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DISCOURS SUR LE PSAUME XLISERMON AU PEUPLELES SOUPIRS DE LÉGLISE
Ce cerf altéré désigne les membres de lEglise, qui sont les fils de Coré ou du Calvaire. Le désir de la vie éternelle a de lanalogie avec les moeurs des cerfs qui sont agiles, qui tuent les serpents, ce qui leur occasionne une grande soif, qui se soulagent mutuellement du fardeau de leur tête. Le cerf du psaume se nourrit de ses larmes, quand on lui dit : Où est ton Dieu? Il le trouve dans les régions spirituelles de la méditation, en sélevant jusquaux saintes harmonies qui lui font désirer le ciel. Il safflige dêtre encore ici-bas, il seffraie des abîmes. Il veut aller au ciel par lespérance, par lhumilité et surtout par la prière, qui est le meilleur des sacrifices.
1. Il y a longtemps, mes frères, que mon âme voudrait sépanouir avec vous dans la parole de Dieu, et vous saluer en celui qui est notre secours et notre salut. Ecoutez donc par notre intermédiaire ce que dit le Seigneur, et avec nous réjouissez-vous en lui, en sa parole, en sa vérité, en sa charité. Le Psaume dont nous voulons vous parler aujourdhui, est en accord avec lardeur de vos désirs. Cest par un saint désir en effet quil commence; et le chantre sécrie : « Comme le cerf altéré brame après les sources deau vive, ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu ! 1 ». Qui donc parle ainsi ? Cest nous, si nous voulons. Pourquoi chercher ailleurs celui qui parle, quand tu peux être toi-même ce que tu cherches? Toutefois, ce nest point un seul homme, mais bien tout un corps. Cest le corps du Christ, ou lEglise 2. Il est vrai quon ne trouve point le même désir chez tous ceux qui entrent dans lEglise : et néanmoins ceux qui ont goûté combien le Seigneur est doux, et retrouvé cette douceur dans ce cantique, ne doivent pas croire que cette faveur est pour eux seuls ; mais quils se persuadent que cette semence est répandue dans le champ du Seigneur, par toute la terre, et que les chrétiens disent avec une certaine unité : « Comme le cerf altéré brame après les sources deau vive, ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu ». On peut en effet, sans erreur, appliquer ces paroles aux catéchumènes, qui sempressent darriver à la grâce du baptême. De là tient quon leur chante solennellement ce
1. Ps. LI, 2 . 2. Colos. I, 24
psaume, afin quils soupirent après cette source de la rémission des péchés. « Comme le cerf brame après les fontaines deau vive ». Quil en soit ainsi, et que cette interprétation, qui est vraie, quautorisent nos solennités, soit reçue dans lEglise. Toutefois, mes frères, il me semble que le baptême nassouvit pas chez les fidèles cet ardent désir; quil ne sert quà lattiser davantage, sils savent bien en quel lieu ils voyagent comme étrangers, et où leur pèlerinage doit aboutir. 2. Voici donc le titre du psaume: « Pour la fin, pour lintelligence, psaume aux fils de Coré 1 ». Dautres titres encore font mention des fils de Coré 2, et il me souvient de vous en avoir parlé, de vous avoir expliqué le sens de cette dénomination; et pourtant, il faut dire un mot de ce titre: ce que nous en avons dit auparavant ne doit pas nous empêcher den parler; tous nétaient pas présents toutes les fois que nous en avons parlé. Que Coré ait été un homme, comme il est vrai, et quil ait eu des enfants appelés fils de Coré 3 pour nous, cherchons la figure quil nous dérobe et faisons ressortir les mystères dont ce nom est chargé. Car cest dans le sens dun profond mystère que lon appelle les chrétiens fils de Coré. Comment fils de Coré? fils de lEpoux, fils du Christ. Les chrétiens sont appelés aussi fils de lEpoux 4.Comment donc le Christ serait-il Coré? Cest que Coré signifie lendroit chauve ou Calvaire. Mais ceci paraît encore bien éloigné. Je demandais pourquoi le Christ est appelé Coré, et je cherche plus encore
1. Ps. LI, 1. 2. Id. XLIII-XLVIII. 3. Num. XXVI, 11 Matt. IX, 15.
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les rapports du Christ avec le mot chauve ou Calvaire. Or, le lieu du Calvaire où il fut crucifié 1, ne vous vient-il pas en pensée ? Il vous vient assurément. Donc les fils de lépoux, les fils de ses douleurs, les fils rachetés par son sang, les fils de sa croix, qui portent gravé sur leur front, ce que ses ennemis désirent sur le Calvaire, sont appelés fils de Coré. Cest pour eux, pour leur donner lintelligence, que nous chantons ce Psaume. Stimulons donc notre intelligence, et comprenons-le, puisquil est chanté pour nous. Que nous faut-il comprendre? En le chantant quelle intelligence veut-on nous en donner? Jose bien dire: « Les perfections invisibles de Dieu sont devenues visibles depuis la création du monde, par tout ce qui a été fait 2». Entrez donc avec moi, mes frères, dans une sainte avidité, prenez part à mon désir. Aimons ensemble, ayons soif ensemble et courons ensemble aux sources de lintelligence. Soupirons comme le cerf après cette fontaine; et, sans parler de cette source de la rémission des péchés, après laquelle soupirent nos catéchumènes, soupirons, nous qui sommes baptisés, après cette autre fontaine dont lEcriture dit ailleurs : « Cest en vous quest la source de la vie ». Source qui est aussi une lumière, « puisque cest à votre lumière que nous verrons la lumière 3 ». Si donc il est source et lumière, il est aussi intelligence, car il apaise dans une âme la soif de la science; et quiconque a de lintelligence est éclairé par une certaine lumière, qui nest ni corporelle, ni charnelle, ni extérieure, mais intérieure. Il y a donc, mes frères, une certaine lumière intérieure qui manque à lhomme dépourvu dintelligence. Aussi lApôtre conjure-t-il ainsi ceux qui soupirent après cette source deau vive, et qui en goûtent quelque peu: « Désormais, ne marchez plus comme les Gentils, qui savancent dans la vanité de leurs pensées, qui ont lesprit plein de ténèbres, entièrement éloignés de. la vie de Dieu, à cause de lignorance qui est en eux et de laveuglement de leur cur 4». Si donc leur intelligence est obscurcie, cest-à-dire sils sont dans les ténèbres parce quils ne comprennent point, il suit de là que lintelligence est une lumière. Cours donc à la fontaine, soupire après les sources deau vive. Cest en Dieu
1. Matt. XXVII, 33. 2. Rom. I,20. 3. Ps. XXXV, 10. 4. Eph. IV, 17, 18.
quest la source de la vie et la source intarissable : cest de son flambeau que nous vient une lumière qui ne sobscurcira jamais. Soupire après cette lumière, après cette fontaine, lumière que tes yeux ne connaissent point, lumière à laquelle tu dois préparer loeil de ton âme, fontaine où ne peut se désaltérer que la soif intérieure. Cours à cette fontaine, soupire après ses eaux ; mais ny cours point dune manière telle quelle, ni comme tout animal peut y courir; cours-y comme le cerf. Quest-ce à dire, comme le cerf? Quil ny ait rien de pesant dans ta course, mais quelle soit légère, que tes désirs soient vifs. Le cerf est pour nous un modèle de vitesse. 3. Peut-être nest-ce point lagilité seule. ment, mais dautres qualités encore que lEcriture veut nous signaler chez les cerfs. Ecoutez ce quils ont encore de spécial. Ils tuent les serpents; et, après les avoir tués, ils sont brûlés dune soif plus ardente, la mort des serpents les précipite plus rapidement encore vers les fontaines. Pour toi, les serpents sont tes vices : donne la mort aux serpents de liniquité, et tu nen auras que plus soif de la vérité. Lavarice souffle peut-être à ton âme une parole de ténèbres, elle siffle contrairement à la parole de Dieu, contrairement au précepte du Seigneur. Et comme lon te dit: Dédaigne un tel gain, ne commets point liniquité si tu préfères liniquité, au lieu de dédaigner un gain temporel, tu aimes mieux être mordu par le serpent que le tuer toi-même. Mais dans cette faveur que tu as pour tes vices, pour tes convoitises, pour ta cupidité, en un mot pour ton serpent, comment reconnaîtrai-je ce désir qui te précipitera vers les sources deau vive ? Surchargé du poison de la malice, comment pourras-tu recourir aux sources de la sagesse? Extermine donc en toi ce qui est contraire à la vérité;et quand il ny aura plus chez toi nulle convoitise mauvaise, nen demeure point là, comme sil ne te restait rien à désirer. Il y a toujours quelque point où tu dois télever; si déjà tu as obtenu de navoir plus aucune entrave en toi-même. Mais situes du nombre des cerfs, tu me diras peut-être: Dieu sait que je ne suis point avare ni désireux du bien dautrui, que je ne brûle point des feux de ladultère, que je ne sens en mon âme ni haine ni envie contre qui que ce soit, et autres choses semblables. Tu me diras encore :
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Je nai point ces défauts; et tu cherches peut-être où sera ton plaisir. Désire ce qui pourra te plaire, soupire après les sources deau vive. Dieu a de quoi te rassasier, te combler, quand tu viendrais à lui avec la soif et lagilité du cerf qui a tué des serpents. 4. Il est encore une remarque à faire au sujet du cerf. On dit que les cerfs, et quelques-uns affirment lavoir vu, car on noserait rien écrire de semblable si on ne lavait vu ; on dit donc que des cerfs marchant en troupes, ou cherchant à la nage dautres contrées, appuient lun sur lautre le poids de leurs têtes; sorte que lun ouvre la marche, que ceux qui suivent reposent leurs têtes sur lui; et de même ceux qui suivent sur ceux qui les devancent, et , ainsi jusquau dernier; que le dernier, fatigué au premier rang du poids de sa tête, revient derrière, afin de laisser au suivant le fardeau quil portait, et de se rendre de sa fatigue, en donnant sa tête à porter, comme le faisaient les autres. Cest ainsi que tour à tour, portant ce quils ont de trop lourd, ils achèvent le voyage sans se quitter. Nest-ce point au cerf que lApôtre fait allusion quand il dit: « Portez mutuellement vos fardeaux, et vous accomplirez la loi du Christ 1 ?» 5.Un tel cerf, affermi dans la foi, qui voit ne point ce quil croit, qui désire comprendre ce quil aime, souffre des contradictions de qui ne sont point des cerfs, qui ont lintelligence obscurcie, qui sont plongés dans les ténèbres intérieures et aveuglés par de coupables convoitises. Ils vont même jusquà dire insolemment à lhomme de foi qui ne peut montrer ce quil croit: « Où est donc ton Dieu 2 ? » Ecoutons ce qua opposé à ces paroles ce cerf quil nous faut imiter, si le nous pouvons. Dabord il exprime lardeur de sa soif : « Comme le cerf », dit-il, «brame après eau de fontaine, ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu ». Mais est-ce pour sy baigner que le cerf brame après les eaux? jusque-là nous ne savons si cest pour y ou sy baigner. Ecoute ce qui suit et ne questionne plus: « Mon âme a soif de vous, qui êtes le Dieu vivant ». Cette parole : « Comme le cerf brame après leau des fontaines, ainsi, mon âme soupire après vous, ô mon Dieu 3 », je la répète ici: « Mon âme a soif de vous, ô Dieu, source de vie ».
1. Gal. VI, 2. 3. Ps. XLI, 4. 3. Id, 2, 3.
Quelle est la cause de sa soif? « Quand apparaîtrai-je devant la face de Dieu? » Arriver, apparaître : voilà ce qui attise ma soif. Jai soif dans mon pèlerinage, soif dans ma course : je serai désaltéré à mon arrivée. Mais, « quand arriverai-je? » Ce qui est court aux yeux de Dieu, est bien long pour mes désirs. « Quand apparaîtrai-je devant la face de Dieu ? » Cest ce même désir qui lui fait pousser ailleurs cette exclamation : « Je nai fait au Seigneur quune seule demande, cest dhabiter tous les jours de ma vie dans la maison du Seigneur ». Pourquoi? « Afin », dit-il, « de contempler la beauté du « Seigneur». « Quand viendrai-je et apparaîtrai-je devant la face de Dieu? » 6. Pendant que je nourris ces desseins, que je cours, que je suis en chemin, avant darriver, avant dapparaître : « Mes larmes nuit et jour ont été ma nourriture, alors quon me dit chaque jour: Où est ton Dieu 2? » « Mes larmes », dit le Prophète, « étaient pour moi un pain», non pas une amertume. Elles métaient délicieuses, ces larmes; et, comme dans ma soif pour ces eaux vives, je ne pouvais en boire, je buvais avidement mes larmes. Il ne dit point: Mes larmes sont devenues pour moi un breuvage, de peur quil ne paraisse les désirer comme les eaux vives; mais en conservant cette soif qui me brûle, qui me porte vers les sources deau, mes larmes sont ma nourriture, avant que jarrive. Et ces larmes, dont il se nourrit, redoublent assurément sa soif pour les eaux. Chaque jour, en effet, comme chaque nuit, mes larmes sont ma nourriture. Les hommes prennent pendant le jour cet aliment appelé du pain; ils dorment la nuit; mais le pain des larmes se mange la nuit comme le jour; soit que par nuit et jour vous entendiez le temps de cette vie, soit que le jour vous désigne la félicité, et la nuit les afflictions dici-bas. Que je sois donc heureux ou malheureux ici-bas, dit le Prophète, je verse les larmes dun saint désir, et ce désir insatiable ne me quitte point; et le bonheur de cette vie est un malheur pour moi, jusquà ce que japparaisse devant la face de Dieu. Pourquoi mobliger à bénir le jour où la joie du monde vient me sourire? Nest-ce pas une joie trompeuse? Nest-elle point insaisissable, caduque et mortelle? Nest-elle point
1. Ps, XXVI, 4. 2. Id. XLI, 414, XLI, 4.
450 DISCOURS SUR sans durée, volage, passagère? Noffre-t-elle pas la déception plus que le plaisir? Pourquoi donc, au milieu même de cette joie, mes larmes ne seraient-elles pas mon pain? Quel que soit en effet le bonheur terrestre qui brille autour de nous, tant que nous habitons notre corps, nous sommes exilés loin du Seigneur 1; et « chaque jour on me dit : Où est ton Dieu?» Quun païen me parle ainsi, ne puis-je pas, à mon tour, lui dire : Où est ton Dieu? Il me montre son Dieu du doigt. Du doigt il me désigne une pierre et dit: Voilà mon Dieu. Mais encore, « où est ton Dieu?» Que je raille sa pierre, il rougit de me lavoir montrée: et, détournant les yeux de cette pierre, il regarde le ciel, et mindiquant du doigt peut-être le soleil, il me dit encore Voilà mon Dieu. Mais enfin, « où est ton Dieu? » Loeil de son corps a trouvé de quoi me montrer; pour moi, ce nest point que je naie un Dieu à montrer, mais le païen na pas ces yeux auxquels je puisse le désigner. Il a pu désigner à mon oeil corporel le soleil pour son Dieu, mais moi, à quel oeil montrerai-je le Créateur du soleil? 7. Toutefois, à force dentendre chaque jour: « Où est ton Dieu? » et de me nourrir chaque jour de mes larmes, jai médité jour et nuit cette parole : « Où est ton Dieu? » et à mon tour jai cherché mon Dieu, afin dessayer si je ne pourrais point non-seulement croire, mais encore voir quelque chose. Je vois en effet les oeuvres de Dieu, et non le Dieu qui les a faites. Mais puisque je soupire comme le cerf après les sources deau vive, et quen Dieu est la source de la vie, et que notre psaume a pour titre: « Intelligence pour les fils de Coré », et que les perfections invisibles de Dieu deviennent visibles par la création du monde : que ferai-je pour trouver Dieu? Je considérerai la terre; mais la terre a été faite. Jy trouve sans doute une beauté admirable; mais elle a un auteur. Il y a dans les plantes et dans les animaux des merveilles sans nombre; mais tout cela est loeuvre dun Créateur. Jenvisage les vastes plaines de la mer, elle mépouvante; je ladmire, mais je cherche celui qui la créée. Je regarde les cieux, la beauté des astres, jadmire cet éclat du soleil suffisant pour éclairer le jour, et la lune qui nous soulage des ténèbres de la nuit; tout cela est admirable, tout cela digne déloges,
1. II Cor. V 6.
tout cela nous ravit, car ce ne sont point des beautés de la terre, mais des beautés des cieux; mais ma soif ne sétanche point; jadmire tout cela, je le chante, mais jai toujours soif de celui qui a fait tout cela. Je rentre donc en moi-même, et je me demande ce que je suis, moi qui veux approfondir tout cela: je trouve que jai une âme et un corps; un corps que je dirige, une âme qui me conduit; un corps pour servir, une âme pour commander. Je vois dans lâme une supériorité sur le corps, et je comprends que cest lâme et non le corps qui peut discerner toutes ces choses: et cependant je reconnais que cest par le corps que jai pu voir tout ce que jai vu. Jadmirais la terre, mes yeux lavaient vue; jadmirais la mer, mes yeux lavaient vue; le ciel, les astres, le soleil, la lune, je ne les connais que des yeux. Ces yeux, membres de mon corps, sont les fenêtres de lâme. Il y a intérieurement quelquun qui regarde partes fenêtres, qui sont ouvertes sans profit, si la pensée est absorbée ailleurs. Ce nest point avec ces yeux quil faut chercher mon Dieu, lauteur de tout ce que mes yeux aperçoivent. Que mon âme considère donc par elle-même, sil y a quelque chose que les yeux ne voient point, comme ils voient les couleurs et la lumière, quelque chose que je nentende point par les oreilles, comme jentends le chant elle bruit, quelque chose que je ne sente point par les narines, comme les odeurs, que ne discerne point le palais ni la langue, comme les saveurs, que je ne distingue point partout le corps, comme je sens ce qui est dur, mon, froid, chaud, doux, âpre; mais sil y a quelque chose que je voie intérieurement. Quest-ce à dire, voir intérieurement? Cest-à-dire quelque chose, qui ne soit ni la couleur, ni le son, ni lodeur, ni la saveur, rai le chaud, ni le froid, ni la dureté, ni la mollesse. Que lon me dise un peu de quelle couleur est la sagesse. Quand nous pensons à la justice, et que sa beauté remplit déjà notre âme, quel son a frappé mes oreilles? Quelle vapeur sest élevée jusquà mon odorat? Quen est-il venu à ma bouche? Quest-ce que la main a pris plaisir à toucher? Cette justice est toute intérieure, elle est belle, on la loue, on la voit, Et quand les yeux du corps seraient dans les ténèbres, lesprit nen jouit pas moins de sa lumière. Que voyait Tobie, quand cet aveugle donnait à son fils, qui voyait la lumière, des (451) conseils pour la conduite de sa vie 1 ? Il y a donc quelque chose de visible pour lesprit qui domine, qui gouverne, qui habite le corps; quelque chose quil ne connaît ni par les yeux du corps, ni par les oreilles, ni par les narines, ni par le palais, ni par le contact du corps, mais par lui-même; et ce quil connaît par lui-même est bien supérieur à ce quil connaît par son esclave. Cela est indubitable; car lesprit se connaît par lui-même; et, pour se connaître, il se voit. Mais, pour se voir, il na point recours aux yeux du corps; il fait même abstraction de tous les sens du corps comme dautant dobstacles et dembarras, afin de rentrer en lui-même, de se voir en lui-même, de se connaître par lui-même. Mais Dieu est-il donc quelque chose de semblable à notre âme? lieu sans doute ne peut être vu que de lesprit, mais non à la manière de lesprit. Car cette âme cherche quelque chose qui est Dieu, et dont on ne puisse lui dire insolemment: «Où est ton Dieu? » Elle cherche une vérité immuable, nue substance indéfectible. Or, telle nest pas notre âme qui a ses défauts, ses progrès, qui menait et qui ignore, qui se souvient et qui oublie, qui veut aujourdhui, qui ne veut plus demain, Or, Dieu nest point assujetti au changement. Si Dieu était assujetti au changement, ils minsulteraient à bon droit, ceux qui me disent: « Où est ton Dieu? » 8. Cherchant donc mon Dieu dans les choses visibles et corporelles, et ne le trouvant point; cherchant encore en moi sa substance, assume sil était de même nature que moi, et ne ly trouvant pas plus, je sens que mon Dieu est supérieur à mon âme. Donc, afin de latteindre : « Jai médité ces choses et répandu mon âme au-dessus de moi 2 ». Quand mon esprit pourrait-il atteindre ce que lon doit chercher dans des régions supérieures, sil ne se répandait au-dessus de lui-même? A demeurer en lui-même, il ne versait que lui; et en se voyant il ne verrait point Dieu. Que mes insulteurs me disent maintenant : « Où est ton Dieu? » oui, quils me disent: pour moi, tant que je ne verrai point, tant que je suis éloigné, je me nourris suit et jour de mes larmes. Quils me disent encore: « Où est ton Dieu? » je cherche mon dieu dans tous les corps, soit terrestres, soit célestes, et ne le trouve point; je le cherche
1. Tob. IV, 2. 2. Ps XLI, 5.
dans la substance de mon âme, et ne le trouve point; et toutefois, jai résolu de chercher mon Dieu, et de comprendre par1les créatures visibles les beautés invisibles de Dieu 1; « et jai répandu mon âme au-dessus de moi »; il ne me reste plus rien à atteindre, si ce nest mon Dieu; cest là, cest au-dessus de mon âme quest la demeure de mon Dieu; cest là quil habite, cest de là quil me regarde, de là quil ma créé, de là quil me dirige, de là quil me conseille, de là quil me stimule, de là quil mappelle, de là quil me redresse, de là quil me conduit, de là quil me fait aboutir. 9. En effet, lui qui a dans le secret une maison infiniment élevée, a aussi son tabernacle sur la terre; et ce tabernacle, cest son Eglise, encore étrangère. Cest là quil faut chercher Dieu, parce que dans ce tabernacle on trouve le chemin qui conduit à son palais. Quand je répandais mon âme dans les régions supérieures, pour chercher mon Dieu, quel était mon dessein? « dentrer dans le tabernacle du Seigneur ». Car je ne puis errer en dehors de ce tabernacle en cherchant mon Dieu. « Parce que jentrerai dans le lieu de votre tabernacle admirable, jusquà la maison de Dieu ». Jentrerai donc dans le lieu de cette tente admirable, jusquà la maison de Dieu. Combien nai-je pas à admirer dans ce tabernacle? Voici toutes les merveilles quil présente à mon admiration. Ce tabernacle de Dieu sur la terre, ce sont les âmes des fidèles; jadmire en eux la subordination des membres, car le péché ne règne plus en eux pour les assouplir à ses convoitises; ils ne font pas de leurs membres des instruments diniquité pour servir au péché, mais ils les font servir au Dieu vivant par leurs bonnes oeuvres. Jadmire les membres du corps devenus des armes pour lâme qui sert Dieu 2. Je jette les yeux sur cette âme soumise à Dieu, et qui règle toutes les oeuvres de son activité, qui met un frein à ses convoitises, qui repousse lignorance, qui sétudie à supporter ce quil y a de dur et de difficile, qui se maintient pour les autres dans la justice et dans la charité. Jadmire dans une âme toutes ces vertus; mais je ne suis encore que dans le tabernacle. Je mélève encore au delà; et quelles que soient les merveilles du tabernacle, je suis dans la stupeur quand jarrive à la maison de
1. Rom. I, 20. 2. Id. VI, 12, 13.
452
Dieu. Cest de ce palais que le Psalmiste parlait ailleurs, quand, sétant posé cette question difficile et épineuse : Pourquoi les méchants sont presque toujours heureux sur la terre, et les bons malheureux, il sécriait : « Jai médité pour savoir, et mes yeux nont vu quun grand travail, jusquà ce que jentre dans la maison de Dieu, et que jaie vu à la fin des pervers 1 ». Telle est donc la source de lintelligence, le sanctuaire de Dieu, la maison de Dieu. Cest là que le Prophète a compris la fin dernière, et quil a pu résoudre la question du bonheur des méchants et des souffrances des justes. Quelle solution y a-t-il donnée? Cest que les méchants épargnés ici-bas, sont réservés à des châtiments sans fin; et que les bons qui souffrent, sont éprouvés pour être mis ensuite en possession de lhéritage éternel. Voilà ce que le Prophète a connu dans le sanctuaire de Dieu; telle est la fin des choses quil a comprises. Il sest donc élevé jusquau sanctuaire pour arriver à la maison de Dieu; toutefois, en admirant les merveilles du tabernacle, il est arrivé à la maison de Dieu, en suivant je ne sais quelle douceur, quel charme intérieur et caché, comme si une suave harmonie sexhalait de la maison de Dieu. Or, comme il marchait dans le tabernacle, dominé par cette harmonie de lintérieur, cédant à lenchantement, suivant cette harmonie de loreille et sélevant au-dessus de tout bruit de la chair et du sang, il est arrivé jusquà la maison de Dieu. Car il nous raconte ainsi sa marche et la voie quil a tenue, comme si nous lui disions : Tu admirais le tabernacle de Dieu sur la terre; comment es-tu arrivé au secret de la maison de Dieu? « Cest », dit-il, « au son de lallégresse et de la louange, au son des cantiques des fêtes ». Quand les hommes célèbrent ici-bas les fêtes de la débauche, ils ont la coutume détablir devant leur demeure des orchestres, des joueurs de harpe, ou toute symphonie quia des attraits, des stimulants pour la débauche. Or, quand nous passons par là, que disons-nous de ces bruits? Que fait-on là? Et on nous répond quil y a quelque fête. On y célèbre, dit-on, quelque naissance, quelque mariage; on tâche de donner un prétexte à ces chants ridicules, de couvrir dune excuse une telle débauche. Dans la maison de Dieu, cest une fêle continuelle. Or, on ny célèbre rien de ce
1. Ps. LXXII, 16, 17.
qui passe. Cette fête éternelle, cest le choeur des anges : voir Dieu à découvert, cest une joie sans défaut. Tel est ce jour de fête que nouvre aucune entrée, que ne vient clore aucune fin. Cette fête éternelle et sans fin a, pour les oreilles du coeur, je ne sais quoi de sonore et de ravissant, si toutefois cela nest couvert par le bruit du monde. Pour celui qui marche dans ce tabernacle, et qui médite sur les merveilles de Dieu pour la rédemption des fidèles, il y a dans le concert de cette fête, un charme doreille qui lentraîne comme le cerf aux sources deau vive. 10. Cependant, mes frères, tant que nous sommes en ce corps mortel, nous sommes éloignés du Seigneur 1, et le corps qui se corrompt aggrave lâme, et cette demeure terrestre abat lesprit capable des plus hautes pensées 2 et bien que sur la route nous dissipions des nuages par la vivacité de nos désirs, que nous parvenions parfois à cette harmonie et à concevoir par nos efforts quelque chose de ce qui est dans la maison de Dieu, néanmoins le poids de nos faiblesses nous fait retomber dans notre torpeur ordinaire, et nous rentrons dans nos habitudes. Et, de même que nous avions trouvé de quoi nous réjouir, nous retrouvons ici-bas de quoi gémir. Ce cerf, en effet, qui a jour et nuit ses larmes pour nourriture, poussé par son désir vers les sources deau vive ou vers les délices intérieures de Dieu, et qui répand son âme dans les régions supérieures, pour atteindre plus haut que son âme, qui marche dans le lieu dun tabernacle merveilleux, et qui se laisse aller aux ravissements dune harmonie spirituelle et intelligible qui lui fait mépriser tout ce qui est extérieur pour les charmes intérieurs, ce cerf est encore un homme, il gémit encore ici-bas, il porte encore une chair fragile, il est encore exposé aux scandales du inonde. Il se regarde alors comme venant des régions supérieures, et se voyant dans ce lieu de douleur, comparant à cet état présent les choses quil est allé voir, quil a vues avant de revenir, il sécrie: « Pourquoi tant de tristesse, ô mon âme, et doù te vient ce trouble 3? » Déjà noue avons goûté les charmes dune joie intérieure, voilà que la perspicacité de lesprit a pu pénétrer jusquà limmuable, quoique en passant et seulement comme léclair; pourquoi me troubler encore,
1. II Cor. V, 6. 2. Sag IX, 15. 3. Ps. 33.1, 6.
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et doù vient ta tristesse? Car ton Dieu nest pour toi lobjet daucun doute. Tu ne manques pas de réponse contre ceux qui te disent : « Où est ton Dieu? » Jai déjà pressenti limmuable, pourquoi me troubler encore? « Espère en Dieu e. Et comme si sou âme lui répondait dans le silence : Pourquoi te troublé-je, sinon parce que je ne suis pas encore où lon goûte la douceur ineffable, et où je nai fait que passer? Puis-je boire sans crainte ires fontaines? Nai-je plus à redouter aucun scandale? Mes passions sont-elles vaincues, domptées, au point de me laisser en sûreté? le diable, mon ennemi, na-t-il pas toujours lil ouvert sur moi? Chaque jour ne tend-il pas des piéges pour me surprendre? Tu ne veux point que je te trouble, quand je suis encore en ce monde, exilée loin de la demeure de mon Dieu! Mais, « espère en Dieu », répond-il à son âme qui le trouble, et qui semble justifier ce trouble par les misères dont le monde est rempli. En attendant, habite là en espérance. « Car lespérance qui verrait ne serait plus une espérance; et si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous lattendons par la patience 1». 11. «Espère en Dieu». Pourquoi, «Espère?» « Parce que je le confesserai encore » . Comment le confesseras-tu? « Je confesserai quil est mon aDieu, le Sauveur qui fixe mes regards 2 ». Le salut ne peut me venir de moi-même, je ta publie, je le proclame; « cest mon Dieu, qui est le Sauveur que jenvisage». Comme sil craignait de perdre ce quil connaît en partie, il regarde avec inquiétude que le serpent ne vienne point à se glisser. Il ne dit pas encore : Je suis tout à fait sauvé. Car, possédant les prémices de lesprit, nous gémissons intérieurement, en attendant que nous soyons adoptés et délivrés de notre corps 3. Quand le salut sera parfait en nous, nous aurons la vie éternelle dans la maison de Dieu, nous bénirons à jamais celui à qui le prophète chantait: «Bienheureux ceux qui habitent votre maison, ils vous béniront dans les siècles des siècles4 ». Nous navons pas encore ce bonheur, parce que nous ne possédons pas encore ce salut qui nous est promis; mais je chante le Seigneur dans mon espérance, et je lui dis: « Mon Dieu est le Sauveur qui fixe mes regards; car lespérance nous sauve,
1. Rom. VIII, 24, 25. 2. Ps XLI, 7. 3. Rom. VIII, 23. 4. Ps. LXXXIII, 5.
« et lespérance quon verrait ne serait point une espérance ». Persévère, afin darriver; cours, jusquà ce que vienne le salut. Ecoute le langage que ton Dieu te tient à lintérieur: « Attends le Seigneur, que ton coeur saffermisse et attende le Seigneur 1; car celui-là sera sauvé qui aura persévéré jusquà la fin 2. Pourquoi donc cette tristesse, ô mon âme, et pourquoi me troubler? Espère dans le Seigneur, car je le confesserai de nouveau». Et voici la confession que je ferai : « Cest mon Dieu, qui est le Sauveur que jenvisage». 12. « Mon âme sest troublée en moi-même 2 ». Est-ce en Dieu quelle sest troublée? Non, cest en moi. Elle était raffermie en voyant limmuable, elle sest troublée en voyant ce qui est assujéti au changement. Je sais que la justice de Dieu demeure éternellement; quant à la mienne, je ne sais si elle subsistera. Cette parole de lApôtre meffraie: « Que celui qui est ferme prenne garde de tomber 4 ». Donc, parce quil ny a en moi aucune stabilité, et que je ne puis espérer en moi, « mon âme se trouble en moi ». Veux-tu quelle ne se trouble point? Quelle ne demeure pas en toi; mais dis: « Seigneur, jélève mon âme vers vous 5». Ecoute plus clairement encore. Nespère jamais de toi, mais de ton Dieu. Si tu comptes en effet sur toi-même, ton âme se trouble, car elle ne trouve rien qui la rassure à ton sujet. Donc puisque mon âme se trouble en moi, que me reste-t-il sinon lhumilité, afin que mon âme ne présume point delle-même? Que lui reste-t-il, sinon de sanéantir afin de mériter dêtre élevée? De ne rien sattribuer, afin que Dieu lui donne ce qui sera utile? Donc, parce que mon âme se trouble en moi, et que ce trouble vient de lorgueil: «Alors je me suis souvenu de vous, Seigneur, dans la terre du Jourdain, sur la colline dHermon 6 ». Doù mest venu ce souvenir de vous? Dune petite hauteur, dans la terre du Jourdain. Peut-être veut-il dire du baptême, où Dieu accorde la rémission des péchés. Nul en effet ne court à la rémission des péchés, sil ne se déplaît à lui-même; nul ne court à la rémission du péché quen savouant pécheur; et nul ne savoue pécheur quen shumiliant devant Dieu. Donc, u je me suis souvenu de vous
1. Ps. XXVI, 14. 2. Matt. X, 22; XXIV,13. 3. Ps. LI, 7. 4. I Cor. X, 12. 5. Ps. XXIV, 1. 6. Ps. XL, 7.
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« dans la terre du Jourdain », non pas sur une haute montagne, mais « sur une colline peu élevée », afin que vous, ô Dieu, vous fassiez de cette faible colline une haute montagne : parce que « celui qui sélève sera humilié, et quiconque sabaisse sera élevé 1 ». Mais si tu cherches la signification des noms, Jourdain signifie descente. Descends alors, afin que tu sois relevé; ne télève point, pour nêtre pas brisé. Quant à « Hermon, cette faible colline », Hermon signifie anathème. Sois donc anathème à tes yeux, par lhorreur que tu auras de toi-même; car cest déplaire à Dieu que te plaire à toi-même. Donc, parce que le Seigneur nous donne tout ce que nous avons de bon, parce quil est bon lui-même, et non parce que nous sommes dignes; parce quil est miséricordieux et non parce que nous lavons mérité: « Je me suis souvenu de Dieu, de la terre du Jourdain, de la colline dHermon »; et, parce quil sen souvient avec humilité, il méritera dêtre élevé et de jouir de Dieu; car ce nest point sélever que se glorifier en Dieu 2. 13. « Un abîme appelle un autre abîme, dans le bruit de vos cataractes 3 ». Je pourrai sans doute achever le psaume, avec le secours de votre attention dont je vois la ferveur. Jai droit de plaindre un peu moins la peine que vous avez de mécouter, quand vous voyez vous-mêmes les sueurs et le travail que jendure pour vous parler. En me voyant souffrir, vous y prenez part assurément, puisque cest pour vous et non pour moi que je travaille. Ecoutez donc, puisque cest votre désir, je le vois. « Un abîme appelle un autre abîme au bruit de vos cataractes » : cest à Dieu quil parle ainsi, celui qui sest souvenu de lui dans la terre du Jourdain et dHermon; cest avec admiration quil sécrie : « Un abîme appelle un autre abîme au bruit de vos cataractes ». Quel abîme appelle et quel abîme est appelé? Le sens de ces paroles est vraiment un abîme. On nomme abîme une profondeur impénétrable, incompréhensible, et ce nom se donne ordinairement aux grandes eaux. Il y a là une hauteur et une profondeur que lon ne peut mesurer complètement. Enfin il est dit en un certain endroit : « Vos jugements sont un profond abîme 4» ; lEcriture voulant nous
1. Luc, XIV, 11; XVIII, 14. 2. I Cor. I, 3. 3. Ps. XLI, 8. 4. Id. XXXV, 7.
montrer par là quon ne saurait comprendre les jugements de Dieu. Quel abîme appelle et quel abîme est appelé? Si labîme est une profondeur, pensons-nous que le coeur de lhomme ne soit point un abîme? Quoi de plus profond que cet abîme? Les hommes peuvent parler, on peut les voir agir dans leurs mouvements extérieurs, les entendre dans leurs discours. Mais de qui peut-on pénétrer les pensées, et voir le coeur à découvert? Qui peut comprendre ce quil porte dans son âme, ce quil pense dans son âme, ce quil médite, ce quil combine dans son âme, ce quil désire et ce quil repousse dans son âme ? Je pense que lon peut appeler un abîme ces hommes dont il est dit ailleurs: « Lhomme sélèvera au faîte de son coeur, et Dieu plus haut encore 1 ». Si donc lhomme est un abîme ; comment labîme appelle-t-il un abîme? Est-ce un homme qui appelle un autre homme ? Lappelle-t-il comme on invoque le Seigneur? Non, mais le mot invocat signifie appeler près de soi. Quelquun a dit en effet : Il appelle la mort 2; cest-à-dire, il vit de telle sorte quil appelle la mort. Car il nest personne qui fasse une prière pour invoquer la mort; mais, pour les hommes, vivre mal, cest linvoquer, lappeler à eux « Labîme appelle donc labîme », un homme appelle un autre homme. On apprend ainsi la sagesse, on sinstruit de la foi, quand labîme appelle un autre abîme. Ils appellent un abîme ces saints prédicateurs de la parole de Dieu. Ceux-ci ne sont-ils pas des abîmes ? Pour te montrer quils sont des abîmes à leur tour, lApôtre a dit: « Peu mimporte que je sois jugé par vous, ou devant le tribunal de lhomme » ; mais écoute plus loin quel abîme il constitue: « Mais je ne me juge point moi-même 3 ». Croiriez-vous quil y ait en lhomme une telle profondeur, quelle se dérobe à ses propres yeux? Quelle profondeur de faiblesse était cachée en saint Pierre, quand, aveuglé sur tout ce qui se passait en son âme, il promettait si témérairement de mourir avec son Maître 4 ! Quel abîme nétait-il point! Abîme cependant découvert aux yeux de Dieu. Car alors le Christ lui montrait en lui ce quil ignorait lui-même. Donc tout homme est un abîme, quelles que soient sa sainteté et sa
1. Ps. LXIII, 7, 8. 2. Esop. fab. VI. 3. I Cor. IV, 3. 4. Jean, XIII, 37.
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justice, quelques progrès quil ait faits dans la vertu, et il appelle un autre abîme, quand il instruit un autre homme de quelque article de foi, ou de quelque vérité qui concerne la vie éternelle. Mais labîme nest utile à labîme quil appelle, que quand cela se fait au bruit de vos cataractes, ô Dieu. Labîme appelle un abîme, un homme gagne un autre homme: non par sa propre voix, mais « par la voix de vos cataractes ». 14. Ecoutez un autre sens: « Labîme appelle un autre abîme, au bruit de vos cataractes ». Pour moi qui tremble quand mon âme est troublée en moi, je suis saisi deffroi à cause de vos jugements. « Car vos jugements sont des abîmes profonds 1 »; or, labîme appelle un autre abîme. Car cette chair mortelle, calamiteuse, pécheresse, pleine dafflictions et de scandales, assujettie aux convoitises, est déjà un effet de votre jugement, puisque vous avez dit au pécheur: «Tu mourras de mort» ; et encore: « A la sueur de ton front tu mangeras ton pain 2 ». Tel est le premier abîme les jugements de Dieu. Mais si les hommes viennent à vivre dans le désordre, « labîme alors appelle un autre abîme »; parce quils passent de châtiments en châtiments, de ténèbres en ténèbres, de profondeur en profondeur, de supplice en supplice, et des brasiers de la convoitise aux brasiers de lenfer. Cest là peut-être ce que craignait celui qui dit ici : « Mon âme est troublée en moi ; aussi me suis-je souvenu de vous, ô mon Dieu, dans les terres du Jourdain et dHermon ». Je dois être humble ; car je crains vos jugements: ces jugements me glacent deffroi, aussi « mon âme en est-elle troublée en moi-même». Et quels sont vos jugements que je redoute? Faut-il donc peu craindre dêtre jugé par vous? Ils sont terribles vos jugements, ils sont sévères, insupportables, et plût à Dieu quil ny eût rien que cela: « Un abîme appelle un autre abîme dans le bruit de vos cataractes » ; vous nous menacez, sous nous dites quaprès les eaux de cette vie il nous reste à craindre une autre damnation : « Au bruit de vos cataractes labîme appelle un autre abîme. Où irai-je pour échapper à vos regards, où fuirai-je devant votre esprit 3 », si labîme appelle un autre abîme, si, après ces peines, jen dois craindre de plus douloureuses ?
1. Ps. XXIV, 7. 2. Gen. II, 17 ; II, 19. 3. Ps. CXXXVIII, 7.
15. « Toutes vos eaux soulevées, tous vos « flots ont passé sur moi 1 ». Vos flots dans les maux que jendure; vos eaux soulevées, dans les menaces que vous me faites. Tout ce que je souffre est un de vos flots; toute menace de votre part est un soulèvement des eaux. Dans vos flots, cest labîme, qui appelle dans ces eaux suspendues un autre abîme. Ainsi mes douleurs actuelles, voilà tous vos flots: les châtiments dont je suis menacé, ce sont là vos eaux suspendues qui ont passé sur moi. Une menace qui ne sévit pas encore, cest un bras suspendu. Mais comme vous devez nous délivrer, jai dit à mon âme: « Espère en Dieu, car je confesserai de nouveau quil est un Sauveur à mes yeux, quil est mon Dieu 2 ». Plus nos maux sont fréquents, plus sera douce votre miséricorde. 16. Cest pourquoi le Prophète ajoute : « Pendant le jour le Seigneur annonce sa miséricorde, et il la fait sentir pendant la nuit 3 ». Nul ne peut écouter, sil est dans la douleur. Veillez donc sur vous dans la prospérité ; écoutez dans le bonheur ; lorsque tout est calme, instruisez-vous des règles de la sagesse et recueillez la parole de Dieu comme une nourriture. Lorsquun homme est dans laffliction, il doit se nourrir de ce quil a entendu dans le calme. Car cest dans les jours de paix que le Seigneur promet sa miséricorde à celui qui le sert fidèlement ; il te promet alors de te délivrer, mais ce nest que pendant la nuit quil te donne cette miséricorde promise pendant le jour. Quand viendra la tribulation , son secours ne te fera point défaut. Car il est dit en certain endroit: « La divine miséricorde, au jour de la tribulation, est comme la nuée de la pluie au temps de la sécheresse 4. Pendant le jour le Seigneur promet cette miséricorde, quil fait « sentir pendant la nuit e. Il ne te fait sentir son secours, que sil tarrive quelque affliction, doù te puisse tirer celui qui te la promis pendant le jour. De là vient quil nous avertit dimiter la fourmi 5. De même, en effet, que le jour marque la prospérité de cette vie, et que la nuit marque ladversité; de même, en dautres endroits, cest lété qui désigne la. vie heureuse, comme lhiver désigne le malheur. Or, que fait la fourmi? Pendant lété, elle fuit des provisions qui doivent lui servir
1. Ps. XLI, 8. 2. Ibid. 6. 3. Ibid. 9. 4. Eccli. XXXV, 26. 5. Prov. VI, 6.
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pendant lhiver. Donc, au moment de lété, quand vous êtes heureux et dans le calme, écoutez la parole du Seigneur. Comment, en effet, vous serait-il possible, au milieu des tempêtes de ce monde, de traverser toute cette mer sans aucune tribulation? Comment cela pourrait-il se faire? Quel homme la déjà fait? Si cela est arrivé à quelquun, cette paix est encore plus à craindre. « Le Seigneur promet « pendant le jour la miséricorde quil fait u sentir pendant la nuit ». 17. Que fais-tu donc dans ton pèlerinage? Oui, que fais-tu? « Jai dans mon âme une prière pour le Dieu de ma vie 1 ». Voilà ce que je fais ici-bas, pauvre cerf altéré, soupirant après les fontaines deau vive, au souvenir de cette voie qui ma conduit à travers le tabernacle, jusquà la maison de Dieu, Quand cette chair corruptible appesantit mon âme 2: « Jai en moi une prière pour le Dieu de ma vie ». Je nirai pas, en effet, acheter au-delà des mers des présents pour les offrir à mon Dieu; pour quil mécoute plus favorablement, je nirai point sur des vaisseaux chercher au loin de lencens et des aromates, et je ne prendrai, dans mon troupeau, ni veau ni bélier. « Jai dans mon âme une prière pour le Dieu de ma vie ». Jai dans lâme une victime à immoler; dans lâme, de lencens à lui offrir; dans lâme encore, un sacrifice pour fléchir mon Dieu: « Une âme brisée par la douleur est un sacrifice agréable à Dieu 3 ». Or, vois quel est ce sacrifice dune âme brisée, que jai en moi : « Je dirai à Dieu : Vous êtes mon « soutien, pourquoi mavez-vous oublié ? » car je souffre ici-bas comme si vous maviez oublié. Toutefois vous mexercez par ces douleurs; et je sais que si vous différez, vous ne me ravissez point lobjet de vos promesses; et néanmoins, pourquoi mavez-vous oublié ? Notre chef a dit lui-même en notre nom « O Dieu, mon Dieu, pourquoi mavez-vous abandonné 4 ? » Je dirai à mon Dieu : Vous êtes mon soutien, pourquoi mavez-vous oublié? 18. « Pourquoi mavez-vous repoussé ? » loin de ces sources profondes de lintelligence et de limmuable vérité. Pourquoi me repousser? Pourquoi me rejeter dans ces bas-fonds, quand le poids si lourd de mon iniquité me faisait soupirer après le ciel? Cest le
1. Ps. LI, 10. 2. Sag. IX, 15. 3. Ps. L, 19. 4. Ps. XXI, 2 ; Matt, XXVII, 46.
même qui dit ailleurs: « Jai dit dans mon extase »; dans cette même extase sans doute où il a vu je ne sais-quoi de sublime. « Jai dit dans mon extase: Me voilà rejeté loin de vos regards1». Il compare les lieux où il se trouve avec ces régions auxquelles il sétait élevé, et alors il se voit rejeté loin des regards du Seigneur, comme il dit ici: « Pourquoi me repousser loin de vous? Pourquoi marché-je dans ma tristesse, pendant que mon ennemi mafflige, pendant quil brise mes os 2 », ce tentateur, qui est le diable, au milieu des scandales, qui vont toujours croissant, et qui refroidissent la charité de beaucoup 3? Quand nous voyons dans lEglise les vaillants succomber bien souvent sous les scandales, le corps du Christ ne dit-il point: « Pourquoi lennemi a-t-il brisé mes os? » Car ces os, ce sont les forts qui parfois succombent eux-mêmes à la tentation. A la vue de ces malheurs, tout membre du Christ ne sécrie-t-il pas avec la voix du Christ: « Pourquoi me rejeter? pourquoi marché-je dans la tristesse, quand mon ennemi mafflige et brise mes os? » Non content de sen prendre à ma chair, il brise encore mes os ; en sorte que ceux dont on attendait de la résistance, vous les voyez céder à lépreuve; et alors, en voyant succomber les forts, les faibles sont dans le désespoir. Quels dangers pour nous, mes frères! 19. « A la persécution ils ajoutent linjure ». Voici encore ces défis insolents : « Chaque jour ils me disent: Où est ton Dieu 4? » Cest principalement dans les épreuves de lEglise, quils nous répètent: « Où est ton Dieu? » Combien les martyrs ont entendu ces défis, pendant quils souffraient courageusement pour lamour du Christ? combien de fois on leur a dit : Où est votre Dieu? Quil vous délivre, sil peut. Les hommes voyaient au dehors leurs tourments, ils ne voyaient pas leurs couronnes à lintérieur. «A la persécution ils ajoutent linjure, en me disant chaque jour: Où est ton Dieu ? » Et moi, que répondrai-je à ces provocations, quand mon âme est troublée en moi-même; que lui dirai-je, sinon: « Pourquoi cette tristesse, ô mon âme, et pourquoi me troubler 5? » Et comme si elle me répondait: Veux-tu que je ne te cause aucun trouble, au
1. Ps. XXX, 23. 2. Id. XLI, 11 3. Matt. XXIV, 12. 4. Ps, XLI, 11. 5. Id. 12.
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milieu de tant de maux? Quand je soupire après les biens, quand je suis dévorée par la soif et le malheur, pourrais-je ne pas te troubler ? « Espère en Dieu, parce que je le confesserai de nouveau » . Et il répète cette confession, pour saffermir dans lespérance : « Il est à mes yeux un Sauveur, il est mon Dieu».
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