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TROISIÈME SERMON POUR LE JOUR DE NOËL, Sur le lieu, le temps et les autres circonstances de la naissance de notre Seigneur.
1. Mes frères, je remarque dans la naissance de notre Seigneur deux (a) choses non-seulement diverses mais tout à fait différentes. D'abord l'enfant qui naît aujourd'hui est Dieu; sa mère est une vierge et une vierge qui enfante sans douleur. Une lumière toute nouvelle brille au ciel au milieu des ténèbres et un ange annonce une grande et joyeuse bonne nouvelle; l'armée céleste éclate en louanges; Dieu est glorifié et la paix est annoncée aux hommes de bonne volonté; des mages accourent à Bethléem et, trouvant que les choses sont comme on le leur a dit, ils vont les raconter à leurs compagnons; tous ceux qui en entendent parler sont dans l'admiration. Or, toutes ces choses, mes frères, et toutes celles qui ressemblent à celles-là, ne sont point le fait de la fragilité humaine, mais de la vertu de Dieu. Aujourd'hui les pauvres mêmes sont servis à la table du Seigneur, dans des vases d'or et d'argent, mais nous ne devons pas nous les attribuer, ce n'est pas pour nous, mais pour la nourriture et le breuvage qu'ils renferment que nous sommes servis dans des plats et dans des coupes d'or. Le sage nous dit : «faites bien attention, à ce qui vous est servi (Prov. XXIII, 1). » Pour moi, je regarde comme étant pour moi le temps et le lieu de la naissance du Sauveur la faiblesse de son corps enfantin, ses vagissements et ses larmes, de même que la pauvreté et les veilles des Mages à qui les premiers cette naissance est annoncée. Oui, tout cela est à moi, c'est pour moi qu'il en est ainsi, c'est à moi que ces choses sont servies, à moi quelles sont proposées à imiter. Le Christ est né en hiver, au milieu de la nuit. Dirons-nous que c'est par un effet du hasard que le maître de l'hiver et de l'été, le Seigneur du jour et de la nuit a voulu naître dans la plus inclémente des saisons et au milieu des ténèbres? Les autres enfants ne choisissent pas le moment de leur naissance, car à ce moment c'est à peine s'ils ont un souffle de vie; quant à la raison ils n'en peuvent faire usage, ils n'ont ni la liberté de choisir ni la faculté de délibérer. Mais pour Jésus-Christ, mes frères, quoiqu'il ne soit point (b) encore homme, cependant il était, dès le principe, en Dieu, il était Dieu, doué de la même sagesse et de la même puissance qu'aujourd'hui puisqu'il est la vertu et la sagesse même de Dieu. Or le fils de Dieu, qui était parfaitement le maître de choisir, pour naître, le moment qu'il voulait, préféra l'époque de l'année la plus dure pour un enfant qui vient au
a Le manuscrit français des Feuillants donne, de ce passage, une autre leçon plus juste, en substituant le mot trois au mot deux que nous avons ici. b Dans quelques manuscrits, la locution adverbiale négative ne point manque en cet endroit ; mais il faut absolument l'y conserver, car le sens de la phrase cet que le Christ ne fut pas homme avant sa naissance, qu'il était seulement Dieu.
monde, et surtout pour l'enfant d'une femme pauvre, qui a à peine quelques langes pour envelopper ses membres et qui est forcée de le coucher dans une crèche. Dans un si grand dénuement, je ne vois pas qu'il ait été question de fourrures pour lui. Le premier Adam reçut un vêtement de peaux de bêtes, le second est enveloppé dans des langes. Ce n'est pas ainsi que le monde agit, il faut ou que Jésus se trompe ou que le monde soit dans l'erreur; mais comme on ne peut dire que la sagesse divine se trompe, il s'en suit que : « la prudence de la chair, qui n'est après tout qu'une véritable mort, est ennemie de Dieu (I Cor. III, 19), » et que la sagesse du siècle est bien nommée une folie. En effet, le Christ qui ne peut se tromper choisit ce qui mortifie le plus la chair : c'est donc ce qu'il y a de meilleur, de plus avantageux et de plus digne de nos préférences, et nous devons nous défier de toute personne qui nous enseignerait ou nous conseillerait le contraire, comme d'un véritable séducteur. 2. De plus il a voulu naître pendant la nuit. Où êtes-vous, ô hommes impudents, qui ne songez qu'à vous mettre en lumière? Le Christ a choisi ce qu'il trouve de plus salutaire, et vous, vous faites choix de ce qu'il réprouve. Qui de vous ou de lui est plus prudent? Qui a le jugement plus juste et plus sain? Le Christ garde le silence, il ne s'élève point, il ne s'exalte point, il ne se fait point valoir, mais un ange annonce sa naissance, et la troupe de l'armée céleste chante ses louanges. Pour vous , qui faites profession de suivre Jésus-Christ, cachez aussi le trésor que vous avez trouvé. Aimez à être ignoré, que votre louange sorte d'autres lèvres que des vôtres. De plus, le Christ vient au monde dans une étable. Or, n'est-ce pas celui qui a dit : « Toute la terre est à moi, avec tout ce qu'elle renferme (Psal. XLIX, 12)? » pourquoi donc fait-il choix d'une étable? Evidemment c'est pour condamner la gloire du monde, et réprouver la vanité du siècle. Sa langue ne peut pas encore proférer une parole, mais tout, en lui, crie, prêche, évangélise; il n'est point jusqu'à ses membres délicats, qui ne parlent bien haut; en tout, il blême, il renverse et réfute le jugement du siècle. En effet, quel est l'homme, si on lui donnait le choix, qui ne préférerait à la faiblesse de l'enfance, un corps plein de force et d'âge où l'intelligence est formée? O sagesse vraiment incarnée et voilée ! Et pourtant, mes frères, c'est là cet enfant promis jadis par Isaïe, qui sait rejeter ce qui est mal, et choisir ce qui est bon (Is. VII, 5). Les voluptés sensuelles sont donc un mal, et la mortification, un bien, puisque ce sage enfant, le Verbe enfant, réprouve les unes et choisit l'autre? Car le Verbe s'est fait chair, mais chair infirme, enfantine, délicate, impotente, enfin chair incapable de supporter la peine et la fatigue. 3. En effet, mes frères, le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous; dans le principe, lorsqu'il était en Dieu, il habitait au sein d'une lumière inaccessible (I Tim. VI, 1), et nul ne pouvait le contempler. Y a-t-il en effet personne qui ait pénétré les sentiments du Seigneur, et lui ait donné conseil (Is. XIV, 13) ? L'homme charnel ne saurait percevoir les choses de l'esprit de Dieu. Eh bien, qu'il les perçoive maintenant, car le Verbe s'est fait chair. S'il ne peut entendre que la chair, qu'il prête donc l'oreille à ce qu'il lui dit dans la chair, car le Verbe s'est fait chair. O homme, voilà que la sagesse s'est montrée dans la chair; elle était jadis cachée à tes regards, aujourd'hui elle sort de sa cachette et se met à la portée de tes sens de chair. Elle t'est annoncée d'une manière charnelle, si je puis m'exprimer ainsi : fuis le plaisir, car la mort (a) en garde le seuil; fais pénitence, car c'est par la pénitence que le royaume de Dieu s'approche de nous (Matth. III, 2). Voilà ce que te prêche cette étable, voilà ce que te crie cette crèche, voilà le langage que te font entendre les membres délicats d'un enfant, telle est la bonne nouvelle que t'annoncent ces vagissements et ces larmes. Car si Jésus-Christ verse des larmes, ce n'est point comme en versent les autres enfants ni pour la même raison. Chez eux,, c'est la souffrance qui les fait couler, chez lui, c'est l'amour. Ce sont des êtres passifs plutôt qu'actifs, car ils n'ont point encore l'usage de la volonté, et s'ils pleurent, c'est parce qu'ils souffrent; le Christ ne pleure que parce qu'il compatit; les autres enfants gémissent sous le poids du fardeau qui pèse sur tous les enfants d'Adam, Jésus pleure sur les péchés des enfants d'Adam, et un jour il répandra son sang pour ce qui fait aujourd'hui couler ses larmes. O dureté de mon coeur! oh! Dieu veuille que de même que le Verbe s'est fait chair, mon coeur devienne de chair! C'est d'ailleurs ce qu'il nous a promis par son Prophète en ces termes : « Je vous ôterai votre coeur de pierre et vous en donnerai un de chair (Ezech. XI, 19). » 4. Mes frères, les larmes du Christ me causent autant de honte que de douleur. Pendant que je prenais mes ébats dans la place publique, dans le secret de la chambre du Roi, j'étais frappé d'une sentence du mort. Son Fils unique l'entend et, déposant le diadème, il sort vêtu d'un sac, la tête couverte de cendre, et les pieds nus, pleurant et se lamentant de voir son esclave condamné à mort, je le vis tout-à-coup sortir de son palais, et, tout surpris de l'état nouveau pour moi où je l'aperçois, je lui en demande la cause, il me la dit. Que ferai-je ? continuerai-je à me livrer à mes jeux, insulterai-je ainsi à ses larmes ? Oui, c'est ce que je ferai, je ne me mettrai point à sa suite, et ne mêlerai point mes larmes aux siennes, si je ne suis qu'un insensé et un fou. Voilà pourquoi ses larmes me font rougir. Mais pourquoi m'inspireraient-elles de la crainte et de la douleur? C'est parce que je puis apprécier le degré de mon mal au prix du remède nécessaire pour le guérir. J'ignorais que je fusse malade, je me croyais même fort bien portant, et voilà qu'on envoie le Fils d'une Vierge, le Fils même du Très-Haut et qu'il est condamné à mort, pour que son précieux sang serve de baume
a L'auteur du deux cent quatre-vingt-douzième sermon de la nouvelle édition de saint Augustin, n. 3, cite comme étant extrait de l'Ecriture sainte ce même passage qui se lit mot pour mot dans la Règle de saint Benoit, chapitre VII, du premier degré de l'humilité.
à mes blessures. O homme ! reconnais là combien graves sont tes blessures, puisqu'il n'y a que celles de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui puissent les cicatriser. Assurément si elles n'eussent point causé ta mort et une mort éternelle, jamais le Fils de Dieu ne fût mort pour les guérir. Aussi ai-je honte, mes frères, de fermer les yeux sur ma propre douleur quand je vois que c'est à ce point que la majesté de Dieu y compatit elle-même. Oui, le Fils de Dieu compatit à tes maux, et pleure sur eux; et toi, ô homme, toi qui en es atteint, tu ris! Voilà comment le prix du remède met le comble à ma douleur et à ma crainte. 5. Mais si j'observe exactement la prescription du médecin qui doit me guérir, j'y trouverai aussi une source de consolation. En effet, si je reconnais la gravité de mon mal au prix du remède qu'il exige, je reconnais en même temps qu'il n'est pas incurable, car un aussi sage médecin ou plutôt un médecin qui est la sagesse même, ne recourrait point inutilement à l'emploi de substances si précieuses. Or, ce serait en faire mal à propos usage, non-seulement de les employer dans le cas où le mal peut facilement céder à d'autres remèdes, mais encore et surtout d'y recourir quand leur emploi ne peut rendre la santé. Il nous excite donc à la pénitence et l'espoir qu'il nous fait concevoir de la guérison, allume en nous un désir d'autant plus ardent de l'obtenir. A cette consolation, ajoutez encore la visite que les anges firent aux vigilants bergers de Bethléem, et les paroles qu'ils leur adressèrent. Ah! malheur à vous, riches, qui avez maintenant votre consolation et qui avez ainsi déjà perdu tout droit aux consolations du ciel. Que de nobles, selon la chair, que d'hommes puissants, que de sages, selon le monde, reposaient alors mollement sur une couche moëlleuse, et il ne s'en trouva pas un seul parmi eux qui fût trouvé digne de voir briller cette lumière nouvelle, d'apprendre cette grande nouvelle, et d'entendre les anges chanter dans les airs « Gloire à Dieu, au plus haut des cieux! » Apprenez donc par là que ceux qui ne participent point aux travaux et aux fatigues des hommes, ne sont pas dignes d'être visités par les anges. Apprenez, dis-je, combien le travail uni à ma pensée spirituelle est agréable aux citoyens du ciel, puisqu'ils honorent de leur entretien et d'un entretien si heureux, ceux mêmes qui ne travaillent que pour subvenir aux besoins de la vie et contraints par une pressante nécessité. C'est que les anges reconnaissent en eux des hommes soumis à l'ordre établi de Dieu même pour les hommes, quand il voulut qu'Adam ne se nourrît désormais que d'un pain arrosé de ses sueurs (Gen. III, 19). 6. Remarquez, je vous prie, mes bien chers frères, tout ce que Dieu a fait pour vous encourager et vous sauver, et qu'une parole si pleine de vie et d'efficacité, une visite si certaine et si digne d'être reçue avec une entière déférence, un langage si éloquent, sinon des lèvres du moins d'action ne soient point sans produire quelques fruits en vous (I Tim. I, 15). Pensez-vous, mes frères, que si les paroles que je vous adresse en ce moment, devaient demeurer stériles dans vos coeurs, je l'apprendrais sans en être vivement peiné? Et pourtant qui suis-je, moi, et que sont mes paroles? Si un homme de si mince valeur que moi, ou plutôt si un néant comme moi, éprouve de la peine à voir que le peu de mal qu'il se donne pour vous parler, il se le donne en pure perte, à combien plus forte raison le Seigneur de toute majesté devra-t-il être indigné, s'il voit que toute la peine qu'il prend est perdue pour nous, par notre négligence et notre endurcissement? Que celui qui, pour nous sauver, a daigné se revêtir de la forme d'un esclave, que le Fils unique du Père qui, est Dieu et béni par-dessus tout pendant les siècles des siècles, éloigne ce malheur de ses humbles serviteurs. Ainsi soit-il.
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