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HOMÉLIE SUR SAINT LUCIEN. PRONONCÉE LE 7 JANVIER 387.
AVERTISSEMENT ET ANALYSE.
Le panégyrique du saint martyr Lucien fut prononcé le 7 janvier de l'année 387, le jour même de la fête de saint Lucien; pour s'en convaincre, on peut comparer le début de cette homélie-ci avec celui de l'homélie sur l'Épiphanie et le baptême de Notre-Seigneur. Le martyre de saint Lucien, prêtre d'Antioche, arriva l'an 311 ou 312 dans la persécution de Maximin. Le. martyrologe romain marque sa fête le 7 de janvier. Les ariens le revendiquaient pour un des leurs, mais rien n'était plus faux. Ils se fondaient sur ce que certains de ses disciples avaient embrassé l'arianisme, sur ce que les chefs de la secte, Arias et Eusèbe de Nicomédie avaient été ses disciples, mais ces hommes s'étaient séparés de saint Lucien, en se séparant de l'Ég
1. Mes craintes d'hier se sont réalisées; c'est un fait accompli maintenant; le jour de la solennité s'écoulant, la foule aussi a bien vite disparu , et nous n'avons plus aujourd'hui qu'une faible réunion. Je l'avais bien prévu; je n'ai pas toutefois supprimé l'instruction d'aujourd'hui : si tous ceux qui m'entendaient hier, ne me sont pas fidèles, tous ne sont pas infidèles. Douce consolation pour moi! je veux donc persévérer aujourd'hui à vous instruire, ceux qui n'entendront pas la parole par moi, l'entendront par vous. Qui pourrait supporter, sans rien dire, une telle indifférence? Des enfants qui ont vu si longtemps leur mère les combler de ses dons se sont éloignés d'elle ; ils n'ont pas eu la pensée de revenir auprès d'elle; ils n'ont pas fait comme la colombe de Noé (Gen. VIII); ils ont imité le corbeau, et cela, quand le déluge dure encore, quand l'orage, quand la tempête redouble chaque jour plus furieuse, quand l'arche sainte, au milieu des flots, nous appelle tous, nous attire , nous entraîne, montrant, aux naufragés l'asile où rien n'est plus à craindre ! Refuge qui défie, non les vagues ou le choc des flots, mais l'assaut continuel des passions en délire, qui écarte l'envie frappée de mort, qui chasse l'orgueil. Là, en effet, le riche ne peut plus mépriser le pauvre; on y entend ces paroles de l'Écriture: Toute chair n'est que de l'herbe, et toute la gloire de l'homme est comme la fleur des champs (Ps. XL, 6) ; et le pauvre, à son tour, envoyant la richesse d'autrui, ne sera pas la proie de la haine envieuse , car il entend ces paroles d'un autre prophète : Ne craignez point en voyant un homme devenu riche et sa maison comblée de gloire, parce que, lorsquil sera mort, il n'emportera point tous ses biens, et que sa gloire ne descendra point avec lui, (Psaum. XLVIII, 16, 17.) Car telle est la nature de ces biens; ils ne se déplacent pas avec ceua qui les possèdent; ils ne voyagent pas, ils n'escortent pas les maîtres qui s'en vont; ils ne prêtent aucune assistance là-haut, devant le juge qui demande les comptes; la mort produit l'absolue séparation. Souvent même, avant la mort, les richesses ont déserté ; trompeur en est l'usage; incertaine, la jouissance; périlleuse, la possession. Pour la vertu, il n'en est pas de même, ni pour l'aumône; voilà ce qui (457) ne peut être ravi; voilà le vrai trésor. Oui le prouvera? celui qui a dit avec sagesse : Sa gloire ne descendra point avec lui, sa gloire ne le suivra pas, celui-là parlant des trésors de l'aumône, toujours subsistants, jamais ravis, nous a donné cette instruction: Le juste a dispersé ses biens sur les pauvres, sa justice demeure dans toits les siècles. (Psaum. CXI, 9.) Quoi de plus étrange? Ce qu'on amasse se perd; ce qu'on disperse demeure. Et cependant quoi de plus juste? C'est qu'il est de ces biens que Dieu reçoit de nous; et de la main de Dieu , nul ne les peut ravir; mais il est d'autres richesses que nous déposons entre les mains des hommes; richesses exposées dès lors à mille convoitises, à toutes les attaques de la haine et de l'envie. Ne négligez donc pas, ô mon bien-aimé, cette sainte demeure : ici se dissipe le chagrin qui vous trouble ; ici s'évanouissent les inquiétudes de la vie ; ici , les passions insensées s'éteignent. Au retour de la place publique, des théâtres, des autres réunions mondaines, nous traînons après nous la foule des soucis, des découragements, des maladies de l'âme; nous les rapportons dans nos maisons. Si, au contraire, vous séjournez habituellement ici, vous cessez de ressentir les maux du dehors: délivrance complète; si vous vous échappez loin d'ici, si vous prenez la fuite, vous perdez les biens dont vous avaient enrichis les divines Ecritures ; vous perdez tout; en quelques instants les entretiens, les discours du dehors vous enlèvent votre richesse. Et voici qui vous prouvera la vérité de mes paroles. En sortant d'ici , hâtez-vous de vous rendre auprès de ceux qui nous manquent aujourd'hui , et vous verrez quelle différence entre votre sérénité et leurs inquiétudes. Il n'est pas de jeune épouse, belle, charmante dans la chambre nuptiale, qui mérite autant d'admiration , qui brille d'autant de gloire que l'âme apparaissant dans l'ég
2. Hier donc Notre-Seigneur Jésus-Christ fut baptisé dans l'eau ; aujourd'hui, son serviteur est baptisé dans le sang; hier s'ouvraient les portes du ciel; aujourd'hui ont été foulées aux pieds les portes de l'enfer. Et ne vous étonnez pas que j'appelle le martyre un baptême, puisque le Saint-Esprit descend alors avec l'abondance de ses grâces; puisque c'est la rémission des péchés, l'âme purifiée d'une manière merveilleuse, étonnante; et, de même que ceux qu'on baptise sont lavés dans l'eau, de même les martyrs sont lavés dans leur propre sang, ce qui est arrivé à notre saint. Mais avant de vous parler de sa mort, il faut vous dire toute la malice du démon. Car, comme il vit que le saint méprisait n'importe quels tourments et quels supplices; que, ni les feux allumés par l'enfer, ni les fosses ouvertes, ni les roues préparées, ni les tortures des ceps, ni les précipices où le martyr avait été lancé , ni les dents des bêtes féroces n'avaient pu vaincre sa vertu, (458) il conçut un plus cruel tourment; il cherchait de tous côtés un supplice horrible dont la durée égalât l'atrocité. Les douleurs insupportables amènent promptement la délivrance; les plus longues sont toujours un peu moins atroces ; il s'attacha donc à découvrir une torture à la fois interminable , insupportable, pour triompher, par la durée, par la violence des douleurs, de la constance du martyr. Que fait-il donc? C'est à la faim qu'il le livre. J'ai dit la faim, méditez ce mot : de toutes les morts, c'est la plus horrible. Ceux qui l'attestent le savent par expérience. Puissions-nous ne pas être tentés par là ! Nous avons reçu une belle instruction qui nous dit de prier pour ne pas être induits en tentation. (Matth. XXVI.) Figurons-nous un bourreau dans nos entrailles, déchirant tous nos membres, plus dévorant que le feu le plus ardent, que toute espèce de bête féroce; nous rongeant le corps de partout; nous torturant d'un supplice continuel, affreux, inexprimable. Voulez-vous savoir ce que c'est que la faim? des enfants, plus d'une fois, ont été dévorés parleurs mères, incapables de supporter la violence d'une telle douleur. C'est ce que le Prophète déplorait par ces paroles : Les mains des femmes sensibles à la pitié ont fait cuire leurs enfants. (Thren. IV, 10.) Des mères ont mangé ceux qu'elles avaient enfantés; le ventre où les enfants avaient pris la naissance est devenu leur tombeau, et la nature a été vaincue par la faim; et non-seulement la nature, mais la volonté ; mais la faim n'a pas vaincu le généreux courage de notre martyr. Qui ne serait frappé d'admiration à ce récit? Et cependant, quoi de plus puissant que la nature ? de plus changeant que la volonté ? Vous faut-il une preuve que rien n'est plus fort que la crainte de Dieu ? la volonté s'est montrée plus puissante que la nature , les mères ont faibli, les mères ont méconnu le fruit de leurs entrailles; le saint, notre saint n'a pas chancelé; le supplice n'a rien pu contre sa sagesse, la torture a été sans effet sur son courage; plus solide que le diamant, il a tout enduré; il s'enivrait d'une bonne espérance ; il se glorifiait de ses combats; il puisait sa consolation dans la nécessité même de la lutte ; surtout il entendait chaque jour la voix de Paul : Dans la faim et dans la soif, dans le froid et dans la nudité (II Cor. XI, 27); autres paroles encore : Jusqu'à cette heure, nous avons faim, et nous avons soif, et nous sommes nus, et on nous meurtrit de soufflets. (I Cor. IV, 11 .) C'est qu'il connaissait, il connaissait bien cette parole : Ce n'est pas seulement de pain que vit l'homme, mais de toute parole qui tombe de la bouche de Dieu. (Matth. IV, 4.) Et maintenant, quand ce détestable démon vit qu'une si pressante nécessité ne le domptait pas, il rendit le supplice plus cruel ; il prit les offrandes destinées aux idoles, en chargea une table, et la fit placer sous ses yeux, pour que la facilité du plaisir triomphât de son énergie. En effet nous succombons moins vite quand ce qui nous tente ne frappe pas nos yeux ; on surmonterait plus facilement les désirs de la volupté en l'absence de la beauté, qu'on ne le peut faire quand les regards s'y attachent sans cesse. Cependant le juste triompha encore de ce nouveau piège ; ce que le démon avait regardé comme la ruine de son courage ne servit qu'à le fortifier : non-seulement l'aspect des offrandes n'ébranla en rien sa volonté, mais il ne fit paraître que plus d'aversion et de haine. A l'aspect de nos ennemis, nous sentons que notre haine redouble avec le désir de nous éloigner d'eux ; c'est ce qu'éprouva le saint devant cette impure victime; il la détestait plus; en la voyant il s'en détournait avec horreur, et parce qu'il l'avait continuellement sous les yeux, il n'en ressentait que plus d'aversion pour ce qui lui était présenté ; la faim criait en lui, et lui disait de goûter les mets qui lui étaient offerts, mais la crainte de Dieu retenait ses mains, et lui faisait oublier la nature ; à la vue de la table impure et souillée, il pensait à une autre table, à la table terrible, remplie de l'Esprit-Saint, et tel était le feu qui le brûlait qu'il aurait tout enduré, tout souffert, plutôt que de goûter à ces mets infects. Il se souvenait de cette table fameuse des trois enfants (Dan. I, 8), jeunes, prisonniers, privés de tout appui, sur une terre étrangère, dans un pays barbare, qui montrèrent tant de sagesse qu'aujourd'hui encore on célèbre leur courage. Les Juifs, quand ils étaient encore en possession de leur patrie, montrèrent leur impiété sacrilège ; dans le temple même, ils sacrifièrent aux idoles; ces enfants au contraire, transportés sur une terre barbare, où ils ne rencontraient qu'idoles et occasions d'impiété, gardèrent jusqu'à la fin les rites de leurs pères. Si donc des prisonniers, des captifs, des enfants, avant la loi de grâce, montrèrent tant de vertu, se disait-il, quelle (459) serait notre excuse à nous de ne pas pouvoir égaler leur courage ? 3. Sous l'empire de ces pensées, il se riait de la perversité du démon, il méprisait sa perfide adresse, et il ne succombait pas à la tentation de ses yeux. Voyant que rien ne réussissait, l'esprit impur le ramène devant le tribunal, et lui prépare d'autres tortures sans relâche, et mille questions. A chacune d'elles, je suis chrétien, pas d'autre réponse; le bourreau lui disait : Ta patrie? je suis chrétien ; ta profession ? je suis chrétien; tes parents? à toute question : je suis chrétien. Ce seul mot, ce mot si simple, tombait comme un coup sur la tête du démon ; c'étaient de continuelles blessures qu'il lui faisait l'une après l'autre. Le saint avait reçu sans doute l'instruction profane, mais il savait parfaitement que dans de tels combats, ce qu'il faut, ce ne sont pas de beaux discours, mais (le la foi; ce n'est pas de l'habileté dans le langage, mais de l'amour de Dieu dans le coeur; un seul mot suffit, se disait-il, pour mettre en fuite toutes les légions de l'enfer. Ceux qui sont distraits dans leurs jugements trouvent cette réponse peu convenable ; un peu d'attention fait reconnaître comment éclate, par cette réponse, la sagesse du martyr. Qui dit : je suis chrétien, déclare quelle est sa patrie, sa famille, sa profession ; il dit tout. Comment cela ? Le chrétien n'a pas sa cité sur la terre, c'est la Jérusalem d'en-haut. La Jérusalem d'en-haut, dit l'Apôtre, est vraiment libre; et c'est elle qui est notre mère. (Gal. IV, 26.) Le chrétien n'a pas de profession sur la terre, il appartient au royaume d'en-haut. Pour nous, dit l'Apôtre, nous vivons déjà dans le ciel. (Philipp. III, 20.) Le chrétien a pour parents tous les saints, ce sont là ses concitoyens . Nous sommes concitoyens des saints, dit l'Apôtre, et serviteurs de Dieu. (Ephésiens. II, 19.) Ainsi un seul mot lui suffisait pour dire exactement ce qu'il était, d'où il était, quels étaient ses parents et sa profession. Et après avoir prononcé cette parole, il expira, et il partit, rapportant au Christ le dépôt intact, et il laissa, à ceux qui devaient venir après lui, l'exemple de ses souffrances, pour leur apprendre à ne rien craindre que le péché et le renoncement à Dieu. Méditons donc cette conduite, et, dans les jours paisibles, préparons-nous à la guerre, afin qu'à l'heure du combat nous puissions élever, nous aussi, un brillant trophée. Ce grand martyr a méprisé la faim; méprisons, nous aussi, les délices ; détruisons la tyrannie du ventre, afin que, si l'occasion se présente pour nous de montrer le même courage, après nous être exercés dans des épreuves moins difficiles, nous supportions glorieusement les rudes assauts. En présence des princes et des rois il a fait entendre un langage entièrement libre : faisons de même, nous aussi, en ces jours, et, si nous allons nous asseoir dans les riches assemblées des païens orgueilleux, confessons en toute liberté notre foi , sachons rire de leurs erreurs. S'ils entreprenaient d'exalter leurs doctrines, de rabaisser nos croyances, ne restons pas muets ; ne montrons pas une patience hors de saison ; sachons dévoiler leur ignominie ; dans la plénitude de la sagesse et de la liberté, confessons bien haut la foi chrétienne. L'empereur montre à tous le diadème qu'il porte sur la tête . montrons à tous, nous aussi en tout lieu, la foi que nous professons. Sa couronne à lui n'est pas un ornement qui égale notre diadème à nous, la foi, la confession de la foi commune; notre foi ne se contente pas de paroles : joignons-y l'action, une conduite conforme à nos discours, en tout et toujours ; ne déshonorons pas nos dogmes par une vie indigne, mais, en toute circonstance , glorifions Notre-Seigneur pour être honorés et sur la terre et là-haut ; puissions-nous entrer tous dans le partage de cette gloire du ciel, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec qui gloire au Père, puissance , honneur, et en même temps à l'Esprit-Saint, à l'Esprit vivifiant, aujourd'hui et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduit par M. PORTELETTE.
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