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LIVRE DIX-SEPTIÈME. LA LOI ET LES PROPHÈTES EN FACE DU CHRIST.
Explication de ce texte de saint Matthieu : « Je ne suis pas venu abolir la loi et les Prophètes, mais les accomplir ».
LIVRE DIX-SEPTIÈME. LA LOI ET LES PROPHÈTES EN FACE DU CHRIST.
CHAPITRE II. JÉSUS A DÉTRUIT LA LOI. NI LA LOI NI LES PROPHÈTES N'AVAIENT BESOIN D'ACCOMPLISSEMENT.
CHAPITRE III. RÉPONSE D'AUGUSTIN. POURQUOI LE TÉMOIGNAGE DE SAINT MATTHIEU DOIT ÊTRE ACCEPTÉ.
CHAPITRE IV. LES HISTORIENS PARLENT D'EUX-MÊMES À LA TROISIÈME PERSONNE. LE CHRIST AUSSI L'A FAIT.
CHAPITRE V. DANS QUEL SENS LE CHRIST A PU DIRE : « JE NE SUIS PAS VENU ABOLIR, ETC. »
CHAPITRE VI. COMMENT LA LOI ET LES PROPHÈTES PEUVENT S'ACCOMPLIR.
CHAPITRE PREMIER. FAUSTE NIE L'AUTHENTICITÉ DE CE TEXTE DE SAINT MATTHIEU : « JE NE SUIS PAS VENU ABOLIR LA LOI ET LES PROPHÈTES, MAIS LES ACCOMPLIR ».
Fauste. Pourquoi ne recevez-vous pas la loi et les Prophètes, quand le Christ dit qu'il n'est pas venu les abolir, mais les accomplir (1) ? Qui nous assure que Jésus a dit cela? Matthieu. Où l'a-t-il dit? Sur la montagne. En présence de qui? De Pierre, d'André, de Jacques et de Jean : car il n'avait pas encore choisi ses autres Apôtres, pas même Matthieu. Et un seul de ces quatre, Jean, a écrit un évangile? Oui. Et parle-t-il de cela? Nulle part. Comment donc ce que Jean, qui était sur la montagne, n'atteste pas, Matthieu l'écrit-il, lui qui n'a suivi Jésus que longtemps après qu'il était descendu de la montagne ? Première raison de douter que Jésus ait dit cela : le témoin le plus croyable n'en dit rien, le moins admissible en parle. Nous pouvons d'abord supposer que Matthieu se joue de nous, en attendant que nous prouvions que ce n'est pas même lui qui a écrit cela, mais je ne sais qui sous son nom : comme nous pouvons le conclure du récit en style indirect de ce même Matthieu. Comment s'exprime-t-il en effet? « Et comme Jésus passait, il vit un homme nommé Matthieu assis au bureau des impôts, et il l'appela; et se levant aussitôt, il le suivit (2) ». Quel est l'homme qui écrira, en parlant de lui-même : « Il vit un homme, et il l'appela, et il le suivit? » Qui ne dira pas plutôt : Il me vit, il m'appela et je le suivis? Il est donc clair que ce n'est point Matthieu qui a écrit cela, mais je ne sais qui sous son nom. Or, si ce serait une fausseté quand même Matthieu l'aurait écrite, puisqu'il n'était pas là quand Jésus parlait sur la montagne; à combien plus forte raison n'y faudrait-il pas croire, puisque ce n'est point Matthieu qui a écrit cela, mais quelque autre sous les noms de Jésus et de Matthieu.
1. Matt. V, 17. 2. Id. V, 9.
CHAPITRE II. JÉSUS A DÉTRUIT LA LOI. NI LA LOI NI LES PROPHÈTES N'AVAIENT BESOIN D'ACCOMPLISSEMENT.
Mais que dira-t-on, si du discours même où Jésus défend de croire qu'il est venu abolir la loi, on doit surtout conclure qu'il a aboli la loi? En effet, s'il n'eût rien fait dans ce sens, les Juifs n'eussent pas conçu de soupçons. Mais il leur dit : « Ne pensez pas que je sois venu abolir la loi ». Eh bien ! si les Juifs lui eussent répondu : Pourquoi faites-vous donc des choses qui nous induisent à le soupçonner? Est-ce parce que vous vous raillez de la circoncision, que vous violez le sabbat, que vous rejetez les sacrifices, que vous déclarez tous les aliments indifférents? C'est pour cela que vous nous dites : « Ne pensez pas ». Mais que pouvait-on faire de plus grave, de plus évident pour détruire la loi et les Prophètes? Si c'est là accomplir la loi, qu'est-ce donc que l'abolir? D'ailleurs, ni la loi ni les Prophètes ne désirent d'être accomplis; ils se trouvent complets et parfaits, jusque-là que leur auteur et père ne s'indigne pas moins contre les additions que contre les retranchements qu'on pourra leur faire, puisqu'il est écrit dans le Deutéronome : « Tu observeras, Israël, les commandements que je te donne aujourd'hui; prends garde de t'en écarter ni à gauche ni à droite; n'y ajoute rien, ni n'en retranche rien; mais persévères-y, afin que ton Dieu te bénisse (1) ». Ainsi donc, si pour accomplir la loi et les Prophètes, Jésus y a ajouté quelque chose, il s'est écarté à droite; s'il en a retranché quelque chose pour les détruire, il s'est écarté à gauche; et dans les deux cas, il outrage l'auteur de la loi. Donc, ou ces paroles ont un autre sens, ou elles sont fausses.
CHAPITRE III. RÉPONSE D'AUGUSTIN. POURQUOI LE TÉMOIGNAGE DE SAINT MATTHIEU DOIT ÊTRE ACCEPTÉ.
Augustin. O étonnante folie ! défendre
1. Deut. V, 32, XII, 32.
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de croire à Matthieu racontant quelque chose du Christ, et ordonner de croire à Manès ! Si Matthieu n'était pas là quand le Christ disait: « Je ne suis pas venu abolir la loi et les Prophètes, mais les accomplir (1) », et que pour cela il faille rejeter son témoignage ; Manès y était-il, ou même était-il déjà né, quand le Christ a paru parmi les hommes? Donc, d'après votre règle de foi, vous ne deviez point accepter son témoignage touchant le Christ. Pour nous, ce n'est pas parce que Manès n'a pas été témoin des paroles et des actions du Christ, ni parce qu'il est né longtemps après, que nous disons qu'on ne doit pas croire à sa parole; mais parce qu'il parle du Christ contre les disciples du Christ et contre l'évangile établi sur leur autorité. Nous avons là-dessus la parole de l'Apôtre qui prévoyait, dans l'Esprit-Saint, qu'un jour naîtraient de tels contradicteurs. Il disait donc aux fidèles : « Si quelqu'un vous prêche un autre évangile que celui que vous avez reçu, qu'il soit anathème ! (2) » Si en effet personne ne peut dire du Christ des choses vraies, à moins de l'avoir vu et entendu, personne n'en dit rien de vrai aujourd'hui. Or, si aujourd'hui encore, on peut dire aux fidèles des vérités sur le Christ, parce qu'elles proviennent de témoins oculaires et auriculaires, qui les ont répandues parla prédication ou par l'écriture pourquoi Matthieu n'aurait-il pas pu apprendre des vérités sur le Christ, de la bouche de Je au, son frère dans l'apostolat, qui a été témoin quand il ne l'était pas lui-même, alors que nous pouvons, nous qui sommes nés si longtemps après, alors que nos descendants pourront dire des vérités du Christ d'après le livre même de Jean? C'est ainsi que non-seulement l'évangile de Matthieu, mais aussi ceux de Luc et de Marc, qui ont suivi les mêmes Apôtres, ont été reçus et jouissent d'une égale autorité. Outre que le Seigneur lui-même a bien pu raconter à Matthieu ce qu'il avait fait, avant de l'appeler, avec ceux dont la vocation avait précédé la sienne, Mais, dira-t-on, Jean n'aurait-il pas dû mentionner cela dans son évangile, lui qui était présent et qui avait entendu, si toutefois le Seigneur l'a dit? Comme si, dans l'impossibilité d'écrire tout ce qu'il avait entendu de la bouche du Seigneur, il n'avait pas pu omettre ce point entre tant d'autres qu'il a
1. Matt. V, 17. 2. Gal. I, 9.
omis, son attention étant fixée sur d'autres sujets ! N'est-ce pas lui qui termine ainsi son évangile : « Il y a encore beaucoup d'autres choses que Jésus a faites; si elles étaient écrites en détail, je ne pense pas que le monde entier pût contenir les livres qu'il faudrait écrire (1) ». Evidemment il fait voir par là qu'il a omis sciemment bien des choses. Mais si c'est le témoignage de Jean que vous recherchez sur la loi et les Prophètes, croyez donc à Jean rendant témoignage à la loi et aux Prophètes. C'est lui qui a écrit qu'Isaïe a vu la gloire du Christ (2). C'est dans son évangile que vous trouverez le passage que j'ai exposé un peu plus haut : « Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez sans doute aussi : car c'est de moi qu'il a écrit (3) ». Vous avez beau tergiverser : tout vous confond. Dites sans détour que vous ne croyez pas à l'Evangile du Christ : car en admettant dans l'Evangile ce qui vous plait, en en rejetant ce qui ne vous convient pas, ce n'est plus à l'Evangile, mais à vous, que vous croyez.
CHAPITRE IV. LES HISTORIENS PARLENT D'EUX-MÊMES À LA TROISIÈME PERSONNE. LE CHRIST AUSSI L'A FAIT.
Mais quelle jolie chose Fauste s'imagine avoir dite ! Il ne faut pas croire Matthieu parce que, en parlant de sa vocation, il ne dit pas : Jésus me vit et me dit : Suis-moi, mais : « Jésus vit Matthieu et lui dit : Suis-moi (4) ! » Je ne sais s'il faut accuser ici la maladresse de l'ignorance ou l'astuce ordinaire. Cependant je ne puis supposer que l'ignorance de Fauste aille jusqu'à n'avoir jamais lu ou entendu dire que quand les historiens ont à mettre leur propre personne en scène, ils ne parlent d'eux que comme s'ils parlaient d'un autre. J'aime mieux croire que ce n'est pas ignorance chez lui, mais qu'il a voulu jeter de la.poussière aux yeux des ignorants dans l'espoir d'en séduire un plus grand nombre qui ne seraient pas au gourant de ces matières. On trouve en effet des exemples de ce genre de récit dans les historiens profanes. Mais je n'ai pas besoin de recourir à la littérature étrangère pour éclairer nos fidèles ou réfuter mon adversaire. Il a lui-même cité tout à l'heure des passages des livres de
1. Jean, XXI, 25. 2.
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Moïse, non pour contester que Moïse en soit l'auteur (il en est convenu, au contraire), mais pour nier qu'ils se rapportent au Christ. Qu'il cherche donc dans ces livres si Moïse dit, en parlant de lui : j'ai dit ou fait ceci ou cela; s'il ne dit pas : « Moïse dit (1) ; Moïse fit (2); et encore, si Moïse dit : Le Seigneur m'appela, le Seigneur me dit, et non : « Le Seigneur appela Moïse (3) ; le Seigneur dit à Moïse (4) »; et tout le reste de la même manière. C'est ainsi que Matthieu parle de lui comme d'un autre; et Jean aussi, ainsi qu'on peut le voir à la fin de son livre, où il dit : « Pierre s'étant retourné, vit le disciple que Jésus aimait, qui s'était aussi reposé pendant la cène sur son sein, et avait dit au Seigneur: Qui est celui qui vous trahira? » Dit-il : Pierre, s'étant retourné, me vit? Les Manichéens pensent-ils pour cela qu'il n'est pas l'auteur de son Evangile ? Mais peu après il reprend : « C'est ce même disciple qui rend témoignage de Jésus et qui a écrit ces choses; et nous savons que son témoignage est vrai (5) ». Dit-il : Je suis le disciple qui rends témoignage de Jésus et qui ai écrit ces choses, et je sais que mon témoignage est vrai ? Il est de toute évidence que c'est là le genre des historiens. Et qui pourrait compter les passages où le Seigneur même parle de lui à la troisième personne? «Quand le fils de l'homme viendra », nous dit-il, « pensez-vous qu'il trouvera de la foi sur la terre (6)? » Il ne dit pas: Quand je viendrai, pensez-vous que je trouverai ? Et ailleurs : « Le Fils de l'homme est venu, mangeant et buvant (7) ». Il ne dit pas: Je suis venu. Et encore: «Une heure viendra, et elle est déjà venue, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l'auront entendue, vivront (8) ». Il ne dit pas : Ma voix. Et ainsi dans beaucoup d'autres passages. Mais en voilà assez, je pense, et pour éclairer les fidèles et pour confondre les calomniateurs.
CHAPITRE V. DANS QUEL SENS LE CHRIST A PU DIRE : « JE NE SUIS PAS VENU ABOLIR, ETC. »
Qui ne voit combien est faible cette autre assertion, que le Seigneur n'aurait pu dire : « Ne pensez pas que je sois venu abolir la loi
1. Exod. III, 3. 2. Id. VII, 6. 3. Lev. I, 1. 4. Exod. IV, 19. 5. Jean, XXI, 20, 21. 6. Luc, XVIII, 8. 7. Matt. XI, 19. 8. Jean, V, 25.
et les Prophètes ; je ne suis pas venu les abolir, mais les accomplir », s'il n'eût déjà agi de manière à faire naître ce soupçon ? Comme si nous niions qu'aux yeux des Juifs sans intelligence le Christ ait pu passer pour destructeur de la loi et des Prophètes ! Mais c'est précisément la raison pour laquelle, étant véridique, étant la vérité même, quand il disait qu'il n'était point venu abolir la loi et les Prophètes, il n'a pu parler d'autre loi et d'autres prophètes, que de ceux qu'on le soupçonnait de vouloir détruire. C'est ce que prouve assez la suite même de ses paroles : « En vérité, en vérité, je vous le dis, jusqu'à ce que le ciel et la terre passent, un seul iota ou un seul point de la loi ne passera pas, que tout ne soit accompli. Celui donc qui violera l'un de ces moindres commandements, et enseignera ainsi aux hommes, sera appelé très-petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui fera et enseignera ainsi, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux ». Car, en disant cela, il songeait aux Pharisiens, qui violaient la loi par leur conduite et l'enseignaient en paroles. C'est d'eux qu'il dit ailleurs: « Faites ce qu'ils disent, mais ne faites pas ce qu'ils font: car ils disent et ne font pas (1) ». C'est pour cela encore qu'il ajoute ici : « Car je vous dis que si votre justice n'est plus abondante que celle des scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux (2) », c'est-à-dire si vous ne faites pas et n'enseignez pas ce qu'ils ne font pas, bien qu'ils l'enseignent, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. Or, cette loi que les Pharisiens enseignaient sans l'accomplir, le Christ dit qu'il est venu, non l'abolir, mais l'accomplir; parce qu'elle appartient à la chaire de Moïse, dans laquelle sont assis les Pharisiens, qui disent et ne font pas, qu'il faut écouter et non imiter.
CHAPITRE VI. COMMENT LA LOI ET LES PROPHÈTES PEUVENT S'ACCOMPLIR.
Fauste ne comprend pas, ou feint de ne pas comprendre, ce que c'est qu'accomplir la loi, puisqu'il parle d'addition de paroles, et rappelle qu'il est écrit qu'on ne doit rien ajouter à la divine Ecriture, ni rien en retrancher (3) ; ce qui lui fait dire qu'elle n'a pas
1. Matt. XXIII, 3. 2. Id. V, 17, 20. 3. Deut. XII, 32.
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dû être accomplie, puisqu'on la donne comme tellement parfaite qu'il n'y a rien à y ajouter, rien à en retrancher. Ils ne savent donc pas comment celui qui vit selon la loi, accomplit la loi. « Car », comme dit l'Apôtre, « l'amour est la plénitude de la loi (1) ». Or, cet amour, le Seigneur a daigné en offrir le modèle et le donner, en envoyant l'Esprit-Saint à ses fidèles. Ce qui fait dire au même Apôtre : « La charité de Dieu est répandue en nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (2) ». Et le Seigneur lui-même nous dit : « C'est en cela que tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres (3) ». La loi s'accomplit donc, soit quand ses commandements sont exécutés, soit quand ses prophéties
1. Rom. XIII, 10. 2. Id. V, 5. 3. Jean, XIII, 35.
se réalisent. Car la loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ (1). La loi elle-même, en s'accomplissant, est devenue la grâce et la vérité. La grâce appartient à la plénitude de l'amour, la vérité à l'accomplissement des prophéties. Et comme l'un et l'autre ont eu lieu par le Christ, c'est pour cela qu'il n'est pas venu abolir la loi et les Prophètes, mais les accomplir ; non en ajoutant à la loi quelque chose qui lui manquait, mais en réalisant ce qui y est écrit ; comme ses paroles mêmes l'attestent : car il ne dit pas : «Un iota ou un seul point de la loi ne passera pas » jusqu'à ce qu'on y ait ajouté ce qui y manque, mais : « jusqu'à ce que tout soit accompli ».
1. Jean, I, 17.
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