone, avait combattu en une guerre juste contre la ville de Tyr que la justice divine voulait châtier. Et Dieu dit à Ezéchiel, quen récompense il donnerait lEgypte en proie à Nabuchodonosor et à son armée ; parce, dit Dieu, quils ont travaillé pour moi (1). Donc, ajoute saint Jérôme au commentaire, nous apprenons que, si les païens mêmes font quelque bien, ils ne sont point laissés sans salaire par le jugement de Dieu. Ainsi Daniel exhorta Nabuchodonosor infidèle de racheter ses péchés par aumônes (2), cest-à-dire, de se racheter des peines temporelles dues à ses péchés, dont il était menacé. Voyez-vous donc, Théotime, combien il est vrai que Dieu fait état des vertus, encore quelles soient pratiquées par des personnes qui sont dailleurs mauvaises? Sil neût agréé la miséricorde des sages-femmes et la justice de la guerre des Babyloniens, eût-il pris le soin, je vous prie, de les salarier? Et si Daniel neût su que linfidélité de Nabuchodonosor nempêcherait pas que Dieu nagréât ses aumônes, pourquoi les lui eût-il conseillées? Certes, lApôtre nous assure que les païens qui nont pas la loi, font naturellement ce qui appartient à la loi (3). Et quand ils le font, qui peut douter quils ne fassent bien, et que Dieu nen fasse compte? Les païens connurent que le mariage était bon et nécessaire, ils virent quil était convenable délever les enfants ès arts, en lamour de la patrie, en la vie civile, et ils le firent. Or, je vous laisse à penser si Dieu ne
(1) Ezech., XXX, 19, 20.
(2) Daniel., IV, 24.
(3) Rom., II, 14.
trouvait pas bon cela, puisquil avait donné la lumière de la raison et linstinct naturel à cette intention. La raison naturelle est un bon arbre que Dieu a planté en nous: les fruits qui en proviennent, ne peuvent être que bons; fruits qui, en comparaison de ceux qui procèdent de la grâce, sont à la vérité de très petit prix, mais non pas pourtant de nul prix, puisque Dieu les a prisés, et pour iceux a donné des récompenses temporelles; ainsi que, selon le grand saint Augustin, il salaria les Vertus morales des Romains de la grande étendue et magnifique réputation de leur empire. Le péché rend sans doute lesprit malade, qui partant ne peut pas faire des grandes et fortes opérations, mais oui bien des petites; car toutes les actions des malades ne sont pas malades, encore parle-t-on, encore voit-on, encore ouit-on, encore boit-on. Lâme qui est en péché peut faire des biens, qui, étant naturels,- sont récompensés de salaires naturels; étant civils, sont payés de monnaie civile et humaine, cest-à-dire, par des commodités temporelles. Le pécheur nest pas en la condition des diables, desquels la volonté est tellement détrempée et incorporée au mal, quelle ne peut vouloir aucun bien. Non, Théotime, le pécheur en ce monde nest pas ainsi ; il est là emmi le chemin entre Jérusalem et Jéricho, blessé à mort, mais non pas encore mort; car, dit lÉvangile, il est laissé à moitié vivant (1) et comme il est à moitié vif, il peut aussi faire des actions à moitié vives. Il ne saurait voirement (2)
(1) Luc., X, 30. (2) Voirement, certes.
marcher, ni se lever, ni crier à laide, non pas même parler, sinon languidement (1), à cause de son coeur failli; mais il peut bien ouvrir les yeux, remuer les doigts, soupirer, dire quelque parole de plainte; actions faibles, et nonobstant lesquelles il mourrait misérablement sur son sang, si le miséricordieux Samaritain ne lui eût appliqué son huile et son vin, et ne leût emporté au logis (2) pour le faire panser et traiter à ses propres dépens. La naturelle raison est grandement blessée, et comme à moitié morte par le péché : cest pourquoi ainsi mal en point, elle ne peut observer tous les commandements, quelle voit bien pourtant être convenables. Elle connaît son devoir, mais elle ne peut le rendre; et ses yeux ont plus de clarté pour lui montrer le chemin, que ses jambes de force pour lentreprendre. Le pécheur peut voirement bien observer quelques-uns des commandements par-ci, par-là, ains il peut même les observer tous pour quelque peu de temps, lorsquil ne se présente point de sujet relevé auquel il faille pratiquer les vertus commandées, ou de tentation pressante de commettre le péché défendu; mais que le pécheur puisse vivre longtemps en son péché sans eu ajouter des nouveaux, certes cela ne se peut sans une spéciale protection de Dieu. Car les ennemis de lhomme sont ardents, remuants et en perpétuelle action pour le précipiter; et quand ils voient quil narrive point doccasion de pratiquer
(1) Languidement, du latin languide, languisamment. (2) Luc., X, 33, 34
les vertus ordonnées, ils suscitent mille tentations pour nous faire tomber ès choses prohibées; et lors la nature sans la grâce ne se peut garantir du précipice. Car si nous vainquons, Dieu nous donne la victoire par Jésus-Christ (1), ainsi que dit saint Paul. Veillez et priez, afin que vous nentriez point en tentation (2). Si notre Seigneur disait seulement : Veillez, nous penserions pouvoir assez faire de nous-mêmes; mais quand il ajoute : Priez, il montre que sil ne garde nos âmes au temps de la tentation, en vain veilleront ceux qui les gardent (3).
CHAPITRE IIQue lamour sacré rend les vertus excellemment plus agréables à Dieu quelles ne le sont de leur propre nature.
Les maîtres des choses rustiques admirent la franche innocence et pureté des petites fraises; parce quencore quelles rampent sur la terre et soient continuellement foulées par les serpents, lézards et autres bêtes venimeuses, si est-ce quelles ne reçoivent aucune impression du venin, nacquièrent aucune qualité maligne, signe quelles nont aucune affinité avec le venin. Telles sont donc les vertus humaines, Théotime; lesquelles, quoiquelles soient en un coeur bas, terrestre et grandement occupé du péché, elles ne sont néanmoins aucunement infectées de la
(1) I Cor., XV, 57.
(2) Matth., XXVI, 41.
(3) Ps., CXXVI, 1.
malice dicelui, étant dune nature si franche et innocente, quelle ne peut être corrompue par la société de liniquité, selon quAristote même a dit que la vertu était une habitude de laquelle aucun ne peut abuser. Que si les vertus étant ainsi bonnes en elles-mêmes ne sont pas récompensées dun loyer (1) éternel, lorsquelles sont pratiquées par les infidèles ou par ceux qui sont en péché, il ne sen faut nullement étonner, puisque le coeur duquel elles procèdent nest pas capable du bien éternel, sétant dailleurs détourné de Dieu, et que lhéritage céleste appartenant au Fils de Dieu, nul ny doit être associé qui ne soit en lui et son frère adoptif; laissant à part que la convention par laquelle Dieu promet le paradis, ne regarde que ceux qui sont en sa grâce, et que les vertus des pécheurs nont aucune dignité ni valeur que celle de leur nature, qui par conséquent, ne les peut relever au mérite des récompenses surnaturelles, lesquelles pour cela même sont appelées surnaturelles, dautant que la nature et tout ce qui en dépend ne peut ni les donner ni les mériter. Mais les vertus qui se trouvent ès amis de Dieu, quoiquelles ne soient que morales et naturelles selon leur propre condition, sont néanmoins anoblies et relevées à la dignité doeuvres saintes, à cause de lexcellence du coeur qui les produit. Cest une des propriétés de lamitié, quelle rend agréable lami et tout ce qui est en lui de bon et dhonnête. Lamitié répand sa grâce et Laveur sur toutes les actions de celui que lon aime, pour peu quelles en soient susceptibles
(1) Un loyer, un salaire
les aigreurs des amis sont des douceurs, les douceurs des ennemis sont des aigreurs. Toutes les oeuvres vertueuses dun coeur ami de Dieu sont dédiées à Dieu. Car le coeur qui sest donné soi-même, comme na-t-il pas donné tout ce qui dépend de lui-même? Qui donne larbre sans réserve, ne donne-t-il pas aussi les feuilles, les fleurs et les fruits? Le juste fleurira comme la palme, il croîtra comme le cèdre du Liban. Plantés en la maison du Seigneur, ils fleuriront ès parvis de la maison de notre Dieu (1). Puisque le juste est planté en la maison de Dieu, ses feuilles, ses fleurs et ses fruits y croissent, et sont dédiés au service de sa majesté. Il est comme larbre planté près le courant des eaux, qui porte son fruit en son temps; ses feuilles mêmes ne tombent point, tout ce quil fait prospère (2). Non seulement les fruits de la charité et les fleurs des oeuvres quelle ordonne, mais les feuilles mêmes des vertus morales et naturelles tirent une spéciale prospérité de lamour du coeur qui les produit. Si vous entez un rosier, et que dedans la fente de la tige vous mettiez un grain de musc, les roses qui en proviendront seront toutes musquées. Fendez donc votre coeur par la sainte pénitence, et mettez lamour de Dieu dans la fente, puis entant sur icelui telle vertu que vous voudrez, les oeuvres qui en proviendront seront parfumées de sainteté, sans quil soit besoin dautre soin pour cela. Les Spartes ayant oui une très belle sentence de la bouche dun méchant homme, nestimèrent
(1) Ps., CXI, 13, 14.
(2) Ps., I, 3.
pas quelle dût être reçue, si premièrement elle nétait prononcée par la bouche dun homme de bien. Pour donc la rendre digne de réception, ils ne firent autre chose que de la faire derechef proférer par un homme vertueux. Si vous voulez rendre sainte la vertu humaine et morale dÉpictète, de Socrate ou de Demades (1), faites-la seulement pratiquer par une âme vraiment chrétienne, cest-à-dire, qui ait lamour de Dieu. Ainsi Dieu regarda au bon Abel premièrement, et puis à ses offrandes (2); en sorte que les offrandes prirent leur grâce et dignité, devant les yeux de Dieu, de la bonté et piété de celui qui les présentait. O bonté souveraine de ce grand Dieu, laquelle favorise tant ses amants, quelle chérit leurs moindres petites actions, pour peu quelles soient bonnes, et les anoblit excellemment, leur donnant le titre et la qualité de saintes! Eh! cest en contemplation de son Fils bien-aimé, duquel il veut honorer les enfants adoptifs, sanctifiant tout ce qui est de boa en eux, les os, les cheveux, les vêtements, les sépulcres et jusques à lombre (3) de leurs corps, la foi, lespérance, lamour, la religion, oui même la sobriété, la courtoisie, laffabilité de leurs coeurs. Donc, mes chers frères, dit lApôtre, soyez stables et immobiles, abondants en toutes oeuvres du Seigneur, sachant que votre travail ne sera point inutile en notre Seigneur (4). Et notez, Théotime, que toute oeuvre vertueuse doit être estimée oeuvre du Seigneur, voire même quand elle serait
(1) Demades, orateur et phil. athénien cité par Cicéron (2) Gen., IV, 4.
(3) Act., V, 15.
(4) I Cor., XV, 53.
pratiquée par un infidèle car sa divine majesté dit à Ezéchiel que Nabuchodonosor et son armée avaient travaillé pour lui (1), parce quils avaient fait une guerre légitime et juste contre les Tyriens; montrant assez par là que la justice des injustes est sienne, tendà lui et lui appartient; bien que les injustes qui font la justice, ne soient pas siens, ne tendent pas à lui et ne lui appartiennent pas. Car comme ce grand prophète et prince Job, quoiquil fût issu de race païenne, et habitant de la terre Hus (2), ne laissa pas dappartenir à Dieu; ainsi les vertus morales, quoique provenues dun coeur pécheur, ne laissent pas dappartenir à Dieu. Mais quand ces mêmes vertus se trouvent en un coeur vraiment chrétien, cest-à-dire, doué du saint amour, alors non seulement elles appartiennent à Dieu, mais elles ne sont point inutiles en notre Seigneur, ains sont rendues fructueuses et précieuses devant les yeux de sa bonté. Ajoutez à un homme la charité, dit saint Augustin (3), tout profite; ôtez-en la charité, tout le reste ne profite plus. Et à ceux qui aiment Dieu, toutes choses coopèrent en bien, dit lApôtre (4).
CHAPITRE IIIComme il y a des vertus que la présence du divin amour relève à une plus haute excellence que les autres.
Mais il y a des vertus qui, à raison de leur naturelle alliance et correspondance avec la charité, sont aussi beaucoup plus capables de recevoir
(1) Ezech., XXIX, 20.
(2) Job., I, 1.
(3) Serm. L, de Vert,. Domini. (4) Rom., VIII, 28.
la précieuse influence de lamour sacré, et par conséquent la communication de la dignité et valeur dicelui. Telles sont la foi et lespérance, qui, avec la charité, regardent immédiatement Dieu; et la religion avec la pénitence et dévotion, qui semploient à lhonneur de sa divine majesté. Car ces vertus, par leur propre condition, ont un si grand rapport à Dieu, et sont si susceptibles des impressions de lamour céleste, que, pour les faire participer à la sainteté dicelui, il ne faut sinon quelles soient auprès de lui, cest-à-dire, en un coeur qui aime Dieu. Ainsi, pour donner le goût de lolive aux raisins, il ne faut que planter la vigne entre les oliviers : car sans sentre-toucher aucunement, par le seul voisinage ces plantes feront un réciproque commerce de leurs saveurs et propriétés, tant elles ont une grande inclination et étroite convenance lune envers lautre. Certes, toutes les fleurs, si ce ne sont celles de larbre triste (1), et quelques autres de naturel monstrueux, toutes, dis-je, se réjouissent, épanouissent et sembellissent à la vue du soleil, par la chaleur vitale quelles reçoivent de ses rayons. Mais toutes les fleurs jaunes, et surtout celle que les Grecs ont appelée héliotropium, et nous tourne-soleil (2),non seulement reçoivent de la joie et complaisance en la présence du soleil, mais suivent, par un amiable (3) contour, les attraits de ses rayons, le regardant et se retournant devers lui depuis son levant jusques à son couchant.
(1) Arbre triste, nyctauthe, arbrisseau de la famille des jasminées, croît au Malabar. Ses fleurs jaunâtres ne souvrent que a nuit. (2) Tourne-soleil, tournesol. (3) Amiable, gracieux. Ainsi toutes les vertus reçoivent un nouveau lustre et une excellente dignité par la présence de lamour sacré; mais la foi, lespérance, la crainte de Dieu, la piété, la pénitence, et toutes les autres vertus, qui delles-mêmes tendent particulièrement à Dieu et à son honneur, elles ne reçoiVent pas seulement limpression du divin amour, par laquelle elles sont élevées à une grande valeur; mais elles se penchent totalement vers lui, sassociant avec lui, le suivant et servant en boutes occasions. Car enfin, mon cher Théotime, la parole sacrée attribue une certaine propriété et force de sauver, de sanctifier et de glorifier, à la foi, à lespérance, à la piété, à la crainte de Dieu, à la pénitence, qui témoigne bien que ce sont des vertus de grand prix, et quétant pratiquées en un coeur qui a lamour de Dieu, elles se rendent excellemment plus fructueuses et saintes que les autres, lesquelles de leur nature nont pas une si grande convenance avec lamour sacré. Et celui qui sécrie: Si jai toute la foi, en sorte même que je transporte les montagnes, et je nai point la charité, je ne suis rien (1), il montre bien certes quavec la charité cette foi lui profiterait grandement. La charité donc est une vertu nonpareille, qui nembellit pas seulement le coeur auquel elle se trouve, mais bénit et sanctifie aussi toutes les vertus quelle rencontre en icelui, par sa seule présence, les embaumant et parfumant de son odeur céleste, par le moyen de laquelle elles sont rendues de grand prix devant Dieu; ce quelle fait néanmoins beaucoup plus excellemment en la foi, en lespérance, et ès
(1) I Cor., XIII, 2.
autres vertus qui delles-mêmes ont une nature tendante à la piété. Cest pourquoi, Théotime, entre toutes les actions vertueuses nous devons soigneusement pratiquer celles de la religion et révérence envers les choses divines, celles, de la foi, de lespérance et de la très sainte crainte de Dieu, parlant souvent des choses célestes, pensant et aspirant à léternité, hantant les églises et services sacrés, faisant des lectures dévotes, observant les cérémonies de la religion chrétienne; car le saint amour se nourrit à souhait parmi ces exercices, et répand sur iceux plus abondamment ses grâces et propriétés quil ne fait sur les actions des vertus simplement humaines, ainsi que lebel arc-en-ciel rend odorantes toutes les plantes sur lesquelles il tombe, mais plus que toutes incomparablement celle de laspalatus (4).
CHAPITRE IVComme le divin amour sanctifie encore plus excellemment les vertus, quand elles sont pratiquées par son ordonnance et commandement.
Rachel, après avoir grandement désiré dêtre mère, fut rendue fertile par deux moyens, dont elle eut aussi des enfants de deux différentes façons. Car au commencement de son mariage se-croyant stérile, elle employa sa servante Bala pour donner à son cher Jacob, lui disant : Jai Bala ma chambrière, prenez-la en mariage, afin quelle enfante sur mes genoux, et que jaie des enfants
(1) Aspalatus, sparte épineux, sorte de genêt. Quant à linfluence de larc-en-ciel sur le parfum des plantes, elle nest pas prouvée.
delle (1). Et il arriva selon son souhait : car Bala conçut et mit au monde plusieurs enfants sur les genoux de Rachel, qui les recevait comme véritablement siens, dautant quils lui venaient de deux personnes, dont la première lui appartenait par la loi du mariage, et lautre par obligation de service, et dautant encore que çavait été par son ordonnance et volonté que sa servante Bala en était devenue mère. Mais elle eut par après deux enfants issus et procréés delle-même, à savoir Joseph et le cher Benjamin (2). Je vous dis maintenant, mon cher Théotime, que la charité cl dilection sacrée, plus belle cent fois qua Rachel, mariée à lesprit humain, souhaite sans cesse de produire de saintes opérations. Que si au commencement elle nen peut avoir elle-même, de sa propre extraction, par lunion sacrée qui lui est uniquement propre, elle appelle les autres vertus, comme ses fidèles servantes, et les associe à son mariage, commandant au coeur de les employer, afin que delles il fasse naître des saintes opérations, mais opérations quelle ne laisse pas dadopter et estimer siennes, parce quelles sont produites par son ordre et commandement, et dun coeur qui lui appartient, dautant que, comme nous avons déclaré ailleurs, lamour est maître du coeur, et par conséquent de toutes les oeuvres des autres vertus faites par son consentement. Mais outre cela, cette divine dilection no laisse pas davoir deux actes issus proprement et extraits delle-même, dont lun est lamour effectif, qui,
(1) Gen., XXX, 3. (2) Gen., XXXIII, 23, et XXXV, 18.
comme un autre Joseph, usant de la plénitude de lautorité royale, soumet et range tout le peuple de nos facultés, puissances, passions et affections à la volonté de Dieu, afin quil soit aimé, obéi et servi sur toutes choses, rendant par ce moyen exécuté le grand commandement céleste : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de tout ton esprit, de toutes tes forces (1). Lautre est lamour affectif ou affectueux, qui, comme un petit Benjamin, est grandement délicat, tendre, agréable et aimable; mais en cela plus heureux que Benjamin, que la charité sa mère ne meurt pas en le produisant, ains prend, ce semble, une nouvelle vie par la suavité quelle en ressent. Ainsi donc, Théotime, les actions vertueuses des enfants de Dieu appartiennent toutes à la sacrée dilection : les unes, parce quelle-même les produit de sa propre nature; les autres, dautant quelle les sanctifie par sa vitale présence, et les autres enfin par lautorité et le commandement dont elle use sur les autres vertus, desquelles elle les fait naître. Et celles-ci, comme elles ne sont pas à la vérité si éminentes en dignité que les actions proprement et immédiatement issues de la dilection, aussi excellent-elles incomparablement au-dessus des actions qui ont toute leur sainteté de la seule présence et société de la charité. Un grand général darmée ayant gagné une signalée bataille aura sans doute tout lhonneur de la victoire, et non sans cause : car. il aura combattu lui-même en tête de larmée, pratiquant plusieurs beaux faits darmes, et pour le reste il
(1) Deut., VI, 5, et Matth., XXII, 37.
aura disposé larmée, puis ordonné et commandé tout ce qui aura été exécuté; si quil (1) est estimé davoir tout fait, ou par soi-même en combattant de ses propres mains, ou par sa conduite en commandant aux autres. Que si même quelques troupes amies surviennent à limprévu et se joignent à larmée, on ne laissera pas que dattribuer lhonneur de leur action au général, parce quencore quelles naient pas reçu ses commandements, elles lont néanmoins servi, et suivi ses intentions. Mais pourtant, après quon lui a donné toute la gloire en gros, on ne laisse pas den distribuer les pièces à chaque partie de larmée, en disant ce que lavant-garde, le corps et larrière-garde ont fait: comme les Français, les Italiens, les Allemands, les Espagnols se sont comportés; oui même on loue les particuliers qui se seront signalés au combat. Ainsi entre toutes les vertus, mon cher Théotime, la gloire de notre salut et de notre victoire sur lenfer est déférée à lamour divin, qui comme prince et général de toute larmée des vertus, fait tous les exploits par lesquels nous obtenons le triomphe. Car lamour sacré a ses actions propres, issues et procédées de lui-même, par lesquelles il fait des miracles darmes sur nos ennemis; puis, outre cela, il dispose, commande et ordonne les actions des autres vertus, qui pour cette cause sont nommées actes commandés ou ordonnés de lamour. Que si enfin quelques vertus font leurs -opérations sans son commandement, pourvu quelles servent à son intention, qui est lhonneur de Dieu, il ne laissa pas -que-de les avouer siennes. Or, néanmoins,
(1) Si que, tellement que.
quoiquen gros nous disions, après le divin Apôtre, que la charité souffre tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout (1), et en somme quelle fait tout; si est-ce que nous ne laissons pas de distribuer en particulier la louange du salut des bienheureux aux autres vertus, selon quelles ont excellé en un chacun: car nous disons que la foi en a sauvé les uns, iaumône quelques autres; la tempérance, loraison, lhumilité, lespérance, la chasteté, les autres; parce que les actions de ces vertus ont paru avec lustre en ces saints. Mais toujours réciproquement-aussi, après quon a élevé ces vertus particulières, il faut rapporter tout leur honneur à lamour sacré, qui à toutes donne la sainteté quelles ont. Car que vent dire autre chose le glorieux Apôtre inculquant que la charité est bénigne, patiente, quelle croit tout, espère tout, supporte tout (2), sinon que la charité ordonne et commande à la patience de patienter, et à lespérance despérer, et à la foi de croire? Il est vrai, Théotime, quavec cela il signifie encore que lamour est lâme et la vie de toutes les vertus, comme sil voulait dire que la patience nest pas assez patiente, ni la foi assez fidèle, ni lespérance assez confiante, ni la débonnaireté assez douce, si lamour ne les anime et vivifie. Et cest cela même que nous fait entendre ce même vaisseau délection (3), quand il dit que sans la charité rien ne lui profite, et quil nest rien (4), car cest comme sil disait que sans lamour il nest
(1) I Cor., XIII, 7.
(2) I Cor., XIII, 4, 7.
(3) Act., IX, 15.
(4) I Cor., XIII, 2, 3.
ni patient, ni débonnaire, ni constant, ni fidèle, ni espérant, ainsi quil est convenable pour être serviteur de Dieu, qui est le vrai et désirable être de lhomme.
CHAPITRE VComme lamour sacré mêle sa dignité parmi les antres vertus, en perfectionnant la leur particulière.
Jai vu à Tivoli, dit Pline, un arbre enté de toutes les façons quon peut enter, qui portait toutes sortes de fruits : car en une branche on trouvait des cerises; en une autre des noix, et ès autres des raisins, des figues, des grenades, des pommes, et généralement toutes espèces de fruits. Cela, Théotime, était admirable; mais il lest bien plus encore de voir en lhomme chrétien la divine dilection sur laquelle toutes les vertus sont entées : de manière que comme lon pouvait dire de cet arbre, quil était cerisier, pommier, noyer, grenadier; aussi lon peut dire de la charité, quelle est patiente, douce, vaillante, juste, ou plutôt quelle est la patience, la douceur et la justice même. Mais le pauvre arbre de Tivoli ne dura guères, comme le même Pline témoigne: car cette variété de productions tarit incontinent son humeur radicale et le dessécha, en sorte quil en mourut, où au contraire la dilection se renforce et revigore de faire force fruits en lexercice de toutes les vertus; ains, comme ont remarqué nos saints Pères, elle est insatiable en laffection quelle a de fructifier, et ne cesse de presser le coeur auquel elle se trouve, comme Rachel faisait de son mari, disant : Donnez-moi des enfants, autrement je mourrai (1). Or, les fruits des arbres entés sont toujours selon la greffe : car si la greffe est de pommier, elle jettera des pommes; si elle est de cerisier, elle jettera des cerises :en sorte néanmoins que toujours ces fruits-là tiennent du goût du tronc. Et de même, Théotime, nos actes prennent leur nom et leur espèce des vertus particulières desquelles ils sont issus, mais ils tirent de la sacrée charité le goût de leur sainteté; aussi la charité est la racine et source de toute sainteté en lhomme. Et comme la tige communique sa saveur à tous les fruits que les greffes produisent, en telle sorte que chaque fruit ne laisse pas de garder la propriété naturelle de la greffe doù il est procédé; ainsi la charité répand tellement son excellence et dignité ès actions des autres vertus, que néanmoins elle laisse à une chacune dicelles la valeur et bouté particulière quelle a de sa condition naturelle. Toutes les fleurs perdent lusage de leur lustre et de leur grâce parmi les ténèbres de la nuit; mais au matin, le soleil rendant ces mêmes fleurs visibles et agréables, négale pas toutefois leurs beautés et leurs grâces, et sa clarté, répandue également sur toutes, les fait néanmoins inégalement claires et éclatantes, selon que plus ou moins elles se trouvent susceptibles des effets de sa splendeur, et la lumière du soleil, pour égale quelle soit sur la violette et sur la rose, négalera tarnais pourtant la beauté de celle-là à la beauté de celle-ci, ni la grâce dune marguerite à celle
(1) Genes., XXX, 1.
du lis. Mais pourtant si la lumière dé soleil était fort claire sur la violette, et fort obscurcie par les brouillards sur la rose, alors sans doute elle rendrait plus agréable aux yeux la violette que la rose. Ainsi, mon Théotime, si avec une égale charité lun souffre la mort du martyre et lautre la faim du jeûne, qui ne voit que le prix de ce jeûne ne sera pas pour cela égal à celui du martyre? Non, Théotime; car qui oserait dire que le martyre en soi-même ne soit pas plus excellent que le jeûne? Que sil est plus excellent, la charité survenante ne lui ôtant pas lexcellence quil a, ains la perfectionnant, lui laissera par conséquent les avantages quil avait naturellement sur le jeûne. Certes, nul homme de bon sens négalera la chasteté nuptiale à la virginité, ni le bon usage des richesses à lentière abnégation dicelles. Et qui oserait aussi dire que la charité survenante à ces vertus leur ôtat leurs propriétés et privilèges, puisquelle nest pas une vertu détruisante et appauvrissante, ains bonifiante, vivifiante et enrichissant tout ce quelle trouve de bon ès âmes quelle gouverne? Ains tant sen faut que lamour céleste ôte aux vertus les prééminences et dignités quelles ont naturellement, quau contraire ayant cette propriété de perfectionner les perfections quelle rencontre, à mesure quelle trouve des plus grandes perfections, elle les perfectionne plus grandement; comme le sucre ès confitures assaisonne tellement les fruits de sa douceur, que les adoucissant tous, il les laisse néanmoins inégaux en goût et suavité, selon quils sont inégalement savoureux de leur nature, et jamais il ne rend les pêches et les noix ni si douces ni si agréables que les abricots et les myrobalans (1). Il est vrai toutefois que si la dilection est ardente, puissante et excellente en un coeur, elle enrichira et perfectionnera aussi davantage tout et les oeuvres des vertus qui en procéderont. On peu souffrir ta mort et le feu pour Dieu sans avoir la charité, ainsi que saint Paul présuppose (2), et que je déclare ailleurs: à plus forte raison on la peut souffrir avec une petite charité. Or, je dis, Théotime, quil se peut bien faire quune fort petite vertu ait plus de valeur en une âme où lamour sacré règne ardemment, que le martyre même en une âme où lamour est alangouri, faible et lent. Ainsi les menues vertus de Notre-Dame, de saint Jean et des autres grands saints, étaient de plus grand prix devant Dieu que les plus relevées de plusieurs saints inférieurs; comme beaucoup de petits élans amoureux des séraphins sont plus enflammés que les plus relevés des anges du dernier ordre; ainsi que le chant des rossignols apprentis est plus harmonieux incomparablement que celui des chardonnerets les mieux appris. Pireicus, à la fin de ses ans, ne peignait quen petit volume et choses de peu, comme boutiques de barbier, de cordonnier, petits ânes chargés dherbes, et semblables menus fatras; ce quil faisait, comme Pline pense, pour assoupir sa grande renommée, dont enfin on lappela peintre de basse étoffe; et néanmoins la grandeur de son art paraissait tellement en ses bas ouvrages, quon les vendait plus que les grandes besognes des
(1) Myrobalans, fruits desséchés du badamier, quon apporte de lAmérique et de lInde. (2) I Cor., XIII, 3.
autres. Ainsi, Théotime, les petites simplicités, abjections et humiliations, esquelles les grands saints se sont tant plu pour se musser (1) et mettre leur coeur à labri contre la vaine gloire, ayant été faites avec une grande excellence de lart et de lardeur du céleste amour, ont été trouvées plus agréables devant Dieu que les grandes ou illustres besognes de plusieurs autres qui furent faites avec peu de charité et de dévotion. Lépouse sacrée blesse son époux avec un seul de ses cheveux (2), desquels il fait tant détat, quil les compare aux troupeaux des chèvres de Galaad (3), et na pas plus tôt loué les yeux de sa dévote amante, qui sont les parties les plus nobles de tout le visage, que soudain il loue la chevelure, qui est la plus frêle, vile et abjecte, afin que lon sût quen une âme éprise du divin amour, les exercices qui semblent fort chétifs, sont néanmoins grandement agréables à sa divine majesté.
CHAPITRE VIDe lexcellence du prix que lamour sacré donne aux actions issues de lui-même, et à celles qui procèdent des autres vertus.
Mais, ce me direz-vous, quelle est cette valeur, je vous prie, que le saint amour donne à nos actions? O mon Dieu, Théotime, certes, je naurais pas lassurance de le dire, si le Saint-Esprit ne lavait lui-même déclaré en termes fort exprès, par le grand apôtre saint Paul, qui parle ainsi: Ce qui à présent est momentané et léger de notre
(1) Se musser, se cacher. (2) Cant. cant., IV, 9. (3) Ibid., VI, 4.
tribulation, opère en nous sans mesure en la sublimité un poids éternel de gloire (1). Pour Dieu! pesons ces paroles : Nos tribulations, qui sont si légères quelles passent en un moment, opèrent en nous le poids solide et stable de la gloire. Voyez, de grâce, ces merveilles. La tribulation produit la gloire, la légèreté donne le poids, et les moments opèrent léternité; mais qui peut donner tant de vertu à ces moments passagers et à ces tribulations si légères? Lécarlate et la pourpre, ou fin cramoisi violet, est un drap grandement précieux et royal; mais ce nest pas à raison de la laine, ains à cause de la teinture. Les oeuvres des bons chrétiens sont dé si grande valeur, que pour icelles on nous donne le ciel; mais, Théotime, ce nest pas parce quelles procèdent de nous, et sont la laine de nos coeurs, ains parce quelles sont teintes au sang du Fils de Dieu: je veux dire que cest dautant que le Sauveur sanctifie nos oeuvres par le mérite de son sang. Le sarment, uni et joint au cep, porte du fruit, non en sa propre vertu, mais en la vertu du cep. Or, nous sommes unis par la charité à notre Rédempteur comme les membres au chef; cest pourquoi nos fruits et bonnes oeuvrés, tirant leur valeur dicelui, méritent la vie éternelle. La baguette dAaron était sèche, incapable de fructifier delle-même; mais lorsque le nom du grand prêtre fut écrit sur icelle, en une nuit elle jeta ses feuilles, ses fleurs et ses fruits (2). Nous sommes, quant à nous, branches sèches, inutiles, infructueuses, qui ne sommes pas suffisants de penser
(1) II Cor., IV, 17.
(2) Num., XVII, 8.
quelque chose de nous-mêmes, comme de nous-mêmes; mais toute notre suffisance est de Dieu, qui nous a rendus officiers idoines (1) et capables de sa volonté; et partant, soudain que par le saint amour le nom du Sauveur, grand évêque de nos âmes (2), est gravé en nos coeurs, nous commençons à porter des fruits délicieux pour la vie éternelle. Et comme les graines qui ne produiraient delles-mêmes que des melons de goût fade, en produisent des sucrins et muscats (3), si elles sont détrempées en leau sucrée ou musquée; ainsi nos coeurs, qui ne sauraient pas projeter une seule bonne pensée pour le service de Dieu, étant détrempés en la sacrée dilection par le Saint-Esprit qui habite en nous, ils produisent des actions sacrées qui tendent et nous portent à la gloire immortelle. Nos oeuvres, comme provenantes de nous, ne sont que des chétifs roseaux, mais ces roseaux deviennent dor par la charité, et avec iceux on arpente la Jérusalem (4) céleste, quon nous donne à cette mesure; car tant aux hommes quaux anges on distribue la gloire selon la charité et les actions dicelle; de sorte que la mesure de lange est celle-là même de lhomme (5); et Dieu a rendu et rendra à chacun selon ses oeuvres (6), comme toute lEcriture divine nous enseigne, laquelle nous assigne la félicité et joie
(1) Idoines, idonei, aptes. II Cor., III, 5.
(2) I Petr., II, 25.
(3) Sucrins, muscats, ayant le goût du sucre. et le parfum du musc. (4) Apoc., XXI, 15.
(5) Ibid., 17.
(6) Apoc., XXII, 12.
éternelle du ciel pour récompense des travaux et bonnes actions que nous aurons pratiquées en terre. Récompense magnifique et qui ressent la grandeur d-u maître que nous serrons, lequel, à la vérité, Théotime, pouvait, sil lui eût plu, exiger très justement de nous notre obéissance et service, sans nous proposer aucun loyer ni salaire, puisque noue sommes siens par mille titres très légitimes, et que nous rie pouvons rien faire qui vaille quen lui, par lui, pour lui, et qui ne soit de lui. Mais sa bonté néanmoins nen a pas ainsi disposé; ains, en considération de son Fils notre Sauveur, a voulu traiter avec nous de prix fait; nous recevant à gages, et sengageant de promesses vers nous quil nous salariera, selon nos oeuvres, de salaires éternels. Or, ce nest pas que notre service lui soit ni nécessaire ni utile, car après que nous avons fait tout ce quil nous a commandé (1), nous devons néanmoins avouer par une très humble vérité ou véritable humilité quen effet nous sommes serviteurs très inutiles et très infructueux à notre maître, qui à cause de son essentielle surabondance de bien, ne peut recevoir aucun profit de nous, ains convertissant toutes nos oeuvres à notre propre avantage et commodité, il fait que nous le servons autant inutilement pour lui, que très utilement pour nous, qui par de si petits travaux gagnons de si grandes récompenses. Il nétait donc pas obligé de nous payer notre service, sil ne leût promis. Mais ne pensez pas pourtant, Théotime, quen cette promesse il ait
(1) Luc., XVI, 40.
tellement voulu manifester sa bonté, quil ait oublié de glorifier sa sagesse, puisque au contraire il y a observé fort exactement les règles de léquité, mêlant admirablement la bienséance avec la libéralité : car nos oeuvres sont voirement extrêmement petites, et nullement comparables à la gloire en leur quantité ; mais elles lui sont néanmoins fort proportionnées en qualité à raison du Saint-Esprit, qui, habitant en nos coeurs par la charité, les fait en nous, par nous et pour nous, avec un art si exquis, que les mêmes oeuvres, qui sont toutes nôtres, sont encore mieux toutes siennes, parce que, comme il les produit en nous, nous les produisons réciproquement en lui; comme il les opère en nous, nous coopérons aussi avec lui. Or, le Saint-Esprit habite en nous si nous sommes membres vivants de Jésus-Christ, qui, à raison de cela, disait à ses disciples: Qui demeure en moi, et moi en lui, icelui porte beaucoup de fruit (1). Et cest, Théotime, parce que qui demeure en lui, il participe à son divin esprit, lequel est au milieu du coeur humain comme une vive source qui rejaillit et pousse ses eaux jusquen la vie éternelle (2). Ainsi lhuile de bénédiction, versée sur le Sauveur comme sur le chef de lÉglise tant militante que triomphante, se répand sur la société des bienheureux, qui, comme la barbe sacrée de ce divin maître, sont toujours attachés à sa face glorieuse, et distille encore sur la compagnie des fidèles, qui, comme vêtements, sont joints et unis par dilection à sa divine majesté; lune et lautre
(1) Joan., XV, 5. (2) Joan., IV, 14.
troupe, comme composée de frères germains, ayant à cette occasion sujet de sécrier: O que cest une chose bonne et agréable de voir les frères bien ensemble! cest comme longuent qui descend en la barbe, la barbe dAaron, et jusques au bord de son vêtement (1). Ainsi donc nos oeuvres, comme un petit grain de moutarde, ne sont aucunement comparables en grandeur avec larbre de la gloire quelles produisent; mais elles ont pourtant la vigueur et vertu de lopérer, parce quelles procèdent du Saint-Esprit, qui par une admirable infusion de sa grâce en nos coeurs, rend nos oeuvres siennes, les laissant nôtres tout ensemble, dautant que nous sommes membres dun chef duquel il est lesprit, et entés sur un arbre duquel il est la divine humeur. Et parce quen cette sorte il agit en nos oeuvres, et quen certaine façon nous opérons ou coopérons en son action, il nous laisse pour notre part tout le mérite et profit de nos services et bonnes oeuvres, et nous lui en laissons aussi tout lhonneur et toute la louange, reconnaissant que le commencement, le progrès et la fin de tout le bien que nous faisons, dépend de sa miséricorde, par laquelle il est venu à nous et- nous a prévenus; il est venu en nous et nous a assistés; il est venu avec nous et nous a conduits, achevant ce quil avait commencé (2). Mais, ô Dieu ! Théotime, que cette bonté est, miséricordieuse sur nous en ce partage! Nous lui donnons la gloire de nos louanges, hélas! et lui nous donne la gloire au sa jouissance; et en somme par ces légers et
(1) Ps. CXXXII, 1, 2.
(2) Philipp., I, 6.
passagers travaux nous acquérons des biens perdurables à toute éternité. Ainsi soit-il.
CHAPITRE VIIQue les vertus parfaites ne sont jamais les unes sans les autres.
On dit que le coeur est la première partie de lhomme, qui reçoit la vie par lunion de lâme; et loeil, la dernière: comme au contraire, quand on meurt naturellement, loeil commence le premier à mourir, et le coeur le dernier. Or, quand le coeur commence à vivre avant que les autres parties soient animées, sa vie, certes, est fort débile, tendre et imparfaite; mais à mesure quelle sétablit plus entièrement dans le reste du corps, elle est aussi plus vigoureuse en chaque partie, et particulièrement au coeur; et lon voit que la vie étant intéressée (1) en quelque membre, elle salangourit en tous les autres. Si un homme est navré (2) au pied ou au bras, tout le reste en est incommodé, ému, occupé et altéré. Si nous avons mal à lestomac, les yeux, la voix, tout le visage sen ressent; tant il y a de convenance entre toutes les parties de lhomme pour la jouissance de la vie naturelle. Toutes les vertus ne sacquièrent pas ensemble-ment en un instant, ains les unes après les autres, à mesure que la raison, qui est comme lâme de notre coeur, sempare tantôt dune passion, tantôt de lautre, pour la modérer et gouverner. Et pour lordinaire cette vie de notre âme prend son commencement dans le coeur de nos passions;
(1) Intéressée, atteinte, compromise. (2) Navré, blessé.
qui est lamour; et sétendant sur toutes les autres, elle vivifie enfin lentendement même par la contemplation: comme au contraire la mort morale ou spirituelle fait sa première entrée en lâme par linconsidération. La mort entre par les fenêtres (1), dit le sacré texte, et son dernier effet consiste à ruiner le bon amour; lequel périssant; toute la vie morale est morte en nous. Encore bien donc quon puisse avoir quelques vertus séparées des autres, si est-ce néanmoins que ce ne peut ère que des vertus languissantes, imparfaites et débiles; dautant que la raison, qui est la vie de notre âme, nest jamais satisfaite ni à son aise dans une âme, quelle noccupe et possède toutes les facultés et passions dicelle ; et lorsquelle est offensée et blessée en quelquune de nos passions ou affections, toutes les autres perdent leur force et vigueur, et salangourissent étrangement. Voyez-vous, Théotime, toutes les vertus sont vertus par la convenance ou conformité quelles ont à la raison; et une action ne peut être dite vertueuse, si elle ne procède de laffection que le coeur porte à lhonnêteté et beauté de la raison. Si lamour de la raison possède et anime un esprit, il fera tout ce que la raison voudra en toutes occurrences, et par conséquent il pratiquera toutes les vertus. Si Jacob aimait Rachel, en con-sidération de ce quelle était fille de Laban, pourquoi méprisait-il Lia, qui était non seulement fille, ains fille aînée de Laban ? Mais parce quil aimait Rachel à cause de la beauté quil trouva en elle, jamais il ne sut tant aimer la
(1) Jerem., IX, 21.
pauvre Lia, quoique féconde et sage fille; dautant quelle nétait pas si belle à son gré. Qui aime une vertu pour lamour de la raison et honnêteté qui reluit, il les aimera toutes, puisquen toutes il trouvera ce même sujet; et les aimera plus ou moins chacune, selon que la raison y paraîtra plus ou moins resplendissante. Qui aime la libéralité, et naime pas la chasteté, il montre bien quil naime pas la libéralité pour la beauté de la raison : car cette beauté est encore plus grande en la chasteté; et où la cause est plus forte, les effets devraient être plus forts. Cest donc un signe évident que ce coeur-là nest pas porté à la libéralité par le motif et la considération de la raison; dont il sensuit que cette libéralité, qui semble être vertu, nen a que lapparence, puisquelle ne procède pas de la raison, qui est le vrai motif des vertus, ains de quelquautre motif étranger. Il suffit bien vraiment à un en-faut dêtre né dans le mariage pour porter parmi le monde le nom, les armes et les qualités du mari de sa mère; mais pour en porter le sang et la nature, il faut que non seulement il soit né dans le mariage, ains aussi du mariage. Les actions ont le nom, les armes et marques des vertus, parce que, naissant dun coeur doué de raison, il est advis quelles soient raisonnables, mais pourtant elles nen ont ni la substance ni la vigueur, si elles proviennent dun motif étranger et adultère, et non de la raison. Il se peut donc bien faire que quelques vertus soient en un homme, auquel les autres manqueront; mais ce seront ou des vertus naissantes, encore toutes tendres et comme des fleurs en bouton, ou des vertus périssantes, mourantes, et comme des fleurs flétrissantes (1) : car en somme les vertus ne peuvent avoir leur vraie intégrité et suffisance, quelles ne soient toutes ensemble, ainsi que toute la philosophie et la théologie nous assurent. Je vous prie, Théotime, quelle prudence peut avoir un homme intempérant, injuste et poltron, puisquil choisit le vice, et laisse la vertu? Et comme peut-on être juste sans être prudent, fort et tempérant, puisque la justice nest autre chose quune perpétuelle, forte et constante volonté de rendre à chacun ce qui lui appartient, et que la science par laquelle le droit sadministre est nommée jurisprudence; et que, pour rendre à chacun ce qui lui appartient, il nous faut vivre sagement et modestement, et empêcher les désordres de lintempérance en nous, afin de nous rendre ce qui nous appartient à nous-mêmes? Et le mot de vertu ne signifie-t-il pas une force et vigueur appartenante à lâme en propriété, ainsi que lon dit les herbes et pierres précieuses avoir telle et telle vertu ou propriété? Mais la prudence nest-elle pas imprudente en lhomme intempérant? La force sans prudence, justice et tempérance, nest pas une force, mais une forcenerie (2) ; et la justice est injuste en lhomme poltron qui ne lose pas rendre, en lintempérant qui se laisse emporter aux passions, et en limprudent qui ne sait pas discerner entre le droit et le tort. La justice nest pas justice, si elle nest prudente, forte et tempérante; ni la prudence nest pas prudence, si elle nest
(1) Flétrissantes, qui se flétrissent. (2) Forcenerie, violence, libertinage.
tempérante, juste et forte; ni la force nest pas force, si elle nest juste, prudente et tempérante; ni la tempérance nest pas tempérance, si elle nest prudente, forte et juste: et en somme une vertu nest pas vertu parfaite, si elle nest accompagnée de toutes les autres. Il est bien vrai, Théotime, quon ne peut pas exercer toutes les vertus ensemble, parce que les sujets ne sen présentent pas tout à coup; ains il y a des vertus que quelques-tins des pins saints nont jamais eu occasion de pratiquer. Car saint Paul, premier ermite, par exemple, quel sujet pouvait-il avoir dexercer le pardon des injures, laffabilité, la magnificence, la débonnaireté? Mais toutefois telles âmes ne laissent pas dêtre tellement affectionnées à lhonnêteté de la raison, quencore quelles naient pas toutes les vertus quant à leffet, elles les ont toutes quant à laffection, étant prêtes et disposées à suivre et servir la raison en toutes occurrences, sans exception ni réserve. Il y a certaines inclinations qui sont estimées vertus, et ne le sont pas, ains des faveurs et avantages de la nature. Combien y a-t-il de personnes qui, par leur condition naturelle, sont sobres, simples, douces, taciturnes (1), voire même chastes et honnêtes ! Or, tout cela semble être vertu, et nen a toutefois pas le mérite ; non plis que les mauvaises inclinations ne sont dignes daucun blâme, jusques à ce que sur telles humeurs naturelles nous ayons enté le libre et volontaire consentement. Ce nest pas vertu de ne manger guère par nature, mais oui bien de sabstenir par élection : ce nest pas vertu dêtre
(1) Taciturnes, sachant garder le silence.
taciturne par inclination, niais oui bien de se taire par raison. Plusieurs pensent avoir tes vertus quand ils nexercent pas les vices contraires. Celui qui ne fut onc assailli, se peut voirement vanter de navoir pas été fuyard, mais non pas davoir été vaillant: celui qui nest pas affligé, se peut louer de nêtre pas impatient, mais non pas dêtre patient. Ainsi semble-t-il à plusieurs davoir des vertus, qui nont toutefois que dès bonnes inclinations; et parce que ces inclinations sont les unes sans les autres, il est advis que les vertus le soient aussi. Certes, le grand saint Augustin, en une épître quil écrit à saint Jérôme, montre que nous pouvons avoir quelque-sorte de vertu sans avoir les autres, et que néanmoins nous nen pouvons point avoir de parfaites sans les avoir toutes; mais que quant aux vices, on peut avoir les uns sans avoir les autres, ains il est impossible de les avoir tous ensemble: de sorte quil ne sensuit pas que qui a perdu toutes les vertus, ait par conséquent tous les vices; puisque presque toutes les vertus ont deux vices opposés, non seulement contraires à la vertu, mais aussi contraires entre eux-mêmes. Qui a perdu la vaillance par là témérité, ne peut avoir à même temps le vice de couardise; et qui a perdu la libéralité par. la prodigalité, ne peut aussi à même temps être blâmé de chicheté (1). Catilina, dit saint Augustin, était sobre, vigilant, patient à souffrir le froid, le chaud et la faim ; cest pourquoi il lui était advis, et à ses complices, quil fût grandement constant; mais cette force nétait pas prudente, puisquil choisissait le
(1) Chicheté, parcimonie, avarice.
mal au lieu du bien; elle nétait pas tempérante, car il se relâchait à de vilaines ordures; elle nétait pas juste, puisquil conjurait contre sa patrie; elle nétait donc pas une constance, mais une opiniâtreté, laquelle, pour tromper les sots, portait le nom de constance.
CHAPITRE VIII.Comme la charité comprend toutes les vertus.
Un fleuve sortait du lieu de délices pour arroser le paradis terrestre, et de là se séparait en quatre chefs (1). Or, lhomme est en un lieu de délices où Dieu fait sourdre le fleuve de la raison et lumière naturelle pour arroser tout le paradis de notre coeur; et ce fleuve se divise en quatre chefs, cest-à-dire, prend quatre courants selon les quatre régions de lâme. Car, premièrement, sur lentendement quon appelle pratique, cest-à-dire, qui discerne les actions quil convient faire ou fuir, la lumière naturelle répand la prudence qui incline notre esprit à sagement juger du mal que nous devons éviter et chasser, et du bien que nous devons faire et pourchasser. Secondement, sur notre volonté elle fait saillir la justice, qui nest autre chose quun perpétuel et ferme vouloir de rendre à chacun ce qui lui est dû. Troisièmement , sur lappétit de convoitise elle fait couler la tempérance, qui modère les passions qui y sont.
(1) Chefs, ruisseaux principaux devenant dautres fleuves. (2) Genes., II, 10.
Quatrièmement, et sur lappétit irascible, ou de la colère, elle fait flotter la force, qui bride et manie tous les mouvements de lire (1). Or, ces quatre fleuves ainsi séparés se divisent par après en plusieurs autres, afin que toutes les actions humaines puissent être bien dressées à lhonnêteté et félicité naturelle. Mais, outre cela, Dieu voulant enrichir les chrétiens dune spéciale faveur, il fait sourdre sur la cime de la partie supérieure de leur esprit une fontaine surnaturelle, que nous appelons grâce, laquelle comprend voirement la foi et lespérance, mais qui consiste toutefois en la charité, qui purifie lâme de tous péchés, puis lorne et lembellit dune beauté très délectable, et enfin épanche ses eaux sur toutes les facultés et opérations dicelle, pour donner à lentendement une prudence céleste, à la volonté une sainte justice, à lappétit de convoitise une tempérance sacrée, et à lappétit irascible une force dévote; afin que tout le coeur humain tende à lhonnêteté et félicité surnaturelle, qui consiste en lunion avec Dieu. Que si ces quatre courants et fleuves de la charité rencontrent en une âme quelquune des quatre vertus naturelles, ils la réduisent à leur obéissance, se mêlant avec elle pour la perfectionner, comme leau de senteur perfectionne leau naturelle quand elles sont mêlées ensemble. Mais si la sainte dilection ainsi répandue ne trouve point les vertus naturelles en lâme, alors elle-même fait toutes les opérations selon que les occasions le requièrent. Ainsi lamour céleste trouvant plusieurs vertus en saint Paul, saint Ambroise, saint Denis, saint
(1) Ire, emportement,
Pacôme, il répandit sur icelle une agréable clarté, les réduisant toutes à son service. Mais en la Magdeleine, en sainte Marie Égyptiaque, au bon larron, et en cent autres tels pénitents qui avaient été grands pécheurs, le divin amour ne trouvant aucune vertu, fit la fanétian et les oeuvres de toutes les vertus, se rendant en iceux patient, doux, humble et libéral. Nous semons ès jardins une grande variété de graines, et les couvrons toutes de terre; comme les ensevelissant jusques à ce que le soleil plus fort les fasse lever et, par manière de dire, ressusciter lorsquelles produisent leurs feuilles et leurs fleurs, avec de nouvelles graines, une chacune selon son espèce, en sorte quune seule chaleur céleste fait toute la diversité de ces productions par les semences quelle trouve cachées dans le sein de la terre. Certes, mon Théotime, Dieu a répandu en nos âmes les semences de toutes les vertus, lesquelles néanmoins sont tellement couvertes de notre imperfection et faiblesse, quelles ne paraissent point, ou fort peu, jusquà ce que la vitale chaleur de la dilection sacrée les vienne animer et ressusciter: produisant par icelles les actions de toutes les vertus; si que comme la manne contenait en soi la variété des saveurs de toutes les viandes, et en excitait le goût dans la bouche des Israélites, ainsi lamour céleste comprend en soi la diversité des perfections de toutes les vertus, dune façon si éminente et si relevée quelle en produit toutes les actions en temps et lieu selon les occurrences. Josué défit certes vaillamment les ennemis de Dieu par la bonne conduite des armées quil eut en charge; mais Samson les défaisait encore plus glorieusement, qui de sa propre main avec des mâchoires dânes en tuait à milliers. Josué, par son commandement et bon ordre, employant la valeur de ses troupes, faisait des merveilles; mais Samson par sa propre force, sans employer aucune autre, faisait des miracles. Josué avait les forces de plusieurs soldats sous soi; mais Samson les avait en soi, et pouvait lui seul autant que Josué et plusieurs soldats avec lui eussent pu tous ensemble. Lamour céleste excelle en lune et lautre façon, car trouvant des vertus en une âme (et pour lordinaire au moins y trouve-t-il la foi, lespérance et la pénitence), il les anime, il leur commande, il les emploie heureusement au service de Dieu; et pour le reste des vertus quil ne trouve pas, il fait lui-même leurs fonctions, ayant autant et plus de force lui seul quelles ne sauraient avoir toutes ensemble. Certes le grand Apôtre ne dit pas seulement que la charité nous donne la patience, bénignité, constance, simplicité; mais il dit quelle-même elle est patiente, bénigne, constante (1); et cest le propre des suprêmes vertus entre les anges et les hommes de pouvoir, non seulement ordonner aux inférieures quelles opèrent, mais aussi de pouvoir elles-mêmes faire ce quelles commandent aux autres. Lévêque donne les charges de toutes les fonctions ecclésiastiques, douvrir léglise, dy lire, exorciser, éclairer, prêcher, baptiser, sacrifier, communier, absoudre; et lui-même aussi peut faire et fait tout cela, ayant en soi une vertu éminente qui comprend toutes les autres inférieures. Ainsi saint Thomas, en considération de ce
(1) I Cor., XIII, 4.
que saint Paul assure que la charité est patiente, bénigne et forte : La charité, dit-il, fait et accomplit les oeuvres de toutes les vertus. Et saint Ambroise, écrivant à Démétrius, appelle la patience et les autres vertus membres de la charité ; et le grand saint Augustin dit que lamour de Dieu comprend toutes les vertus, et fait toutes leurs opérations en nous. Voici ses paroles: « Ce quon dit que la vertu est divisée en quatre (il entend les quatre vertus cardinales), on le dit, ce me semble, à raison des diverses affections qui proviennent de lamour: de manière que je ne ferai nul doute de définir ces quatre vertus, en sorte que la tempérance soit lamour qui se donne tout entier à Dieu; la force, un amour qui supporte volontiers toutes choses pour Dieu; la justice, une force servant Dieu seul, et pour n cela commandant droitement à tout ce qui. est sujet à lhomme; la prudence, un amour qui choisit ce qui lui est profitable pour » sunir avec Dieu, et rejette ce qui lui est nuisible (1). » Celui donc qui a la charité, a son esprit revêtu dune belle robe nuptiale, laquelle, comme celle de Joseph, est parsemée de toute la variété des vertus ; ou plutôt il a une perfection qui contient la vertu de toutes les perfections, ou la perfection de toutes les vertus: et par ainsi la charité est patiente, bénigne; elle nest point envieuse, mais bonteuse; elle ne fait point de légéretés, ains elle est prudente; elle ne senfle point dorgueil, ains elle est humble ; elle nest point ambitieuse ou dédaigneuse, ains aimable et affable; elle nest point pointilleuse à vouloir ce qui lui appartient,
(1) De moribus eccl., C. XIV.
ains franche et condescendante; elle ne sirrite point, ains est paisible; elle ne pense aucun mal, ains est débonnaire; elle ne se réjouit point sur le suai, ains se réjouit avec la vérité et en la vérité; elle souffre tout, elle croit aisément fout ce quon lui dit de bien, sans aucune opiniâtreté, contention ni défiance; elle espère tout bien du prochain, sans jamais perdre courage de lui procurer son salut; elle soutient tout (1), attendant sans inquiétude ce qui lui est promis. Et pour conclusion, la charité est le fin or et enflammé que notre Seigneur conseillait à lévêque de Laodicée (2) dacheter, lequel contient le prix de toutes choses, qui peut tout et qui fait tout.
CHAPITRE IXQue les vertus tirent leur perfection de lamour sacré.
La charité est donc le lien de perfection (3), puisquen elle et par elle sont contenues et assemblées toutes les perfections de lâme, et que sans elle non seulement on ne saurait avoir lassemblage entier des vertus, mais on ne peut nième sans elle avoir la perfection daucune vertu. Sans le ciment et mortier qui lie les pierres et murailles, tout lédifice se dissout; sans les nerfs, muscles et tendons, tout le corps serait défait; et sans la charité, les vertus ne peuvent sentretenir les unes aux autres. Notre-Seigneur lie toujours laccomplissement des commandements à la charité. Qui a mes commandements, dit-il, elles observe, cest celui qui maime. Celui qui ne maime
(1) I Cor., XIII, 4, 5, 6, 7.
(2) Apoc., III, 18.
(3) Coloss., III, 14.
pas, ne garde pas mes commandements. Si quelquun maime, il gardera mes paroles (1). Ce que répétant le disciple bien-aimé : Qui observe les commandements de Dieu, dit-il, la charité de Dieu est parfaite en icelui; et celle-ci est la charité de Dieu, que nous gardions ses commandements (2). Or, qui aurait toutes les vertus, garderait tous les commandements; car, qui aurait la vertu de religion, observerait les trois premiers commandements; qui aurait la piété, observerait le quatrième; qui aurait la mansuétude et débonnaireté, observerait le cinquième; par la chasteté on garderait le sixième; par la libéralité on éviterait de violer te septième; par la vérité on ferait le huitième, et par la parcimonie et pudicité on observerait le neuvième et dixième. Que si on ne peut garder les commandements sans la charité, à plus forte raison ne peut-on sans icelle avoir toutes les vertus. On peut certes bien avoir quelque vertu, et demeurer quelque peu de temps sans offenser Dieu, encore que lon nait pas le divin amour. Mais tout ainsi que nous voyons parfois des arbres arrachés de terre faire quelques productions, non toutefois parfaites ni pour longtemps; de même un coeur séparé de la charité peut voirement produire quelques actes de vertu, mais non pas longuement. Toutes les vertus séparées de la charité sont fort imparfaites, puisquelles -ne peuvent sans icelle parvenir à leur fin, qui est de rendre lhomme heureux. Les abeilles sont en leur naissance des
(1) Jean., XIV, 21, 24, 25.
(2) I Joan., 11, 5, V, 3.
petits chardons et vermisseaux (1), sans pieds, sans ailes et sans formes; mai-s par succession de temps elles se changent et deviennent petites mouches; puis enfin quand elles sont fortes et quelles ont leur croissance, alors on dit quelles sont avettes formées, faites et. parfaites, parce quelles ont ce quil faut pour voler et faire le miel. Les vertus ont leur commencement, leurs progrès et leur perfection, et je ne nie pas que sans la charité elles ne puissent- naître, voire même faire progrès; mais quelles aient leur perfection pour porter le titre de vertus faites, formées et accomplies, cela dépend de la charité qui, leur donne la force de voler en Dieu et recueillir de la miséricorde dicelui le miel du vrai mérite et de la sanctification des coeurs esquels elles se trouvent. La charité est entre les vertus comme le soleil entre les étoiles; elle leur distribue à toutes leur clarté et beauté. La foi, lespérance, la crainte et pénitence viennent ordinairement devant elle en lâme pour lui préparer le logis; et comme elle est arrivée, elles lui obéissent et la servent comme tout le reste des vertus, et elle les anime, les orne et vivifie tontes par sa présence. Les autres vertus se peuvent réciproquement entraider et sexciter mutuellement en leurs oeuvres et exercices; car qui ne sait que la chasteté requiert et excite la sobriété, et que lobéissance nous porte à la liberté, à loraison, à lhumilité? Or, par cette communication quelles ont entrelles elles participent aux perfections les unes des autres; car la chasteté observée par lobéissance
(1) Chardons, du grec Schadon, larve des abeilles, guêpes, etc.
à double dignité, à savoir la sienne propre et celle de lobéissance : ains elle a plus de celle de lobéissance que de la sienne propre. Car comme Aristote dit que celui qui dérobait pour pouvoir commettre la fornication, était plus fornicateur que larron, dautant que son affection tendait toute à la fornication, et ne se servait du larcin que comme dun passage pour y parvenir; ainsi, qui observe la chasteté pour obéir, il est plus obéissant que chaste, puisquil emploie la chasteté au service de lobéissance. Mais pourtant du mélange de lobéissance avec la chasteté ne peut réussir une vertu accomplie et parfaite, puisque la dernière perfection, qui est lamour, leur manque à toutes deux; de sorte que si même il se pouvait faire que toutes les vertus se trouvassent ensemble eu un homme, et que -la seule charité lui manquât, cet assemblage de vertus serait voirement un corps très parfaitement accompli de toutes ses parties, tel que fut celui dAdam, quand Dieu de sa main maîtresse le forma du limon de la terre, mais corps néanmoins qui serait sans mouvement, sans vie et sans grâce, jusquà ce que Dieu inspirât en icelui le spiracle (1) de vie (2), cest-à-dire, la sacrée charité, sans laquelle rien ne nous profite. Au demeurant, la perfection de lamour divin est si souveraine, quelle perfectionne toutes les vertus, et ne peut être perfectionnée par icelles, non pas même par lobéissance, qui est celle laquelle peut le plus répandre de perfection sur les autres. Car, encore bien que lamour soit
(1) Spiracle, souffle, du lat. spiraculum. (2) Gen., II, 7.
commandé, et quen aimant nous pratiquions lobéissance, si est-ce néanmoins que lamour ne tire pas sa perfection de lobéissance, ains de la bonté de celui quil aime; dautant que lamour nest pas excellent parce quil est obéissant, mais parce quil aime un bien excellent. Certes, en aimant, nous obéissons, comme en obéissant nous aimons; mais si cette obéissance est si excellemment aimable, cest parce quelle tend à lexcellence de lamour; et sa perfection dépend, non de ce quen aimant nous obéissons, mais de ce quen obéissant nous aimons. De sorte que tout ainsi que Dieu est également la dernière fin de tout ce qui est bon, comme il en est la première source, de même lamour, qui est lorigine de toute bonne affection, en est pareillement la dernière fin et perfection.
CHAPITRE XDigression sur limperfection des vertus des païens.
Ces anciens sages du monde firent jadis des magnifiques discours à lhonneur des vertus morales, oui même en faveur de la religion. Mais ce que Plutarque a observé ès stoïciens, est encore plus à propos pour tout le reste des païens. Nous voyons, dit-il, des navires qui portent des inscriptions fort illustres. Il y en a quon appelle Victoire, les autres Vaillance, les autres Soleil; mais pour cela elles ne laissent pas dêtre sujettes aux vents et aux vagues. Ainsi les stoïciens se vantent dêtre exempts de passions, sans peur, sans tristesse, sans ire, gens immuables et invariables; mais en effet, ils sont sujets au trouble, à linquiétude, à limpétuosité et autres impertinences. Pour Dieu ! Théotime, je vous prie, quelle vertu pouvaient avoir ces gens-là, qui volontairement, et comme à prix fait, renversaient toutes les lois de la religion? Sénèque avait fait un livre contre les superstitions, dans lequel il avait repris limpiété païenne avec beaucoup de liberté. Or, cette liberté, dit le grand saint Augustin (4), se trouva en ses écrits, et non pas en sa vie, puisque même il conseilla que lon rejetât de coeur la superstition, mais quon ne laissât pas de la pratiquer ès actions; car voici ses paroles : « lesquelles superstitions le sage observera comme commandées par les lois, non pas comme agréables aux dieux. » Comme pouvaient être vertueux ceux qui, comme rapporte saint Augustin, estimaient que le sage se devait tuer quand il ne pouvait ou ne devait plus supporter les calamités de cette vie, et toutefois ne voulaient pas avouer que les calamités fussent misérables, ni les misères calamiteuses, ains maintenaient que le sage était toujours heureux et sa vie bienheureuse? « O quelle vie bienheureuse, dit saint Augustin, pour laquelle éviter on a même recours à la mort! Si elle est bienheureuse, que ny demeurez-vous?» Aussi celui dentre les stoïciens et capitaines qui, pour sêtre tué lui-même eu la ville dUtique, afin déviter une calamité quil estimait indigne de sa vie, a été tant loué par les cervelles profanes, fit cette action avec si peu de véritable vertu, que, comme dit salai Augustin (2), il ne témoigna pas un courage qui voulût éviter la déshonnêteté, mais une âme infirme qui neut pas lassurance dattendre ladversité; car, sil eût estimé chose
(1) De civit., lib. XIX, c. IV.
(2) Ibid., lib. I, c., XXII et XXIII.
infâme de vivre sous la victoire de César, pourquoi eût-il commandé despérer en la douceur de César? Comme neût-il conseillé à son fils de mourir avec lui, si la mort était meilleure et plus honnête que la vie? Il se tua donc, on parce quil envia à César la gloire quil eût eue de lui donner la vie, ou parce quil appréhenda la honte de vivre sous un vainqueur quil haïssait; en quoi il peut- être loué dun gros et, encore à laventure, grand courage, mais non pas dun sage, vertueux et constant esprit. La cruauté qui se pratique sens émotion et de sang-froid, est la plus cruelle de toutes, et cen est de- même du désespoir; car celui qui est le plus lent, le plus délibéré, le plus résolu, est aussi le moins excusable et le plus désespéré. Et quant à Lucrèce (afin que nous noubliions pas aussi les valeurs du sexe moins courageux), ou elle fut chaste parmi la violence et le forcement du fils de Tarquinius, ou elle ne le fut pas. Si Lucrèce ne fut pas chaste, pourquoi loue-t-on donc la chasteté de Lucrèce? Si Lucrèce fut chaste et innocente en cet accident-là, Lucrèce ne fut-elle pas méchante de tuer linnocente Lucrèce? Si elle fut adultère, pourquoi est-elle tant louée? Si elle fut pudique, pourquoi fut-elle tuée? Mais elle craignait lopprobre et la honte de ceux qui eussent pu croire que la déshonnêteté quelle avait soufferte violemment tandis quelle était en vie, eût aussi été soufferte volontairement, si après icelle elle fût demeurée en vie ; elle eût peur quon lestimât complice du péché, si ce qui avait été fait en elle vilainement était supporté par elle patiemment. Eh donc! faut-il pour fuir la honte et lopprobre qui dépend de lopinion des hommes, accabler linnocent et tuer le juste? Faut-il maintenir lhonneur aux dépens de la vertu, et la réputation au péril de léquité? Telles furent les vertus des, plus vertueux païens envers Dieu et envers eux-mêmes. Et pour les vertus qui regardent le prochain, ils foulèrent aux pieds et fort effrontément, par leurs lois mêmes, la principale, qui est la piété. Car Aristote, le plus grand cerveau dentre eux, prononce cette horrible et très impiteuse sentence (1) : « Touchant lexposition, cest-à-dire, labandonnement des enfants ou leur éducation, la loi soit telle : Quil ne faut rien nourrir de ce qui est privé de quelque membre. Et quant aux autres enfants, si les lois et coutumes de la cité défendent quon nabandonne pas les enfants, et que le nombre des enfants se multiplie à quelquun, en sorte quil en ait déjà au double de la portée de ses facultés, il faut prévenir, et procurer lavortement. » Sénèque (2), ce sage tant loué: « Nous tuons, dit-il, les monstres; et nos enfants, sils sont manqués, débiles, imparfaits ou monstrueux, nous les rejetons et abandonnons. » De sorte que ce nest pas sans cause que Tertullien (3) reproche aux Romains quils exposaient leurs enfants aux ondes, au froid, à la faim et aux chiens, et cela non par force de pauvreté; car, comme il dit, les présidents mêmes et magistrats pratiquaient cette dénaturée cruauté. O vrai Dieu, Théotime, quels vertueux
(1) Pol., lib. VII, c. XVI. (2) De ira, lib. I, c. XV.
(3) Apol, c. IX.
voilà! et quels sages pouvaient être ces gens qui enseignaient une si cruelle et brutale sagesse? Hélas! dit le grand Apôtre, croyant dêtre sages, ils ont été faits insensés, et leur fol esprit a été obscurci; gens abandonnés au sens réprouvé (1)! Ah! quelle horreur quun si grand philosophe conseille lavortement ; cest devancer lhomicide, dit Tertullien, dempêcher un homme conçu de naître; et saint Ambroise, reprenant les païens de cette même barbarie: On ôte, dit-il, en cette sorte, la vie aux enfants avant quon la leur ait donnée. Certes, si les païens ont pratiqué quelques vertus, ça été pour la plupart en faveur de la gloire du monde, et par conséquent ils nont eu de la vertu que laction, et non pas le motif et lintention. Or, la vertu nest pas vraie vertu, si elle na la vraie intention. La convoitise humaine a fait la force des païens, dit le concile dOrange (2), et la charité divine a fait celle des chrétiens. Les vertus des païens, dit saint Augustin, ont été non vraies, mais vraisemblables, parce quelles ne furent pas exercées pour la fin convenable, mais pour des fins périssables. Fabricius sera moins puni que Catilina, non pas que celui-là fût bon, mais parce que celui-ci fût pire; non que Fabricius eût des vraies vertus, mais parce quil ne fut pas si éloigné des vraies vertus. Si quau jour du jugement les vertus des païens les défendront, non afin quils soient sauvés, mais afin quils ne soient pas tant damnés. Un vice était ôté par un autre vice entre les païens ; les vices se faisant place les uns aux autres, sans en laisser aucune à
(1) Rom., I, 12,
(2) Conc. Araus., C. XVII.
la vertu, et pour ce seul unique vice de la vaine gloire ils réprimaient lavarice et plusieurs autres vices. Voire même quelques fois ils méprisaient la vanité par vanité, dont lun dentre eux lui semblait le plus éloigné de la vanité, foulant aux pieds le lit bien paré de Platon : Que fais-tu, Diogène? lui dit Platon. Je foule, répondit-il, le faste de Platon. Il est vrai, répliqua Platon, tu le foules, mais par un autre faste. Si Sénèque fût vain, on ne peut recueillir de ses derniers propos; car la fin couronne loeuvre, et la dernière heure les juge toutes. Quelle vanité, je vous prie! étant sur le point de mourir, il dit à ses amis quil navait pu jusquà lheure les remercier asses dignement, et que partant il leur voulait laisser un légat (1) de ce quil avait en soi de plus agréable et de plus beau, et que sils le gardaient soigneusement, ifs en recevraient de grandes louanges, ajoutant que ce magnifique légat (1) nétait autre chose que limage de sa vie. Voyez-vous, Théotime, comme les abois de cet homme sont puants de vanité. Ce ne fut pas lamour de lhonnêteté, mais lamour de lhonneur qui poussa ces sages mondains à lexercice des vertus, et leurs vertus de même furent aussi différentes des vraies vertus comme lamour de lhonnêteté et lamour du mérite davec lamour de la récompense. Ceux qui servent les princes pour lintérêt font ordinairement des services plus empressés, plus ardents et sensibles; mais ceux qui servent par amour les font plus nobles, plus généreux, et par conséquent plus estimables.
(1) Légat, legs, héritage.
Les escarboucles (1) et rubis sont appelés par les Grecs de deux noms contraires: car ils les nomment pyropes et apyropes, cest-à-dire de feu et sans feu, ou bien enflammés et sans flamme; ils les nomment ignés, de feu, charbons ou escarboucles, parce quils ressemblent au feu en lueur et splendeur; mais ils les appellent sans feu, ou, pour dire ainsi, ininflammables, parce que non seulement leur lueur na nulle chaleur, mais ils ne sont nullement susceptibles de chaleur, et ny a feu qui les puisse échauffer. Ainsi nos anciens pères ont appelé les vertus des païens vertus et non-vertus tout ensemble : vertus, parce quelles en ont la lueur et lapparence; non-vertus, parce que non seulement elles nont pas eu cette chaleur vitale de lamour de Dieu, qui seule les pouvait perfectionner, mais elles nen étaient pas susceptibles, puisquelles étaient en des sujets infidèles. Y ayant de ce temps-là, dit saint Augustin, deux Romains grands en vertus, César et Caton, la vertu de Caton fut de beaucoup pins approchante de la vraie vertu que celle de César. Et ayant dit en quelque lieu que les philosophes destitués de la vraie piété avaient resplendi en lumière de vertu, il sen dédit au livre de ses rétractations, estimant que cette louange était trop grande pour des vertus si imparfaites, comme furent celles des païens, qui en vérité ressemblent à ces vers à feu et luisants, qui ne sont luisants quemmi la nuit, et le jour venu perdent leur lueur; car de même ces vertus païennes ne sont vertus quen comparaison des vices, mais, en
(1) Escarboucle, pierre précieuse dun rouge foncé.
comparaison des vertus des vrais chrétiens, ne méritent nullement le nom de vertus. Parce néanmoins quelles ont quelque chose de bon, elles peuvent être comparées aux pommes véreuses, car elles ont la couleur et ce peu de substance qui leur reste aussi bonnes que les vertus entières; mais le ver de la vanité est au milieu qui les gâte. Cest pourquoi qui en veut user doit séparer le bon davec le mauvais. Je veux bien, Théotime, quil y eût quelque fermeté de courage en Caton, et que cette fermeté fût louable en soi, mais qui veut se prévaloir de son exemple, il faut que ce soit en un juste et bon. sujet, non pas se donnant la-mort, mais la souffrant lorsque la vraie vertu le requiert, non pour la vanité de la gloire, mais pour la gloire de la vérité, comme il advint à nos martyrs, qui, avec des courages invincibles, firent tant de miracles de constance et valeur, que les Caton, les Horace, les Sénèque, les Lucrèce, les Arrie (1) ne méritent certes nulle considération en comparaison, témoin les Laurent, les Vincent, les Vitaux (2), les Erasme, les Eugène, les Sébastien, les Agathe, les Agnès, Catherine, Perpétue, Félicité, Symphorose, Natalie, et mille milliers dautres qui me font tous les jours admirer les admirateurs des vertus païennes, non tant parce quils admirent désordonnément les vertus imparfaites des païens, comme parce quils nadmirent point les vertus très parfaites des chrétiens, vertus cent fois plus dignes dadmiration, et seules dignes dimitation.
(1) Arrie, dame romaine qui se poignarda pour encourager Poetus, son mari, condamné à mort, à prévenir lui-même son supplice, (2) Vitaux, S. Vital.
CHAPITRE XIComme les actions humaines sont sans valeur lorsquelles sont faites sans le divin amour.
Le grand ami de Dieu Abraham neut de Sara, sa femme principale, que son très cher fils unique Isaac, qui seul aussi fut son héritier universel, et bien quil eût encore son Ismadi dAgar, et plusieurs autres enfants de Cétura, ses femmes servantes et moins principales, si est-ce toutefois quil ne leur donna sinon quelques présents et légats (1), pour les déjeter et exhéréder (2), dautant que nétant pas avoués de la femme principale, ils ne pouvaient pas aussi lui succéder. Or, ils ne furent pas avoués, parce que, quant aux enfants de Cétura, ils naquirent tous après la mort de Sara; et pour le regard (3) dIsmaël, quoique sa mère Agar leût conçu par lautorité de Sara, sa maîtresse, toutefois se voyant grosse, elle la méprisa (4), et ne mit pas cet enfant au monde sur les genoux dicelle, comme Bala mit les siens sur les genoux de Rachel. Théotime, il ny a que les enfants, cest-à-dire, les actes de la très sainte charité, qui soient héritiers de Dieu, cohéritiers de Jésus-Christ (5), et les enfants ou actes une les autres vertus conçoivent et enfantent sur ses genoux par son commandement, ou- au moins sous les ailes et la faveur de sa présence. Mais quand les vertus morales, ou même les vertus sur-
(1) Légats, legs. (2) Pour les déjeter et exhéréder, rejeter et déshériter. (3) Pour le regard, pour ce qui regarde, au sujet de. (4) Gen., XVI, 4.
(5) Rom., VIII, 17.
naturelles, produisent leurs actions en labsence de la charité, comme elles font entre les schismatiques, au rapport de saint Augustin, et quelquefois parmi les mauvais catholiques, elles nont nulle va1eur pour le paradis, non pas même laumône, quand elle nous porterait à distribuer toute notre substance aux pauvres (1), ni le martyre non plus, quand nous livrerions notre corps aux flammes pour être brûlé (2). Non, Théotime, sans la charité, dit lApôtre, tout cela ne servirait de rien (3), ainsi que nous montrerons plus amplement ailleurs. Or, il y a de plus quand, en la production des vertus morales, la volonté se rend désobéissante à sa dame, qui est la charité, comme quand par lorgueil, la vanité, lintérêt temporel, ou par quelquautre mauvais motif, les vertus sont détournées de leur propre nature; certes, alors ces actions sont chassées et bannies de la maison dAbraham et de la société de Sara, cest-à-dire, elles sont privées du fruit et clos privilèges de la charité, et par conséquent demeurent sans valeur ni mérite. Car ces actions-là, ainsi infectées dune mauvaise intention, sont en effet plus vicieuses que vertueuses, puisquelles nont de la vertu que le corps extérieur, lintérieur appartenant au vice qui leur sert de motif: témoin les jeûnes, offrandes et autres actions du Pharisien (4). Mais enfin, outre tout cela, comme les Israëlites vécurent paisiblement en Égypte durant la vie
(1) I Cor., XIII, 3.
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Luc., XVIII, 12.
de Joseph et de Lévi, et soudain après la mort de Lévi furent tyranniquement réduits en servitude, doù provient le proverbe des Juifs : Lun des frères trépassé, les autres sont oppressés, selon quil est rapporté en la grande chronologie des Hébreux publiée par le savant archevêque dAix Gilbert Genebrard (1), que je nomme par honneur et avec consolation, pour avoir été son disciple, quoique inutilement, lorsquil était lecteur royal à Paris, et quil exposait le Cantique des cantiques; de même les mérites et fruits des vertus tant morales que chrétiennes subsistent très doucement et tranquillement en lâme tandis que la sacrée dilection y vit et règne; mais à même que la dilection divine y meurt, tous les mérites et fruits des autres vertus meurent quant et quant (2); et ce sont ces oeuvres que les théologiens appellent fortifiées, parce que étant nées en vie sous la faveur de la dilection, et comme un Ismaël en la famille dAbraham, elles perdent par après la vie et le droit dhériter par la désobéissance et rébellion suivante de la volonté humaine qui est leur mère. O Dieu, Théotime, quel malheur! si le juste se détourne de sa justice, et quil fasse liniquité, on naura plus mémoire de toutes ses justices, il mourra en son péché (3), dit notre Seigneur en Ezéchiel.
(1) Gilbert Genebrard, archevêque dAix de 1591 à 1597, homme remarquable par son érudition, a laissé un nombre considérable douvrages, surtout sur les livres hébraïques. Il se montra partisan exagéré de la Ligue et ne cessa de déclamer contre Henri IV, qui le relégua dans son prieuré de Semur-en-Auxois, où il mourut. (2) Quant et quant, en même temps. (3) Ezech,, XVIII, 24
De sorte que le péché mortel ruine tout le mérite des vertus: car quant à celles quon pratique tandis quil règne en lâme, elles naissent tellement mortes quelles sont à jamais inutiles pour la prétention de la vie éternelle; et quant à celles que lon a pratiquées avant quil fût commis, cest-à-dire, tandis que la dilection sacrée vivait en lâme, leur valeur et mérite périt et meurt soudain à son arrivée, ne pouvant conserver leur vie après la mort de la charité qui la leur avait donnée. Le lac que les profanes appellent communément Asphaltite, et les auteurs sacrés mer Morte, a une malédiction si grande que rien ne peut Vivre de ce que lon y met. Quand les poissons du fleuve Jordain lapprochent, ils meurent promptement, sils ne rebroussent contre mont (1); les arbres de son rivage ne produisent rien de vivant, et bien que leurs fruits aient lapparence et forme citérieure, pareille aux fruits des autres contrées, néanmoins quand on les veut arracher, on trouve que ce ne sont quécorces et pelures pleines de cendres qui sen vont au vent; marques des infâmes péchés pour la punition desquels cette contrée, peuplée de quatre cités plantureuses, fut jadis convertie en cet abîme de puanteur et dinfection; et rien aussi ne peut, ce semble, mieux représenter le malheur du péché, que ce lac abominable qui prit son origine du plus exécrable désordre que la chair humaine puisse commettre. Le péché donc, comme une mer morte et mortelle, tue tout ce qui laborde: rien nest vivant de tout ce qui naît en lâme quil occupe, ni de tout ce qui croIt autour de lui. O Dieu, nullement, Théotime ; car
(1) Contre mont, en amont.
non seulement le péché est une oeuvre morte, mais elle est tellement pestilente et vénéneuse, que les plus excellentes vertus de lâme pécheresse ne produisent aucune action vivante; et quoique quelquefois les actions des pécheurs aient une grande ressemblance avec les actions des justes, ce ne sont toutefois quécorces pleines de vent et de poussière, regardées voirement, et même récompensées par la bonté divine de quelques présents temporels qui leur sont donnés comme aux enfants des chambrières; mais écorces pourtant qui ne sont ni ne peuvent être savourées ni goûtées par la divine justice pour être salariées de loyer (1) éternel; elles périssent sur leurs arbres, et ne peuvent être conservées en la main de Dieu, parce quelles sont vides de vraie valeur, comme il est dit dans lApocalypse à lévêque de Sardes, lequel était estimé un arbre vivant, à cause de plusieurs vertus quil pratiquait; et néanmoins il était mort (2); parce quétant en péché, ses vertus nétaient pas des vrais fruits vivants, mais des écorces mortes et des amusements pour les yeux, non des pommes savoureuses utiles à manger. De sorte que nous pouvons tous lancer cette véritable voix, à limitation du saint Apôtre: Sans la charité, je ne suis rien, rien ne me profite (3); et celle-ci avec saint Augustin : Mettez dans un coeur la charité, tout profite; ôtez du coeur la charité, rien ne profite. Or, je dis, rien ne profite pour la vie éternelle, quoique, comme nous disons ailleurs, les oeuvres
(1) Loyer, récompense. (2) Apoc., III, 1. (3) I Cor., XIII, 2, 3.
vertueuses des pécheurs ne soient pas Inutiles pour la vie temporelle; mais, Théotime mon ami, Que profite-t-il à lhomme, sil gagne tout le monde temporellement, et quil perde son âme éternellement (1)?
CHAPITRE XIIComme le saint amour revenant en lâme fait revivre toutes les oeuvres que le péché avait fait périr.
Les oeuvres donc que le pécheur fait tandis quil est privé du saint amour, ne profitent jamais pour la vie éternelle, et pour cela sont appelées oeuvres mortes; mais les bonnes oeuvres du juste sont au contraire nommées vives, dautant que le divin amour les anime et vivifie de sa dignité. Que si par après elles perdent leur vie et valeur par le péché survenant, elles sont dites oeuvres amorties, éteintes, ou mortifiées seulement, mais non pas oeuvres mortes, si principalement on a égard aux élus. Car comme le Sauveur parlant de la petite Thabite, fille de Jaïrus, dit quelle nétait pas morte, ains dormait seulement (2). parce que soudain devant être ressuscitée, sa mort serait de si peu de durée, quelle ressemblerait plutôt un sommeil quune vraie mort: ainsi les oeuvres des justes, et surtout des élus, que le péché survenu fait mourir, ne sont pas dites oeuvres mortes, ains seulement amorties, mortifiées, assoupies ou pâmées; parce quau prochain retour de la sainte dilection, elles doivent, ou du moins peuvent bientôt revivre et ressusciter. Le retour du péché ôte la vie au coeur et à toutes ses oeuvres, le retour de la grâce rend
(1) Matth., XVI, 26.
(2) Marc., V, 39.
la vie au coeur et à toutes ses oeuvres. tin hiver rigoureux amortit toutes les plantes de la campagne, en sorte que, sil durait toujours, elles aussi toujours demeureraient en cet état de mort. Le péché, triste et très effroyable hiver de lâme, amortit toutes les saintes oeuvres quil y trouve: et sil durait toujours, jamais rien ne reprendrait ni vie ni vigueur. Mais comme au retour du beau printemps non seulement les nouvelles semences quon jette en terre à la faveur de cette belle et féconde saison, germent et bourgeonnent agréablement chacune selon sa qualité ; mais aussi les vieilles plantes que lâpreté de lhiver précédent avait flétries, desséchées et amorties, reverdissent, se revigorent et reprennent leur vertu et leur vie : de même le péché étant aboli, et la grâce du divin amour revenant en lâme, non seulement les nouvelles affections que le retour de ce sacré printemps apporte, germent et produisent beaucoup de mérites et de bénédictions; mais les oeuvres fanées et flétries sous la rigueur de lhiver du péché passé, comme délivrées de leur ennemi mortel, reprennent leurs forces, se revigorent, et, comme ressuscitées, fleurissent derechef, et fructifient en mérites pour la vie éternelle. Telle est la toute-puissance du céleste amour, ou lamour de la céleste toute-puissance. Si limpie se détourne de son impiété, et quil fasse jugement et justice, il vivifiera son âme. Convertissez-vous et fait es pénitence de vos iniquités, et liniquité ne vous sera point à ruine, dit le Seigneur tout-puissant (1). Et quest-ce à dire, liniquité ne vous sera point à ruine, sinon que les ruines quelle avait faites
(1) Ezech., XVIII, 27, 30.
seront réparées? Ainsi, outre mille caresses que lenfant prodigue reçut de son père, il fut rétabli avec avantage en tous ses ornements et en toutes les grâces, faveurs et dignités quil avait perdues (1). Et Job, image innocente du pécheur pénitent, reçoit enfin au double de tout ce quil avait eu (2). Certes le très saint concile de Trente veut que lon anime les pénitents retournés en la sacrée dilection de Dieu éternel, par ces paroles de lApôtre: Abondez en tout bon oeuvre, sachant que votre travail nest point inutile en notre Seigneur (3); car Dieu nest pas injuste pour oublier votre oeuvre et la dilection que vous avez montrée en son nom (4). Dieu donc noublie pas les oeuvres de ceux qui, ayant perdu la dilection par le péché, la recouvrent par la pénitence. Or, Dieu oublie les oeuvres quand elles perdent leur mérite et leur sainteté par le péché survenant, et sen ressouvient quand elles retournent en vie et valeur par la présence du saint amour. De sorte même quafin que les fidèles soient récompensés de leurs bonnes oeuvres, tant par laccroissement de la grâce et de la gloire future, que par leffectuelle jouissance de la vie éternelle, il nest pas nécessaire que lon ne retombe point au péché, ains suffit, selon le sacré concile, que lon trépasse en la grâce et charité de Dieu. Dieu a promis des récompenses éternelles aux oeuvres de lhomme juste; mais si le juste se détourne de sa justice par le péché, Dieu naura plus de mémoire des justices et bonnes oeuvres
(1) Luc., XV, 22.
(2) Job., XLII, 10.
(3) I Cor., XV, 58.
(4) Hebr., VI, 10.
quil avait faites (1). Que si néanmoins par après ce pauvre homme tombé en péché se relève et retourne en lamour divin par pénitence, Dieu ne se ressouviendra plus de son péché; et sil ne se ressouvient plus du péché, il se ressouviendra donc des bonnes oeuvres précédentes, et de la récompense quil leur avait promise; puisque le péché, qui seul les avait ôtées de la mémoire divine, est totalement effacé, aboli, anéanti; si qualors la justice de Dieu oblige sa miséricorde, ou plutôt la miséricorde de Dieu oblige sa justice de regarder derechef les bonnes oeuvres passées comme si jamais il ne les avait oubliées : autrement le sacré pénitent neût pas osé dire à son maître : Rendez-moi lallégresse de votre salutaire (2), et me confirmez de votre esprit principal (3). Car, comme vous voyez, non seulement il requiert une nouveauté desprit et de coeur, mais il prétend quon lui rende lallégresse (4) que le péché lui avait ravie. Or, cette allégresse nest autre chose que le vin du céleste amour, qui réjouit le coeur de lhomme (5). Il nest pas du péché en cet endroit comme des oeuvres de charité. Car les oeuvres du juste ne sont pas effacées, abolies ou anéanties par le péché survenant, ains elles sont seulement oubliées. Mais le péché du méchant nest pas seulement oublié, ains il est effacé, nettoyé, aboli, anéanti par la sainte pénitence : cest pourquoi le péché sur
(1) Ezech., XVIII, 24. (2) Votre salutaire, lassistance salutaire de votre grâce. (3) Ps., L, 14.
(4) Ibid., 12.
(5) Ps., CIII, 15
venant au juste ne fait pas revivre les péchés autrefois pardonnés, dautant quils ont été tout à fait anéantis; mais lamour revenant en lâme du pénitent, fait bien revivre les saintes oeuvres dautrefois, parce quelles nétaient pas abolies, ains seulement oubliées. Et cet oubli des bonnes oeuvres des justes, après quils ont quitté leur justice et dilection, consiste en ce quelles nous sont rendues inutiles tandis que le péché nous rend incapables de la vie éternelle qui est leur fruit : et partant sitôt que par le retour de la charité nous sommes remis au rang des enfants de Dieu, et par conséquent rendus susceptibles de la gloire immortelle, Dieu se ressouvient de nos bonnes oeuvres anciennes, et elles nous sont derechef rendues fructueuses. Il nest pas raisonnable que le péché ait autant de force contre la charité, comme la charité en a contre le péché ; car le péché procède de notre faiblesse, et la charité de la puissance divine. Si le péché abonde en malice pour ruiner, la grâce surabonde pour réparer (1) ; et la miséricorde de Dieu, par laquelle il efface le péché, sexalte toujours, et se rend glorieusement triomphante contre la rigueur du jugement (2) par lequel Dieu avait oublié les bonnes oeuvres qui précédaient le péché. Ainsi toujours ès guérisons corporelles que notre Seigneur donnait par miracle, non seulement il rendait la santé, mais il ajoutait des bénédictions nouvelles, faisant exceller la guérison au-dessus de la maladie; tant il est bon envers les hommes. Que les guêpes, taons ou mouchons et tels petits
(1) Rom., V, 20.
(2) Jac., II, 13.
animaux nuisibles, étant morts, puissent revivre et ressusciter, je ne lai jamais ni vu, ni lu, ni oui dire; mais que les chères avettes (1), mouches si vertueuses, puissent ressusciter, chacun le dit, et je lai maintes fois lu. On dit (ce sont les paroles de Pline) que gardant les corps morts des mouches à miel quon a noyées dans la maison, tout lhiver, et les remettant au soleil le printemps suivant, couvertes de cendres de figuier, elles ressuscitent et seront bonnes comme auparavant (2). Que les iniquités et oeuvres malignes puissent revivre après que par la pénitence elles ont été noyées et abolies, certes, mon Théotime, jamais lÉcriture, ni aucun. théologien ne la dit, que je sache; ains le contraire est autorisé par la sacrée parole et par le commun consentement de tous les docteurs. Mais que les oeuvres saintes, qui, comme douces abeilles, font le miel du mérite, étant noyées dans le péché, puissent par après revivre quand, couvertes des cendres de la pénitence, on les remet au soleil de la grâce et charité, tous les théologiens le disent et enseignent bien clairement; et lors il ne faut pas douter quelles ne soient utiles et fructueuses comme avant le péché. Lorsque Nabuzardan détruisit Jérusalem, et quIsraël fut mené en captivité, le feu sacré de lautel fut caché dans un puits, oh il se convertit en boue ; mais cette boue tirée du puits et remise au soleil lors du retour de la captivité, le feu mort ressuscita, et cette boue fut convertie en flammes (3). Quand lhomme juste est rendu
(1) Avettes, abeilles. (2) Les observations de Pline ne sont pas confirmées par la science. (3) II Mach., I, 19 et seq.
esclave du péché, toutes les bonnes oeuvres quil avait faites sont misérablement oubliées et réduites en boue; mais au sortir de la captivité, lorsque par la pénitence il retourne en la grâce de la dilection divine, ses bonnes oeuvres précédentes sont tirées du puits de loubli, et, touchées des rayons de la miséricorde céleste, elles revivent et se convertissent en flammes, aussi claires que jamais elles furent, pour être remises sur lautel sacré de la divine approbation, et avoir leur première dignité, leur premier prix et leur première valeur.
CHAPITRE XIIIComme nous devons réduire toute la pratique des vertus et de nos actions au saint amour.
Les bêtes, ne pouvant connaître la fin de leurs actions, tendent voirement à leur fin, mais ny prétendent pas, car prétendre, cest tendre à une chose par-dessein avant que dy tendre par effet: elles jettent leurs actions à leur fin; mais elles ne projettent point, ains suivent leurs instincts sans élection ni intention. Mais lhomme est tellement maître de ses actions humaines et raisonnables, quil les fait toutes pour quelque fin, et les peut destiner à une ou plusieurs fins particulières, ainsi que bon lui semble : car il peut changer la fin naturelle dune action, comme quand il jure pour tromper, puisquau contraire la fin du serment est dempêcher la tromperie; et peut ajouter à la fin naturelle dune action quelquautre sorte de fin, comme quand, outre lintention de secourir le pauvre, à laquelle laumône tend, il ajoute lintention dobliger lindigent à la pareille. Or, nous ajoutons quelquefois une fin de moindre perfection que nest celle de notre action, quelquefois aussi nous ajoutons une fin dégale ou semblable perfection, et parfois encore une fin plus éminente et plus relevée. Car outre le secours du souffreteux, auquel laumône tend spécialement, ne peut-on pas prétendre, premièrement, dacquérir son amitié; secondement, dédifier le prochain, tiercement, de plaire à Dieu? qui sont trois diverses fins, dont la première est moindre, la seconde nest pas presque plus excellente, et la troisième est beaucoup plus excellente que la fin ordinaire de laumône : si que nous pouvons, comme vous voyez, donner diverses perfections à nos actions, selon la variété des motifs, fins et intentions quo nous prenons en les faisant. Soyez bons changeurs, dit le Sauveur. Prenons donc bien garde, Théotime, de ne point changer les motifs et la fin de nos actions quavec avantage et profit, et de ne rien faire en ce trafic que par bon ordre et raison. Tenez, voilà cet homme qui entre en charge pour servir le publie et pour acquérir de lhonneur; sil a plus de prétention de shonorer que de servir la chose publique, ou quil soit également désireux de lun et de lautre, il a tort, et ne laisse pas dêtre ambitieux car il renverse lordre de ta raison, égalant ou préférant son intérêt au bien public. Mais si prétendant pour sa fin principale de servir le publie, il est bien aise aussi parmi cela daccroître lhonneur de sa famille, certes, on ne le saurait blâmer; parce que non seulement ses deux prétentions sont honnêtes, mais elles sont bien rangées. Cet autre se communie à Pâques pour ne point être blâmé de son voisinage et pour obéir à Dieu: qui doute quil ne fasse impertinemment, égalant ou préférant le respect humain à lobéissance quil doit à Dieu? Je puis jeûner le carême, ou par charité, afin de plaire à. Dieu; ou par obéissance, parce lÉglise lordonne; ou par sobriété ou par diligence, pour mieux étudier; ou par prudence, afin de faire quelque épargne requise; ou par chasteté, afin de tromper le corps ; ou par religion, pour mieux prier. Or, si je veux, je puis assembler toutes ces intentions, et jeûner pour tout cela; mais, en ce cas, il faut tenir bonne police à. ranger ses motifs. Car si je jeûnais principalement pour épargner plus que pour obéir à lÉglise, plus pour bien étudier que pour plaire à Dieu, qui ne voit que je pervertis le droit et lordre, préférant mon intérêt à lobéissance de lÉglise et au contentement de mon Dieu ? Jeûner pour épargner est bon, jeûner pour obéir à lEglise est meilleur, jeûner pour plaire à Dieu est très bon: mais encore quil semble que de trois biens on ne puisse pas composer un mal, si est-ce que qui les colloquerait en désordre, préférant le moindre au meilleur, il ferait sans doute un dérèglement blâmable. Un homme qui ninvite quun de ses amis, noffense nullement les autres; mais sil les invite tous, et quil donne les premières séances aux moindres, reculant les plus honorables au bas bout, noffense-t-il pas ceux-ci et ceux-là tout ensemble? ceux-ci, parce quil les déprime contre la raison ; ceux-là, parce quil les fait paraître sots. Ainsi, faire une action pour un seul motif raisonnable, pour petit quil soit, la raison nen est point offensée; mais qui veut avoir plusieurs motifs, il les doit ranger selon leurs qualités, autrement il commet péché : car le désordre est un péché, comme le péché est un désordre. Qui veut plaire à Dieu et à notre Dame fait très bien; mais qui voudrait plaire à notre Dame également ou plus quà Dieu, il commettrait un dérèglement insupportable, et on lui pourrait dire ce qui fut dit à Caïn: Si vous avez bien offert, mais avez mal partagé; cessez, vous avez péché (1). Il faut donner à chaque fin le rang qui lui convient, et par conséquent le souverain à celle de plaire à Dieu. Or, le souverain motif de nos actions, qui est celui du céleste amour, a cette souveraine propriété, quétant plus pur, il rend laction qui en provient plus pure; si que les anges et saints du paradis naiment chose aucune pour autre fin quelconque que pour celle de lamour de la divine bonté, et par le motif tic lui vouloir plaire. Ils sentraiment voirement tous très ardemment, ils nous aiment aussi, ils aiment les vertus, mais tout cela pour plaire à Dieu seulement. Ils suivent et pratiquent les vertus, non en tant quelles sont belles et aimables, mais en tant quelles sont agréables à. Dieu. Ils aiment leur félicité, non en tant quelle est à eux, mais en tant quelle plait à Dieu. Oui même ils aiment lamour duquel ils aiment Dieu, non parce quil est en eux, mais parce quil tend à. Dieu, non parce quil leur est doux, mais parce quil plait à Dieu; non parce quils
(1) Genes., IV, 7.
lont et le possèdent, mais parce que Dieu le leur donne et quil y prend son bon plaisir.
CHAPITRE XIVPratique de ce qui a été dit au chapitre précédent.
Purifions donc, Théotime, tant que nous pourrons, toutes nos intentions; et puisque nous pouvons répandre sur toutes les actions des vertus le motif sacré du divin amour, pourquoi ne le ferons-nous pas, rejetant ès occurrences toutes sortes de motifs Vicieux, comme la vaine gloire et lintérêt propre, et considérant tous-les bons motifs que nous pouvons avoir dentreprendre laction qui se présente alors, afin de choisir celui du saint amour, qui est le plus excellent de tous, pour en arroser et détremper tous les autres? Par exemple, si je veux mexposer vaillamment aux hasards de la guerre, je le puis, considérant divers motifs; car le motif naturel de cette action, cest celui de la force et vaillance à laquelle il appartient de faire entreprendre par raison les choses périlleuses; mais outre celui-ci, jen puis avoir plusieurs autres, comme celui dobéir au prince que je sers, celui de lamour envers le public, celui de la magnanimité qui me fait plaire en la grandeur de cette action. Or, venant donc à laction, je me pousse au péril, prévenu pour tous ces motifs mais pour les relever tous au degré de lamour divin et les purifier parfaitement, je dirai en mon âme, de tout mon coeur: O Dieu éternel, qui êtes le très cher amour de mes affections ! si la vaillance, lobéissance au prince lamour de la patrie et la magnanimité ne vous étaient agréables, je ne suivrais jamais leurs mouvements que je sens maintenant; mais parce que ces vertus vous plaisent, jembrasse cette occasion de les pratiquer, et ne veux seconder leur instinct et inclination,. sinon parce que vous les aimez, et que vous le voulez. Vous voyez bien, mon cher Théotime, quen ce retour desprit nous parfumons tous les autres motifs de lodeur et sainte suavité de lamour, puisque nous ne les suivons pas en qualité de motifs simplement vertueux, mais en qualité de motifs voulus, agréés, aimés et chéris de Dieu. Qui dérobe pour ivrogner; il est plus ivrogne que larron, selon Aristote : et celui donc qui exerce la vaillance, lobéissance, laffection envers sa patrie, la magnanimité pour plaire à Dieu, il est plus amoureux divin que vaillant, obéissant, hou citoyen et magnanime; parce que toute sa volonté en cet exercice aboutit et vient fondre dans lamour de Dieu, nemployant tous les autres motifs que pour parvenir à cette fin. Nous ne disons pas que nous allons à Lyon, mais à Paris, quand nous nallons à Lyon que pour aller à Paris; ni que nous allons chanter, mais que nous allons servir Dieu, quand nous nallons chanter que pour servir Dieu. Que si quelquefois nous sommes touchés de quelque motif particulier, comme, par exemple, sil nous advenait daimer la chasteté à cause de sa belle et tant agréable pureté, soudain sur ce motif il faut répandre celui du divin amour, en cette sorte: O très honnête et délicieuse blancheur de la chasteté, que vous êtes aimable, puisque vous êtes tant aimée par la divine bonté ! puis se retournant vers le Créateur: Hé ! Seigneur, je vous requiers une seule chose, cest celle que je recherche en la chasteté, de voir et pratiquer en icelle votre bon plaisir, et les délices que vous y prenez. Et lorsque nous entrons ès exercices des vertus, nous devons souvent dire de tout notre coeur : Oui, Père éternel, je le ferai, parce quainsi a-t-il été agréable de toute éternité devant vous (1). En cette sorte faut-il animer toutes nos actions de ce bon plaisir céleste, aimant principalement lhonnêteté et beauté des vertus, parce quelle est agréable à Dieu: car, mon cher Théotime, il se trouve des hommes qui aiment éperdument la beauté de quelques vertus, non seulement sans aimer la charité, mais avec mépris de la charité. Origène, certes, et Tertullien aimèrent tellement la blancheur de la chasteté, quils violèrent les plus grandes règles de la charité; lun ayant choisi de commettre lidolâtrie plutôt que de souffrir une horrible vilenie, de laquelle les tyrans voulaient souiller son corps; lautre se séparant de la très chaste Église catholique sa mère, pour mieux établir selon son gré la chasteté de sa femme. Qui ne sait quil y a eu des pauvres de Lyon (2) qui, pour louer avec excès la mendicité, se firent hérétiques, et de mendiants devinrent de faux bélitres (3) ? Qui ne sait la vanité
(1) Matth., XI, 26. (2) Pauvres de Lyon, membres dune secte vaudoise qui prit naissance à Lyon au XIIe siècle. (3) Faux bélitres. On nommait anciennement bélitre les quatre ordres mendiants. Faux bélitres, seraient de faux mendiants; bélistrerie. métier de fainéant.
des enthousiastes, messalliens, euchites (4), qui quittèrent la dilection pour vanter loraison? Qui ne sait quil y a eu des hérétiques qui, pour exalter la charité envers les pauvres, déprimaient la charité envers Dieu, attribuant tout le salut des hommes à la vertu de laumône, selon que saint Augustin le témoigne, quoique le saint Apôtre exclame que qui donne tout son bien aux pauvres, et na pas la charité, cela ne lui profite point (2)? Dieu a mis sur moi létendard de sa charité (3), dit la sacrée Sulamite. Lamour, Théotime, est létendard en larmée des vertus; elles se doivent toutes ranger à lui, cest le seul drapeau sous lequel notre Seigneur les fait combattre, lui qui est le vrai général de larmée. Réduisons donc. toutes les vertus à lobéissance de la charité ; aimons les vertus particulières, mais principalement parce quelles sont agréables à Dieu; aimons excellemment les vertus plus excellentes, non parce quelles sont excellentes, mais parce que Dieu les aime plus excellemment. Ainsi le saint amour vivifiera toutes les vertus, les rendant toutes amantes, aimables et suraimables.
CHAPITRE XVComme la charité comprend en soi les dons du Saint-Esprit.
Afin que lesprit humain suive aisément les
(1) Enthousiastes, noua générique des sectes dilluminés; Messaliens, petite secte dissidente en Russie ; Euchites, nom dune secte ancienne qui regardait la prière comme seule nécessaire au salut. (2) I Cor., XIII, 3.
(3) Cant. cant., II, 4.
mouvements et instincts de la raison, pour parvenir au bonheur naturel quil peut prétendre vivant selon les lois de lhonnêteté, il a besoin premièrement de la tempérance, pour réprimer les inclinations insolentes de la sensualité ; secondement, de la justice, pour rendre à Dieu, au prochain et à soi-même ce quil est obligé; tiercement, de la force, pour vaincre les difficultés quon sent à faire le bien, et repousser le mal; quatrièmement, de la prudence, pour discerner quels sont les moyens plus propres pour parvenir au bien et à la vertu; cinquièmement, de la science, pour connaître le vrai bien auquel il faut aspirer et le vrai mal quil faut rejeter; sixièmement, de lentendement, pour bien pénétrer les premiers et principaux fondements ou principes de la beauté et excellence de lhonnêteté; septièmement et en fin finale, de la sapience, pour contempler la Divinité, première source de tout bien. Telles sont les qualités par lesquelles lesprit est rendu doux, obéissant et pliable aux lois de la raison naturelle qui est en nous. Ainsi, Théotime, le Saint-Esprit qui habite en nous, voulant rendre notre âme souple, maniable et obéissante à ses divins mouvements et célestes inspirations, qui sont les lois de son amour, en lobservation desquelles consiste la félicité surnaturelle de cette vie présente, il nous donne sept propriétés et perfections pareilles presque aux sept que nous venons de réciter, qui, en lÉcriture sainte et ès livres des théologiens, sont appelées dons du Saint-Esprit. Or, ils ne sont pas seulement inséparables de la charité, ains, toutes choses bien considérées, et à proprement parier, ils sont les principales vertus, propriétés et qualités de la charité; car, 1° la sapience nest autre chose en effet que lamour qui savoure, goûte et expérimente combien Dieu est doux et suave; 2° lentendement nest autre chose que lamour attentif à considérer et pénétrer la beauté des vérités de la foi, pour y connaître Dieu en lui-même, et puis de là en descendant le considérer ès créatures ; 3° la science, au contraire, nest autre chose que le même amour qui nous tient attentifs à nous connaître nous-mêmes et les créatures, poumons faire remonter à une plus parfaite connaissance du service que nous devons à Dieu; 4° le conseil est aussi lamour, en tant quil nous rend soigneux, attentifs et habiles pour bien choisir les moyens propres à servir Dieu saintement; 5° la force est lamour qui encourage et anime le coeur pour exécuter ce que le conseil a déterminé devoir être fait; 6° la piété est lamour qui adoucit le travail et nous fait cordialement, agréablement et dune affection filiale employer aux oeuvres qui plaisent à Dieu notre Père; et 7° pour conclusion, la crainte nest autre chose que lamour en tant quil nous fait fuir et éviter ce qui est désagréable à la divine majesté. Ainsi, Théotime, la charité nous sera une autre échelle de Jacob, composée des sept dons du Saint- Esprit, comme autant déchelons sacrés par lesquels les hommes angéliques monteront de la terre au ciel pour saller unir à la poitrine de Dieu tout-puissant, et descendront (1) du ciel en terre
(1) Gen., XXVIII, 12.
pour venir prendre le prochain par la main et le conduire au ciel; car montant au premier échelon, la crainte nous fait quitter le mal ; au deuxième, la piété nous excite à vouloir faire le biens; au troisième, la science nous fait connaître le bien quil faut faire et le mal quil faut fuir; au quatrième, par la force nous prenons courage contre toutes les difficultés quil y a en notre entreprise; au cinquième, par le conseil nous choisissons les moyens propres à cela, au sixième, nous unissons notre entendement à Dieu pour voir et pénétrer les traits de son infinie beauté; et au septième, nous joignons notre volonté à Dieu, pour savourer et expérimenter les douceurs de son incompréhensible bonté., car sur le sommet de cette échelle, Dieu étant penché devers nous, il nous donne le baiser, damour et nous fait teter les sacrées mamelles de sa suavité, meilleures que le vin (1). Mais si ayant délicieusement joui de ces amoureuses faveurs, nous voulons retourner en terre pour tirer le prochain à ce même bonheur, du premier et plus haut degré où nous avons rempli notre volonté dun zèle très ardent, et avons parfumé notre âme des parfums de la charité souveraine de Dieu, nous descendons au second degré, où notre entendement prend une clarté nonpareille, et fait provision des conceptions et maximes plus excellentes pour la gloire de la beauté et bonté divines; de là, nous venons au troisième, où, par le don du conseil nous avisons par quels moyens nous inspirerons dans lesprit des prochains le goût et lestime de la divine suavité ;
(1) Cant., I, 1
au quatrième, nous nous encourageons, recevant une sainte force pour surmonter les difficultés qui peuvent être en ce dessein; au cinquième, nous commençons à prêcher par le don de science, exhortant les âmes à la suite (1) des vertus et à la fuite des vices; au sixième, nous tâchons de leur imprimer la sainte piété, afin que, reconnaissant Dieu pour le père très aimable, ils lui obéissent avec une crainte filiale; et au dernier degré, nous les pressons de craindre les jugements de Dieu, afin que, mêlant cotte crainte dêtre damnés avec la révérence filiale, ils quittent plus ardemment la terre pour monter au ciel avec nous. La charité cependant comprend les sept dons et ressemble à une belle fleur de lis qui a six feuilles plus blanches que la neige, et au milieu les beaux martelets dor de la sapience, qui poussent en nos coeurs les goûts et savourements amoureux de la bonté du Père notre créateur, de la miséricorde du Fils notre rédempteur, et de la suavité du Saint-Esprit notre sanctificateur. Et je mets ainsi cette double crainte ès deux degrés, pour accorder toutes les traductions avec la sainte et sacrée édition ordinaire: car, si en lhébreu le mot de crainte est répété par deux fois, ce nest pas sans mystère, ains pour montrer quil y a un don de crainte filiale qui nest autre chose que le don de piété, et un don de la crainte servile qui est le commencement de tout notre acheminement à la souveraine sagesse.
(1) Suite, poursuite.
CHAPITRE XVIDe la crainte amoureuse des épouses: suite du discours commencé.
Ah ! Jonathas mon frère, disait David, tu étais aimable sur (1) lamour des femmes (2). Et cest comme sil eût dit : Tu méritais un plus grand amour que celui des femmes envers leurs maris. Toutes choses excellentes sont rares. Imaginez-vous, Théotime, une épouse de coeur colombin, qui ait la perfection de lamour nuptial, son amour est incomparable, non seulement en excellence mais aussi en une grande variété de belles affections et qualités qui laccompagnent. Il est non seulement chaste, mais pudique; il est fort, mais gracieux; il est violent, mais tendre; il est ardent, mais respectueux; généreux, mais craintif; hardi, mais obéissant ; et sa crainte est toute mêlée dune délicieuse confiance. Telle certes est la crainte de lâme qui a lexcellente dilection; car elle sassure tant de la souveraine bonté de son époux, quelle ne craint pas de le perdre, mais elle craint bien toutefois de ne jouir pas assez de sa divine présence, et que quelque occasion ne le fasse absenter pour un seul moment; elle a bien confiance de ne lui déplaire jamais, mais elle craint de ne lui plaire pas autant que lamour le requiert: son amour est trop courageux pour entrer voire même au seul soupçon dêtre jamais en sa disgrâce, ruais il est aussi si attentif quelle craint de ne lui être pas assez unie; oui même lâme arrive quelquefois à
(1) Sur, au-dessus de. (2) II Reg., I, 26
tant de perfection, quelle ne craint plus de nêtre pas assez unie à lui, son amour lassurant quelle le sera toujours; mais elle craint que cette union ne soit pas si pure, simple et attentive, comme son amour lui fait prétendre. Cest cette admirable amante qui voudrait ne point aimer les goûts, les délices, les vertus et les consolations spirituelles, de peur dêtre divertie pour peu que ce soit de lunique amour quelle porte à son bien-aimé, protestant que cest lui-même et non ses biens quelle recherche, et criant à cette intention : Eh ! montrez-moi, mon bien-aimé, où vous paissez et reposez au midi, afin que je ne me divertisse point après les plaisirs qui sont hors de vous (1). De cette sacrée crainte des divines épouses furent touchées ces grandes âmes de saint Paul, saint François, sainte Catherine de Gênes, et autres, qui ne voulaient aucun mélange en leurs amours, ains tâchaient de le rendre si pur, si simple, si parfait, que ni les consolations ni les vertus mêmes ne tinssent aucune place entre leur coeur et Dieu; en sorte quelles pouvaient dire : Je vis, mais non plus moi-même, ains Jésus-Christ vit, en moi : Mon Dieu mest toutes choses (2) : Ce qui nest point Dieu, ne mest rien : Jésus-Christ est ma. vie : Mon amour est crucifié; et telles autres paroles dun sentiment extatique. Or, la crainte initiale, non des apprentis, procède du vrai amour, mais amour encore tendre, faible et commençant. La crainte filiale procède de lamour ferme, solide et déjà tendant à la
(1) Cant. cant., I, 6.
(2) Gal., II, 20.
perfection; mais la crainte des épouses provient de lexcellence et perfection amoureuse déjà tout acquise : et quant aux craintes serviles et mercenaires, elles ne procèdent voirement pas de lamour, mais elles précèdent ordinairement lamour pour lui servir de fourrier, ainsi que nous avons dit ailleurs, et sont bien souvent très utiles à son service. Vous verrez toutefois, Théotime, une honnête dame, qui, ne voulant pas manger son pain en oisiveté (1), non plus que celle que Salomon a tant louée, couchera la soie en une belle variété de couleurs sur un satin bien blanc, pour faire une broderie de plusieurs belles fleurs, quelle rehaussera par après fort richement dor et dargent selon les assortiments convenables. Cet ouvrage se fait à laiguille, quelle passe partout où elle veut coucher la soie, lor et largent mais néanmoins laiguille nest point mise dans le satin pour y être laissée, ains seulement pour y introduire la soie, lor et largent, et leur faire passage de façon quà mesure que ces choses entrent dans le fond, laiguille en est tirée et en sort. Ainsi la divine bonté voulant coucher en lâme humaine une grande diversité de vertus, et les rehausser enfin de son amour sacré, elle se sert de laiguille de la crainte servile et mercenaire de laquelle pour lordinaire nos coeurs sont premièrement piqués, mais pourtant elle ny est pas laissée; ains à mesure que les vertus sont tirées et couchées en lâme, la crainte servile et mercenaire en sort, selon le dire du bien- aimé disciple, que la charité parfaite pousse la
(1) Prov., XXXI, 27,
crainte dehors (1). Oui de vrai, Théotirne, car les craintes dêtre damné et perdre le paradis sont effroyables et angoisseuses (2), et comme sauraient-elles demeurer avec la sacrée dilection, qui est toute douce, toute suave?
CHAPITRE XVIIComme la crainte servile demeure avec le divin amour.
Toutefois, encore que la dame dont nous avons parlé ne veuille pas laisser laiguille en louvrage quand il sera fait, si est-ce que tandis quelle y a quelque chose à faire, si elle est contrainte de se divertir pour quelquautre occurrence, elle laissera laiguille piquée dans loeillet, la rose oula pensée quelle brode, pour la trouver plus à propos quand elle retournera pour ouvrer. De même; Théotime, tandis que la Providence divine fait la broderie des vertus et louvrage de son saint amour en nos âmes, elle y laisse toujours la crainte servile ou mercenaire, jusqu à ce que la charité étant parfaite, elle ôte cette aiguille piquante, et la remet, par manière de dire, en son peloton. En cette vie donc en laquelle notre charité ne sera jamais si parfaite quelle soit exempte de péril, nous avons toujours besoin de la crainte, et lorsque nous tressaillons de joie par amour, nous devons trembler dappréhension par la crainte.
Prenez instruction de ce quil vous faut faire En crainte, et sans orgueil, servez la Tout-Puissant Egayez-vous en lui; mais, vous esjouissant. Que votre coeur soumis en tremblant le révère (3).
(1) I Joan., IV, 18.
(2) Angoisseuses, pleines dangoisses. (3) Ps., II, 40, 11.
Le grand père Abraham envoya son serviteur Eliéser pour prendre une femme à son enfant unique Isaac. Eliéser va, et par inspiration céleste fit choix de la belle et chaste Rebecca, laquelle il amena avec soi ; mais cette sage demoiselle quitta Eliéser sitôt quelle eut rencontré Isaac, et, étant introduite en la chambre de San, elle demeura son épouse à jamais. Dieu envoie souvent la crainte servile, comme un autre Eliéser (Eliéser aussi veut dire aide de Dieu), pour traiter le mariage entre elle et lamour sacré. Que si lâme vient sous la conduite de la crainte, ce nest pas quelle la veuille épouser; car, en effet, sitôt que lâme rencontre lamour, elle sunit à lui, et quitte la crainte. Mais comme Eliéser, étant de retour, demeura dans la maison au service disaac et de Rebecca; de même la crainte nous ayant amenés au saint amour, elle demeure avec nous pour servir ès occurrences et lamour et lâme amoureuse. Car lâme, quoique juste, se voit maintes fois attaquée par des tentations extrêmes; et lamour, tout courageux quil est, à fort à faire à se bien maintenir, à raison de la condition de la place en laquelle il se trouve, qui est le coeur humain, variable et sujet à la mutinerie des passions. Alors donc, Théotime, lamour emploie la crainte au combat, et sen sert pour repousser lennemi. Le brave prince Jonathas, allant à charge sur les Philistins, emmi les ténèbres de la nuit, voulut voir son écuyer avec soi: et ceux quil ne tuait pas, son écuyer les tuait (1). Et lamour en voulant faire quelque entreprise hardie, il ne se sert pas
(1) I Reg., XIV, 1, 13
seulement de ses propres motifs, ains aussi des motifs de la crainte servile et mercenaire. Et les tentations que lamour ne défait pas, la crainte dêtre damné les renverse. Si la tentation dorgueil, davarice ou de quelque plaisir voluptueux mattaque: Eh! ce dirai-je, serait-il bien possible que pour des choses si vaines mon coeur voulût quitter la grâce de son bien-aimé? Mais si cela ne suffit pas, lamour excitera la crainte. Eh! ne vois-tu pas, misérable coeur, que secondant cette tentation, les effroyables flammes de lenfer tattendent, et que tu perds lhéritage éternel du paradis? On se sert de tout ès extrêmes nécessités, comme le même Jonathas fit, quand passant ces âpres rochers qui étaient entre lui et les Philistins, il ne se servait pas seulement de ses pieds, mais gravissait et grimpait à belles mains (1), comme il pouvait. Tout ainsi donc que les nochers qui partent sous un vent favorable en une saison propice, noublient pourtant jamais les cordages, ancres et autres choses requises en temps de fortune et parmi la tempête; aussi, quoique le serviteur de Dieu jouisse du repos et de la douceur du saint amour, il ne doit jamais être dépourvu de la crainte des jugements divins, pour sen servir entre les orages et assauts des tentations. Outre que, comme la pelure dune pomme, qui est de peu destime en soi-même, sert toutefois grandement à conserver la pomme quelle couvre; aussi la crainte servile, qui est de peu de prix en sa propre condition au regard de lamour, lui est
(1) 1 Reg., XIV, 13.
néanmoins grandement utile à sa conservation pendant les hasards de cette vie mortelle. Et comme celui qui donne une grenade la donne voirement pour les grains et le suc quelle a au-dedans, mais ne laisse pas pourtant de donner aussi lécorce comme une dépendance dicelle; de même, bien que le Saint-Esprit, entre ses dons sacrés, confère celui de la crainte amoureuse aux âmes des siens, afin quelles -craignent Dieu en piété, comme leur père et leur époux, si est-ce toutefois quil ne laisse pas de leur donner encore la crainte servile et mercenaire, comme un accessoire de lautre plus excellente. Ainsi Joseph envoyant à son père plusieurs charges de toutes les richesses dÉgypte, ne lui donna pas seulement les trésors comme principaux présents, mais aussi les ânes qui les portaient. Or, bien que la crainte servile et mercenaire soit grandement utile pour cette vie mortelle, si est-ce quelle est indigne davoir place en léternelle, en laquelle il y aura une assurance sans crainte, une paix sans défiance, un repos sans souci. Mais les services néanmoins que ces craintes servantes et mercenaires auront rendus à lamour, y seront récompensés: de sorte que si ces craintes, comme des autres Moïse et Aaron, nentrent pas en la terre de promission, leur postérité néanmoins et leurs ouvrages y entreront. Et quant aux craintes des enfants et des épouses, elles y tiendront leur rang et leur grade, non pour donner aucune défiance ou perplexité de lâme, mais pour lui faire admirer et révérer avec soumission lincompréhensible majesté de ce père tout-puissant et de cet époux de gloire.
Le respect au Seigneur porté Est saint, rempli de pureté, Sa crainte en tout siècle est durable. Tout ainsi que sa majesté Est à jamais très adorable.
CHAPITRE XVIIIComme lamour se sert de la crainte naturelle, servile et mercenaire.
Les éclairs, tonnerres, foudres, tempêtes, inondations, tremble-terres (1) et autres tels accidents inopinés excitent même les plus indévots à craindre Dieu; et la nature prévenant le discours en telles occurrences, pousse le coeur, les yeux et les mains même devers le ciel pour réclamer le secours, de la très sainte Divinité, selon le sentiment commun du genre humain, qui est, dit Tite-Live, que ceux qui servent la Divinité prospèrent, et ceux qui la méprisent sont affligés. En la tourmente qui fit périller (2) Jonas, les mariniers craignirent dune grande crainte, et crièrent soudain un chacun à son Dieu (3). Ils ignoraient, dit saint Jérôme, la vérité; mais ils reconnaissaient la Providence, et crurent que cétait par jugement céleste quils se trouvaient en ce danger; comme les Maltais, lorsquils virent saint Paul échappé du naufrage, être attaqué par la vipère, crurent que cétait par vengeance divine (4). Aussi les tonnerres, tempêtes, foudres sont appelés voix du Seigneur par le Psalmiste, qui dit de plus quelles font la parole dicelui (5), parce quelles annoncent
(1) Tremble-terres, tremblements de terre. (2) Fit périller, mit en péril. (3) Jon., I, 5.
(4) Act., XXVIII, 4.
(5) Ps., CXLVIII, 8.
sa crainte, et sont comme ministres de sa justice. Et ailleurs souhaitant que la divine majesté se fasse redouter à ses ennemis: Lancez, dit-il, des éclairs, et vous les dissiperez; décoche: vos dards, et vous les troublerez (1), où il appelle les foudres sagettes (2) et dards du Seigneur. Et devant le Psalmiste la bonne mère de Samuel avait déjà chanté que les ennemis mêmes, de Dieu le craindraient, dautant quil tonnerait sur eux dès le ciel (3). Certes, Platon en son Gorgias et ailleurs témoigne quentre les païens il y avait quelque sen tintent de crainte, non seulement pour les châtiments que la souveraine justice de Dieu pratique en ce monde, mais aussi pour les punitions quil exerce en lautre vie sur les âmes de ceux qui ont des péchés-incurables. Tant linstinct de craindre la Divinité est gravé profondément en la nature humaine. Mais cette crainte toutefois pratiquée par manière délan, ou sentiment naturel, nest ni louable ni vitupérable (4) en nous, puisquelle ne procède pas de notre élection. Elle est néanmoins un effet dune très bonne cause, et cause dun très bon effet; car elle provient de la connaissance naturelle que Dieu nous a donnée de sa providence, et nous fait reconnaître combien nous dépendons de la toute-puissance souveraine, nous incitant à limplorer; et, se trouvant en une âme fidèle, elle lui fait beaucoup de bien. Les chrétiens, parmi les étonnements que les tonnerres, tempêtes et autres
(1) Ps., CXLIII, 6. (2) Sagettes, flèches. (3) 1 Reg., II, 10. (4) Vitupérable, blâmable.
périls naturels leur apportent, invoquent le nom sacré de Jésus et de Marie, font le signe de la croix, se prosternent devant Dieu, et font plusieurs bons actes de foi, despérance et de religion. Le glorieux saint Thomas dAquin, étant naturellement sujet à seffrayer quand il tonnait, soulait (1) dire, par manière doraison jaculatoire, les divines paroles que lÉglise estime tant : Le Verbe a été fait chair (2). Sur cette crainte donc le divin amour fait maintes fois des actes de complaisance et de bienveillance : Je vous bénirai, Seigneur, car vous êtes terriblement magnifié (3) Que chacun vous craigne, ô Seigneur! O grands de la terre, entendez, servez Dieu en crainte, et tressaillez pour lui en tremblement (4). Mais il y a une autre crainte qui prend origine de la foi, laquelle nous apprend quaprès cette vie mortelle il y a des supplices effroyablement éternels, ou éternellement effroyables, pour ceux qui en ce monde auront offensé la divine majesté et seront décédés sans être réconciliés avec elle; quà lheure de la mort les âmes seront jugées du jugement particulier, et à la fin du monde tous comparaîtront ressuscités pour être derechef jugés au jugement universel. Car ces vérités chrétiennes, Théotime, frappent le coeur qui les considère, dun épouvantement extrême. Et comme pourrait-on se représenter ces horreurs éternelles sans frémir et trembler dappréhension ? Or, quand ces sentiments de crainte prennent tellement place
(1) Soulait, avait coutume de. (2) Joan., I, 14.
(3) Ps., CXXXVIII, 14.
(4) Ps., XI, 10, 12.
dans nos coeurs, quils en bannissent et chassent laffection et volonté du péché, comme le sacré concile de Trente parle, certes ils sont grandement salutaires. Nous avons conçu de votre crainte, ô Dieu, et enfanté lesprit de salut (1), est-il dit en Isaïe: cest-à-dire, votre face courroucée nous a épouvantés, et nous a fait concevoir et enfanter lesprit de pénitence qui est lesprit de salut, ainsi que le Psalmiste avait dit : Mes os nont point de paix (2), ains tremblent devant la face de votre ire. Notre Seigneur qui était venu pour nous apporter la loi damour, ne laisse pas de nous inculquer cette crainte : Craignez, dit-il, celui qui peut jeter le corps et lâme en la géhenne (3). Les Ninivites, par les menaces de leur subversion et damnation, firent pénitence, et leur pénitence fut agréable à Dieu (4); et en somme cette crainte est comprise ès dons du Saint-Esprit, comme plusieurs anciens Pères ont remarqué. Que si la crainte ne forclôt (5) pas la volonté de pécher, ni laffection au péché, certes elle est méchante et pareille à celle des diables, qui cessent souvent de nuire, de peur dêtre tourmentés par lexorcisme, sans cesser néanmoins de désirer et vouloir le mal quils méditent à jamais; pareille à celle du misérable forçat, qui voudrait manger le coeur du comite (6), quoiquil nose quitter la rame de peur dêtre battu; pareille à la. crainte de ce
(1) Is., XXVI, 18.
(2) Ps., XXXVII, 4.
(3) Matth., X, 28.
(4) Joan., XV, 5, 3. (5) Forclôt, exclut. (6) Comite, officier proposé à la chiourme des galères.
grand hérésiarque du siècle passé, qui confesse davoir haï Dieu dautant quil punissait les méchants. Certes celui qui aime le péché et le voudrait volontiers commettre malgré la volonté de Dieu, encore quil ne le veuille commettre craignant seulement être damné, il a une crainte horrible et détestable. Car bien quil nait pas la volonté de venir à lexécution du péché, il a néanmoins lexécution en sa volonté, puisquil le voudrait faire, si la crainte ne lé tenait; et cest comme par force quil nen vient pas aux effets. A cette crainte on en peut ajouter une autre, certes moins malicieuse, mais autant inutile, comme fut celle du juge Félix, qui oyant parler du jugement divin, fuit tout épouvanté (1), et toutefois ne laissa pas pour cela de continuer en son avarice; et celle de Balthasar, qui voyant cette main prodigieuse qui écrivait sa condamnation contre le paroi, fut tellement effrayé quil changea de visage, et les jointures de ses reins se desserraient, et ses genoux trémoussants sentre-heurtaient lun à lautre (2), et néanmoins ne fit point pénitence. Or, de quoi sert-il de craindre le mal, si par la crainte on ne se résout de léviter? La crainte donc de ceux qui, comme esclaves, observent la loi de Dieu pour éviter lenfer, est fort bonne. Mais beaucoup plus noble et désirable est la crainte des chrétiens mercenaires, qui comme serviteurs à gages travaillent fidèlement, non pas certes principalement pour aucun amour quils aient encore envers leurs maîtres, mais pour être salariés de la récompense qui leur est promise.
(1) Act., XXIV, 25.
(2) Dan., V, 5, 6,
O si loeil pouvait voir, si loreille pouvait ouïr, ou quil pût monter au coeur de lhomme ce que Dieu a préparé à ceux qui le servent (1) ! hé, quelle appréhension aurait-on de violer les commandements divins, de peur de perdre ces récompenses immortelles! Quelles larmes, quels gémissements jetterait-on, quand par le péché on les aurait perdues! Or, cette crainte néanmoins serait blâmable, si elle renfermait en soi lexclusion du saint amour. Car qui dirait: Je ne veux point servir Dieu pour aucun amour que je lui veuille porter, mais seulement pour avoir les récompenses quil promet, il ferait un blasphème, préférant la récompense au maître, le bienfait au bienfaiteur, lhéritage au père, et son propre profit à Dieu tout-puissant, ainsi que nous avons plus amplement montré au livre second. Mais enfin, quand nous craignons doffenser Dieu, non point pour éviter la peine de lenfer ou la perte du paradis, mais seulement parce que Dieu étant notre très bon père, nous lui devons honneur, respect, obéissance; alors notre crainte est filiale, dautant quun enfant bien né nobéit pas à son père en considération du pouvoir quil a de punir sa désobéissance, ni aussi parce quil le peut exhéréder (2), ains seulement parce quil est son père; en sorte quencore que le père serait vieil, faible et pauvre, il ne laisserait pas de le servir avec égale diligence; ains, comme la pieuse cigogne (3), il lassisterait avec plus de soin et daffection; ainsi que Joseph, voyant le bonhomme
(1) I Cor., n, 9.
(2) Exhéréder, deshériter. (3) La pieuse cigogne. Les Romains avaient fait decet ciseau lemblème de la piété filiale.
Jacob son père, vieux, nécessiteux et réduit sous son sceptre, il ne laissa pas de lhonorer, servir et révérer avec une tendreté plus filiale, et telle que ses frères layant reconnue, estimèrent quelle opérerait encore après sa mort, et lemployèrent pour obtenir pardon de lui, disant : Votre père a commandé que nous vous disions de sa part: Je vous prie doublier le crime de vos frères, et la malice quils ont exercée envers vous (1). Ce que ayant oui, il se prit à pleurer, tant son coeur filial fut attendri, les désirs et volontés de son père décédé étant représentés. Ceux-là donc craignent Dieu dune affection filiale, qui ont peur de lui déplaire purement et simplement, parce quil est leur Père très doux, très bénin et très aimable. Toutefois quand il arrive que cette crainte filiale est jointe, mêlée et détrempée avec la crainte servile de la damnation éternelle ou bien avec la crainte mercenaire de perdre le paradis, elle ne laisse pas dêtre fort agréable à Dieu, et sappelle crainte initiale cest-à-dire crainte des apprentis qui entrent ès exercices de lamour divin. Car comme les jeunes garçons qui commencent à monter à cheval, quand ils sentent leur cheval porter un peu plus haut, ne serrent pas seulement les genoux, ains se prennent à belles mains à la selle; mais quand ils sont un peu plus exercés ils se tiennent seulement en leurs serres (2): de même les novices et apprentis au service de Dieu, se trouvant éperdus parmi les assauts que leurs ennemis leur livrent au commencement, ils ne se servent pas seulement de la crainte filiale, mais
(1) Gen., L, 16, 17. (2) En leurs serres, en serrant les jambes.
aussi de la mercenaire et servile, et se tiennent comme ils peuvent pour ne point déchoir de leur prétention.
CHAPITRE XIXComme lamour sacré comprend les douze fruits du Saint-Esprit, avec les huit béatitudes de lÉvangile.
Le glorieux saint Paul dit ainsi: Or le fruit de lEsprit est la charité, la joie, la paix, la patience, la bénignité, la bonté, la longanimité, la mansuétude, la foi, la modestie, la continence, la chasteté (1). Mais voyez, Théotime, que ce divin apôtre comptant ces douze fruits du Saint-Esprit, il ne les met que pour un seul fruit; car il ne dit pas: les fruits de lesprit sont la charité, la joie; mais seulement: le fruit de lEsprit est la charité, la joie. Or voici le mystère de cette façon de parler. La charité de Dieu est répandue en nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous est donné (2) : certes, la charité est lunique fruit du Saint-Esprit; mais parce que ce fruit a une infinité dexcellentes propriétés, lApôtre qui en veut représenter quelques-unes par manière de montre, parle de cet unique fruit comme de plusieurs, à cause de la multitude des propriétés quil contient en son unité: il parle réciproquement de tous ces fruits comme dun seul, à cause de lunité en laquelle est comprise cette variété. Ainsi qui dirait : Le fruit de la vigne cest le raisin, le moût, le vin, leau-de-vie, la liqueur réjouissant le coeur de lhomme (3), le breuvage confortant lestomac, il ne voudrait pas dire que
(1) Gal., V, 22, 23.
(2) Rom., V, 5.
(3) Ps., CIII, 5.
ce fussent des fruits de différentes espèces, ains seulement quencore que ce ne soit quun seul fruit, il a néanmoins une quantité de diverses propriétés selon quil est employé diversement. LApôtre donc ne veut dire autre chose, sinon que le fruit du Saint-Esprit est la charité; laquelle est joyeuse, paisible, patiente, bénigne, bonteuse (1), longanime, douce, fidèle, modeste, continente, chaste, cest-à-dire, que le divin amour donne une joie et consolation intérieure avec une grande paix de coeur qui se conserve dans les adversités par la patience, et qui nous rend gracieux et bénis à secourir le prochain par une bonté cordiale envers icelui, bonté qui nest point variable, ains constante et persévérante, dautant quelle nous donne un courage de longue étendue, au moyen de quoi nous sommes rendus doux, affables et condescendants envers tous, supportant leurs humeurs et imperfections, en leur gardant une loyauté parfaite, témoignant une simplicité accompagnée de confiance, tant en nos paroles quen nos actions, vivant modestement et humblement, retranchant toutes superfluité et tous désordres au boire, manger, vêtir, coucher, jeux, passe-temps et autres telles convoitises voluptueuses par une sainte continence, et réprimant surtout les inclinations et séditions de la chair par une soigneuse chasteté, afin que toute notre personne soit occupée en la divine dilection, tant intérieurement par la joie, paix, patience, longanimité, bonté et loyauté comme aussi extérieurement par la bénignité, mansuétude, modestie, continence et chasteté.
(1) Bonteuse, bonne
Or, la dilection est appelée fruit, en tant quelle nous délecte, et que nous jouissons de sa délicieuse suavité comme dune vraie pomme de paradis, recueillie de larbre de vie, qui est le Saint-Esprit enté sur nos esprits humains, et habitant en nous par sa miséricorde infinie. Mais quand non seulement nous nous-réjouissons en cette divine dilection, et jouissons de la délicieuse douceur, ains que nous établissons toute notre gloire en icelle comme en la couronne de notre bonheur; alors elle nest pas seulement un fruit doux à notre gosier, mais elle est une béatitude et félicité très désirable; non seulement parce quelle nous assure la félicité de lautre vie, mais parce quen celle-ci elle nous donne un contentement lequel est si fort, que ni les eaux des tribulations et les fleuves des persécutions ne le peuvent éteindre; ains non seulement il ne périt pas, mais il senrichit parmi les pauvretés, il sagrandit ès abjections et humilités, il se réjouit entre les larmes, il se renforce dêtre abandonné de la justice et privé de lassistance dicelle, lorsque le réclamant, nul ne lui en donne; il se récrée emmi la compassion et commisération, lorsquil est environné des misérables et souffreteux; il se délecte de renoncer à toutes sortes de délices sensuelles et mondaines, pour obtenir la pureté et netteté de coeur; il fait vaillance dassoupir les guerres noires et dissensions, et de mépriser les grandeurs et réputation temporelles; il se revigore dendurer toutes sortes de souffrances, et tient que sa vraie vie consiste à mourir pour le bien-aimé. De sorte, Théotime, quen somme la très sainte dilection est une vertu, un don, un fruit et une béatitude. En qualité de vertu, elle nous rend obéissants aux inspirations intérieures que Dieu-nous donne par ses commandements et conseils-, en lexécution desquels on pratique toutes vertus, dont la dilection est la vertu de toutes les vertus. En qualité de don, la dilection nous rend souples et maniables aux inspirations intérieures, qui sont comme les commandements et conseils secrets de Dieu, à lexécution desquels sont employés les sept dons du Saint-Esprit, si que la dilection est le don des dons. En qualité de fruit, elle nous donne un goût et plaisir extrême en la pratique de la vie dévote, qui se sent ès douze fruits du Saint-Esprit, et partant elle est le fruit des fruits. En qualité de béatitude, elle nous fait prendre à faveur extrême et singulier honneur les affronts, calomnies, vitupères (1) et opprobres que le monde nous fait, et nous fait quitter renoncer et rejeter toute autre gloire, sinon celle qui procède du bien-aimé crucifix, pour laquelle nous nous glorifions en labjection, abnégation et anéantissement de nous-mêmes, ne voulant autres marques de majesté que la couronne dépine, du crucifix, le sceptre de son roseau, le mantelet de mépris qui lui fut imposé et le trône de sa croix, sur lequel les amoureux sacrés ont plus de contentement, de joie, de gloire et de félicité, que jamais Salomon neut sur son trône divoire. Ainsi la dilection est maintes fois représentée par la grenade, qui, tirant ses propriétés du grenadier, peut être dite la vertu dicelui, comme encore elle semble être son don quil offre à
(1) Vitupères, du lat. reproches.
lhomme par amour, et son fruit, puisquelle est mangée pour récréer le goût de lhomme; et enfin elle est, par manière de dire, sa gloire et béatitude, puisquelle porte la couronne et diadème.
CHAPITRE XXComme le divin amour emploie toutes les passions et afflictions de lâme, et les réduit à son obéissance.
Lamour est la vie de notre coeur. Et comme le contre-poids donne le mouvement à toutes les pièces mobiles dune horloge, ainsi lamour donne à là me tous les mouvements quelle a. Toutes nos affections suivent notre amour, et selon icelui nous désirons, nous nous délectons, nous espérons et désespérons, nous craignons, nous nous encourageons; nous haïssons, nous fuyons, nous nous attristons, nous entrons en colère, nous triomphons. Ne voyons-nous pas les hommes qui ont donné leur coeur en proie à lamour vil et abject des femmes; comme ils ne désirent que selon cet amour, ils nont plaisir quen cet amour, ils nespèrent ni ne désespèrent que pour ce sujet, ils ne craignent ni nentreprennent que pour cela, ils nont à contre-coeur ni ne fuient que ce qui les en détourne, ils ne sattristent que de ce qui les en prive, ils nont de colère que par jalousie, ils ne triomphent que par cette infamie. Cen est de même des amateurs des richesses et ambitieux de lhonneur; car ils sont rendus esclaves de ce quils aiment, et nont plus de coeur en leurs poitrines, ni dâmes en leurs coeurs, ni daffections en leurs âmes que pour cela. Quand donc le divin amour règne dans nos coeurs, il sassujettit royalement tous les autres amours de la volonté, et par conséquent toutes les affections dicelle, parce que naturellement elles suivent les amours; puis il dompte lamour sensuel, et le réduisant à son obéissance, il tire aussi après icelui toutes les passions sensuelles; car, en somme, cette sacrée dilection est leau salutaire de laquelle Notre-Seigneur disait : Celui qui boira de leau que je lui donnerai, il naura jamais soif (1). Non vraiment, Théotime, qui aura lamour de Dieu un peu abondamment, il naura plus ni désir, ni crainte, ni espérance, ni courage, ni joie, que pour Dieu, et tous ses mouvements seront accoisés (2) en ce seul amour céleste. Lamour divin et lamour propre sont dedans notre coeur, comme Jacob et Ésaü dans le sein de Rébecca; ils ont une antipathie et répugnance fort grande lun à lautre, et sentre-choquent (3) dedans le coeur continuellement, dont la pauvre sécrie : Hélas! moi misérable, qui me délivrera du corps de cette mort (4), afin que le seul amour de mon Dieu règne paisiblement en moi? Mais il faut pourtant que nous ayons courage, espérant en la parole du Seigneur qui promet en commandant, et commande en promettant la victoire à son amour, et semble quil dit à lâme ce quil fit dire à Rébecca: Deux nations sont en ton sein, et deux peuples seront séparés dans tes entrailles, et
(1) Joan., IV, 18. (2) Accoisés, calmés, reposée. (3) Gen., XXV, 22.
(4) Rom., VII. 24.
lun des peuples surmontera lautre et laîné servira au moindre (1); car comme Rébecca navait que deux enfants en son sein, mais parce que diceux devaient naître deux peuples, il est dit quelle avait deux nations en son sein. Aussi lâme, ayant dedans son coeur deux amours, a par conséquent deux grandes peuplades de mouvements, affections et passions : et comme les deux enfants de Rébecca, par la contrariété de leurs mouvements, lui donnaient des grandes convulsions et douleurs dentrailles; aussi les deux amours de notre âme donnent des grands travaux à notre coeur : et comme il fut dit quentre les deux enfants de cette dame le plus grand servirait le moindre, aussi a-t-il été ordonné que des deux amours de notre coeur le sensuel servira le spirituel, cest-à-dire, que lamour propre servira lamour de Dieu. Mais quand fut-ce que laîné des peuples qui étaient dans le sein de Rébecca servit le puîné? Certes, ce ne fut jamais que lorsque David subjugua en guerre les Iduméens; et que Salomon les maîtrisa en paix. O quand sera-ce donc que lamour sensuel servira lamour divin? Ce sera lors, Théotime, que lamour armé, parvenu jusquau zèle, servira nos passions par la mortification, et bien plus lorsque là-haut au ciel lamour bienheureux possédera toute notre âme en paix. Or, la façon avec laquelle lamour divin doit subjuguer lappétit sensuel est pareille à celle dont Jacob usa, quand pour bon usage et commencement de ce qui devait arriver par après, Ésaü sortant du sein de sa mère, Jacob lempoigna
(1) Gen., XXV, 23.
par le pied (1), comme pour lenjamber, supplanter et tenir sujet, ou, comme on dit, lattacher par le pied, à guise dun oiseau de proie, tel quÉsaü fut en qualité de chasseur (2) et terrible homme car ainsi lamour divin voyait naître en nous quelque passion ou affection naturelle, il doit soudain la prendre par le pied et la ranger à son service. Mais quest-ce à dire la prendre par le pied? Cest la lier et assujettir au dessein de Dieu. Ne voyez-vous pas comme Moise transformait le serpent en baguette, le saisissant seulement par la queue (3)? Certes, de même donnant une bonne fin à nos passions, elles prennent la qualité des vertus. Mais donc quelle méthode doit-on tenir pour. ranger les affections et passions au service du divin amour? Les médecins méthodiques ont toujours en bouche cette maxime que les contraires sont guéris par leurs contraires, et les Spagyriques (4) célèbrent une sentence opposée à celle-là, disant que les semblables sont guérie par leurs semblables. Or, comme que cen soit, nous savons que deux choses font disparaître la lumière des étoiles, lobscurité des brouillards de la nuit et la plus grande lumière du soleil; et de même nous combattons les passions, ou leur opposant des passions contraires, ou leur opposant des plus
(1) Gen.XXV, 25. (2) Ibid., XXVII. (3) Exod., IV, 4. (4) Les Spagyriques, médecins guérissant par la chimie, du nom de Spagyre donné à cette science, par Paracelse. Les méthodiques suivent laxiôme dHippocrate : Contraria contrariis curantur. Les spagyriques seraient les précurseurs de lhoméopathie.
grandes affections de leur sorte. Sil marrive quelque vaine espérance, je puis résister, lui opposant ce juste découragement : O homme insensé! sur quels fondements bâtis-tu cette espérance? Ne vois-tu pas que ce grand auquel tu espères est aussi près de la mort que toi-même? Ne connais-tu pas linstabilité, faiblesse et imbécillité des esprits humains? Aujourdhui ce coeur, duquel tu prétends, est à toi, demain un autre lemportera pour soi ; en quoi donc prends-tu cette espérance? Je puis aussi résister à cette espérance, lui en opposant une plus solide. Espère en Dieu, ô mon âme, car cest lui qui délivrera tes pieds du piège (1). Jamais nul nespéra en lui, qui ait été confondu (2). Jette tes prétentions ès choses éternelles et perdurables. Ainsi je puis combattre le désir des richesses et voluptés mortelles; ou par le mépris quelles méritent, ou par le désir des immortelles; et par ce moyen lamour sensuel et terrestre sera ruiné par lamour céleste, ou comme le feu est éteint par leau à- cause de ses qualités contraires, ou comme il est éteint par le feu du ciel à cause de ses qualités plus fortes et prédominantes. Notre Seigneur use de lune et de lautre méthode en ses guérisons spirituelles. Il guérit ses disciples de la crainte mondaine, leur imprimant dans le coeur une crainte supérieure: Ne craignez pas, dit-il, ceux qui tuent le corps, mais craignez celui qui peut damner lâme et le corps pour la géhenne (3). Voulant une. autre fois les guérir
(1) Ps., XXIV, 15, (2) Eccles., II, 2. (3) Matth., X, 28.
dune basse joie, il leur en assigne une plus relevée : Ne vous réjouissez pas, dit-il, de quoi (1) les esprits malins vous sont sujets, mais de quoi vos noms sont écrits au ciel (2) : et lui-même aussi rejette la joie par la tristesse: Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez (3). Ainsi donc le divin amour supplante et assujettit les affections et passions, les détournant de la fin à laquelle lamour propre les veut porter, et les contournant à sa prétention spirituelle. Et comme larc-en-ciel, touchant laspalatus (4), lui ôte son odeur et lui en donne une plus excellente, aussi lamour sacré, touchant nos passions, leur ôte leur fin terrestre, et leur en donne une céleste. Lappétit de manger est rendu grandement spirituel si, avant que de le pratiquer, on lui donne le motif de lamour. Eh! non, Seigneur, ce nest pas pour contenter cette chétive nature, ni pour assouvir cet appétit que je vais à table; mais pour, selon votre providence, entretenir ce corps que vous mavez donné sujet à. cette misère. Oui, Seigneur, parce quainsi il vous a plu (5). Si jespère lassistance dun ami, ne puis-je pas dire : Vous avez établi notre vie en sorte, Seigneur, que nous ayons à prendre secours, soulagement et consolation les uns des autres: et parce quil vous plaît, jimplorerai donc cet homme duquel vous mavez donné lamitié à. cette intention. Y a-t-il quelque juste sujet de crainte? Vous voulez, ô Seigneur,
(1) De quoi, de ce que. (2) Luc., X, 20.
(3) Ibid., IV, 25;
(4) Aspalatus. V. ci-dessus, chap. III.
(5) Matth., II, 26.
que je craigne, afin que je prenne les moyens convenables pour éviter cet inconvénient; je le ferai, Seigneur, puisque tel est votre bon plaisir. Si la crainte est excessive: eh ! Dieu, Père éternel, quest-ce que peuvent craindre vos enfants, et les poussins qui vivent sous vos ailes? Or sus, je ferai ce qui est convenable pour éviter le mal que je crains; mais après cela, Seigneur, je suis vôtre, sauvez-moi (1), sil vous plaît, et ce qui marrivera, je laccepterai, parce que telle sera votre bonne volonté. O sainte et sacrée alchimie! ô divine poudre de projection (2), par laquelle tous les métaux de nos passions, affections et actions sont convertis en lor très pur de la céleste dilection.
CHAPITRE XXIQue la tristesse est presque toujours inutile, ainsi contraire au service du saint amour.
On ne peut enter une greffe de chêne sur un poirier, tant ces deux arbres sont de contraire humeur lun à lautre: on ne saurait certes non plus enter lire (3), ni la colère, ni le désespoir sur la charité, au moins serait-il très diffici1e. Pour lire, nous lavons vue au discours du zèle; pour le désespoir, sinon quon le réduise à la juste défiance de nous-mêmes, ou bien au sentiment que nous devons avoir de la vanité, faiblesse et inconstance des faveurs, assistances et promesses du monde, je ne vois pas quel service le divin amour en peut tirer.
(1) Ps., CXVIII, 94. (2) Poudre de projection. Poudre avec laquelle les alchimistes prétendaient changer les métaux en or, en la jetant sur nu métal quand il entrait en fusion, (3) ire, ressentiment
Et quant à la tristesse, comme peut-elle être utile à la sainte charité, puisquentre les fruits du Saint-Esprit la joie est mise en rang, joignant la charité? Néanmoins le grand Apôtre dit ainsi: La tristesse qui est selon Dieu opère la pénitence stable en salut, mais la tristesse du monde opère la mort (1). Il y a donc une tristesse selon Dieu, laquelle sexerce ou bien par les pécheurs en la pénitence, ou par les bons en la compassion pour les misères temporelles du prochain, ou par les parfaits en la déploration, complainte et condoléance pour les calamités spirituelles des âmes; car David, saint Pierre, la Magdeleine pleurèrent pour leurs péchés, Agar pleura voyant son fils presque mort de soif, Jérémie sur la ruine de Jérusalem, notre Seigneur sur les Juifs, et son grand Apôtre gémissant dit ces paroles: Plusieurs
marchent, lesquels je vous ai souvent dit et vous le dit derechef, quils sont ennemis de la croix de Jésus-Christ (2). Il y a donc une tristesse de ce monde qui provient pareillement de trois causes: Car, 1° elle, provient quelquefois de lennemi infernal, qui, par mille suggestions tristes, mélancoliques et fâcheuses, obscurcit lentendement, alangourit la volonté et trouble toute lâme. Et comme un brouillard épais remplit la tête et la poitrine de rhume, et par ce moyen rend la respiration difficile, et met en perplexité le voyageur; ainsi le malin remplissant lesprit humain de tristes pensées, il lui ôte la facilité daspirer en Dieu, et lui donne un ennui et découragement
(1) Gal., III, 22, 2. Cor., VII, 10.
(2) Philipp., III, 18.
extrême, afin de le désespérer et de le perdre. On dit quil y a un poisson quon nomme pêcheteau (1), et surnommé diable de mer, qui, émouvant et poussant çà et là le limon, trouble leau tout autour de soi, pour se tenir en icelle comme dans lembûche, de laquelle, soudain quil aperçoit les pauvres petits poissons, il se rue sur eux, les brigande (2) et les dévore, doù peut-être est venu le mot de pêcher en eau trouble, duquel on use communément. Or, cest de même du diable denfer comme du diable de mer; car il fait ses embûches dans la tristesse, lorsque, ayant rendu laine troublée par une multitude dennuyeuses pensées jetées çà et là dans lentendement, il se rue par après sur les affections, les accablant de défiances, jalousies, aversions, envies, appréhensions superflues des péchés passés, et fournissant une quantité de subtilités vaines, aigres et mélancoliques, afin quon rejette toutes sortes de raisons et consolations. 2° La tristesse procède aussi dautres fois de la condition naturelle, quand lhumeur mélancolique domine en nous, et celle-ci nest pas voirement vicieuse en soi-même, mais notre ennemi pourtant sen sert grandement pour ourdir et tramer mille tentations en nos âmes; car, comme les araignées ne font jamais presque leurs toiles que quand le temps est blafâtre (3) et le ciel nébuleux, de même cet esprit malin na jamais tant
(l) Pêcheteau. Le nom de diable de mer sapplique à plusieurs poissons de lOcéan et de la Méditerranée : à la raie, la scorpène et surtout la baudroie on baudreuil. (2) Les brigande, les traite comme ferait un brigand. (3) Blafâtre, blafard.
daisance pour tendre les filets de ses sujestions ès esprits doux, bénins et gais, comme il en a ès esprits mornes, tristes et mélancoliques; car il les agite aisément de chagrins, de soupçons, de haines, de murmurations, censures, envies, paresse et engourdissement spirituel. 3° Finalement, il y a une tristesse que la variété des accidents humains nous apporte. Quelle joie puis-je avoir, disait Tobie, ne pouvant voir la lumière du ciel (1)? Ainsi fut triste Jacob sur la nouvelle de la mort de son Joseph, et David pour celle de son Absalon. Or, cette tristesse est commune aux bons et aux mauvais, mais aux bons elle est modérée par lacquiescement et résignation en la volonté de Dieu; comme on vit en Tobie, qui, de toutes les adversités dont il fut touché, rendit grâces à la divine majesté, et en Job, qui en bénit le nom du Seigneur; et en Daniel, qui convertit ses douleurs ce cantiques. Au contraire, quant aux mondains, cette tristesse leur est ordinaire, et se change en regrets, désespoir et étourdissements desprit; car ils sont semblables aux guenons et marmots (2), lesquels sont toujours mornes, tristes et fâcheux au défaut de la lune; comme au contraire au renouvellement dicelle, ils sautent, dansent et font leurs singeries. Le mondain est hargneux, maussade, amer et mélancolique au défaut des prospérités terrestres, et en laffluence il est presque toujours bravache, ébaudi et insolent. Certes, la tristesse de la vraie pénitence ne doit
(1) Tob., V, 12. (2) Guenons et marmots, marmottes.
pas tant être nommée tristesse que déplaisir, ou sentiment et détestation du mal, tristesse qui nest jamais ni ennuyeuse ni chagrine, tristesse qui nengourdit point lesprit, ains qui le rend actif, prompt et diligent; tristesse qui nabat point le coeur, ains le relève parla prière et lespérance, et lui fait faire les élans de la ferveur de dévotion; tristesse laquelle au fort de ses amertumes produit toujours la douceur dune incomparable consolation, suivant le précepte du grand saint Augustin Que le pénitent sattriste toujours, mais que toujours il se réjouisse de sa tristesse. La tristesse, dit Cassian, qui opère la solide pénitence et lagréable repentance. de laquelle on ne se repent jamais, elle est obéissante, affable, humble, débonnaire, souefve (1), patiente, comme étant issue et descendue de la charité. Si que, sétendant à toute douleur de corps et contrition desprit elle est, en certaine façon, joyeuse, animée et revigorée de lespérance de son profit, elle retient toute la suavité de laffabilité et longanimité, ayant en elle-même les fruits du Saint-Esprit que le saint Apôtre raconte. Or, les fruits du Saint-Esprit sont charité, joie, paix, longanimité, bonté, bénignité, foi, mansuétude, continence (2). Telle est la vraie pénitence, et telle la bonne tristesse, qui certes nest pas proprement triste ni mélancolique, ains seulement attentive et affectionnée à détester, rejeter et empêcher le mal du, péché pour le passé et pour lavenir. Nous voyons aussi maintes fois des pénitences fort empressées, troublées, impatientes, pleureuses, amères,
(1) Souefve, suave. (2) Gal., IV, 22.
soupirantes, inquiètes, grandement âpres et mélancoliques, lesquelles enfin se trouvent infructueuses et sans suite daucun véritable amendement, parce quelles ne procèdent pas des vrais motifs de la vertu de pénitence, mais de lamour propre et naturel. La tristesse du monde opère la mort (1), dit lApôtre. Théotime, il la faut donc bien éviter et rejeter selon notre pouvoir. Si elle est naturelle, nous la devons repousser, contrevenant à ses mouvements, la divertissant par exercice propres à cela, et usant des remèdes et façons de vivre que les médecins mêmes jugeront à propos. Si elle provient de tentations, il faut bien découvrir son coeur au père spirituel, lequel nous prescrira les moyens de la vaincre, selon ce que nous en avons dit en la quatrième partie de lIntroduction à la vie dévote. Si elle est accidentelle, nous recourrons à ce qui est marqué au huitième livre, afin de voir combien les tribulations sont aimables aux enfants de Dieu, et que la grandeur de nos espérances en la vie éternelle doit rendre presque inconsidérables tous les événements passagers de la temporelle. Au reste, parmi toutes les mélancolies qui nous peuvent arriver, nous devons employer lautorité de la volonté supérieure pour faire tout ce qui se peut en faveur du divin amour. Certes il y a des actions qui dépendent tellement de la disposition et complexion corporelle, quil nest pas en notre pouvoir de les faire à notre gré. Car un mélancolique ne saurait tenir ni ses yeux, ni sa parole, ni son visage en la même grâce et suavité quil
(1) II Cor., VII, 10.
aurait sil était déchargé de cette mauvaise humeur; mais il peut bien, quoique sans grâce, dire des paroles gracieuses, bonteuses et courtoises, et, malgré son inclination, faire par raison les choses convenables en paroles et en oeuvres de charité, douceur et condescendance. On est excusable de nêtre pas toujours gai, car on nest pas maître de la gaieté pour lavoir quand on veut; mais on nest pas excusable de nêtre pas toujours honteux, maniable et condescendant, car cela est toujours au pouvoir de notre volonté, et ne faut sinon se résoudre de surmonter lhumeur et inclination contraire.
FIN DE LONZIÈME LIVRE
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