HÉBREUX XXVI
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HOMÉLIE XXVI. C'EST PAR LA FOI QU'ISAAC DONNA A JACOB ET A ÉSAÜ UNE BÉNÉDICTION QUI REGARDAIT L'AVENIR. C'EST PAR LA FOI QUE JACOB BÉNIT LES ENFANTS DE JOSEPH, ETC. (CHAP. XI, 20-28.)

 

Analyse.

 

1. Exemple de Jacob, qui, comme juste, a connu l'avenir chrétien, ou du moins la future histoire de ses arrière-neveux. —La tristesse fut le lot de Jacob ; la mélancolie fait le fond du chrétien.

2. La foi de Joseph, entre autres choses, lui inspire de recommander qu'on emporte ses os dans la terre promise. — Faut-il s'occuper d'avance de sa sépulture ? Réponse sublime. à celte question.

3. La foi des parents de Moïse brave les édits d'un roi cruel. — Exemples plus communs qui mettent la vertu à notre portée. — Exemple de Moïse affrontant spontanément le mépris pour le salut de ses frères; idée sublime réalisée par Jésus-Christ.

4 et 5. L'humilité élève au-dessus d'un roi vainqueur les captifs de Babylone. — L'humilité élève jusqu'au rang divin le prophète Daniel. — Digression bizarre. — L'orateur se pose une question et dit qu'il ne la résoudra pas. — Puis il en donne une solution. — Nous croyons que les sténographes auxquels nous devons ces homélies ont été peu fidèles quelquefois, surtout ici.

 

1. « Bien des justes et des prophètes », disait Notre-Seigneur, « ont désiré voir ce que vous voyez, et ne l'ont pas vu ; entendre ce que vous entendez et ne l'ont point entendu ». (Matth. XIII,17.) Les justes ont-ils donc connu toutes les choses à venir ? Certainement. Car si- le Fils. de Dieu ne se révélait pas encore à cause de la faiblesse des hommes qui ne pouvaient le recevoir encore, il devait se révéler du moins à ceux qui le méritaient par leur vertu. Saint Paul nous affirme lui-même en ce passage que ces justes savaient l'avenir, c'est-à-dire la résurrection de Jésus-Christ. C'est le sens de sa parole ici : en effet, si ce n'est pas ainsi que l'on veut entendre l'avenir dont il est ici question, il faut alors l'interpréter dans le sens d'un avenir terrestre. Mais alors comment un exilé pouvait-il s'arrêter à des bénédictions purement temporelles? Autre objection : Si c'est une bénédiction temporelle que Jacob a reçue, pourquoi n'en a-t-il pas obtenu l'effet? Vous savez en effet que l'on peut dire au sujet de Jacob, ce que j'ai dit d'Abraham : à savoir qu'il ne recueillit point les fruits de la bénédiction, mais qu'ils passèrent à sa postérité. Pour lui-même, il ne jouit de l'avenir que par la foi et qu'en espérance. Son frère Esaü posséda bien plus que lui les fruits temporels de la bénédiction de son père. Car Jacob, lui, passa tour à tour à travers toutes les épreuves : servitude et vie mercenaire, périls et embûches, déceptions et terreurs,c'est l'histoire de toute sa vie, qui lui permit de dire en répondant aux questions de Pharaon : « Mes jours ont été courts et mauvais ». (Gen. XLVII, 9.) Et cependant Esaü vivait en pleine sécurité, il possédait une grande puissance, jusqu'à faire trembler Jacob. Où donc celui-ci moissonna-t-il enfin les bénédictions, sinon dans l'avenir véritable et céleste ?

Vous voyez que de tout temps les méchants ont été en possession des biens présents, et que les justes ont eu un sort tout contraire. Les heureux, parmi ceux-ci, ne sont que de rares exceptions. Ainsi Abraham était juste, et il fut cependant largement partagé du côté des biens terrestres, mais non sans un mélange d'afflictions et d'épreuves. Il avait des richesses à la vérité, mais tout le reste pour lui n'était que tribulations. Et de fait, un juste, si riche qu'il soit, ne peut jamais manquer de chagrin. S'attendant à subir les pertes temporelles, à souffrir l'injustice, à subir bien d'autres ennuis, il vit nécessairement et toujours dans l'affliction ; et lors même qu'il jouit de sa fortune, il n'en jouit pas saris une vertu laborieuse. Pourquoi ? C'est qu'il a toujours une mélancolie, une tristesse intime. Si donc les justes alors vivaient déjà dans la tristesse, combien plus ceux d'aujourd'hui !

« C'est par la foi qu'Isaac donna à Jacob et à Esaü une bénédiction qui regardait l'avenir (20) ». Esaü était l'aîné, et le père préféra Jacob, comme plus vertueux. Voyez-vous encore l'effet de la foi ? D'où venait, à ce père, la confiance de promettre tant de biens à ses fils, sinon parce que lui-même croyait fermement en Dieu ? « C'est par la foi que Jacob mourant, bénit chacun des enfants de Joseph ». Il faudrait ici rapporter d'un bout à l'autre ces bénédictions, pour montrer clairement et la foi de Jacob et son esprit prophétique. — « Et il s'inclina profondément devant son bâton de commandement (21) ». L'apôtre nous révèle que Jacob avait une telle foi à l'avenir, qu'il témoignait cette foi non-seulement par des paroles, mais par un acte symbolique. Comme une seconde royauté, celle d'Israël devait trouver un jour son chef dans la tribu d'Ephraïm ; pour cette raison Jacob adora le sceptre de commandement, de son fils. Comprenez que, malgré sa vieillesse, il s'humiliait devant Joseph, symbolisant d'avance le peuple entier qui devait un jour se prosterner devant lui. Ce fait s'était déjà réalisé, quand il fut adoré par ses frères; il devait se réa lise r plus tard encore par l'histoire des dix tribus. Voyez-vous comme il prédisait un lointain avenir ? Voyez-vous quelle était la foi des patriarches, et comment ils croyaient à l'avenir ?

Vous trouvez dans l'Ecriture tantôt des (559) exemples d'une patience destinée ici-bas à souffrir sans jamais jouir : tels furent Abraham et Abel; tantôt, vous admirez, comme en Noé, des modèles de la foi en Dieu et en sa Providence rémunératrice. Car le mot de « foi » présente des acceptions différentes, et signifie tantôt une chose, tantôt. l'autre. Dans le fait de Noé, la foi s'allie à l'idée de récompense, à l'espérance qu'il y aura des retours heureux, mais qu'il faut combattre avant d'être récompensé. Les événements de la vie de Joseph appartiennent à la foi pure, du moins pour la promesse si expresse de Dieu faite à Abraham : « Je vous donnerai cette terre ainsi qu'à vos descendants ». Joseph la connaissait, cette promesse; et bien que résidant sur une terre étrangère, bien qu'il ne vit point se réa lise r la prédiction, loin de se permettre le découragement, il eut la foi assez ferme et forte pour annoncer la sortie de l'Egypte, et commander qu'on emportât ses os hors de ce pays. Non content de croire pour son compte personnel, il redoublait la foi dans ceux de sa famille, voulant qu'ils se souvinssent toujours de leur sortie prochaine, et leur parlant même, au sujet de sa dépouille mortelle, avec la persuasion intime de ce grand événement, puisque sans cette attente qu'il leur donnait de la sortie d'Egypte, il n'aurait pas fait une semblable recommandation.

C'est, au reste, la réponse à l'objection que font quelques personnes : Voyez, disent-elles, que les justes eux-mêmes se sont occupés de leur monument funèbre ! — Ils s'en sont occupés pour la raison que j'ai dite, et non autrement. Ils savaient « que la terre et toute sa plénitude appartiennent au Seigneur ». (Ps. XXIII, 1.) Moins que personne, il ignora cette vérité, le patriarche qui vécut dans les plus hautes régions de la sagesse, et qui d'ailleurs passa presque toute sa vie en Egypte, d'où par conséquent il aurait pu sortir et regagner son pays, et non pas y rester avec des pleurs, des larmes et des regrets; et moins encore y faire venir son père. Pourquoi, au contraire, n'y voulait-il pas même laisser sa propre dépouille mortelle? N'est-ce pas uniquement pour cette raison de foi ?

2. Répondez-moi, d'ailleurs. N'est-il pas vrai que les os de Moïse furent déposés dans une terre étrangère? Que nous ne savons pas même où sont ceux d'Aaron, de Daniel, de Jérémie, de plusieurs apôtres? On connaît, en effet, les tombeaux de saint Pierre, de saint Paul, de saint Thomas; et des autres, bien plus nombreux, on ne sait rien de leur sépulcre. Aussi ne nous affligeons point pour ce sujet. n'ayons pas l'esprit assez étroit, ni le coeur assez faible pour nous soucier de cela. Quel que doive être le lieu de notre sépulture, « la terre et sa plénitude appartiennent au Seigneur ». Il n'arrive que ce qui doit arriver. Tant de pleurs, de sanglots et de larmes sur ceux qui rie sont plus, n'ont leur source que dans la bassesse de l'âme.

« C'est par la foi que Moïse après sa naissance fut tenu caché pendant trois mois par ses parents (23) ». Ces justes, vous le voyez, n'espéraient qu'après leur mort l'accomplissement des promesses de Dieu, et leurs espérances n'ont pas été trompées. C'est la réponse à l'objection de quelques. personnes qui disent : Les promesses qu'ils ne virent point remplies de leur vivant, le furent après leur mort, sans doute : mais ils ne croyaient pas qu'elles dussent s'accomplir après leur trépas. — Alors, pourquoi Joseph n'a-t-il pas dit: Quoi! ni moi-même pendant ma vie, ni mon père, ni mon aïeul dont, surtout, Dieu aurait dû respecter la vertu, nul d'entre nous n'a reçu la terre promise ! Comment croire qu'il daignera donner à leurs fils coupables ce qu'il n'a pas daigné octroyer à des ancêtres si saints? Non, Joseph ne tint pas ce langage ; sa foi sut vaincre et dominer toute objection.

Saint Paul, jusqu'ici, a parlé d'Abel, de Noé, d'Abraham, de Jacob, de Joseph, personnages remarqués, admirables, glorieux. Pour mieux encourager les Hébreux, il va chercher ses preuves jusque dans d'autres personnes qui n'eurent rien de remarquable. Que des hommes merveilleux aient tant souffert, en effet, que les Hébreux se soient montrés inférieurs à de si grands modèles, ce n'est pas chose étonnante. Ce qui est grave, c'est qu'ils se soient placés au-dessous de personnes sans nom et sans gloire. Et l'apôtre commence par le père et la mère de Moïse, lesquels n'avaient rien de remarquable, rien qui approchât de ce que fut leur fils. Saint Paul renchérira encore et prouvera l'absurdité de leur manque de foi, en citant l'exemple contraire de veuves et de femmes de mauvaise vie. « C'est par la foi », dira-t-il, « que Rahab, femme débauchée, ne périt point avec les incrédules, parce qu'elle reçut et sauva les espions de Josué ». Enfin, l'apôtre rappelle le salaire, non de la foi seulement, mais aussi de l'infidélité, comme dans l'histoire de Noé.

Mais nous avons à revenir sur le fait des parents de Moïse. Un ordre de Pharaon commandait de mettre à mort tous les enfants mâles, et aucun n'échappait au trépas. Comment donc ceux-ci espérèrent-ils sauver leur fils? Par la foi. Et par quelle foi? Ils virent, a dit l'Ecriture, la beauté extraordinaire de cet enfant. Sa vue suffit pour leur donner la foi : tant dès le berceau, et jusque dans les langes, ce juste naissant avait reçu de grâces, non pas de la nature, mais de Dieu. Voyez plutôt l'enfant, dès sa naissance, se fait remarquer non par la laideur ordinaire, mais par une extrême beauté. Et qui l'a produite? Ce n'est pas la nature, mais la grâce de Dieu, laquelle réveilla aussitôt la pitié dans le coeur de la fille d'un roi d'Egypte, lui donnant même le courage de prendre et d'aimer comme son fils cet enfant étranger.

Cependant quel était le fondement de la foi chez les parents de Moïse ? Etait-ce une merveille si grande que la beauté d'un enfant? Mais vous, ô Hébreux, vous croyez d'après des faits, et d'autres  preuves solides: Quand vous avez souffert avec joie le pillage de vos biens et d'autres maux, c'est par la foi que vous l'avez enduré. Toutefois, après ces preuves de foi, les Hébreux étaient retombés dans le découragement. Aussi l'apôtre leur fait remarquer, dans les parents de Moïse, une foi plus large, plus persévérante, semblable à celle (561) d'Abraham, capable de croire des choses contradictoires en apparence. « Ils ne craignirent pas », dit-il, « l'édit du roi ». Et cependant cet édit s'exécutait cruellement; leur foi, au contraire, n'était qu'une attente sans motif et sans preuve. Voilà l'exemple des parents de Moïse : et lui-même n'y fut pour rien alors; mais l'apôtre va nous montrer aussitôt le grand exemple du fils aussi, qui dépasse de beaucoup celui des parents

« C'est par la foi que Moïse devenu grand, renonça à la qualité, de fils de la fille de Pharaon, et qu'il aima mieux être affligé avec le peuple de Dieu, que de jouir du plaisir si court qui se trouve dans le péché ; jugeant que l'ignominie de Jésus-Christ était un plus grand trésor que toutes les richesses de l'Égypte, parce qu'il envisageait la récompense (24-26) ». L'apôtre semble dire aux Hébreux : Personne d'entre vous n'a quitté un palais, et un palais glorieux, et des trésors immenses ; nul parmi vous n'a méprisé, comme Moïse, l'honneur dé pouvoir être le fils d'un roi. Et pour montrer que Moïse a quitté tout cela, non par hasard ou sans réflexion, saint Paul dit: « Moïse y renonça », c'est-à-dire, il prit ces grandeurs en haine et leur tourna le dos. Car, en face du ciel que Dieu lui proposait, t'eût été folie que d'admirer la cour d'Égypte.

3. Et voyez comme saint Paul met tout en lumière. Il ne dit pas que Moïse ait préféré aux trésors des Egyptiens et comme fortune plus belle, le ciel et les biens qu'il nous garde ; mais qu'il leur a préféré, quoi donc? l'ignominie de Jésus-Christ ; pour lequel il a choisi d'être accablé d'opprobres, plutôt que de vivre dans le repos et la tranquillité d'esprit. Cette conduite portait déjà avec elle-même sa noble récompense. — « Préférant être affligé avec le peuple de Dieu ». Vous, Hébreux, vous souffrez pour vous personnellement; mais lui, c'est par choix et pour les autres; c'est de sa volonté et par goût qu'il s'est jeté lui-même en des périls si nombreux, lorsqu'il lui était permis de vivre religieusement et de jouir en même temps du bien-être. « Plutôt que de jouir du plaisir si court qui se trouve dans le péché ». Le péché, selon l'apôtre, était de renoncer à souffrir avec les autres; du moins, Moïse y vit un péché. Si ce grand homme regarda comme un crime de ne point prendre courageusement part à l'affliction commune, l'affliction est donc un grand bien. Il s'y précipita, des splendeurs mêmes d'un palais, et il agit ainsi en prévision de certaines grandes choses, que nous révèlent les paroles qui suivent : « Jugeant que l'ignominie de Jésus-Christ « était un plus grand trésor que toutes les riches« ses des Egyptiens ».

Qu'est-ce que « l'ignominie de Jésus-Christ? » C'est, chers Hébreux, ce que vous souffrez vous-mêmes, ce que Jésus-Christ a souffert; ou bien encore, c'est ce que Moïse souffrit pour Jésus-Christ pendant qu'il endurait les outrages pour cette pierre mystérieuse d'où il tira des torrents d'eau; « cette pierre, en effet, était Jésus-Christ », dit l'apôtre (I Cor. X, 4.) Comment encore l'opprobre de Jésus-Christ? C'est que, pour lui, nous sommes expulsés de nos patrimoines, chargés d'outrages, accablés de souffrances, parce que nous mettons en Dieu notre refuge.

Il est vraisemblable encore que Moïse se sentit bien outragé, quand on lui disait : « Veux-tu donc « me tuer, comme tu as hier tué l'égyptien? » (Exod. II, 14.) L'opprobre de Jésus-Christ, c'est ce qui expose vos jours mêmes, et vous fait supporter la souffrance jusqu'au dernier soupir. Ainsi le Sauveur lui-même était couvert d'opprobres quand on lui disait : « Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix »      (Matth. XXVII, 40), et que ces paroles sortaient des lèvres de ses bourreaux, de ses compatriotes mêmes, des Hébreux. C'est l'opprobre de Jésus-Christ, que celui que vous essuyez de la part de vos proches et de ceux-là mêmes que vous comblez de vos bienfaits. Moïse, en effet, recevait cet outrage d'un homme qu'il avait sauvé. Relevant donc le courage de ses disciples, saint Paul leur montre des modèles de souffrances dans Jésus-Christ et dans Moïse , ces deux illustres personnages. Il leur fait voir ici que, bien plus que Moïse, Jésus-Christ souffrit l'opprobre, puisqu'en réalité il fut immolé par les siens. Et toutefois, il ne lança pas la foudre; il n'éprouva aucun sentiment pareil; mais accablé d'injures, il supportait tout, à l'heure ou en face de lui, ses ennemis branlaient leurs têtes insolentes. Comme donc, très-probablement, les disciples entendaient des malédictions semblables, et qu'ils désiraient leur récompense,. l'apôtre déclare que Moïse et Jésus-Christ ont souffert les mêmes épreuves. Le repos et la tranquillité de l'âme, en pareil cas, c'est le péché ; l'opprobre, c'est le parti de Jésus-Christ. Chrétien, que préfères-tu, de cet opprobre de Jésus, ou de ton bonheur et de ta sécurité?

« C'est par la foi qu'il quitte l'Égypte, sans craindre la fureur du roi : car il l'affronta, voyant notre invisible Dieu comme s'il était visible (7) ». Saint apôtre, que dites-vous? « Moïse ne craignit pas ! » L'Écriture, au contraire, déclare qu'informé de tout, il craignit, qu'il chercha son salut dans la fuite, qu'il s'enfuit vraiment, qu'il se cacha, que désormais il prit toutes les précautions de la crainte. — Cher auditeur, prêtez la plus grande attention à ce que vous avez entendu. Ces mots : «Sans craindre la fureur du roi », l'apôtre les écrit en vue de ce qui arriva plus tard, quand Moïse se présenta lui-même devant le souverain. Moïse eût prouvé sa crainte, en n'essayant plus de défendre et de sauver sa nation, en refusant même de l'entreprendre; mais dès qu'il ose y mettre la main de nouveau, il est bien l'homme qui se confiait en tout et pour tout à Dieu seul. Il ne dit pas : Le roi me cherche, me poursuit activement, et je n'ai garde, moi, de m'exposer par une nouvelle entreprise. Sa fuite ne fut donc pas un manque de foi.

Mais pourquoi ne pas plutôt rester en Egypte, dira-t-on? — Pour ne pas se jeter dans un péril évident et prévu. Il eut tenté Dieu, puisqu'il se serait précipité de lui-même au milieu des dangers avec cette parole téméraire : Je veux voir si Dieu me sauvera! Le démon précisément dit à Jésus-Christ: « Jetez-vous en bas! » (Matth. IV, 6.) Comprenez donc combien est diabolique la témérité, qui se (562) précipite         dans les périls, et qui tente, si Dieu la salivera ! — Moïse ne pouvait donc commander et défendre des compatriotes qui lui montraient, après son bienfait même,, tant d'ingratitude. C'eût été sottise à lui et délire, que de rester parmi eux.

Moïse donna ces exemples, parce qu'il souffrait en voyant, pour ainsi dire, Celui dont la vue échappe à tout regard humain. Si donc, par l'esprit du moins, nous voyons Dieu; si nous occupons constamment notre pensée de son doux souvenir, tout nous deviendra facile, tout supportable, tout endurable, enfin nous serons supérieurs à tout le monde. Car si la vue d'un ami ou seulement son souvenir vous rend le courage, élève votre âme bien haut, et vous fait tout supporter aisément, parle seul charme de son nom dans votre mémoire; le chrétien, qui toujours applique sa pensée et tourne son souvenir vers Celui qui daigna nous aimer d'un amour si véritable, pourra-t-il jamais sentir même une impression pénible ou redouter quelque danger, quelque terreur? Quand, en effet, aura-t-il un coeur abattu et pusillanime? Jamais: car, si tout nous semble difficile, c'est parce que nous n'avons pas, comme il faudrait, le souvenir de Dieu, et que nous ne le portons pas continuellement dans notre pensée. Il a donc eu raison de nous dire : Vous m'avez oublié; et moi aussi, je vous oublierai; et c'est la double cause de notre malheur, d'oublier Dieu et d'être oubliés de Dieu. Voilà deux choses, en effet, qui sont intimement liées et dépendantes .l'une de l'autre, mais qui sont deux néanmoins. Que Dieu nous garde un souvenir, c'est un bien infini; mais c'est un bien efficace aussi, que nous gardions la mémoire de Dieu. Cet effort, de notre côté, nous pousse dans la voie de la vertu, nous y fait marcher et persévérer avec courage jusqu'au bout. Aussi le Prophète disait en ce sens : « Je me souviendrai de vous, ô mon Dieu, sur les bords du Jourdain, sur les sommets de l'Hermon et sur ses pauvres collines ». (Ps. XLI, 7.) Enfin, le peuple captif à Babylone s'écriait: Mon Dieu ! je me souviendrai de vous !

4. Répétons donc ces paroles, nous qui habitons aussi Babylone : car bien que nous ne soyons pas au milieu d'ennemis. publics, nous nous trouvons en avoir d'autres non moins terribles. Parmi ces captifs, les uns avaient la triste allure de prisonniers; mais d'autres ne sentaient pas même le joug de la captivité: ainsi Daniel, ainsi les trois enfants qui bien qu'entraînés dans les masses prisonnières, en face même du roi qui les avait emmenés en captivité, étaient glorieux et grands sur cette terre barbare : oui, ces nobles captifs recevaient l'hommage de celui qui les avait réduits en captivité. Voyez-vous quelle puissance possède la vertu ? Un roi les révérait comme ses maîtres jusque dans leur état d'esclavage ; il était donc captif plutôt qu'eux-mêmes. Il eût été moins surprenant de voir ce prince se rendre dans leur pays pour les y vénérer, que de les contempler eux-mêmes, régnant chez leurs vainqueurs. Mais la merveille, c'est qu'après les avoir enchaînés et les ayant sorts sa main à titre de captifs, il ne rougit pas de leur rendre en face du monde entier un véritable culte, jusqu'à leur offrir des victimes. Voyez-vous comme les oeuvres de Dieu sont. toujours glorieuses, tandis que les nôtres n'en sont que l'ombre? Ce roi ignorait assurément qu'il amenait ainsi ses maîtres du fond d'un pays vaincu, et il jeta dans la fournaise ceux qu'il allait tout à l'heure adorer, et ce supplice à eux-mêmes ne leur parut qu'un rêve.

Craignons Dieu, mes frères, craignons Dieu, et fussions-nous réduits en captivité, nous serons plus grands que tout le genre humain. Ayons cette crainte de Dieu, et nous ne sentirons plus d'ennuis, quand même cet ennui s'appellerait pauvreté, maladie, captivité, servitude, quels qu'en soient le nom et la nature enfin. Il y a plus : toutes ces misères produiront pour nous des effets tout opposés. Ils étaient captifs; un roi les révère. Paul fabriquait dés tentes , et on voulait lui offrir des sacrifices comme à tin dieu. On peut demander ici pourquoi les apôtres refusèrent avec horreur ces sacrifices, jusqu'à déchirer leurs vêtements, jusqu'à pleurer pour détourner les peuples de cette idée , jusqu'à s'écrier enfin : « Que faites-vous? Nous sommes vos semblables, et des hommes mortels comme vous » (Act. XIV, 14); tandis que Daniel ne fit rien de pareil. Qu'il fût humble, pourtant, ce Prophète ; qu'il ne rapportât pas moins que les apôtres la gloire de toutes choses à Dieu, cela est évident par bien des raisons, mais surtout par l'amour que Dieu lui portait. S'il avait usurpé l'honneur dû à Dieu seul, le Seigneur ne l'aurait pas laissé vivre , loin de lui faire recueillir l'honneur et l'estime. Une seconde preuve de sa vertu, c'est qu'il disait en toute franchise : « Ni moi non plus, ô roi, je ne connais pas ce mystère par une révélation que je doive à ma sagesse ». Une troisième preuve enfin, c'est qu'il a pu dire : « Pour mon Dieu , j'étais dans la fosse aux lions » ; et quand un autre Prophète lui apporta de quoi manger: « Le Seigneur », dit-il, « s'est souvenu de moi » (Dan. II, 30; IV, 37); tant il était humble et pénitent. Il était dans la fosse aux lions pour la cause de Dieu, et il s'estimait indigne d'être exaucé de Dieu, d'avoir même place en sa mémoire.

Mais nous, qui osons commettre des péchés exécrables et sans nombre , nous qui sommes les plus coupables et les plus détestables des créatures, nous reculons si Dieu ne nous exauce pas dès notre première supplication. De fait, entre nous et les saints il y a la distance du ciel à la terre, s'il n'y a pas même un abîme plus grand. Eh quoi ! Daniel, que dites-vous? Après vos oeuvres si saintes et si glorieuses, après ce miracle qui vous sauve des lions, vous vous estimez encore petit et vil! Assurément, nous répond le Prophète; car quoi que nous ayons pu faire, nous sommes des serviteurs inutiles. (Luc, XVII, 10.) Et c'est ainsi que devançant l'Evangile, il en remplit le précepte, et se regarde comme rien. Dieu, disait-il, s'est souvenu de moi. Et voyez encore, dans sa prière , quelle humilité ! Comme aussi les trois enfants de la fournaise disaient : « Nous avons péché; nous avons agi contre vos lois » (Dan. III, 29) ; partout enfin, ils font preuve d'humilité. Et pourtant Daniel avait mille occasions (563) de s'élever; mais il savait aussi que toutes ces grâces lui venaient de ce qu'il avait soin de ne pas s'exalter et de ne point gâter son trésor. En effet, parmi toutes les nations, sur toute la terre habitée, on chantait la louange de Daniel, non pas seulement parce qu'un roi s'était prosterné devant lui, ni parce qu'il lui avait offert des libations et tout un culte divin, au moment où ce roi lui-même était honoré comme un Dieu. Cette gloire adorée de Nabuchodonosor est certaine , d'après Jérémie : « Il a revêtu », dit-il , « la terre comme un manteau ». (Jérém. XXVII, 6.) « Car », dit Dieu ailleurs, « je l'ai donnée à Nabuchodonosor mon serviteur ». Or ces textes, et les lettres de ce roi prouvent cependant que Daniel n'était pas admiré seulement dans l'empire de ce prince, mais que ce Prophète était connu partout, qu'il était admiré dans toutes les nations plus encore que si elles l'avaient vu personnellement, surtout après que le roi eût avoué dans sa lettre mémorable, et le miracle opéré pour le Prophète, et l'hommage que lui-même rendait à sa sagesse. « Etes-vous donc », disait l'Écriture, « plus sage que Daniel ? » Avec tous ces titres de gloire , il était humble jusqu'à désirer de mille fois mourir pour son Dieu.

5. Or, je le demande encore une fois : pourquoi, tout humble qu'il était, n'a-t-il repoussé ni ce culte, ni ces oblations quasi sacrées que lui fit un grand roi ? Je ne résoudrai pas ce problème; il me suffit de l'avoir posé. Quant à la solution, je vous la laisse, pour exciter, si je le puis, l'effort de votre intelligence. Je ne veux que vous intimer un commandement ou plutôt un avis : c'est de diriger en tout votre liberté selon la crainte de Dieu, puisque vous avez de si nobles exemples, et que, d'ailleurs, les biens mêmes de la terre seront à nous, si bien franchement nous poursuivons les biens à venir. Que Daniel , en effet , n'ait point agi sous l'inspiration de l'orgueil , nous en avons une preuve évidente dans cette protestation qu'il fait: « Prince, gardez vos présents ! » (Dan. V, 17.) Et toutefois une seconde question se présente ici; comment, si prompt à tout repousser en paroles, accepte-t-il l'honneur réellement et en effet, comment se revêt-il du riche collier? Hérode-Agrippa, lui, s'entend applaudir : « C'est la voix d'un Dieu, disait-on, et non pas celle d'un « homme » (Act. XII, 22) ; et parce qu'il n'a pas rendu gloire à Dieu, ses entrailles crèvent et se répandent honteusement. Daniel , au contraire , accepte les honneurs divins, et non pas seulement des paroles d'apothéose. Voilà un point nécessaire à expliquer. Dans le fait d'Hérode, les hommes tombaient dans une idolâtrie pire que leur paganisme habituel ; dans celui du Prophète, il n'en va pas de même. Comment cela? C'est que l'idée qu'on s'était faite de Daniel rendait honneur à Dieu, puisque le Prophète avait dit précédemment : « Je le sais, mais non d'après la sagesse que je puis avoir par moi-même ». D'ailleurs, on ne voit pas qu'il accepte ces offrandes, ce culte. Le roi dit bien, sans doute, qu'il faut les offrir : mais il n'est rien moins que certain que cette pensée ait été mise à exécution.

Quant aux apôtres, déjà à Lystre, on amenait les taureaux pour les leur immoler; déjà l'on appelait Barnabé, Jupiter, et Paul, Mercure. Le sacrifice commençait. Daniel accepta le collier, pour se faire reconnaître; mais pourquoi ne parait-il pas repousser l'offrande sacrée ?... Dans le fait apostolique, les païens ne l'ont point réalisée; mais l'attentat sacrilège en fut fait , et les apôtres le condamnèrent... Cependant Daniel devait aussi, ce semble, repousser aussitôt un culte impie? En face des apôtres, se trouvait tout un peuple à édifier; en face de Daniel, un peuple et son roi. Pourquoi donc ne détourna-t-il pas le roi de Babylone de cette idée idolâtrique ? Je l'ai dit: c'est que le prince ne lui faisait pas cette offrande comme à un Dieu et pour détruire la vraie religion, mais pour arriver à un fait plus miraculeux. Comment? C'est qu'il fit un édit en faveur du vrai Dieu, le reconnaissant comme le Seigneur. Ainsi , il n'altérait pas l'honneur qui lui est dû. Les habitants de Lystre, au contraire, n'avaient point ces pensées ; mais ils regardaient les apôtres comme des dieux, et ceux-ci repoussèrent leurs hommages. Le roi Babylonien commence par adorer Daniel; puis il lui fait l'offrande que vous savez. Or, quand il l'adore, ce n'est pas comme un dieu, mais comme un sage. Puis, il n'est pas certain qu'il lui ait fait des offrandes superstitieuses. Enfin, les eût-il faites, il les a faites sans que Daniel les agréât. Et si vous demandez pourquoi il lui donna le nom de Baltassar, qui est un nom de divinité chez eux, je réponds que cela prouve le peu d'estime que ce peuple avait de ses propres dieux, puisque leur nom; de par l'empereur, est attribué à un captif ; puisque ce roi faisait adorer à tout son peuple une statue d'or, et que lui-même adorait un dragon. —Ainsi Babylone renfermait des multitudes tout autrement folles que celles de Lystre. Aussi Daniel ne pouvait-il sitôt les amener ait vrai.

Si donc nous voulons gagner tous les biens, cherchons d'abord ceux qui ont rapport à Dieu. Car de même que ceux qui cherchent les faux biens de ce monde, perdent à la fois ceux du temps et ceux de l'avenir, ainsi ceux qui donnent la préférence aux choses de Dieu, gagnent les uns avec les autres. Ne poursuivons donc pas ceux-là, mais plutôt ceux-ci; et nous pourrons de la sorte gagner les biens que Dieu promet, en Jésus-Christ Notre-Seigneur.

 

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