|
|
DISCOURS SUR LE PSAUME CXL.SERMON AU PEUPLE.LA CHARITÉ.
Les vérités du salut sont répétées sous des formes variées pour les soustraire à lennui. Aimer Dieu et son prochain t rien de plus simple que ce précepte, qui renferme néanmoins la loi et les Prophètes, qui est tout le christianisme, qui vivifie, tandis que lamour des méchants est une glu qui les perd. Le Christ est la fin de la loi, et lobjet de la loi cest la charité émanant dun coeur pur, ce qui fait quelle nexiste point chez les méchants. Or, aimer le prochain selon Dieu, cest la vraie charité à laquelle se réduit tonte lEcriture, cest-à-dire au Christ qui parle dans notre psaume. Sil y a quelque chose qui puisse paraltre indigne de lui, cela sapplique à son corps qui lui est uni. Cest donc au nom de tous ses membres quil crie vers Dieu, surtout à son agonie, et que lEglise crie jusquà la fin du monde. Cette élévation des mains, comme le sacrifice du soir, cest la mort de Jésus sur la croix et vers le soir : il parlait alors au nom des hommes dont Dieu sétait éloigné à cause de leurs péchés. Si donc il parle des péchés, parce quil sen est fait la caution, qui dentre ses membres se croira sans péché ? Il veut à sa bouche non une barrière, mais une porte, afin de confesser ses fautes ; de ne point chercher à les défendre, comme ceux qui se justifient eux-mêmes, comme le Pharisien, moins juste que la pécheresse. Cette malheureuse accuse ses fautes et ne les rejette pas sur Dieu, comme tant dautres, comme les élus des Manichéens, qui rejettent leurs fautes sur la race ténébreuse, combinée avec la substance divine, doù la créature dont ils sont une portion. Dès lors le mal en eux vient de cette race, et eux sont innocents. Ils craignent douvrir la terre au moyen de la charrue, de peur de déchirer Dieu lui-même ; ils sont ainsi les sauveurs de Dieu. Le juste me réprimera dans sa miséricorde, cest-à-dire par charité, et je nécouterai point tes flatteries des pêcheurs, ma gloire sera dans le témoignage de ma conscience. Soyons sévères contre nous, afin que Dieu nous épargne, haïssons ce que nous avons mis en nous, et dès lors nous serons en partie justes parce que nous goûterons la loi de Dieu, et en partie pécheurs, parce que nous ressentirons dans nos membres la loi de la chair. Essayons de nous réformer à limage de Dieu ; châtions notre chair qui est pour nous comme une épouse, afin de la recevoir un jour purifiée et immortelle. Que les louanges des pécheurs ne nous amollissent point, bientôt ils se prendront à dire : Remettez-nous nos dettes. Cest là que tout homme doit en venir, en évitant dabord les fautes graves, puis les fautes journalières de la langue, puis enfin les imperfections dans b prière. Quant aux impies, que sont leurs sages comparés à la pierre ou au Christ, dont la parole prévaudra ; parole qui envoie les agneaux au milieu des loups, et ces agneaux sont morts à la suite de leur maître, et leur sang que lon méprisait a fécondé lEglise. Quant à ceux qui ont manqué de courage, comme Pierre, ils en appellent à Dieu, mais ne laccusent point et pleurent leur faute. Le Seigneur a prédit ces défaillances quand il a dit : Je suis seul jusquaprès mon passage, et après ce passage ou la Pâque, jattirerai toutes choses à moi ; car le grain de froment sera tombé en terre pour y mourir, et alors il portera son fruit.
1. Tout à lheure, quand on lisait lEpître, vous avez entendu, mes frères, ce que lApôtre nous conseille et nous demande : « Persévérez », dit-il, « et veillez dans la prière, priant aussi pour nous, afin que Dieu nous ouvre une porte à la prédication de sa parole, afin que jannonce le mystère de Jésus-Christ, et que je puisse le manifester comme il convient 1». Permettez quà mon tour juse de ces mêmes paroles; car il y a dans les saintes Ecritures de profonds mystères qui sont voilés pour nêtre point avilis, que lon recherche pour sexercer, et que lon nous découvre pour nous servir de nourriture. Le psaume que nous venons de chanter est obscur en beaucoup dendroits. Quand nous lexaminerons avec le secours du Seigneur, pour en tirer les vérités quil cache, vous reconnaîtrez dans mes paroles ce que vous connaissez déjà, mais ce qui est répété sous bien des formes, afin que la variété de
1. Coloss. IV, 2-4,
186
lexpression sauvegarde la vérité contre tout ennui. 2. Que pouvez-vous, mes frères, apprendre et connaître de plus grand, de plus salutaire que ceci : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toutes tes forces et de tout ton esprit; et tu aimeras ton prochain comme toi-même? » De peur que ces deux préceptes ne vous paraissent peu considérables, « voilà », dit le Sauveur, « quils renferment la loi et les Prophètes 1 ». Tout ce que lon peut dès lors, ou concevoir dutile dans lesprit, ou proférer de la langue, ou tirer de quelque page des livres sacrés, na dautre but que la charité. Or, cette charité nest point chose commune. On dit aussi des méchants quils sont liés entre eux par lassociation dune conscience criminelle; on dit quils saiment, quils ne peuvent se séparer, quils prennent plaisir àconverser ensemble, quils se recherchent en cas dabsence, quils se réjouissent dès quils se retrouvent. Cest lamour infernal; il est comme une glu qui ne peut que nous faire tomber, il na point dailes pour nous élever au ciel. Quelle est donc la charité que lon distingue et qui se détache de tout ce que lon appelle amour? Cette charité véritable est propre aux chrétiens, et saint Paul la définie, et bien quelle soit divine et dès lors infinie, il la circonscrit dans des limites qui la séparent de tout autre amour. « La fin de la loi », dit-il, « est la charité ». Il pouvait sen tenir là, comme en dautres endroits, parlant à des hommes instruits, il disait : «La plénitude de la loi, cest la charité 2». Il ne dit point quelle charité; il nen dit rien ici, parce quil la dit ailleurs. On ne saurait, on ne doit pas dire tout et à toute heure. Il dit donc simplement : « La plénitude de la loi, cest la charité ». Quest-ce que la charité, diras-tu? Quelles qualités doit-elle avoir? Ecoute un autre passage : « La fin du précepte est la charité émanant dun coeur pur ». Voyez maintenant si cette charité qui émane dun coeur pur existe parmi les voleurs. Un coeur pur dans la charité, cest lamour de lhomme selon Dieu; puisque cest ainsi que tu dois taimer toi-même, afin que la règle soit juste : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même». Si tu nas pour toi quun amour mauvais et inutile, quel avantage reviendra-t-il à ton
1. Matth. XXII, 37-40. 2. Rom. XIII, 10.
prochain quand tu aimeras de la sorte? Or, comment taimeras-tu dun amour mauvais? LEcriture nous linsinue, elle qui ne flatte personne, qui te convaincra que, loin de taimer, tu vas même jusquà te haïr. «Celui- là hait son âme », dit-elle, « qui aime liniquité ». Crois-tu donc quaimer liniquité, ce soit taimer toi-même? Illusion, mou frère. Aimer ainsi le prochain, cest le conduire à liniquité, et ton amour sera pour lui un piège. Donc «la charité qui est selon Dieu vient dun coeur pur,dune bonne conscience, dune foi sans déguisement ». La charité ainsi définie par lApôtre a deux préceptes: lun daimer Dieu, lautre daimer le prochain. Ne cherchez rien autre chose dans lEcriture, et que nul ne vous enseigne un autre précepte. Un passage de lEcriture a-t-il de lobscurité, la charité y est assurément recommandée : dans un passage clair, on trouve la charité clairement. Si l Ecriture nétait jamais claire, elle ne serait point une pâture; si elle nétait obscure, elle ne serait point un exercice. Cette charité crie dun coeur pur, dun coeur semblable à celui qui parle dans notre psaume; et pour vous le dire en un mot, cest le Christ. 3. Vous entendrez néanmoins ici des paroles qui vous paraîtront indignes de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et un homme peu instruit me croira téméraire davoir dit que cest le Christ qui est linterlocuteur de notre psaume. Comment, en effet, peut-on entendre de Notre. seigneur Jésus-Christ, de cet Agneau sans tache en qui seul on ne trouve point de péché, qui seul a pu dire en toute vérité : « Voici le prince du monde, mais il ne trouvera rien en moi 1»,cest-à-dire aucune faute, aucun péché; lui qui seul a payé ce quil navait point dérobé 2; qui seul a versé un sang innocent, ce Fils unique de Dieu, qui sest revêtu de notre chair non pour perdre rien de ce quil était, mais pour nous enrichir; comment, dis-je, peut-on entendre de lui ces paroles: « Mettez, Seigneur, une garde à ma bouche, et à mes lèvres une barrière qui les environne ; ninclinez pas mon coeur vers les paroles de malice, pour trouver des excuses dans les péchés 3 ». Paroles dont le sens est évidemment : Seigneur, gardez ma bouche par votre loi sainte, quelle eu soit comme la porte et la barrière, afin que mon coeur ne se
1. Jean, XIV, 30. 2. Ps. LXVIII, 5. 3. Id CXL, 3, 4.
187
laisse point aller à des paroles méchantes. Quelles paroles de malice? Celles dont on veut couvrir ses péchés; de peur, dit le Prophète, que je ne cherche à excuser mes fautes plutôt que de les avouer. De telles paroles ne sauraient évidemment sappliquer à Jésus-Christ; quels péchés a-t-il commis en effet quil dût confesser plutôt que défendre? Ces paroles sont les nôtres, et néanmoins cest bien le Christ qui parle. Mais comment est-ce Jésus-Christ qui parle, si ces paroles sont les nôtres? Mais où est cette charité dont je vous parlais? Ne savez-vous point que cest elle qui nous unit avec Jésus-Christ? Cette charité crie du fond de nos coeurs vers Jésus-Christ, et du coeur de Jésus-Christ vers nous. Comment la charité va-t-elle de nos coeurs au Christ? « Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé 1 ».Comment, du coeur de Jésus-Christ, vient-elle jusquà nous? «Saul, Saul, pourquoi me persécuter ? 2» Vous êtes le corps et les membres du Christ 3, nous dit lApôtre. Si donc il est la tête et nous le corps, ce nest quun seul homme qui parle; eh! soit la tête, ou les membres, ce nest quun même Christ. La tête doit parler au nom des membres; voyez ce qui se passe dordinaire, dabord comment il ny n que notre tête qui parle au nom des membres voyez ensuite comment elle parle au nom de tous les membres. Quon te marche sur le pied, la tête crie aussitôt : Tu marches sur uni. Quon te blesse à la main, cest encore la tête qui dit : Tu me blesses. Nul na touché la tête, mais elle répond en vertu de lunion des membres. La langue est dans la tête; elle prend le rôle de tous les membres et porte la parole au nom de tous. Ecoulons donc le Christ qui nous parle dans ce sens, et que chacun, demeurant uni intimement au corps du Christ, reconnaisse en lui sa propre voix. Il tiendra parfois un langage où nul dentre nous ne pourra se reconnaître, qui ne conviendra quà ce Chef auguste, et toutefois il ne se sépare point de nous pour ne parler que dune manière propre à lui seul ; et quand il a parlé en son nom, il ne dédaigne point de parler comme nous. Cest de lui et de lEglise quil est dit : «Ils seront deux dans une seule chair 4 ». Cest pourquoi lui-même a dit à ce sujet dans lEvangile « Dès lors ils ne
1. Joël, II, 32. 2. Act. IX , 4. 3.I Cor. XII, 27. Gen. ,24.
sont plus deux, mais une seule chair 1 ». Ces vérités ne vous sont point nouvelles, et vous les avez entendues bien souvent mais il est nécessaire dy revenir selon les occasions, dabord parce que les paroles de lEcriture que nous expliquons sont tellement liées quelles sont répétées en beaucoup dendroits, ensuite parce que cette répétition a son utilité. Les soins de cette vie ont leurs épines, qui étouffent la bonne semence; et le Seigneur a dû nous répéter ce que le monde nous fait oublier. 4. « Seigneur, jai crié vers vous, exaucez-moi 2 ». Nous pouvons tous parler ainsi. Ce nest point moi qui tiens ce langage, cest le Christ tout entier. Toutefois ce langage convient plus particulièrement au corps ; car sur la terre, le Christ qui était en sa chair pria son Père, au nom de tout son corps, et pendant quil priait des gouttes de sang coulaient de tout son corps, comme laffirme lEvangile: « Pendant quil redoublait ses prières, il sua du sang 3». Que figurait le sang qui coulait de son corps, sinon les souffrances des martyrs dans toute lEglise? « Seigneur, jai crié vers vous, exaucez-moi ; soyez attentif à la voix de ma prière, quand je crierai vers vous ». Tu pensais qua près avoir dit: «Jai crié vers vous, tu navais plus à crier. Tu as crié, il est vrai; mais ne te rassure pas encore. La fin de la tribulation est la fin de tes cris mais si la tribulation doit durer dans lEglise, et dans lEglise du Christ jusquà la fin du monde, quelle ne dis pas seulement : « Jai ri crié vers vous», quelle dise encore: « Soyez attentif à la voix de ma prière quand je crierai vers vous »i. 5. « Que ma prière sélève en votre présence comme un parfum, que lélévation de mes mains soit comme le sacrifice du soir 4». Tout chrétien reconnaît que ce passage sapplique au chef qui mourut quand le jour inclinait vers le soir, qui donna sa vie sur la croix pour la reprendre, et ne la perdit point contre son gré 5. Et toutefois il nous figurait nous-mêmes dans ce sacrifice ; quelle partie de lui était clouée à la croix, sinon celle quil a reçue de nous ? Et comment se pourrait-il faire que Dieu abandonnât son Fils unique, qui est avec lui un seul et même Dieu? Et néanmoins
1. Matth. XIX, 6. 2. Ps. CXL, 1. 3. Luc, XXII, 44. 4. Ps. CXL, 2. 5. Matth. XXVII, 46, 50.
188
quand cette chair si faible était clouée à la croix où notre vieil homme a été crucifié avec lui 1, dit saint Paul, ce fut dans notre humanité quil sécria : « O Dieu, mon Dieu, pourquoi mavez-vous abandonné 2 ? » Ce sacrifice du soir est donc la passion du Christ, la croix du Seigneur, la victime salutaire, lholocauste agréable à Dieu. Ce sacrifice du soir devint à la résurrection la grâce du matin. La prière qui sélève dun coeur fidèle est donc le parfum qui sélève des saints autels. Rien nest devant Dieu plus agréable que cette odeur : quelle soit lodeur de tous les fidèles. 6. « Notre vieil homme », dit lApôtre, « a été crucifié avec le Christ, afin que le corps du péché soit détruit et que désormais nous ne soyons plus esclaves du péché 3 ». De là vient quaprès cette parole du psaume : « O Dieu, mon Dieu, pourquoi mavez-vous abandonné, loin de mon salut », il est dit aussitôt : « Les paroles de mes péchés ». De quels péchés, si lon considère le chef ? Et toutefois lui même nous montre que la parole du psaume lui appartient, puisquil prononça ces mêmes paroles, ce même verset. Il ny a plus ici de conjectures humaines, et nul chrétien ne saurait recourir à la négation. Ce que je lis dans le psaume, je lentends dans la bouche du Seigneur. Dans ce même psaume encore je retrouve ce que je lis dans lEvangile : « Ils ont percé mes mains et mes pieds, ils ont compté tous mes os, ils mont regardé, ils mont considéré attentivement, ils ont divisé mes vêtements et tiré ma robe au sort 4 ». Tout cela était prédit, tout est accompli. « Nous avons vu ces choses comme nous les avions entendues 5 ». Si donc Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui nous figurait dans lunion de son corps, et qui était sans péché, a dit: « Ce sont les paroles de mes péchés », ce quil a dit au nom de son corps; qui dentre ses membres osera dire quil est sans péché, à moins davoir leffronterie de se targuer dune fausse justice, et daccuser le Christ de fausseté? Confesse donc, ô membre du Christ, ce que la tête a prononcé en ton nom. Pour nous porter à faire cet aveu, et à ne point nous croire justes en présence de celui qui est le seul juste, et qui justifie limpie 6, il fait aussi par1er son corps dans notre psaume : « Mettez,
1. Rom. VI, 6. 2. Ps. XXI, 2; Matth. XVII, 46. 3. Rom. VI, 6. 4. Ps. XXI, 17-19. 5. Id. XLVII, 9. 6. Rom. IV, 5.
« Seigneur, une garde sûre à ma bouche, une porte qui environne mes lèvres 1». Il ne dit pas une barrière, claustrum, mais une porte, ostium. On ouvre et on ferme une porte : si donc cest une porte, il faut louvrir, il faut la fermer; louvrir pour avouer ses fautes : quon la ferme quand il sagit de les excuser. Ce sera ainsi une porte qui gardera, et non qui ruinera. 7. De quoi nous servira cette porte qui doit nous maintenir? Quelle prière fait le Christ au nom de ses membres? « Ninclinez point», dit-il, « mon coeur vers les paroles de la malice ». Quest-ce à dire, « mon cur 2?» Le coeur de lEglise, le coeur de mon corps. Ecoutez ces paroles qui sont devenues une règle pour nous. « Saul, Saul, pourquoi me persécuter 3? » et pourtant nul ne le touchait alors. « Jai eu faim, et vous mavez nourri; jai eu soif, et vous mavez donné à boire », et le reste. Mais eux : « Quand vous avons-nous vu avoir faim ou soif? » Et le Christ: « Quand vous lavez fait au moindre de mes frères, cest à moi que vous lavez fait 4». Il ny a rien ici dextraordinaire pour aucun chrétien, surtout pour ceux qui ont des règles fixes pour comprendre le reste des Ecritures; ces expressions ne les surprendront point, ou du moins ils se corrigeront promptement. Comme donc les justes doivent dire: Seigneur, pourquoi dites-vous : « Jai eu faim, et vous mavez donné à manger? » Quand vous avons-nous vu avoir faim?» et que Jésus répondra : « Le faire au moindre de mes frères, cétait me le faire à moi-même »; de même tenons ce langage au Christ dans le plus intime de notre homme intérieur, car cest là quil daigne habiter par la foi 5. Car il nest absent daucun de nous, nous ne saurions len accuser, puisquil nous dit lui-même : « Voici que je suis avec vous jusquà la consommation des siècles 6». Disons-lui donc aussi nous-mêmes que cest sa parole que nous entendons dans ce Psaume: cest lui en effet qui dit : « Lélévation de mes mains est le sacrifice du soir », nul ne saurait le contredire. Dis-lui donc ce qui vient ensuite : « Mettez une garde à ma bouche, une porte qui retienne mes lèvres; et ninclinez pas mon coeur vers des paroles de malice, pour chercher des excuses dans
1. Ps. CXI, 3. 2. Id. 4. 3. Act. IX, 4. 4. Matth. XXV, 35-40. 5. Ephés. III, 17. 6. Matth. XXVIII, 20.
189
mes péchés ». Pourquoi, Seigneur, faites-vous cette prière? Quels péchés avez-vous à excuser? Il nous répond : Quand le moindre des miens fait cette prière, cest moi qui la fais; comme il répond ailleurs: « Quand vous lavez fait au moindre des miens, cest à moi que vous lavez fait 1 ». 8. Mais que deviendras-tu, ô membre du Christ, alors que ton coeur ne sera point incliné vers les paroles de malice, pour chercher des excuses au péché, avec les hommes qui commettent liniquité, et que tu nauras point de part avec leurs élus ? Car voici ce qui suit : « Et je naurai aucune part avec leurs élus ». Quels sont leurs élus ? Ceux qui se justifient eux-mêmes. Quels sont leurs élus ? Ceux qui se croient justes et méprisent les autres, comme faisait dans le temple ce Pharisien qui disait : « Seigneur, je vous rends grâces de ce que je ne suis point comme le reste des hommes 2 ». Quels sont leurs élus? « Si cet homme était un prophète, il saurait quelle est la femme qui est à ses pieds ». Reconnaissez-vous ici le langage dun autre Pharisien qui avait invité le Sauveur, quand une femme pécheresse de cette ville vint se jeter à ses pieds ? Cette femme sans pudeur, naguère effrontée dans ses débauches, plus effrontée encore dans laffaire de son salut, sen vient dans une maison étrangère; mais celui qui était à table nétait point un étranger pour elle. Elle nétait point non plus une étrangère suivant quelquun des conviés, mais une servante suivant son maître. Elle sapprocha de ses pieds parce quelle voulait suivre ses traces; elle les lava de ses larmes, les essuya de ses cheveux. Or, quels sont les pieds du Christ, sinon ces hommes par qui il a parcouru le monde entier? « Quils sont beaux les pieds de ceux qui annoncent la paix, qui évangélisent les biens 4! » Combien ont reçu ces pieds du Seigneur de manière à mériter la récompense du juste, parce quils ont reçu le juste; qui ont reçu le Prophète au nom du Prophète, afin de recevoir la récompense du Prophète! « Et quiconque donnera à boire, seulement un verre deau froide à lun des plus petits en qualité de mon disciple, en vérité je vous le déclare, il ne perdra point sa récompense 5 ». Quiconque reçoit dans ces sentiments les pieds
1. Matth. XXV, 40. 2. Luc, XVIII, 11. 3. Id. VII, 39. 4. Isa. LII, 7; Rom. X,15. 5. Matth. X, 41,42.
du Seigneur, que donne-t-il, sinon tout ce quil a de superflu dans sa maison ? Ce nétait point sans quelque mystère quelle essuyait les pieds du Sauveur avec ses cheveux, parce que les cheveux sont un superflu. Tout ton superflu devient nécessaire, si tu en uses pour les pieds. du Sauveur. Cette femme voulait donc être guérie, et connaissait ses plaies. Mais si la plaie est grande, le médecin est-il impuissant? Les Pharisiens ne voulaient point que des impurs approchassent deux, ils évitaient le contact des pécheurs, et quand ils navaient pu léviter, ils se lavaient; ce quils faisaient presque à chaque heure, non-seulement pour eux, mais pour leurs instruments, pour leurs lits, pour leurs coupes, leurs plats, ainsi que le Seigneur en fait mention dans lEvangile 1. Donc ce Pharisien connaissait la femme qui était venue aux pieds du Sauveur, et la repoussait de peur que sa propre sainteté nen reçût quelque atteinte; sa pureté nétait en effet quextérieure, mais non dans lâme, et comme elle nétait point dans son âme, elle nétait que fausse à lextérieur comme donc ce Pharisien la repoussait, et que le Seigneur ne la repoussait point, il simagina que le Seigneur ne la connaissait point, et il se dit en lui-même : « Si cet homme était un prophète, il connaîtrait quelle est cette femme qui est à ses pieds 2 ». Il ne dit point : il la repousserait, mais il saurait ce quelle est, comme si la repousser devait être la conséquence de la connaître. Donc parce quil ne la repoussait point, il en conclut à coup sûr quil ne la connaissait point. Mais le Seigneur avait loeil sur cette femme, et loreille sur le coeur du Pharisien. Entendant ce quil pensait, il lui proposa cette parabole que vous connaissez : « Un créancier avait deux débiteurs: lun devait cinq cents deniers, et lautre cinquante. Et comme ils navaient pas de quoi payer, il fit grâce à tous deux. Or, dites lequel des deux laime le plus. Simon répondit : Je crois que cest celui à qui il a le plus remis. Jésus lui dit : Vous avez bien jugé. Et, se tournant vers la femme, il dit à Simon : Voyez-vous cette femme ? Je suis entré en votre maison, et vous ne mavez point donné deau pour laver mes pieds; celle-ci a arrosé mes pieds de ses larmes, et elle les a essuyés avec ses cheveux. Vous ne mavez point
1. Matth. XXIII, 21. 2. Luc, VII, 39.
190
donné de baiser; mais elle, depuis quelle est entrée, na cessé de baiser mes pieds; vous navez point donné de parfum à ma tête, elle ma oint de parfums. Cest pourquoi je vous le déclare beaucoup de péchés lui ont été remis, parce quelle a beaucoup aimé 1». Pourquoi ? Parce quelle a confessé ses fautes, quelle a pleuré, que son coeur ne sest point incliné vers les paroles de malice pour chercher des excuses àses péchés, quelle na point eu de part avec leurs éluri, cest-à-dire avec ceux qui défendent leurs désordres. 9. Cette femme en effet ne manquerait point dexcuses, si son coeur se tournait vers les paroles de la malice. Chaque jour, celles qui lui ressemblent par linfamie, des femmes débauchées, des femmes adultères, criminelles, ne viennent-elles pas excuser leurs péchés? Quelles ne soient point découvertes, elles nient ; quelles soient surprises et convaincues, que leur faute soit publique, elles ont des excuses. Avec quelle facilité elles se défendent ! combien leur excuse est prompte, sacrilège, et néanmoins ordinaire ! Si Dieu ne lavait point voulu, je naurais pu le faire ! Telle est la volonté de Dieu, la volonté de la fortune, la volonté du destin. Quelle est loin de dire : « Seigneur, je lai dit: Ayez pitié de moi »; de dire avec cette pécheresse qui vient aux pieds du médecin: « Guérissez mon âme, parce que jai péché contre vous 2», Et quels sont, mes frères, ceux qui allèguent une pareille défense? Ce ne sont pas des ignorants, mais des savants. Ils sasseyent, ils supputent les astres, leurs distances, leur cours, leur révolution, leur arrêt, leurs mouvements; ils observent, ils décrivent, ils font des conjectures. On les dirait savants, grands personnages. Tous ces raisonnements savants et spécieux, cest la défense du péché. Tu seras un adultère, parce que Vénus est pour toi; homicide parce que Mars préside à ta naissance. Cest donc Mars qui est homicide, et non pas toi; Vénus qui est adultère, et non pas toi; prends garde néanmoins dêtre condamné au lieu de Vénus et de Mars. Car cest Dieu qui te condamnera, et il sait parfaitement que cest toi qui commets ces crimes, et qui oses dire au juge qui ta vu ce nest pas moi. Quant à cet astrologue, à ce vendeur de fables qui sont autant de
1. Luc, VII, 36-47. 2. Ps. XI, 5.
piéges, car il te fait acheter ta propre mort, car tu achètes à lastrologue la mort à prix dargent, toi qui refuses la vie gratuite offerte parle Christ; que cet astrologue voie sa femme, quelque peu libre dans ses allures, échanger le coup doeil avec des étrangers, sasseoir souvent aux fenêtres ; nira-t-il pas len arracher, la frapper, lui donner une sévère leçon? Que cette femme lui réponde : Frappe Vénus, si tu le peux, mais pas moi ; ne lui dira-t-il pas : Insensée ! Autre est ce qui convient à un directeur, et autre ce que lon donne à un acheteur. Quels sont donc leurs élus? Ce sont les élus des méchants, les élus des impies, avec lesquels nous ne devons avoir aucune part, cest-à-dire, avec lesquels on ne doit former aucune société. Quels sont-ils encore? Des hommes qui se croient justes, qui méprisent les autres comme pécheurs, ainsi que faisaient les Pharisiens 1; ou qui atténuent, qui excusent leurs fautes, quand elles ont une certaine évidence, une certaine publicité, de peur quon en rejette le blâme sur eux; et qui, pour se disculper de toute action criminelle, osent tout rejeter sur Dieu qui a ainsi créé lhomme, ou ainsi disposé les étoiles, ou qui est peu soucieux de nos actions. Telles sont les offenses des élus du siècle. Mais quun membre du Christ, que le corps du Christ que le Christ lui-même dise au nom de son corps : « Ne détournez point mon coeur vers les paroles de malice, pour chercher des excuses ou pécher avec les hommes qui commettent liniquité, et je naurai point de part avec leurs élus ». 10. Vous le savez, mes frères, et il ne faut point le passer sous silence, on donne le nom délus, chez les Manichéens, à ceux qui paraissent avoir une justice plus éminente, être au premier degré de la vertu. Que ceux qui le savent sen souviennent, ceux qui lignoraient lapprendront. Les élus de Dieu, ce sont les saints, lEcriture nous lenseigne 2. Mais eux ont usurpé cette qualification pour se lapproprier dune manière particulière, et on ne les reconnaît quau nom délus. Quels sont donc ces élus? Des hommes tels que si tu leur dis : Tu as péché, ils ont recours à ces excuses impies, pires que toutes les autres, et plus sacrilèges. Ce nest pas moi qui ai péché, mais la gent ténébreuse. Or, quelle est cette gent ténébreuse? Celle qui a fait la guerre à
1. Luc, XVIII, 9. 2. Matth. XXXIV, 22, 24, 31.
191
Dieu. Cest elle qui pèche, lorsque tu pèches toi-même? Oui, répond-il, parce que je suis mêlé à elle. Mais qua donc craint Dieu qui ta mêlé à elle? Car ils disent que cette race ténébreuse se révolta contre Dieu avant la création du monde, et que Dieu, craignant que son royaume ne fût renversé par les chocs impétueux de cette race ennemie, envoya chez elles ses membres, sa substance, ce quil est en un mot ; sil est de lor, ce fut de lor quil envoya; sil est lumière, ce fut la lumière, enfin il envoya ce quil est, le mêla dans les entrailles de ce peuple ténébreux, disent-ils, et en fabriqua ainsi le monde. Et nous, disent-ils, qui sommes des âmes, nous sommes faits des membres de Dieu; mais nous sommes resserrés ici-bas dans les entrailles de ce peuple ténébreux, et toutes les fautes que lon nous attribue sont les péchés de ce peuple. Ils paraissent en effet se laver du péché ; mais ils ne sauraient excuser ni leur Dieu de toute crainte, ni la substance même de leur Dieu de la souillure corruptible. Car si Dieu est incorruptible, sil est immuable, sil est au-dessus de tout changement et de toute souillure, enfin sil est impénétrable, que peut lui faire ce peuple ténébreux? Quelle que soit limpétuosité de ses efforts, comment porter leffroi chez celui qui est impénétrable, inviolable, supérieur àtoute souillure, à tout changement, à toute corruption? Si Dieu est tel que nous le disons, il est cruel, en vous jetant là, bien que vous soyez impuissants à lui nuire. Pourquoi vous y jeter? Voilà que cette nation ténébreuse était dans limpuissance de lui nuire en aucune façon ; et lui vous fait un tort très grave, il vous a été plus hostile que cette nation, qui pouvait, il est vrai, vous nuire à son tour. Vous avez pu être tourmentés, pu être esclaves, pu être souillés, pu être corrompus; donc Dieu la pu aussi. Un morceau en quelque sorte, une faible portion de sa nature pu vaincre la masse entière. Car ce quil a jeté là, et ce qui est demeuré sont de même qualité; ils lavouent eux-mêmes; ils reconnaissent deux substances, une substance dune part, et une substance dautre part. Cest ce que disent leurs livres; sils le nient, on le peut lire et les convaincre. 11. Quoi donc? pour ne rien dire de plus, mes frères, pour ne pas entrer plus avant dans ces doctrines impies et criminelles voyez dans ce commencement même sur quel terrain ils se placent pour combattre. Voyez comme ils sont terrassés, et en disant que la race ténébreuse sest heurtée contre Dieu, eux-mêmes sont pris dans le choc de leurs paroles. Car ils nont aucun moyen de répliquer ou déchapper. Mais, ô détestable, ô faux élu, tu veux défendre ton péché, afin de ne point paraître coupable, même après avoir commis quelque faute ; tu cherches à qui renvoyer ta faute, et tu la rejettes sur la race ténébreuse. Vois néanmoins si ce nest point sur Dieu que tu la fais retomber. Car, cette nation ténébreuse que vous supposez, te dirait, si elle en avait le pouvoir, pourquoi maccuser? Ai-je pu, ou non, quelque chose contre Dieu? Si, oui, je suis plus forte que lui; si, non, pourquoi me craint-il? Sil ne me craint point, pourquoi tenvoyer ici pour te faire tant souffrir, toi un de ses membres, toi sa substance? Sil na rien craint, il est donc envieux; et sil na point la crainte, cest la cruauté qui la fait agir. Quelle injustice pour lui à qui lon ne pouvait nuire, et qui permet que lon nuise tant à ses membres! Ou bien pouvait-on lui nuire? il nétait donc pas incorruptible. Et dès lors que tu veux défendre ton péché, tu ne saurais louer Dieu. La louange de Dieu ne deviendrait point ta perte, si tu ne télevais de la tienne. Commence donc par taccuser, et alors tu loueras Dieu. Reprends les paroles des psaumes si en horreur chez vous, et dis : « Pour moi, jai dit : Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez ri mon âme, parce que jai péché contre vous». Jai dit : Cest moi qui ai péché, ce nest ni la fortune, ni le destin, ni la gent ténébreuse. Si donc cest toi qui as péché, vois comment sélargit cette louange de Dieu, où tu étais à létroit quand tu voulais défendre ton péché. Il est mieux dêtre à létroit dans tes péchés, et au large dans la louange de Dieu. Vois comme la confession de ta faute relève sa gloire; car il est juste quand il châtie ton obstination, et miséricordieux quand il te délivre en vertu de ton aveu. « Ninclinez donc point mon coeur vers les paroles de malice, pour chercher des excuses à mes péchés », que je naccuse plus la race ténébreuse davoir fait ce que jai fait moi-même. 12. « Avec les hommes qui commettent liniquité» .Quelle iniquité? Exposons quelquune de leurs doctrines détestables. Ecoutez une (192) pratique abominable des Manichéens, qui est publique et dont ils font laveu. Ils soutiennent quil est mieux pour un homme dêtre usurier que laboureur. Tu en demandes la raison, et ils la donnent. Vois si cette raison ne mériterait pas mieux le nom de démence. Donner son argent à usure, disent-ils, ce nest point blesser la croix de la lumière (beaucoup ne comprennent point cette expression, mais je lexpliquerai); au lieu que le laboureur, disent-ils, blesse beaucoup la croix de la lumière. Quest-ce que la croix de la lumière, diras-tu? Ils répondent que ce sont les membres de Dieu, qui ont été pris dans ce combat, puis mêlés au monde entier; qui sont dans les arbres, dans les plantes, dans les herbes, dans les fruits. Cest donc blesser les membres de Dieu, que fendre la terre avec la charrue; les blesser que arracher une herbe de la terre, les blesser que détacher un fruit dun arbre. Et cet homme, pour ne point commettre un homicide supposé dans un champ, commet tin véritable homicide par lusure. Il refuse un morceau de pain à un mendiant; tu lui en demandes la cause: cest de peur que ce pauvre ne prenne et ne lie dans la chair cette vie qui est dans le pain, et quils soutiennent être un membre de Dieu, une substance divine. Mais vous donc, pourquoi mangez-vous ? Navez-vous donc point une chair ? Pour nous, disent-ils, Manichéens éclairés par la foi, nous élus, nous purifions par nos prières et par nos psaumes cette vie qui est dans ce pain, et nous lenvoyons dans les trésors célestes. Tels sont en effet les élus, que loin davoir Dieu pour Sauveur, ce sont eux qui sauvent Dieu. Cest là, disent-ils, le Christ crucifié dans le monde entier. Pour moi, javais cru daprès lEvangile que le Sauveur cest le Christ; selon vos livres, au contraire, cest vous qui êtes les sauveurs du Christ. Voilà ce qui fait de vous des blasphémateurs, et dès lors vous ne serez point sauvés par le Christ. Quoi donc? vous laisserez mourir de faim un mendiant, vous lui refuserez un morceau, de peur que le membre de Dieu qui est dans ce morceau ne vienne à pleurer? Votre fausse pitié pour ce morceau de pain, vous fait commettre envers uni homme un véritable meurtre. Que sont donc leurs élus? « Ninclinez pas mon coeur vers les paroles de la malice, et je ne communiquerai pas avec leurs élus ». 13. « Le juste me reprendra par charité, et me fera des reproches 1 ». Voyez le pécheur qui fait des aveux ; il aime quon le reprenne par pitié, et non quon lui donne de fausses louanges. « Le juste me reprendra par charité » ; sil est juste, sil a de la miséricorde, il me reprendra quand il me verra pécher. Voilà ce que disent quelques membres de Jésus-Christ, à propos de quelques membres du Christ ; et ils le disent dans un même corps. Le Seigneur daigne parler dans la personne de celui qui reprend, il ne méprise le rôle ni de celui qui reprend, ni de celui que lon doit reprendre. Tous ses membres sont en lui, et cest lui qui dit : ri Le juste me ri reprendra ri. Quel est le juste qui vous reprendra ? La tête reprend tous les membres. « Le juste me reprendra dans sa miséricorde, et me fera des reproches ». Il me réprimera, mais dans sa miséricorde; il me réprimera, mais sans me haïr; et il me réprimera dautant plus quil na point de haine contre moi. Pourquoi donc linterlocuteur en rend-il des actions de grâces ? Parce quil est écrit: « Reprends le sage, et il ten aimera 2». Le juste me reprendra, mais sera-ce en me persécutant? Loin de là. Il est plutôt à réprimer lui-même, sil réprime par haine. Par quel motif réprime-t-il? « Par charité ; et il me fera des reproches ». Par quel motif? par charité. « Le parfum du pécheur noindra point ma tête ». Quest-ce à dire: le parfum du pécheur noindra point ma tête? Ma tête ne sélèvera point par la flatterie. Une fausse louange est une flatterie, et la fausse louange du flatteur, cest lhuile, du pécheur. Aussi quand on sest ri de quelquun par une fausse louange, dit-on communément: Je lui ai parfumé la tête. Aimez donc la réprimande charitable dun juste, et non les louanges dérisoires du flatteur. Ayez des parfums en vous-mêmes, et vous ne rechercherez point le parfum des pécheurs. Les vierges sages de lEvangile portaient leur huile avec elles 2, cest-à-dire que leur conscience leur rendait témoignage. Lhuile est le symbole de la gloire, elle brille au dehors, elle a de léclat. Mais cette gloire doit être bonne, être une véritable gloire, afin quon la renferme à lintérieur et dans les vases qui lui conviennent. Ecoute ce que signifie dans des vases : « Que lhomme séprouve lui-même, et alors il aura sa gloire
1. Ps. CXL, 5. 2. Prov. IX, 8. 3. Matth. XXV, 4.
193
en lui-même et non dans un autre 1». Qui signifie dans ses vases ? Ecoute le même Apôtre: « Notre gloire, en effet, cest le témoignage de notre conscience 2 ». 14. Enfin, parce que tu es dans le corps du Christ, assujetti encore à une certaine mortalité, sois juste à tes propres yeux, sois juste coutre toi. Tu es pécheur ; venge le Seigneur contre toi, reviens à ta conscience, inflige-toi des peines, sois ton propre bourreau. De cette manière tu offres à Dieu un sacrifice. « Si le sacrifice avait pu vous plaire », dit un pécheur, « je vous laurais offert, mais vous ne prendrez nul plaisir à lholocauste 3». Quoi donc? Dieu nagrée-t-il aucun sacrifice? « Le sacrifice agréable à Dieu est lâme brisée de douleur; Dieu ne rejette pas un coeur contrit et humilié 4 ». Humilie donc ton coeur, brise ton coeur, sois le bourreau de ton coeur, et tu te réprimeras ainsi dans la miséricorde. Sévir contre toi, ce nest point te haïr. Tu seras alors juste dans la partie corrigée, et pécheur dans ra partie à corriger. Tu es injuste puisque tu te déplais à toi-même, et tu es juste, à cause du déplaisir que tu éprouves de ce qui est injuste en toi. Veux-tu voir combien tu es juste? Tu condamnes en toi ce que Dieu condamne; tu es uni de volonté avec Dieu, et tu hais en toi, non point ce quil a fait, mais ce quil hait. Mais dès que tu hais en toi ce que tu as fait, ce que Dieu hait, et quil na point fait, tu as pour toi de la sévérité, et Dieu de la miséricorde : il tépargnera, parce que tu ne tes pas épargné. Depuis que tu te vois du même oeil que Dieu, que tu prends plaisir dans sa loi, que tu condamnes en toi ce que la loi condamne, que tu ne vois en toi quavec déplaisir ce qui déplaît aux yeux de Dieu, vois combien tu es juste en cela : toutefois, depuis que tu es tombé, tu as fait ce qui déplaît à Dieu, la fragilité de tes humaines faiblesses te porte à le faire encore, tu es encore sous le poids de linfirmité de la chair, tu gémis en ton âme dy ressentir une révolte, et sous ce rapport tu es inique et pécheur. 15. Comment se peut-il, diras-tu, que je sois en partie juste, et en partie pécheur? Que dis-tu là ? Nous serions embarrassés, nous croirions être en contradiction, si lautorité de saint Paul ne nous soutenait. Ecoute ce mot de lApôtre, afin de ne plus maccuser
1. Gal. VI, 4. 2. II Cor. I, 12. 3. Ps. L, 18. 4. Id. 19.
en me comprenant mal: « Je me plais », dit-il, « dans la loi de Dieu selon lhomme intérieur 1 ». Voilà un juste. Car nest-ce pas être juste que se plaire dans la loi de Dieu? Mais dès lors, de quelle manière sera-t-il pécheur? « Je vois dans mes membres une autre loi qui résiste à la loi de lesprit, et qui menchaîne sous la loi du péché ». Je dois encore me combattre moi-même, et je ne suis pas dans une entière conformité avec limage de mon Créateur ; je commence à me rétablir, et ces traits que jai réformés rue font haïr ce quil y a de difforme en moi-même. Et tant que je suis ainsi, que puis-je espérer? « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ». La grâce de Dieu, qui a commencé à retailler en toi quelques traits, la grâce de Dieu répand sa douceur, afin que chez toi lhomme intérieur se plaise dans la loi de Dieu ;ce qui a déjà commencé de te guérir achèvera sa tâche. Gémis, pendant que tu sens tes plaies, corrige-toi et sois odieux pour toi-même. 16. « Je ne combats pas », dit saint Paul, « comme si je frappais en lair; mais je châtie mon corps, et je le réduis en servitude, de peur quaprès avoir prêché aux autres je ne sois réprouvé moi-même 3 ». Châtier son corps, est-ce le haïr ? Châtier un serviteur, est-ce haïr ce serviteur? Donner la discipline à un fils, est-ce le haie? Et, pour aller plus loin encore : ta chair est pour toi comme une épouse. Saint Paul dit en effet: « Nul na jamais haï sa propre chair ; il la nourrit au contraire, et en prend soin, comme le Christ a soin de son Eglise 4 ». La chair est donc pour nous comme une épouse, et nul na de haine contre sa propre chair. Toutefois, quest-il dit ailleurs? « La chair à des convoitises contraires à lesprit, et lesprit des convoitises contraires à la chair ». Ta chair sélève donc contre toi, comme ferait une épouse; aime-la et corrige-la, jusquà ce que la paix se rétablisse entre lâme et le corps également réformés. Quand ce bonheur arrivera-t-il? Pourquoi técrier maintenant : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort 5? » Ton corps sera-t-il donc séparé de toi, afin que tu sois en sécurité?
1. Rom. VII, 22. 2. Id. 25. 3. I Cor. IX, 26, 27. 4. Ephés. V, 29. 5. Gal. V, 11. 6. Rom. VII, 24.
194
Et que signifie : « Nous gémissons en nous-mêmes, attendant ladoption, qui sera la rédemption de notre corps 1?» Il passera donc de la mortalité à limmortalité, et alors il ny aura plus de coin bat, la mortalité nopposant plus de résistance. Dès lors châtie ton corps, réduis en servitude cette chair que ta recevras ensuite; quelle soit maintenant en défaillance, afin de subsister alors. Elle ne peut être complètement réparée ici-bas, tant que nous portons un corps mortel. Que son poids ne te courbe point, ne te brise point: porte-la, châtie-la, corrige-la: elle sera rétablie au dernier jour. « Et parce que nul na jamais haï sa chair, ta chair ressuscitera. Mais comment? Sera-ce pour lutter encore 2? « Il faut » , dit lApôtre, « que ce corps corruptible soit revêtu de lincorruption, et que ce corps mortel soit revêtu dimmortalité 3 ». 17. Quand donc on nous dit: « Il me reprendra, il me corrigera », que ce juste soit ton frère, quil soit ton prochain, quil soit ton voisin, quil soit toi-même, cest dans la miséricorde quil faut te reprendre et te corriger. «Le parfum du pécheur noindra pas ma tête ». Que dois-je faire, me diras-tu? Je suis en butte à des flatteurs, qui massiégent constamment de leurs caresses, qui louent en moi ce qui me déplaît, qui élèvent en moi ce que je blâme, qui blâment en moi ce qui mest cher; des adulateurs, des trompeurs, des séducteurs. Cest un grand homme, disent-ils, que Gaïus Seius, par exemple; cest un grand homme, un savant, un homme sage, mais pourquoi est-il chrétien? Il a de la science, il est lettré, il est sage. Sil est très-sage, approuve-le dêtre chrétien. Sil est savant, il a bien choisi. Dans cet homme que tu loues, ce qui est blâmable à tes yeux, cest ce qui plaît aux siens. Que faire alors? Que ces louanges ne tamollissent point, cest le parfum du pécheur. Mais il ne cesse de se répéter. Quil nen oigne tas ta tête, cest-à-dire que ces louanges ne te causent point de joie, ny mets aucune complaisance, aucun assentiment, aucun bonheur; ce pécheur apporte le parfum de la flatterie, mais ta tête nen a pas été touchée, elle résiste à toute élévation, à toute enflure. Quil y ait orgueil ou enflure, cela forme un poids, et te renverse. « Lhuile du pécheur noindra point ma tête».
1. Rom. VIII, 23. 2. Ephés. V, 29. 3. I Cor. XV, 53.
18. « Encore un peu, et ma prière subsistera dans ce qui leur fait plaisir ». Attends, dit le Christ; cest maintenant quils me blâment. Dans les premiers temps du Christianisme, tout était blâmé chez les chrétiens. « Attends encore, et ma prière bientôt leur fera plaisir ». Le temps viendra où ces milliers dhommes qui se frappent la poitrine auront enfin le dessus, eux qui disent: « Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à ceux qui nous doivent 1». Quel est le nombre de ceux qui rougissent de frapper leur poitrine ? Quils nous blâment, supportons-les. Quils nous blâment quils nous haïssent, quils nous accusent, quils nous calomnient: « Bientôt notre prière leur fera plaisir » ; le temps viendra que nos prières feront leurs délices. Quils sélèvent dans leur propre force, comme sils étaient justes, ils succomberont dans la lutte: ils seront brisés parce quils se seront élevés avec orgueil; entraînés par leurs péchés, ils se reconnaîtront injustes, et alors saccomplira ce quont prédit les Prophètes : ils craindront le jugement, le regard de lâme se fixera sur une conscience coupable, et ils prendront goût à cette prière : « Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à ceux qui nous doivent 1». Aveugles discoureurs, qui défendez vos péchés! voilà ce que disent aujourdhui les peuples, et lon entend sans cesse le brait des poitrines que lon meurtrit. Le tonnerre se fait entendre dans ces nuées quhabite le Seigneur. Où sont vos verbiages? où est cette jactance: Je suis juste, je nai fait aucun mat? Après avoir considéré dans les saintes Ecritures les règles de h justice, quelle que soit ta piété, tu trouveras toujours en toi le péché. Tu as fait des progrès, tu adores un seul Dieu, cest bien; tu ne labandonnes point pour recourir aux idoles, aux devins, aux sortilèges, aux aruspices, aux augures, aux maléfices: ce qui est une fornication à légard de Dieu; tu fais nombre déjà parmi les membres du Christ, jette donc les yeux sur les péchés qui se commettent parmi les hommes, Tu ne commets ni homicide, ni adultère avec la femme de ton voisin, tu ne fais aucune injure à ton épouse en faveur dune autre femme, tu nes souillé daucune débauche, ta main sabstient de tout larcin , ta langue
1. Matth. VI, 12.
195
de tout parjure, ton coeur de tout désir dv bien dautrui, déjà tu es juste. Mais prends garde au reste, et ne va point tenorgueillir Ta langue est-elle sans aucune faute? ne téchappe-t-il pas quelque parole dure? Mais quy a-t-il en cela dimportant? Quy a-t-il dimportant? « Quiconque dira à son frère : Tu es un fou, sera condamné au feu de lenfer ! 1». Tout ton orgueil frémit à cette parole. Que cet homme nagisse point de manière que Dieu paraisse blasphémé par quelque impiété, quil ne lui arrive de blesser personne, de faire à un autre ce quil ne veut point quon lui fasse , jy consens ; mais sa langue? qui la domptera? Je suppose que tu las domptée, et pourtant où est lhomme assez parfait pour cela? Mais enfin tu las domptée; que diras-tu de tes pensées? Que lire de cette foule tumultueuse de désirs qui se révoltent? Tes membres nen sont-ils jamais les instruments? Je le crois néanmoins et je le vois. Cependant les pensées tinclinent, tenlèvent, même tandis que tu es à prier à genoux. Ton corps est prosterné, ta tête inclinée, tu confesses tes péchés , tu adores Dieu; je vois où le corps est prosterné, et je cherche où voltige lesprit ; je vois où les membres sont étendus, voyons si lattention est debout, si elle est fixée sur ce même Dieu quelle adore; si elle nest pas emportée par louragan des pensées, comme par un coup de vent tempétueux qui la jette çà et là. Si tu conversais avec moi, et que tu vinsses à me quitter pour parler à ton serviteur, que lirais-je? quand même, sans me faire aucune demande, tu me parlerais comme à ton égal, ne verrais-je pas là une injure? Or, cest là ce que tu fais chaque jour avec Dieu. Et de qui parlé-je, mes frères? Dun homme qui nadore quun seul Dieu, qui confesse le Christ, qui sait que le Père, le Fils et le Saint-Esprit tout un seul Dieu, qui ne commet aucune fornication spirituelle en adorant les démons, qui ne leur demande aucun secours, qui se lent uni à la sainte Eglise catholique, dont nul ne proclame les fraudes, dont nul voisin la trop faible ne saurait se plaindre, qui ne tend aucun piége à la femme étrangère, et se contente de la sienne, ou même qui sen abstient, se conduisant en ce point selon leçons de lApôtre, quand il y a consentement mutuel, ou qui nest même pas engagé dans
1. Matth. V, 22. 2. I Cor. VII, 5.
le mariage. Tel est lhomme coupable encore des fautes que jénonce. 19. Il est donc venu le temps prédit par ces paroles : «Attendez encore, et ma prière leur fera plaisir », soit la prière que le Christ nous a enseignée, soit celle quil offre pour nous. Dans tous ces péchés de chaque jour, quelle est donc notre espérance, sinon de dire avec une profonde humilité de coeur cette parole de lOraison dominicale, qui déjà fait nos délices, et qui, au lieu de défendre nos péchés, est le langage de laveu: « Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à ceux qui nous doivent 1» ; et davoir pour avocat auprès du Père, Jésus-Christ, qui est juste et victime de propitiation pour nos péchés 2? Quils parlent maintenant, ces orgueilleux : ils sont vaincus par le nombre, et vaincus par la multitude des peuples, toute la terre, de lOrient à lOccident, bénit le Seigneur. Que peut gagner le petit nombre dans ses disputes? Ils sont juges parmi les impies Mais quimporte? Vois la suite du psaume. « Auprès de la pierre, leurs juges sont engloutis 3 ». Quest-ce à dire quils sont engloutis près de la pierre? « Cette pierre était le Christ 4». Ils sont engloutis auprès de la pierre. « Auprès », cest-à-dire si lon compare à la pierre ces juges, ces grands, ces puissants, ces savants. On les appelle juges, comme sils devaient juger des moeurs et porter des décisions. Ainsi la dit Aristote. Mais comparez Aristote à la pierre, et il disparaît. Qui est Aristote? Quil écoute, ainsi dit le Christ, et il tremble dans les enfers. Ainsi parle Pythagore, ainsi dit Platon. Comparez-les à la pierre, comparez leur autorité à lautorité de lEvangile, comparez ces orgueilleux au Crucifié. Disons- leur : Vous avez gravé vos écrits dans le coeur des superbes; lui, a planté sa croix dans le coeur des rois. Enfin il est mort, et il est ressuscité; pour vous, vous êtes morts, et je ne veux point examiner quelle sera votre résurrection. Donc « leurs juges sont absorbés auprès de la pierre ». Ils semblent parler encore jusquà ce quon les compare à cette pierre. Cest pourquoi, si nous trouvons que lun dentre eux a dit ce qua dit le Christ, nous devons nous en réjouir, mais non le suivre. Mais il a parlé avant le Christ. Dire la vérité, est-ce donc exister avant la vérité? O homme,
1. Matth. VI, 12. 2. I Jean, II, 1. 3. Ps. CXL, 6. 4. I Cor. X, 4.
196
considère le Christ, non quand il est venu à toi, mais quand il ta créé. Un malade aussi pourrait dire: Je suis tombé malade avant larrivée du médecin. Il nest venu quaprès, sans doute; mais il est venu parce que tu étais venu auparavant. 20. Voyez donc la suite du psaume: « Encore un peu, et ma prière fera partie de leurs délices ». Mais il y aura beaucoup de contradicteurs. « Leurs juges sont engloutis auprès de la pierre ». Ma parole a prévalu sur leurs paroles. Ils ont dit quelque chose de savant, moi jai dit la vérité. Autre est de louer léloquence, autre de louer la vérité. « Ils entendront mes paroles, parce quelles ont prévalu ». Pourquoi ont-elles prévalu? Quel est celui de ces hommes que lon a surpris dans un sacrifice, aujourdhui prohibé par les lois, qui ne lait nié aussitôt ? Où est celui que lon a surpris devant une idole, et qui na crié aussitôt : Je ne lai point fait, qui na craint dêtre convaincu ? Tels étaient les ministres du diable. Mais comment les paroles de Dieu ont-elles pu prévaloir? «Voilà», dit-il, « que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups. Ne craignez point ceux qui tuent le corps, et qui ne peuvent tuer lâme; mais craignez celui qui peut jeter au feu de lenfer, et lâme et le corps 1». Il nous effraie, nous donne lespérance, enflamme notre charité. Ne craignez point la mort, nous dit-il. La craignez-vous ? Je meurs le premier. Craignez-vous quun cheveu tombe de votre tête? Je ressuscite le premier, et tout entier. Cest donc avec raison que vous avez entendu les paroles de votre maître qui ont prévalu, lis parlaient et on les faisait mourir; ils tombaient et néanmoins se tenaient debout. Et quest-il arrivé du meurtre de tant de martyrs, sinon que la victoire a été donnée aux paroles du Maître, et que de cette terre comme arrosée du sang des témoins du Christ, a germé partout la moisson de 1Eglise? « Ils entendront mes paroles », dit linterlocuteur, « parce quelles ont prévalu ». Doù vient quelles ont prévalu ? Nous lavons dit déjà : parce quelles étaient prêchées par des hommes sans peur. De quoi navaient-ils aucune peur? Ni de lexil, ni de la perte des biens, ni de la mort, ni de la croix. Non-seulement ils ne craignaient pas la mort, mais ils ne craignaient pas même la croix qui est la
1. Matth, X, 16, 8.
plus terrible mort. Le Seigneur sy soumit, afin que ses disciples non-seulement ne redoutassent point la mort; mais afin que nul genre de mort ne pût les intimider. Ces paroles ont donc prévalu, parce quelles ont été prêchées par des hommes sans peur. 21. Mais ces trépas de ,tant de martyrs, quont-ils produit ? Ecoute : « Comme la graisse de la terre est répandue sur les guérets, ainsi nos ossements sont dispersés près du sépulcre 1 ». Les ossements des martyrs ou des témoins du Christ sont dispersés sur le bord du sépulcre. On a tué les martyrs, et ces hommes ont en quelque sorte Prévalu jusque dans la mort. Les persécuteurs nont prévalu que pour donner la victoire ans paroles du Christ par la prédication. Et quest-il arrivé de cette mort des saints? « Comme la graisse de la terre est étendue sur les guérets, nos ossements sont dispersés sur le bord du sépulcre ». Quest-ce que «la graisse de la terre répandue sur la terre ? » Nous savons que cette graisse de la terre est quelque chose de fort méprisable; car ce qui est vil aux yeux des hommes donne à la terre sa fécondité. Il est dit dans un autre psaume que les corps des saints demeuraient étendus sur la terre, sans quil y eût personne pour les ensevelir. Mais tous ces corps des saints sont la graisse de la terre. De même, en effet que les guérets sengraissent de ce qui est vil et abject, ainsi la terre a été engraissée des que le monde a méprisé, en sorte quil en est résulté pour lEglise une moisson plus abondante. Vous le savez, mes frères, ce qé en graisse les guérets, cest ce que lon regarà comme vil, que je ne veux pas, et quils faut pas nommer; voilà ce qui féconde la terre, ce qui en est lengrais; les hommes la méprisent, le rejettent comme une ordure Mais qua fait Dieu, pour me servir des parole dun autre psaume ? « Il a relevé le pauvre de la poussière, et lindigent de son fumier, afin de le placer parmi les princes, parmi les princes de son peuple 2».On la donc étendu sur la terre, comme un fumier, jeté çà et là : ainsi était couché Lazare couvert dulcères, et pourtant il fut porté par les anges au sein dAbraham 3. « La mort de ses élus est précieuse aux yeux du Seigneur 4 » ; comme le fumier que le monde méprise est précieux aux yeux du laboureur qui en connaît lutilité, la
1. Ps. CXL, 7. 2. Id. CXII, 7,8. 3. Luc, XVI, 20, 22. 4. Ps. CXV, 15.
197
graisse quil doit donner à la terre; il sait ce que préfère la terre, ce quelle en prendra, et quelle abondante moisson il en résultera. Mais tout cela est méprisable aux yeux du monde. Or, ne savez-vous point que « Dieu a choisi ce qui est méprisable, ce qui nest rien comme ce qui est quelque chose, afin de détruire ce qui est 1? » Cest du fumier que furent tirés Pierre et Paul ; on les méprisait en leur donnant la mort; maintenant que la terre est engraissée, que sélève la moisson de lEglise, oie va ce quil y a de plus grand, ce quil y a de plus noble dans le monde, où va tout dabord lEmpereur quand il arrive à Rome? Est-ce au palais impérial, ou bien au tombeau du pêcheur? « Comme la graisse est répandue sur les guérets, ainsi nos ossements sont dispersés près du sépulcre ». 22. « Seigneur, mes yeux sont vers vous, en vous est mon espoir, ne laissez point périr mon âme 2 ». Les martyrs ont subi les tourments, beaucoup y ont cédé. Or, comme le Prophète venait de dire à propos de la captivité pendant la persécution : « Comme la graisse de la terre est répandue sur les guérets, ainsi nos ossements sont dispersés près du sépulcre » : il se souvient que plusieurs ont manqué de courage, que beaucoup se sont trouvés en danger, et alors du milieu de ces dangers de la persécution une prière séchappe de son âme : « Cest vers vous, Seigneur, que jélève mes yeux ». Peu nimportent les menaces de ceux qui menvironnent : « Cest sur vous, ô mon Dieu, que sarrêtent mes regards ». Mes yeux sarrêtent plus sur vos promesses que sur leurs menaces. Je sais ce que vous avez souffert pour moi, et ce que vous mavez promis. « Seigneur, mes yeux sont vers vous, en vous est mon espoir, ne laissez point périr mon âme». 23. « Préservez-moi du piége quils ont aché devant moi 3 ». Quel est ce piége? Si tu consens, je te pardonne. Lappât de ce piége est lamour de la vie; si loiseau aime cet appât, il tombe dans le piège ; mais si loiseau est de nature à dire : « Je nai point désiré les jours de lhomme, vous le savez 4», ses yeux ne se détourneront point de Dieu, et lui-même dégagera ses pieds du piège 5. « Préservez- moi du piège quils ont placé devant
1. I Cor. I, 28. 2. Ps. CXL, 8. 3. Id. 9. 4. Jérém. XVII, 16. 5. Ps. XXIV, 15.
moi, et des scandales de ceux qui cornu mettent liniquité ». Le Prophète marque ici deux points quil faut distinguer avec soin: quon lui a tendu un piége, et quil y a scandale de la part de ceux qui ont cédé aux persécuteurs en apostasiant; il prie Dieu de le préserver de lun et de lautre. Dune part les menaces des persécuteurs, dautre part la chute des timides; je crains que les uns ne meffraient, que les autres ne mentraînent avec eux. Voilà ce qui tarrivera si tu nobéis promptement, me dit celui-ci : « Préservez-moi des piéges quils mont tendu » .Voilà que ton frère sest soumis, dit celui-là : « Préservez-moi des chutes de ceux qui commettent liniquité » ». 24. « Des pécheurs tomberont dans ses filets 1 ». Que veut dire ceci, mes frères : « Des pécheurs tomberont dans ses filets? » Non pas tous les pécheurs, mais quelques pécheurs qui sont pécheurs au point daimer cette vie, et de la préférer à la vie éternelle; ceux-là tomberont dans ses filets. Mais que dis-je? tous ceux qui aiment la vie tombe. rosat-ils dans ses filets? Que seraient devenus vos disciples, ô Christ? Dans le feu de la persécution ils vous abandonnèrent, et sen allèrent chacun de son côté : vous laviez prédit, parce que vous le saviez davance; car cela narriva point parce que vous laviez prédit, et ce nest point vous qui vous êtes renié dans aucun deux. Mais enfin, ceux qui vous étaient le plus attachés senfuirent quand la persécution éclata contre vous, et que vos ennemis vinrent vous saisir pour vous clouer à la croix. Et le seul qui avait osé vous promettre de vous suivre jusquà la mort, apprit du médecin quil était malade et ce quil lui arriverait. Il avait la fièvre et se croyait en santé, le médecin lui touchait la veine du coeur. Enfin arriva la tentation, arriva lépreuve, arriva laccusation. On le met à la question, et ce nest point une grande puissance, mais une esclave, mais unie femme, et il succombe devant la question dune servante. Trois fois il renie son Maître. Après la première négation il se souvient de ce qui lui a été dit, et renie une seconde fois; à cette seconde négation, il se souvient encore et renie une troisième fois. Le Seigneur lavait prédit, mais ne lavait ni commandé, ni imposé. Et si lon croit que Pierre na pas été
1. Ps. CXL, 10.
198
coupable, parce que le Seigneur lavait prédit, Judas ne sera point coupable de lavoir trahi, parce que le Seigneur avait prédit quil le ferait. Loin de nous cette doctrine; cest la doctrine de ces élus qui excusent leurs péchés plutôt quils ne les confessent. Jetons plutôt les yeux sur saint Pierre lui-même. Pourquoi pleurer, sil nest point pécheur? Ninterrogeons chez Pierre que les larmes de Pierre: nous navons pas sur lui de témoins plus fidèles. « Il pleura amèrement 1 », dit lEvangile. Il nétait pas encore prêt à souffrir: «Tu me suivras plus tard 2 », lui fut-il dit. Affermi par la résurrection du Seigneur, il devait être plus constant dans la suite. 25. Le temps nétait donc point venu de disperser ces ossements le long du sépulcre. Voyez, en effet, combien vinrent à faillir, sans excepter ceux qui lui étaient le plus attachés et qui succombèrent à Leur tour. Doù vient cette faiblesse? « Je suis seul, jusquà ce que jaie passé ». Cest la suite du psaume. Le Prophète avait dit plus haut : « Préservez-moi, Seigneur, des pièges quils mont tendus, et des scandales de ceux qui commettent liniquité». «Des piéges et des scandales »; de ceux qui effraient et de ceux qui tombent. Mais comme dans sa passion ceux-là succombèrent qui étaient les premiers, qui devaient être les guides et les colonnes de lEglise, alors cette parole du psaume nétait pas accomplie en eux : « Jai affermi ses colonnes 3 ». Que dit-il ici : « Je suis seul, jusquà ce que jaie passé? » Cest le chef qui tient ce langage. «Je suis seul, jusquà ce que jaie passé». Quest-ce à dire seul? Cest vous seul, Seigneur, qui souffrez dans votre passion, vous seul que vos ennemis font mourir. « Je suis seul jusquà ce que jaie passé. » Quest-ce à dire, «jusquà ce que jaie passé? » LEvangile nous dit: « Quand vint pour Jésus-Christ lheure de passer de ce monde à son Père 4». Quest-ce à dire, «jusquà ce que jaie passé, sinon de ce monade à son Père? Car alors jai affermi ses colonnes, cest-à-dire les colonnes de la terre, quand ils ont appris par ma résurrection à ne pas craindre la mort. « Jusquà ce que je sois passé, je suis seul » ; mais quand je serai passé je me multiplierai; beaucoup suivront mon exemple, beaucoup souffriront pour
1. Matth. XXVI, 75. 2. Jean, XIII, 36. 3. Ps. LXXIV, 4. 4. Jean, XIII, 1.
mon nom. Je suis seul, jusquà ce que jaie passé; mais quand je serai passé, beaucoup ne seront quun avec moi. « Je suis seul, jusquà ce que jaie passé ». Ecoutez le mystère de cette parole. Daprès lexpression grecque, le mot Pâque semblerait avoir le sens de passion, car pasXein signifie souffrir; mais dans la langue hébraïque, ceux qui lont étudiée ont traduit Pascha par passage. Car si nous interrogeons ceux qui connaissent le grec, ils nous diront que Pascha nest pas un mot grec Passion se traduit en grec par pathos et non par Pascha. Donc Pâques signifie passage, comme nous lont appris les savants hébreux qui nous ont traduit ce que nous devons lire, Donc, aux approches de la passion, lEvangéliste se sert de cette même expression: « Quand vint lheure » , dit-il , « où Jésus devait passer de ce monde à son Père ». Cest la même expression employée par le Prophète: « Je suis seul jusquà ce que jaie passé ». Après la Pâque, je ne serai plus seul; après mon passage je ne serai plus seul, beaucoup mimiteront, beaucoup me suivront. Mais sils me suivent alors, que sera-ce en attendant? « Je suis seul jusquà ce que jaie passé ». Pourquoi le Seigneur dit-il dans notre psaume: « Je suis seul jusquà ce que jaie effectué mon passage? » Quavons-nous expliqué? Si nous lavons compris, écoute alors les paroles du Sauveur dans lEvangile : « En vérité, en vérité, je vous le déclare », nous dit-il, « si le grain de froment ne tombe en terre pour y mourir, il demeure seul; mais sil meurt, il produit beaucoup de fruits ». Voilà ce quil disait en ce même endroit où il dit encore : « Quand jaurai été élevé de la terre, jattirerai toutes choses à moi 1. Si donc le grain de froment ne tombe à terre pour y mourir, il demeure seul ; mais quil vienne à mourir, et il rapportera beaucoup de fruits ». Ce grain devait donc produire une abondante moisson; mais attends, il faut quil meure; car si le grain ne tombe à terre, et ne meurt, il est toujours seul. 26. Donc il était seul avant de passer parle mort. Aussi Pierre alors navait-il pas encore assez de force; il devait avoir la force de le suivre, et non de le précéder. Car avant le Christ, nul nest mort pour le Christ, cest-à-dire pour confesser ce nom du Christ qui nous fait chrétiens. Beaucoup sont morts, il est
1. Jean, XII, 24, 25, 32.
199
vrai, et sont des martyrs; beaucoup de Prophètes sont morts de la sorte, et toutefois ils ne mouraient point parce quils annonçaient le Christ, mais parce quils reprochaient aux hommes leurs péchés, quils sopposaient à leurs désordres avec une sainte liberté. On les regarde comme des martyrs, et avec raison; car sils ne sont point morts pour confesser le nom du Christ, ils sont morts pour la vérité. Il est si vrai que nul nest mort pour le nom du Christ, cest-à-dire pour confesser le nom du Christ, avant que ce grain ne tombât sur la terre, lui qui dit ici : « Je suis seul, jusquà ce que jaie passé », que Jean lui-même, quon venait de mettre à mort, et quun roi impie venait dimmoler à une jeune danseuse, nest point mort pour avoir confessé le Christ. Il pouvait être mis à mort pour ce sujet et par plusieurs. Si un seul homme la fait mourir, et pour un autre motif, à combien plus forte raison pouvait-il être mis à mort par tous ceux qui mirent à mort le Christ? Car cest au Christ que Jean rendait témoignage. Ceux qui entendaient le Christ voulaient le mettre à mort, et ils ny eussent point mis celui qui lui rendait témoignage. Quon se soit soulevé contre Jean à cause du Christ, Jean ne laurait point renié. Il y avait en lui de grandes forces, qui lont fait appeler lami de lEpoux 1 ; il était plein de grâces, supérieur en vertu : « Parmi les enfants des hommes, nul nétait plus grand que Jean-Baptiste 1». Lorage se souleva donc contre celui qui navait point de telles forces : il se souleva contre Pierre, et non contre Jean; Pierre ne reçut la force que plus tard, il était faible alors. On interroge au sujet du Christ celui qui navait point la force encore; et celui qui était doué de forces ne souffrit aucune persécution au sujet du Christ, afin de ne point prévenir le Christ en mourant pour son propre nom. Les Juifs ne firent pas mourir cet homme rendant témoignage à ce même Christ quils crucifièrent; Hérode lui donna la mort parce quil lui disait: « Il ne vous est point permis davoir la femme de votre frère 3 », puisque ce frère nétait point mort sans postérité. Il mourait sans doute pour la vérité, pour léquité, pour la justice; cest pour cela quil est saint, quil est martyr; mais il nest pas mort pour ce nom qui nous rend Chrétiens. Pourquoi, sinon afin daccomplir cet oracle : « Je suis seul, jusquà ce que jaie passé? »
1. Jean, III, 29. 2. Matth. XI, 11. 3. Id. XIV, 3-11.
|