PSAUME XLVIII
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PREMIER DISCOURS SUR LE PSAUME XLVIII.

PREMIER SERMON. — L’EMPLOI DES RICHESSES.

 

L’impie jouissant du bonheur temporel, et le juste qui en est privé, voilà pour beaucoup la pierre de scandale. — Les nations désignent les impies; les habitants de la terre, les justes. Les riches peuvent être pauvres, s’ils ne comptent pas sur leurs richesses, et les pauvres sont riches quand ils les désirent. Ecoutons de manière à comprendre et nous verrons Dieu pour jouir de lui, non pour le fuir, comme ceux qui ont compté sur leur force, sur leur bien, sur leurs amis, qui se sont fait de magnifiques tombeaux pour y demeurer, mais dont l’âme va au feu éternel, et qui laissent leurs biens à des étrangers ou à ceux qui ne peuvent les secourir.

 

1. Toutes les paroles de l’Ecriture sont utiles à ceux qui les comprennent bien, mais dangereuses pour ceux qui les veulent accommoder à la perversité de leur coeur, plutôt que de redresser leur coeur d’après ces règles saintes. C’est en effet chez les hommes un désordre bien grand, mais ordinaire, de vouloir que Dieu suive leur propre volonté, quand c’est à eux de suivre la volonté de Dieu; de vouloir que Dieu se déprave, parce qu’ils ne veulent point se corriger, et de ne voir le bien que dans leur propre volonté, et non dans celle de Dieu. Nous entendons souvent les hommes se plaindre contre Dieu, de la prospérité des méchants et des tribulations de l’homme de bien; comme si Dieu était injuste ou ne savait ce qu’il doit faire, ou détournait complètement ses regards des choses humaines, ou ne voulait point troubler son repos pour y donner ses soins, comme si voir et corriger les désordres fût une fatigue pour lui. Ils murmurent donc, ces hommes qui ne veulent adorer Dieu que pour en être plus heureux ici-bas, quand ils voient dans l’abondance et la félicité de la terre ceux qui n’adorent que Dieu; tandis que pour eux, qui adorent le Seigneur, ils sont dans l’angoisse, dans la disette, dans les chagrins et dans toutes les autres misères de cette vie. C’est contre cette voix impie, contre ces blasphèmes et ces murmures, que la parole divine nous devient un charme qui guérit de la morsure du serpent. Tout cela est en effet comme le pus du coeur empoisonné, qui vomit contre Dieu le blasphème ordurier; et, ce qu’il y a de pire, écartant la main du médecin sans écarter la morsure du serpent. C’est-à-dire, que le coeur de l’homme écarte la sévérité de la parole de Dieu, pour admettre les flatteries pernicieuses du serpent. C’est contre ces hommes que la parole divine a des chants, et qu’elle va nous prévenir dans ce psaume. Je vous exhorterais à y donner toute votre attention, s’il ne l’attirait pas lui-même, et non-seulement la nôtre, mais celle du monde entier. Ecoutez en effet sa manière de commencer.

2. « Nations de la terre, écoutez ceci ». Ce n’est donc pas vous seuls qui êtes ici. Qu’est-ce en effet que ma voix, pour crier de manière à retentir chez toutes les nations? C’est par les Apôtres que Notre-Seigneur Jésus-Christ s’est fait entendre, il a crié par autant de langues qu’il en a envoyées; et ce psaume autrefois récité chez un seul peuple, dans la synagogue des Juifs, nous le voyons chaula dans l’univers entier, dans toutes les Eglises, et ainsi s’accomplit cette parole : « Nations de la terre, écoutez ceci ». Mon but unique est de fixer votre attention, de peur que la fatigue du corps ne vous empêche d’appliquer votre esprit effrayé de la longueur du psaume. S’il est possible, nous le verrons entièrement aujourd’hui, sinon, il nous en restera une partie pour demain; toutefois, donnez-nous une attention soutenue. Vous n’entendrez, s’il plaît à Dieu, que des choses capables de vous encourager plutôt que de vous fatiguer. « Nations de la terre, écoutez ceci »; et vous-mêmes faites partie de ces peuples. « Prêtez l’oreille, ô vous qui habitez l’univers ». Le Prophète semble se répéter, comme s’il ne lui eût pas suffi de dire « Ecoutez ». Vous

 

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dire : Ecoutez mes paroles, prêtez l’oreille, c’est vous dire de n’écouter pas à la légère. Qu’est-ce à dire : « Prêtez l’oreille? » C’est dans le même sens que Notre-Seigneur disait : « Que celui-là entende, qui a des oreilles pour entendre 1 » ; et toutefois tous ceux qui étaient autour de lui avaient des oreilles. De quelles oreilles parlait-il, sinon des oreille du coeur, quand il disait : « Que celui-là entende, qui a des oreilles pour entendre? » C’est à ces mêmes oreilles que s’adresse le Psalmiste: « Prêtez l’oreille, vous tous qui habitez l’univers». On pourrait trouver encore ici une différence. Nous ne devons pas sans doute en rétrécir l’étendue, mais il n’est pas inutile d’exposer cette signification. Il y a peut-être une différence entre cette expression: « Tous les peuples », et cette autre: « Vous tous qui habitez l’univers » . Le Prophète a voulu peut-être nous montrer une signification plus accentuée dans cette expression : « Qui habitez »; en sorte que les peuples désigneraient les impies, et que les habitants de la terre seraient tous les hommes justes. Celui qui habite, en effet, n’est point assujéti; mais celui qui est assujéti, est plus habité qu’il n’habite. Un homme possède véritablement ce qu’il a, quand il en est le maître; mais celui-là est maître, qui n’est point garrotté par les convoitises : au lieu que celui qui porte ces liens, est plutôt possédé que possesseur. Nous avons un mot qui désigne l’habitation dans cette parole de l’Ecriture : « J’ai mieux aimé être petit dans la maison du Seigneur que d’habiter sous les tentes des pécheurs 2».  Quoi donc? Etre petit dans la maison du Seigneur, n’est-ce pas l’habiter? Il n’emploie ce mot d’habiter, que pour ceux qui règnent, qui possèdent, qui dominent, qui gouvernent; quant à ceux que l’on méprise, ils n’habitent pour ainsi dire pas, mais ils sont assujétis. L’interlocuteur aurait dit alors: J’aime mieux servir dans la maison du Seigneur, que régner sous les tentes des pécheurs. Si donc il y  a une distinction entre « toutes les nations » et « tous les habitants de la terre», comme il y en a une entre « écoutez » et « prêtez l’oreille», ce qui paraît une répétition, sans en être une réellement, le Prophète a voulu nous dire que tous entendront cette parole de Dieu, non-seulement les pécheurs et les impies, mais aussi les justes. Ils sont mélangés aujourd’hui

 

1. Matt. XI, 25. — 2. Ps. LXXXIII, 11.

 

pour entendre cette parole; mais quand viendra le moment d’en rendre compte, ceux qui l’auront entendue sans profit seront séparés de ceux qui l’auront entendue des oreilles. Que les pécheurs écoutent : « Vous tous, ô  peuples, écoutez ceci ». Que les justes écoutent, eux qui n’ont pas entendu en vain, et qui gouvernent la terre plus qu’ils n’en sont gouvernés « Prêtez l’oreille, vous tous qui habitez la terre ».

3. Le Prophète ajoute encore : « Et vous, hommes de la terre, et enfants des hommes 1 ». Cette expression : « Hommes de la terre», s’appliquerait aux pécheurs; et cette autre : « Enfants des hommes », aux fidèles et aux justes. Vous voyez donc revenir cette distinction. Quels sont les hommes de la terre? les fils de la terre. Quels fils de la terre ? Ceux qui recherchent les possessions terrestres. Quels sont les fils des hommes? Ceux qui appartiennent au Fils de l’homme. Déjà nous avons établi devant vous cette distinction, et nous avons vu qu’Adam était homme sans être fils de l’homme; que le Christ était fils de l’homme , et qu’il était Dieu 2. Ainsi, tous ceux qui appartiennent à Adam sont hommes de la terre, tous ceux qui sont du Christ sont « fils de l’homme ». Que tous écoutent néanmoins, je ne refuse ma parole à personne. Celui-ci est terrestre, qu’il écoute ma parole, dans la crainte du jugement; celui-là est fils de l’homme, qu’il écoute, afin de régner. « Que le riche et le pauvre s’unissent ». Nouvelle répétition. Cette expression: « Le riche », s’applique aux hommes terrestres; cette autre: «Le pauvre», aux enfants des hommes. Par les riches on doit entendre les orgueilleux; et par les pauvres, les humbles. Qu’un homme possède beaucoup de biens, il est pauvre s’il ne s’en prévaut pas. Qu’il ne possède rien, Dieu le rangera néanmoins parmi les riches, les réprouvés, s’il a le désir ou l’orgueil de la richesse. C’est par le coeur, et non par le palais ou le coffre-fort, que Dieu juge des pauvres ou des riches. Ne sont-ils pas réellement des pauvres, ceux qui accueillent ce précepte de l’Apôtre, disant à Timothée : « Commande aux riches du siècle de n’être point orgueilleux 3? » Comment, de ceux qui étaient riches, a-t-il fait des pauvres? Il leur enlève ce qui nous fait rechercher les richesses. Car

 

1. Ps. XL, VIII,3.— 2. Discours sur le Ps. VIII, n. 10.— 3. I Tm. VI, 17.

 

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nul ne désire les richesses que pour s’élever au-dessus de ceux qui l’environnent, et leur paraître supérieur. Leur interdire l’orgueil, c’est donc les rendre semblables à ceux qui n’ont rien ; et peut-être un mendiant est plus orgueilleux de ses quelques pièces de monnaie, que le riche docile à cette recommandation de saint Paul : « Défendez aux riches du siècle de s’enorgueillir ». Comment s’abstenir de l’orgueil? En accomplissant ce qui suit : « De ne pas mettre leur confiance dans les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant, qui nous donne avec abondance ce qui nous est nécessaire pour la vie 1 ». L’Apôtre ne dit pas : Qui leur donne ; mais bien: « Qui nous donne». Paul n’avait-il donc aucune richesse ? Il en avait assurément. Quelles richesses? Celles dont l’Ecriture a dit à un autre endroit: « Le monde entier est la richesse de l’homme fidèle 2 ». Ecoute encore ce qu’il avoue de lui-même : « Nous paraissons ne rien posséder, quoique nous possédions tout 3». Quiconque désire la richesse, ne doit donc pas s’attacher à une partie, et il possédera le tout ; mais qu’il s’attache à Celui qui a tout créé. « Que le riche et le pauvre s’unissent ». Il est dit dans un autre psaume : « Que les pauvres mangent, et ils seront rassasiés ». Quel avantage fait-il aux pauvres? «Qu’ils mangent et ils seront rassasiés ». Que mangeront-ils? c’est le secret des fidèles. Comment seront-ils rassasiés? En imitant la passion du Seigneur, et en ne laissant pas improductif le prix de leur rançon. « Les pauvres donc mangeront et seront rassasiés, et ils béniront le Seigneur, ceux qui le recherchent 4 ». Et les riches ? Ils mangent aussi. Mais comment? « Tous les riches de la terre ont mangé et ont adoré 5». Le Prophète ne dit point : ils ont mangé et sont rassasiés; mais bien : «Ils ont mangé et ils ont adoré ». Ils adorent Dieu à la vérité, mais ne veulent pas voir des frères dans les autres hommes. Ceux-ci mangent donc et ils adorent; ceux-là mangent et sont rassasiés; et tous mangent néanmoins. A celui qui mange on demandera compte de sa nourriture ; que le dispensateur de cette nourriture n’en éloigne personne, mais qu’il avertisse de redouter le compte à rendre. Que tous donc prêtent l’oreille à ces paroles, pécheurs et

 

1. I Tim. VI, 17. — 2. Prov. XVII, 6, selon les LXX. — 3. II Cor. VI, 10.— 4. Ps. XXI, 27. —5. Id.30.

 

justes, peuples et habitants de la terre. « Et les habitants de la terre, et les enfants des hommes, et le riche et le pauvre ensemble », unis et non séparés. C’est le temps de la moisson qui doit séparer, c’est la main du vanneur qui le pourra faire 1. Maintenant, que le riche et le pauvre s’unissent pour écouter, que les boucs et les agneaux paissent ensemble, jusqu’à l’avènement de Celui qui doit séparer les uns à sa droite, les autres à sa gauche 2. Qu’ils s’unissent pour écouter le maître qui les instruit, de peur qu’ils ne soient séparés pour entendre le Juge qui les condamnera.

4. Mais que doivent-ils entendre maintenant? « Ma bouche parlera la sagesse, et les méditations de mon coeur donneront l’intelligence 3». Ici encore il y a une répétition, de peur qu’après avoir dit : « Ma bouche », on ne crût entendre parler un homme qui aurait la sagesse sur les lèvres. Plusieurs ont en effet la sagesse sur les lèvres et non dans le coeur; et c’est d’eux qu’il est dit : « Ce peuple m’honore des lèvres, et leur coeur est loin de moi 4 ». Que va donc te dire l’interlocuteur? Après avoir dit : « Ma bouche parle la sagesse », afin que tu comprennes bien que la parole de la bouche émane véritablement du coeur, il ajoute : « Et la méditation de mon coeur donne l’intelligence ».

5. « Je prêterai l’oreille à la parabole, je développerai sur la harpe le sujet de mes chants 5». Quel est celui-ci dont le coeur, dans ses méditations, donne l’intelligence, en sorte qu’elle n’est pas seulement sur la superficie des lèvres, mais qu’elle pénètre l’intérieur de l’homme? Quel est celui qui écoute et qui parle ensuite? Beaucoup parlent sans avoir écouté. Quels sont donc ceux qui parlent sans avoir écouté? Ceux qui ne font pas ce qu’ils disent; tels ces Pharisiens, assis, dit le Seigneur, dans la chaire de Moïse. Dieu a voulu vous par1er de cette chaire de Moïse par ces hommes qui disent et ne font pas. Le Seigneur a voulu par là vous donner la sécurité. Ne craignez point, dit-il, « faites ce qu’ils disent, mais ne faites pas ce qu’ils font, car ils disent et n’agissent pas 6». Ils n’écoutent pas ce qu’ils disent. Mais ceux qui disent et qui pratiquent, entendent ce qu’ils disent; de là vient qu’ils parlent avec fruit, parce qu’ils écoutent. Celui-là donc qui parle sans écouter peut être utile aux

 

1. Matt. III, 12. — 2. Id. XXV, 30, 33. — 3. Ps. XLVIII, 4. — 4. Isa. XXIX, 13. — 5. Ps. XLVIII, 5. — 6. Matt. XXIII, 2, 3.

 

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autres et inutile à lui-même. Quant à celui qui parle ici, qui veut écouter d’abord, parler ensuite; avant de dire : « Je développerai sur ma harpe le sujet de mes chants », ce qui est le langage des organes, car l’âme se sert du corps comme le joueur de sa harpe, il nous dit tout d’abord : « J’inclinerai mon oreille à la parabole »; c’est-à-dire, avant de vous parler par mes organes, avant de jouer du psaltérion, je prêterai tout d’abord l’oreille à la parabole; c’est-à-dire, j’écouterai ce que je dois vous dire. Et pourquoi « à la parabole? » Parce que maintenant nous voyons dans un miroir et en parabole 1 , selon cette parole de l’Apôtre: « Tant que nous habitons dans ce corps, nous marchons hors du Seigneur 2», Car nous ne voyons pas encore face à face sans le voile des paraboles, sans l’ombre des énigmes. Tout ce que nous comprenons maintenant, nous le voyons en énigme. L’énigme est une parabole obscure, difficile à comprendre. Quelque soin que prenne l’homme de cultiver son coeur, de rentrer en lui-même pour comprendre les choses intérieures, tant que nous voyons à travers le voile d’une chair corruptible, nous ne voyons qu’en partie. Mais quand la résurrection nous aura rendus incorruptibles, et qu’apparaîtra le Fils de l’homme pour juger les vivants et les morts, alors on verra ce Fils de l’homme, qui a d’abord été jugé et qui à son tour jugera le monde, fera le discernement des bons et des méchants, placera les méchants à sa gauche et les bons à sa droite. Les bons et les méchants le verront, mais il dira aux méchants : « Allez au feu éternel » ; et aux bons : « Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume. Et les méchants s’en iront aux flammes éternelles, et les justes dans la vie éternelle 3 » ; et là ils verront à découvert

cette face que les méchants ne sont pas dignes de voir. Ecoutez mes paroles. Quand le Fils de  l’homme était sur la terre pour être jugé, les méchants l’ont vu comme les bons, car les

Apôtres qui le suivaient l’ont vu, et les Juifs qui le crucifièrent l’ont vu aussi; de même quand  il viendra juger le monde, les bons et les méchants le verront aussi; les bons, pour en recevoir la récompense, parce qu’ils l’auront suivi; les méchants, pour en être châtiés, parce qu’ils l’auront crucifié. Il n’y aura donc pour être damnés que ceux qui l’auront crucifié? J’ose le dire, il n’y aura que ceux-là.

 

1. I Cor. XIII, 12. — 2. II Cor. V, 6. — 3. Matt. XXV, 31-36.

 

Donc, diront les pécheurs d’ici-bas, nous sommes en sûreté. Oui, vous êtes en sûreté, si Dieu ne sonde pas l’intention. Mais que dis-je? Que votre charité veuille bien comprendre, afin qu’au jugement de Dieu ils ne se plaignent point de n’avoir point compris. Les Juifs ont vu le Christ et l’ont crucifié; et toi qui ne vois pas le Christ, tu es rebelle à sa parole. Mais résister à sa parole, n’est-ce pas crucifier sa chair, si tu le voyais? Le juif l’a méprisé quand il pendait à la croix, et tu le méprises quand il est assis dans le ciel. Deux sortes d’hommes l’ont donc vu quand il était sur la terre; deux sortes d’hommes le verront quand il viendra. Car le Fils de l’homme viendra pour nous juger. Comme le Père ne s’est pas incarné et n’a pas souffert, il ne juge que par son Fils, qui a dit dans l’Evangile : « Le Père ne juge personne, il a donné tout jugement au Fils » ; et peu après il ajoute: « Il lui a donné le pouvoir de juger, parce qu’il est le Fils de l’homme 1 ». Comme Fils de Dieu, le Verbe est toujours avec son Père; et comme il est toujours avec son Père, il juge toujours avec son Père; mais comme Fils de l’homme, il a été jugé et il doit juger. De même qu’il a été vu par ceux qui ont cru en lui et par ceux qui l’ont cloué à la croix quand il a été jugé; ainsi, quand il viendra juger, il sera vu par ceux qu’il condamnera et par ceux qu’il couronnera. Mais quant à cette vision de Dieu qu’il a promise à ceux qui l’aiment, quand il a dit : « Celui qui m’aime sera aimé de mon Père; celui qui m’aime garde mes commandements, et moi je l’aimerai et me manifesterai à lui 2 » ; cette vision n’est pas pour les méchants. Cette claire vue sera comme une intimité, il la réserve aux siens et n’en fait aucune part aux impies. Quelle est cette vision? qu’est-ce que le Christ? Il est égal au Père. Mais encore, qu’est-ce que le Christ? « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu 3 ». C’est après cette vision que nous aspirons en gémissant, pendant que nous sommes en cette vie; telle est la vision qui nous est réservée pour la fin des temps, vision que nous n’avons ici-bas que sous des voiles 4. Si donc nous voyons en énigme, inclinons notre oreille pour entendre, et développons ensuite sur la harpe l’objet de nos chants;

 

1. Jean, V, 22, 27. — 2. Id. XIV, 21. — 3. Id. L 1. — 4. I Cor. XIII, 12.

 

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écoutons ce que nous disons, faisons ce que nous recommandons.

6. Que dit le Prophète? « Pourquoi craindrai-je au mauvais jour? D’être enveloppé dans l’iniquité de mes voies». Ce début est un peu obscur: « Pourquoi », dit-il, « craindrai-je au mauvais jour? D’être enveloppé dans l’iniquité de mes voies ».Cette iniquité qui doit l’envelopper est donc un plus grand sujet de crainte. Car un homme ne doit pas craindre ce qu’il ne peut éviter. Que fera, par exemple, pour ne pas mourir, celui qui craint la mort? Qu’un fils d’Adam m’indique le moyen d’échapper à la peine d’Adam. Mais plutôt qu’il se sou-vienne que, né d’Adam, il a suivi Jésus-Christ, et qu’il doit ainsi payer le tribut d’Adam et recueillir les promesses de Jésus-Christ. Celui qui redoute la mort n’a donc nul moyen de l’éviter; mais pour celui qui redoute l’arrêt qui frappe les impies « Allez au feu éternel », il y a moyen d’y échapper. Qu’il ne craigne donc point. A quoi bon cette crainte? L’iniquité de ses voies doit l’envelopper. Si donc il évite les voies impies, et marche par les voies de Dieu, il n’arrivera point aux jours mauvais : le jour mauvais, le dernier de tous, n’aura rien de fâcheux pour lui. Car ce dernier jour sera funeste aux uns, favorable aux autres. Sera-t-il funeste à ceux qui s’entendront dire : « Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume 1 ? » Mais il sera funeste pour ceux qui entendront « Allez au feu éternel ». Si donc c’est l’iniquité de nos voies qui doit nous envelopper, pourquoi craindre au jour mauvais ? Que les hommes plutôt travaillent ici-bas à leur salut, qu’ils détournent l’iniquité de leurs voies; qu’ils marchent, oui, qu’ils marchent dans cette voie dont le Christ a dit : « C’est moi qui suis la voie, la vérité, et la vie 2 » ; et qu’ils ne craignent pas au jour mauvais, puisque celui qui s’est fait la voie leur donne la sécurité. « Pourquoi craindrai-je au jour mauvais? D’être enveloppé dans l’iniquité de mes voies ». Qu’ils évitent l’iniquité de leurs démarches, car c’est par la démarche que chacun tombe. Ecoutez bien, mes frères; que dit le Seigneur au serpent? « La femme observera ta tête, et toi tu observeras son talon 3 ». Le diable observe donc ton talon, afin de te faire tomber dans tes démarches. S’il observe ton talon, observe sa tête. Qu’est-ce à dire sa tête ? Le

 

1. Matt. XXV, 32-41. — 2. Jean, XIV, 6. — Gen. III, 15.

 

commencement d’une suggestion mauvaise. Dès qu’il commence à te suggérer le mal, résiste-lui, avant qu’un plaisir criminel surgisse, et que le consentement le suive; ainsi tu éviteras sa tête, et il ne surprendra pas ton talon. Pourquoi le Seigneur tenait-il ce langage à Eve? Parce que l’homme tombe par la chair, et que pour nous l’Eve intérieure est notre chair. « Celui qui aime son épouse », a-t-il été dit, « s’aime lui-même 1». Qu’est-ce à dire, « lui-même ? » L’Apôtre l’explique ensuite et dit : « Nul n’a jamais haï sa propre chair 2». Comme donc le démon veut nous faire tomber par la chair, de même qu’il fit tomber Adam par Eve 3, il est recommandé à Eve d’observer la tête du serpent, parce que celui-ci observe son talon. Si donc c’est l’iniquité de votre ta-ion ou de vos démarches qui doit vous envelopper, pourquoi craindre au jour mauvais, puisque votre conversion au Christ vous donne le pouvoir de ne point commettre l’iniquité, et qu’alors il n’y aura plus rien pour vous envelopper, et que vous verrez avec joie et sans pleurs votre dernier jour?

7. Quels sont alors ceux qu’enveloppera l’iniquité de leurs démarches? « Ceux qui se confient en leur vertu, et se glorifient dans l’abondance de leurs richesses 4 », Voilà donc ce que j’éviterai, pour n’être point enveloppé dans l’iniquité de mes démarches. Comment l’éviter? Ne mettons point notre espérance dans nos vertus, non plus que notre gloire dans nos grandes richesses; mais glorifions-nous dans celui qui a promis la grandeur à notre humilité, et qui menace de damner les orgueilleux; et alors l’iniquité de nos démarches ne nous enveloppera point; mais ceux « qui mettent leur espoir dans leur vertu, et leur gloire dans leurs grandes richesses ».

8. Il en est qui comptent sur leurs amis, d’autres sur leur force, d’autres sur leurs richesses. C’est en cela et non en Dieu qu’espèrent les hommes. Après avoir parlé de la force, parié des richesses, le Prophète parle des amis : « Un frère ne rachète point, un homme rachètera-t-il 5 ? » Espères-tu qu’un homme te rachètera de la colère à venir ? Si un frère ne t’en rachète pas, un homme t’en rachètera-t-il ? De quel frère est-il dit que s’il ne rachète point, nul homme ne pourra nous racheter? de celui qui a dit après la

 

1. Eph. V, 28. — 2. Id. 29. — 3. Gen. III, 6. — 4. Ps. XLVIII, 7.— 5. Id. 8.

 

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résurrection : « Allez, dites ceci à mes frères 1 ». Il a voulu devenir notre frère, et nous le témoignons tous les jours en disant à Dieu: «Notre Père ». Appeler Dieu « notre Père », c’est appeler le Christ notre frère. Donc, avec Dieu pour Père et le Christ pour frère, il n’y a rien craindre au jour mauvais. Celui-là ne peut être enveloppé dans l’iniquité de ses voies; car il ne compte ni sur sa vertu, ni sur l’abondance de ses richesses, et ne se vante point d’avoir de puissants amis. Que l’homme compte alors sur celui qui est mort pour le délivrer de la mort éternelle; qui s’est humilié pour l’élever; qui l’a cherché jusque dans l’impiété, afin que l’homme devenu fidèle le cherchât à son tour. Si donc ce frère ne nous rachète pas, l’homme nous rachètera-t-il ? Adam nous rachètera-t-il , si le Christ ne nous rachète pas? « Le frère ne rachète point, l’homme rachètera-t-il 5? »

9. « L’homme ne donne point à Dieu le prix de sa rançon ni ne rachète son âme 2», Tel fonde son espoir sur sa force, ou sur ses grandes richesses, qui ne saurait donner à Dieu le prix de sa rançon », c’est-à-dire de quoi fléchir le Seigneur, et l’apaiser pour ses péchés : « Il ne saurait racheter son âme », lui qui présume de sa vertu, de ses amis, de ses richesses. Quels sont ceux-ci qui rachètent leur âme? Ceux à qui le Seigneur a dit: « Faites-vous des amis avec la monnaie de l’iniquité, afin qu’ils vous reçoivent dans des tabernacles éternels 3 ».Ceux-là donnent le prix de leur âme, qui ne cessent de faire l’aumône. Aussi ne veut-il point que ceux qu’il instruit par Timothée, soient orgueilleux et se glorifient de leurs richesses; enfin il ne veut pas que leurs richesses vieillissent chez eux, mais qu’ils en usent de façon à racheter leur âme. Car il dit: « Ordonnez aux riches du siècle de ne point s’enorgueillir, ni de compter sur des richesses qui sont incertaines ; mais sur Dieu qui nous donne tout ce qui nous est nécessaire 4». Et comme s’ils disaient : Que ferons-nous de nos richesses? il ajoute : « Que les riches le soient en bonnes oeuvres, qu’ils donnent généreusement, qu’ils fassent part de leurs biens 5 ». En cela ils ne perdront rien ; d’où le savons-nous? Ecoutez ce qui suit: « Qu’ils s’acquièrent un trésor et un fondement solide pour

 

1. Matt. XXVIII, 10.— 2. Ps. XLVIII, 9.— 3. Luc, XVI, 9.—4. I Tim. VI,17.— 5. Ibid.

 

l’avenir, afin qu’ils embrassent la vie éternelle 1 ». C’est ainsi qu’ils donneront la

rançon de leur âme. Voici encore un avertissement du Seigneur: « Faites-vous des bourses qui ne s’usent point, et dans le ciel un trésor qui ne s’épuise jamais, dont le voleur n’approche point, que les vers n’altèrent point 2 ». Le Seigneur n’exige donc pas que tu perdes tes richesses, il te conseille seulement d’en changer la place. Comprenez bien ceci, mes frères si un ami entrait dans votre maison, et qu’il vît votre froment placé dans un endroit humide, sachant combien le blé est assujéti à la pourriture, ce que peut. être vous ne sauriez pas, il vous donnerait un avis, et vous dirait : Frère, vous perdez ce que vous n’avez amassé qu’avec beaucoup de travail; vous avez mis dans un endroit humide ces blés qui seront bientôt pourris. Que faut-il faire, lui direz-vous ? Les mettre dans un endroit plus élevé. Alors vous écouteriez cet avis amical, vous transporteriez vos blés dans un lieu plus élevé; et vous n’écoutez pas le Christ qui vous avertit de mettre votre trésor dans le ciel, où vous ne retrouverez pas seulement ce que vous aurez conservé, mais où vous échangerez la terre pour le ciel, des biens du temps pour des biens de l’éternité, où vous prêtez à usure à Jésus-Christ, et où pour peu de choses sur la terre, il vous rendra de grands biens? Quant à ceux qui seront enveloppés par l’iniquité de leurs voies, parce qu’ils se confient en leur vertu, qu’ils se glorifient de leurs richesses et qu’ils mettent leur espoir dans la puissance de leurs amis: « Ils ne donnent rien à Dieu pour leur rançon, ils ne rachèteront point leur âme».

10. Que dit le Prophète à propos de cet homme? « Son labeur sera éternel, sa vie aura une fin 3 ». Son labeur sera donc sans fin, mais sa vie est bornée. Pourquoi dit-il que sa vie aura une fin? C’est que ces hommes ne font consister la vie que dans les délices de chaque jour. Aussi beaucoup de pauvres et d’indigents parmi nous, trop peu affermis dans la vertu et n’envisageant point ce que Dieu leur a promis pour ces grands travaux, quand ils voient des riches chaque jour dans les festins, radieux de tout l’éclat de l’or et de l’argent, que disent-ils? Voilà les seuls qui vivent, c’est là vraiment vivre. Voilà ce que l’on dit ; ne le disons plus, mes frères, je

 

1. I Tim. VI, 19. — Luc, XII, 33. — Ps. XLVIII 10.

 

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vous en avertis. Et si nous devons encore entendre ce langage, que du moins nous l’entendions plus rarement que si nous n’avions point été avertis. Nous n’avons pas en nous-mêmes cette confiance, que cet avertissement fasse disparaître totalement ce langage; mais que du moins il devienne plus rare, car on le tiendra jusqu’à la fin des siècles. C’est peu qu’on dise d’un riche qu’il vit, on ajoute qu’il parle, qu’il tonne. Tu crois qu’il est seul pour vivre; eh bien! qu’il vive, mais sa vie finira, car il ne donne rien pour la rançon de son âme; sa vie finira, son labeur ne finira point. « Il travaillera éternellement, et sa vie finira ». Comment sa vie finira-t-elle? Comme la vie de celui qui était vêtu de pourpre et de fin lin, qui faisait chaque jour bonne chère, qui n’avait que la hauteur et l’orgueilleux mépris pour ce malheureux couvert d’ulcères, couché à sa porte, dont les chiens léchaient les plaies, tandis qu’il désirait les miettes qui tombaient de la table du riche. De quoi servirent à cet homme ses grands biens? l’un et l’autre changèrent d’état : de la porte du riche l’un fut porté au sein d’Abraham, et de sa table splendide l’autre fut précipité dans le feu : le premier se reposait, le second brûlait ; l’un était rassasié, l’autre avait soif; chez l’un, au labeur temporel succédait une vie sans fin; chez l’autre, à une vie passagère succédait une douleur éternelle. De quoi servaient les richesses à cet homme qui, dans les flammes de l’enfer, demandait qu’une goutte d’eau tombât du doigt de Lazare pour rafraîchir sa langue; « car », disait-il, « je brûle de cette flamme », et cela ne lui fut point accordé 1. Il désirait une goutte d’eau tombant du doigt de Lazare, comme celui-ci avait désiré les miettes tombant de sa table ; mais la douleur avait fini pour l’un, comme la vie avait fini pour l’autre: la douleur de ce dernier devait être éternelle, la vie de celui-là également éternelle. Notre vie d’ici-bas n’est proprement pas une vie pour nous qui souffrons ; mais il n’en sera pas ainsi dans la suite, notre vie sera éternellement dans le Christ : quant à ceux qui veulent vivre ici-bas, ils souffriront à jamais et ne vivront qu’un temps.

11. « Car celui-là ne verra point la mort après avoir vu mourir les sages ». Celui dont le travail sera éternel, et dont la vie

 

1. Luc, XVI, 19-26. — Ps. XLVIII, 11.

 

doit finir, « ne verra point la mort après avoir vu mourir les sages ». Qu’est-ce à dire? C’est-à-dire que, après avoir vu mourir les sages, il ne saura point ce qu’est la mort. Car il se dit : Cet homme n’est-il pas mort en dépit de sa sagesse, de sa vie si régulière et de sa piété envers Dieu? Je n’ai donc plus qu’à me livrer aux plaisirs pendant cette vie, car la sagesse ne peut nous donner de ne point mourir. Il voit ainsi un sage mourir, sans comprendre ce qu’est la mort. « Il ne connaîtra point la mort après avoir vu mourir les sages ». Il ressemble aux Juifs qui ont vu le Christ cloué à la croix, et qui l’ont méprisé en disant : « S’il était Fils de Dieu, il descendrait de la croix 1 » : ils n’ont point vu ce que c’est que mourir. Ah! si du moins ils eussent vu ce que c’est que mourir, s’ils l’eussent compris! Le Christ mourait selon le temps, pour vivre selon l’éternité, et eux vivent selon le temps pour subir une mort éternelle. Mais parce qu’ils le voyaient mourir, ils ne voyaient point la mort, c’est-à-dire qu’ils ne comprenaient pas ce que c’est que la véritable mort. Que disent-ils en effet, même dans leur sagesse? « Condamnons-le à une mort honteuse, et l’on verra ce que valent ses paroles; s’il est vraiment le Fils de Dieu, Dieu le délivrera des mains de ses ennemis 2 », et ne permettra pas qu’il meure, s’il est vraiment son Fils. Mais en le voyant sur la croix, exposé à leurs insultants défis, sans en descendre, ils se dirent : C’est vraiment un homme. On leur répond: Il pouvait bien descendre de la croix, celui qui a pu ressusciter du sépulcre ; mais il nous apprenait à supporter les insultes, à n’opposer que la patience aux langues des méchants, à boire le calice de l’amertume, et à recevoir ainsi le salut éternel. Bois donc, ô malade, bois ce calice amer, afin d’obtenir la guérison, toi dont les entrailles ne sont point guéries: ne crains point, c’est pour t’empêcher de craindre que le médecin a bu le premier ce breuvage, ou que le Seigneur a épuisé le premier le calice amer de la passion. Il l’a bu, celui qui n’avait en lui aucun péché, qui n’avait rien à guérir. Bois à ton tour, jusqu’à ce que l’amertume de cette vie soit passée, jusqu’à ce que vienne cette vie, qui n’aura ni scandales, ni colère, ni envie, ni amertume, ni fièvre, ni tromperie, ni dissensions, ni

 

1. Matt. XXVII, 12. — 2. Sag. II, 20.

 

 

vieillesse, ni mort, ni combat. Souffre ici-bas, puisque fa douleur doit finir. Souffre, de peur qu’en refusant de souffrir, tu n’arrives à la fin de ta vie sans arriver à la fin de tes douleurs. « Il ne comprendra point la mort en voyant mourir les sages».

12. « L’imprudent et l’insensé périront ensemble 1 ». Qui est imprudent? Celui qui l’envisage pas l’avenir. Qui est insensé? Celui qui ne comprend pas son malheur. Mais toi, comprends ton malheureux sort en cette vie, et pense à devenir heureux dans l’avenir. Comprendre ton sort ici-bas, c’est n’être plus insensé; et pourvoir à ton avenir, c’est n’être plus imprudent. Quel est celui qui pourvoit à son avenir? C’est le serviteur à qui son maître avait donné l’administration de son bien, pour lui dire ensuite : « Vous ne pouvez plus gouverner mes biens, rendez compte de votre administration. Que ferai-je », dit en lui-même ce serviteur? « je ne puis bêcher la terre, et je rougis de mendier 2 ». Mais, avec le bien de son maître, il se fit des amis qui pussent le recevoir quand il fut privé de son emploi. Il fit donc tort à son maître, afin de se faire des amis chez qui il pût se retirer ; mais toi, tu n’as pas à craindre de faire du tort, puisque le Seigneur t’y engage, en te disant lui-même : « Faites-vous des amis avec la monnaie de l’iniquité ». Peut-être tes biens ne sont-ils que le fruit de l’injustice; ou peut-être y a-t-il injustice en ce que tu possèdes, et qu’un autre n’a rien; que tu es dans l’abondance, un autre dans la pauvreté. Avec cette monnaie de l’iniquité, avec ces biens que les méchants seuls appellent des richesses, fais-toi des amis, et tu seras prudent. C’est amasser pour toi, sans tromper personne. Tu paraîtras dissipateur, mais est-ce dissiper son argent que de le mettre en trésor? Voyez, mes frères, les enfants qui veulent acheter je ne sais quoi ; ont-ils trouvé quelques pièces de monnaie, ils les mettent dans quelque lieu secret, qu’ils n’ouvrent que longtemps après. Ont-ils perdu leur trésor, parce qu’ils ne le voient point? Soyez donc sans crainte vous-mêmes. Des enfants ont caché leur argent dans leur coffre, et sont pleins de sécurité, et tu craindrais en le plaçant dans les mains du Christ? Sois donc prudent, et fais-toi des ressources pour l’avenir dans le ciel. Sois prudent et imite la fourmi,

 

1. Ps. XLVIII, 11. — 2. Luc, XVI, I, 2.

 

comme le dit l’Ecriture 1; amasse pendant l’été, afin de ne pas souffrir de la disette en hiver: l’hiver, c’est le dernier jour, le jour de la tribulation; l’hiver, c’est le jour des scandales et de l’amertume : amasse aujourd’hui ce qui peut te soutenir alors: si tu ne le fais, tu mourras tout à la fois imprudent et insensé.

13. Mais ce riche est mort et on lui a fait des funérailles dignes de lui. Voilà où les hommes en reviennent : ils ne considèrent point la vie d’un homme, mais la pompe de ses funérailles. O heureux celui qui fait verser tant de larmes ! Hélas! il a vécu de manière à être regretté d’un petit nombre, et tous devraient pleurer celui qui mène une vie si désordonnée. Mais sa pompe funèbre était magnifique; il repose dans un riche tombeau, de précieux tissus l’enveloppent, il est tout embaumé de parfums et d’aromates. Et puis quel tombeau on lui élève! Quel marbre superbe! Hélas! vit-il dans ce tombeau? Il y est mort. Voilà ce que les hommes ont pris pour des biens, et ils se sont éloignés de Dieu, et n’ont pas cherché les vrais biens, emportés qu’ils étaient par l’éclat des biens trompeurs: aussi voyez la suite. Celui qui n’a pas donné le prix de son âme, qui n’a pas compris la mort, parce qu’il a vu mourir les sages, a pris place parmi les imprudents et les insensés pour mourir avec eux. Et comment périront « ceux qui laisseront leurs richesses aux étrangers? —   L’imprudent et l’insensé doivent mourir ensemble ».

14. Ecoutez bien, mes frères ! « Et ils laisseront leurs richesses à l’étranger». Il semble que le Prophète regarde comme une malédiction que des étrangers possèdent leurs biens après leur mort. Bienheureux alors ceux qui laisseront leurs biens à leurs enfants, qui ont les leurs pour héritiers? Avoir des enfants, c’est n’être point mort. Que font les enfants? Ils conservent à leur tour ce que leur omit laissé les parents ; et même c’est peu de le conserver, ils l’augmentent. Et pour qui conservent-ils ces richesses? Pour leurs enfants, et ceux-ci à leur tour pour leurs enfants, et ces troisièmes pour leurs enfants encore. Qu’y aura-t-il donc pour le Christ ? Qu’y aura-t-il pour leur âme? Tout sera-t-il pour les enfants? Entre tous ces enfants qu’ils ont sur la terre, qu’ils daignent compter un frère qu’ils ont au ciel, à qui ils auraient dû tout donner,

 

1. Prov. VI, 6; XXX, 25.

 

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ou du moins partager avec lui. Toutefois, me dira quelqu’un : Voilà ceux que maudit l’Ecriture: ceux qui meurent sans laisser à leurs enfants leur héritage ; elle appelle heureux celui qui leur laisse ses possessions. Pour moi, qui prête mon oreille à la vérité, je veux examiner ce sens, et je trouve que l’Ecriture n’a rien dit en vain. Je vois mourir en effet beaucoup de méchants qui ont leurs fils pour héritiers; et I’Ecriture n’a pu parler de manière à les séparer de ces misérables dont elle condamne la conduite ; et quel peut être mon sens, croyez-vous, mes frères, sinon que tous les hommes de cette sorte laisseront leurs biens à des étrangers? Comment leurs fils seront-ils des étrangers? Les fils des méchants sont des étrangers; nous voyons en effet qu’un étranger devient le prochain d’un autre, dès qu’il lui rend service. Qu’un des vôtres ne vous rende aucun service, il vous devient étranger. Où trouvons-nous donc un étranger dont ses services ont fait un proche? Dans l’Evangile. Un homme blessé par des voleurs gisait sur le grand chemin, et le Seigneur avait dit à quelqu’un : « Tu aimeras le prochain comme toi-même ; et cet homme avait répondu: Qui donc est mon prochain? et le Seigneur lui dit qu’un homme allant de Jérusalem à Jéricho tomba entre les mains des voleurs qui le laissèrent à demi-mort »; que ses proches passèrent; car c’était un juif qui allait aussi de Jérusalem à Jéricho; « et que le prêtre qui vint sur ces entrefaites passa outre ; qu’un lévite vint aussi et passa de même; qu’un Samaritain  vint à passer », et que ce Samaritain, que je ne connais point, mais qui était étranger au blessé, « s’approcha de lui, considéra sa misère, soigna ses plaies par pitié, le mit sur son cheval, le conduisit dans une hôtellerie et le recommanda au maître de l’hôtellerie». Tout cela est une parabole qu’il me serait trop long d’expliquer; mais, pour en revenir à ce que j’ai avancé, mes frères, le Seigneur demanda: « Lequel des trois qui passèrent fut le prochain du blessé? et le docteur de la loi répondit : Je crois que c’est celui qui eut pitié de lui. Allez », dit le Sauveur, « et faites de même 1 ». Celui-là donc est votre prochain à qui vous faites miséricorde. Si donc un Samaritain est devenu le prochain de ce blessé par la pitié qu’il en eut,

 

1. Luc, X, 27-37.

 

par les secours qu’il lui porta; quiconque ne peut te venir en aide au moment des afflictions, devient pour toi un étranger. Revenons donc à ces riches qui ont vécu dans le crime, qui ont agi avec orgueil, qui sont morts en laissant leurs richesses, je ne dis pas à des étrangers, mais à des fils, et à des fils qui vivront comme leurs pères, qui seront superbes comme eux , voleurs comme eux, avares comme eux : ces fils leur sont étrangers. Et afin que vous compreniez bien qu’ils leur sont étrangers, les héritiers de ce riche de l’Evangile que dévoraient les flammes, le secoururent-ils? Mais, direz-vous, peut-être n’eut-il point d’héritiers naturels, et ses biens passèrent-ils à des étrangers? L’Evangile nous dit qu’il avait des héritiers ; car il s’écrie:

« J’ai cinq frères ». Ses frères ne purent alors le secourir au milieu des flammes dévorantes. Que dirait ce riche aujourd’hui? « J’ai cinq frères 1 », et j’ai négligé de me faire un ami de celui qui gisait autrefois à ma porte : ces frères qui possèdent mes biens ne peuvent me secourir, et sont des étrangers pour moi. Vous le voyez donc, tous ceux qui vivent mal laissent leurs biens à des étrangers.

15. Mais sans doute ces étrangers, qu’on nomme leurs proches, leur viennent en aide? Voyez ce qu’ils peuvent leur donner, écoutez à ce propos les railleries de l’Ecriture : « L’imprudent et l’insensé périront ensemble, et ils laisseront leurs biens à des étrangers». Pourquoi dit-il : « A des étrangers? » Parce qu’ils ne pourront leur être d’aucun secours. Et toutefois voyez en quoi ils s’imaginent leur être utiles : « Et leurs tombeaux seront leurs maisons pour l’éternité 2 ». On leur construit des sépulcres, et ces sépulcres sont des maisons. Souvent tu entendras un riche te dire: J’ai un palais de marbre, que je dois laisser, et je ne pense pas à me construire une maison éternelle pour y habiter sans fin. Quand il pense à se bâtir un sépulcre enrichi de marbre et de sculpture, il semble penser à une maison éternelle; comme si telle était la demeure du riche de l’Evangile. Ah! s’il y demeurait, il ne demeurerait point dans les enfers. Ce qui doit nous préoccuper, ce n’est pas le lieu où demeurera le corps, mais bien le lieu que doit habiter l’âme du pécheur ; mais « leurs sépulcres sont leurs demeures pour l’éternité. Leurs tentes subsisteront d’âge en âge.

 

1. Luc, XVI, 28. — 2.Ps. XLVIII, 12

 

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« Leurs tentes » sont les demeures qu’ils n’habitent que d’une manière passagère, « leurs maisons », les sépulcres qu’ils doivent habiter à jamais. Ils laissent les tentes à leurs proches, ces tentes qu’ils habitaient pendant leur vie, et ils vont dans leurs sépulcres comme dans des palais éternels. De quoi leur sert que leurs tentes passent de race en race ? Et par là nous entendons qu’elles passeront à leurs enfants, leurs petits-enfants, à leurs arrière-petits-enfants ; de quoi leur serviront leurs tentes, quel bien leur feront-elles? Oui, quel bien? Ecoutez-le. « Ils invoqueront leurs noms dans leurs terres». Qu’est-ce à dire? Ils porteront du pain et du vin à leurs tombeaux, et là ils invoqueront le nom des morts. Combien pensez-vous que l’on ait invoqué le nom de ce riche, quand on s’enivrait à son tombeau, et qu’une goutte d’eau ne tombait point sur sa langue brûlante 1 ? Les hommes alors satisfont leur intempérance, mais ne soulagent point les âmes de leurs proches. Ces âmes n’ont de richesse que les bonnes oeuvres de leur vie; si pendant la vie elles n’ont point travaillé pour elles-mêmes, elles ne trouvent rien à la mort. Mais que leur feront les hommes ? « Ils invoqueront seulement leurs noms dans leurs terres ».

16. « L’homme au milieu de sa grandeur ne l’a point comprise; il s’est comparé aux animaux sans raison et leur est devenu semblable 2 ». Quelle insulte pour des hommes qui n’ont su que faire de leurs richesses pendant leur vie, qui ont cru se rendre heureux en se faisant un tombeau de marbre, comme une demeure éternelle, et en faisant invoquer leur nom sur la terre par leurs proches qui auront hérité de leurs biens ! Ils auraient dû au contraire se préparer une demeure éternelle par de bonnes oeuvres, se préparer une vie sans fin, envoyer leurs richesses devant eux, accomplir de bonnes oeuvres, jeter un regard de pitié sur l’homme dans la disette, donner à ceux qui marchaient avec eux dans la même voie, et ne point

 

1. Luc, XVI, 24. — 2. Ps. XLVIII, 13.

 

 

mépriser ce Christ couvert d’ulcères couché à leur porte, et qui a dit: « Ce que vous ferez au moindre de mes frères, c’est à moi que vous l’aurez fait 1 ». L’homme donc dans sa grandeur ne l’a point comprise. Qu’est-ce à dire: « L’homme dans sa grandeur?» L’homme fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, l’homme supérieur aux animaux 2. Car Dieu n’a pas fait l’homme de la même manière que l’animal; mais il a fait l’homme pour dominer les animaux, et les dominer par la force, ou bien par la raison. Mais l’homme « n’a pas compris » ; et lui, qui était créé à l’image de Dieu, « s’est comparé à l’animal sans raison, et lui est devenu semblable ». De là vient qu’il est dit ailleurs: « Ne soyez pas semblables au cheval et au mulet, qui sont sans intelligence 3 ».

17. «C’est là pour eux la voie du scandale 4». Qu’elle soit la voie du scandale pour eux et non pour toi. Quand le serait-elle pour toi? Lorsque tu croiras ces hommes bienheureux. Mais si tu comprends que ce n’est point là le bonheur, il n’y aura de scandale que pour eux, et non pour le Christ, ni pour son corps, ni pour ses membres. « Et ensuite ils béniront Dieu des lèvres». Qu’est-ce à dire, qu’ils béniront Dieu des lèvres? Quand ils en sont venus à ne chercher d’autres biens que les biens temporels, ils deviennent hypocrites; et s’ils bénissent Dieu, c’est des lèvres, et non du coeur. De tels hommes devenus chrétiens ne peuvent entendre parler de la vie éternelle, et dire qu’il leur faut au nom du Christ mépriser les richesses, grimacer intérieurement; et s’ils n’osent le faire en face, par un reste de pudeur ou par la crainte d’être réprimandés par les hommes, ils le font de coeur et ils méprisent en eux-mêmes. La bénédiction est donc sur leurs lèvres, la malédiction dans leurs coeurs. « Et ensuite ils béniront des lèvres ». Il serait trop long d’achever le psaume; qu’il suffise à votre charité de ce que vous avez entendu aujourd’hui, nous achèverons demain avec le secours de Dieu.

 

1. Matt. XXV, 40.— 2. Gen. I,26.— 3. Ps. XXXI, 9.— 4. Id. XLVIII, 14.

 

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DEUXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME XLVIII.

DEUXIÈME SERMON. — L’EMPLOI DES RICHESSES (SUITE).

 

 

Les pécheurs auront pour pasteur la mort, ou le diable qui a introduit la mort dans le monde; de même que la vie ou Jésus-Christ est le pasteur des fidèles. Déjà ces fidèles habitent le ciel par la foi et surtout par la charité; c’est là qu’est leur  coeur. C’est de là que leur vient la vie, car la vie du temps n’est pas la vie proprement dite. La vie des justes paraît une folie, et un jour ils domineront les méchants qui les prennent aujourd’hui pour des insensés. Cette vie des justes consiste dans l’union au Créateur, qui ne promet que pour l’avenir. Travaillons au salut de notre âme, acceptons la douleur comme un redressement, une perfection.

 

1. S’il vous en souvient, mes frères, nous devons achever aujourd’hui le psaume que nous avons commencé hier. Nous en étions arrivés à ce verset où l’Esprit de Dieu flétrit ces hommes qui n’ont de souci que pour les biens passagers d’ici-bas, sans s’occuper nullement de ce qui doit succéder à cette vie, sans mettre leur bonheur autre part que dans les richesses et les honneurs du siècle, dans une vertu d’un instant; qui n’aspirent, au moment de la mort, qu’à s’entourer d’une certaine pompe funèbre, qu’à être ensevelis dans des tombeaux artistement ciselés, qu’à faire retentir leurs noms dans leurs terres et dans leurs palais; mais qui ne s’inquiètent point du sort de leur âme après cette vie; imprudents que n’effraie pas cette parole du Christ : « Insensé, cette nuit même on te redemandera ton âme, et pour qui sera ce que tu as amassé 1 ? » Ils ne considèrent point que le mauvais riche, après avoir fait chaque jour bonne chère et s’être vêtu de pourpre et de fin lin 2, fut condamné aux tourments de l’enfer; et qu’après les douleurs, les ulcères et la faim, le pauvre reposa au sein d’Abraham. Voilà ce qui les inquiète peu. Mais ils s’occupent du présent, peu soucieux pour l’avenir, sinon de rendre célèbre sur la terre un nom réprouvé dans le ciel. C’est en faisant le portrait de ces hommes que l’Esprit-Saint a dit : « Leur voie est pour eux la voie du scandale, puis ils béniront Dieu des lèvres 3 ». C’est ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit de quelques-uns qui arrivent d’abord à la foi, purifiés par la parole de Dieu et les

 

1. Luc, XII, 20. — 2. Id. XVI, 19. — 3. Ps. XLVIII 14.

 

 

exorcismes faits au nom du Christ, afin de recevoir la grâce et le baptême, et qui retournent plus tard à des désordres plus grands que leurs désordres passés. « Leur dernier état devient pire que le premier 1 ». Ainsi dit l’apôtre saint Pierre ; et le Seigneur : « Le dernier état de cet homme est pire que le premier 2 ». Pourquoi? Parce qu’auparavant c’était un païen déclaré, et qu’aujourd’hui il est chrétien de nom, couvrant sa malice d’un voile religieux. Leur état sera pire, est-il écrit, parce qu’il est caché, comme il est dit: « Ils béniront Dieu des lèvres » ; c’est-à-dire que le nom du Christ est sur leurs lèvres, mais non dans leurs coeurs. C’est d’eux qu’il est dit: « Ce peuple m’honore des lèvres, mais leur coeur est loin de moi 3 ». Telle est la partie du psaume que nous avons expliquée.

2. Voici de quelle manière commencent les versets à expliquer : « Ils sont comme des  troupeaux dans l’enfer ; la mort est leur pasteur 4». De qui? De ceux qui ont trouvé le scandale dans leur voie. De qui? De ceux qui ne sont occupés que du présent, sans penser à l’avenir; de ceux qui ne croient pas à une vie autre que cette vie, laquelle mérite plutôt le nom de mort. Ce n’est donc pas sans sujet qu’ils ressemblent à des troupeaux dans l’enfer, ayant la mort pour pasteur. Qu’est-ce à-dire que la mort est leur pasteur? La mort serait-elle donc une réalité ayant quelque puissance? La mort est en effet la séparation de l’âme et du corps, et cette séparation de l’âme et du corps, voilà ce que redoutent les hommes;

 

1. II Pierre, II, 20. — 2. Luc, XI, 26. — 3. Ps. XXIX, 13.— 4. Ps. XLVIII, 15.

 

mais il est une mort plus réelle, et que les hommes ne redoutent point, c’est la séparation de l’âme et de Dieu. C’est là proprement la mort. Comment cette mort doit-elle « être pour eux un berger? » Si le Christ est la vie, le diable est la mort. Or, nous savons par de nombreux passages de l’Ecriture que le Christ est la vie. Mais le diable est la mort, non que lui-même soit la mort, mais parce que la mort vient de lui. Qu’il soit question de la mort à laquelle Adam fut condamné, elle n’est entrée que par lui dans le genre humain; qu’il soit question de la mort qui sépare notre âme de Dieu, elle vient encore de celui qui tomba par orgueil, et qui, jaloux de voir l’homme se tenir debout, le renversa par une mort invisible, de manière qu’il dut subir aussi une mort visible 1. Ceux donc qui lui appartiennent ont la mort pour pasteur mais nous, qui pensons à un avenir immortel, te n’est pas sans raison que nos fronts sont marqués du signe de la croix, parce que nous n’avons d’autre pasteur que la vie. Le pasteur des infidèles est donc la mort; le pasteur des fidèles est la vie. Quoi donc? Sommes-nous déjà dans le ciel? Nous y sommes selon la foi. Si nous ne sommes pas dans le ciel, que devient cette parole: Elevez vos coeurs? Si nous ne sommes pas dans le ciel, que devient ce mot de saint Paul: « Notre conversation est dans le ciel 2? » Notre corps est donc sur la terre, et notre coeur dans le ciel. C’est là que nous habitons, si nous y envoyons de quoi y retenir notre coeur. Car nul n’est de coeur qu’au lieu occupé par ses pensées; et sa pensée est au même lieu que son trésor. S’il a son trésor sur la terre, son coeur ne s’élève pas au-dessus de la terre; et s’il a son trésor dans le ciel, son coeur ne descend pas du ciel; le Seigneur nous dit clairement: « Là où est votre trésor, là aussi est votre coeur 3 ».

3. Ils paraissent donc florissants ici-bas, ceux dont la mort est le pasteur, tandis que les justes sont dans l’affliction; mais pourquoi? parce que nous sommes encore dans la nuit. Comment dans la nuit ? C’est-à-dire que les mérites des justes n’apparaissent point, tandis que le bonheur des impies est en évidence. Tant que dure l’hiver, l’herbe paraît plus riante que l’arbre; car l’herbe paraît vive pendant l’hiver, tandis que l’arbre paraît desséché: mais quand le

 

1. Gen, III, 1. — 2. Phil. III, 20. — 3. Matt. VI, 21.

 

soleil nous donnera ses feux de l’été, l’arbre, qui paraissait desséché pendant l’hiver, se couvrira de feuilles, portera des fruits, tandis que l’herbe se desséchera: alors vous voyez l’arbre dans sa gloire, tandis que l’herbe sèche et meurt. Ainsi en est-il des afflictions des justes ici-bas, avant que l’été vienne pour eux. Leur vie est dans la racine, et n’apparaît pas encore dans les branches. Or, notre racine est la charité. Et que dit l’Apôtre? Que notre racine soit en Dieu, que la vie soit notre pasteur, que notre demeure ne doit point s’écarter du ciel, que sur cette terre nous devons vivre comme si nous étions morts, afin que, vivant des choses d’en-haut, nous soyons morts pour celles d’ici-bas, et non morts pour celles d’en haut, vivant pour celles d’en bas. Comme donc notre vie, non plus que notre coeur, ne doit point s’éloigner du ciel, que nous dit saint Paul? « Vous êtes morts». Mais ne crains pas: « Votre vie », a-t-il ajouté, « est cachée en Dieu avec le Christ ». C’est là qu’est notre racine. Mais un jour notre gloire apparaîtra, et nous serons revêtus de nos feuilles et de nos fruits. Voilà ce que nous promet l’Apôtre en disant: « Lors de l’apparition du Christ, qui est notre vie, vous apparaîtrez aussi avec lui dans la gloire 1 ». Ce sera notre matin, car le matin n’est pas venu pour nous.  Que les orgueilleux s’enflent de vanité ainsi que les riches du siècle, que les impies aient l’insulte pour les bons, les infidèles pour les fidèles, et qu’ils disent: De quoi vous sert votre foi? Qu’avez-vous de plus en possédant le Christ? Que les fidèles répondent, s’ils sont vraiment fidèles: Il est nuit, on ne voit pas encore ce que nous possédons. Que leurs mains ne se lassent point dans les bonnes oeuvres. Aussi est-il dit ailleurs: « Au jour de la tribulation, j’ai cherché mon Dieu; mes mains étaient avec lui pendant la nuit, et je n’ai pas été déçu 2 ». Au matin apparaîtra notre travail, et la récompense nous viendra le matin : ceux qui souffrent aujourd’hui domineront ensuite; et ceux qui font étalage de jactance et d’orgueil, seront dans la servitude. Quelle est en effet la suite du psaume? « Ils sont comme des troupeaux dans l’enfer, la mort sera leur pasteur, et au matin les justes domineront sur eux 3 »

4. Ce verset me paraît éclairci, parce que

 

1. Coloss. III, 3,4. — 2. Ps. LXXXVI, 3 — 3. Id. XLVIII, 15.

 

 

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nous avons donné auparavant le sens de celui-ci: « Les justes domineront au matin». Endurez donc la nuit, soupirez après le matin. Ne t’imagine pas que l’on vive la nuit, et que l’on ne vive plus au matin. Le sommeil serait-il donc la vie, et le réveil ne serait-il pas une vie? L’homme qui dort, au contraire, n’est-il pas plus semblable à la mort? Et qui sont ceux qui dorment? Ceux qu’éveille saint Paul, si tant est qu’ils veuillent s’éveiller. De qui dit-il, en effet: « Levez-vous, vous qui dormez, sortez d’entre les morts, et Jésus-Christ vous éclairera. 1? » Donc ceux que le Christ a éclairés, veillent déjà, mais le fruit de leurs veilles n’apparaît pas encore; au matin il apparaîtra, c’est-à-dire quand prendra fin l’incertitude de cette vie. Ce monde est donc une nuit; n’en vois-tu pas en effet les ténèbres? Un homme fait le mal, il vit, il est en horreur, il fait trembler, on le respecte; un autre fait le bien, il est réprimandé, couvert d’imprécations, d’accusations, il souffre, il tremble : c’est là une espèce de nuit. Mais c’est dans la racine qu’est la vigueur, le fruit, l’abondance: la vie n’est pas encore dans les bran-cimes, mais la racine n’est point morte: on la dirait desséchée, mais voici venir le temps où elle se couvrira de sa gloire et s’enrichira de ses fruits. Et de ceux dont on nous défend d’être jaloux, que nous dit le psaume? « Qu’ils se dessécheront comme le foin, et tomberont comme l’herbe des prés 2 ». Ceux-là tomberont; quand ils verront à leur droite ces mêmes saints, qu’ils raillaient dans les peines de cette vie, et ils se parleront eux-mêmes avec repentir, mais avec un repentir tardif et inutile. Ayant refusé de faire ici-bas une pénitence fructueuse, ils en feront une alors, mais une pénitence inutile. Que diront-ils donc dans un vain repentir? « Les  voilà ceux que nous avons tournés jadis en u dérision, et comme le rebut du monde! »  J’emprunte au livre de la Sagesse ces paroles connues de ceux qui les entendent souvent. C’est le langage futur des méchants, quand ils verront apparaître le Juge, avec les fidèles à sa droite, et tous ses saints qui jugeront avec lui. Voilà ce qu’ils diront, et l’Ecriture a consigné leurs paroles: « Ce sont donc là ces hommes que nous avons tournés en dérision, que  nous regardions comme le rebut de la terre! insensés que nous étions, nous regardions

 

1. Eph. V, 14. — 2. Ps. XXXVI, 1, 2.

 

 

leur vie comme une folie 1 ». Quand un homme commence à vivre pour Dieu, à mépriser le monde, quand il renonce à venger une injure, dédaigne les biens d’ici-bas, ne cherche point en cette vie une félicité passagère, s’élève au-dessus de tout, pour s’occuper uniquement de Dieu, demeurer toujours dans la voie du Christ, non-seulement les païens disent de lui: C’est un insensé; mais ce qui est plus déplorable, comme il y a dans l’Eglise beaucoup d’âmes endormies qui ne veulent point s’éveiller, on entend des proches, on entend des chrétiens dire: Quelle folie vous est venue? Mes frères, qu’est-ce donc que demander s’il est fou, à un homme qui vit selon le Christ? Avons-nous réfléchi à cette parole? Nous avons horreur des Juifs qui disent à Jésus-Christ : « Vous êtes un possédé du démon 2 ». Et quand nous entendons ce passage de l’Evangile nous frappons nos poitrines. Il y a de la scélératesse de la part des Juifs à dire à Jésus-Christ : « Vous êtes possédé du démon » ; et toi, ô chrétien, quand tu vois que le démon est sorti d’un cœur qu’habite maintenant Jésus-Christ, et que tu dis : D’où vient cette folie? cet homme ne te paraît-il point possédé du démon? On a dit du Seigneur lui-même : C’est un insensé, quand il tenait aux Juifs un langage qu’ils ne pouvaient comprendre; on l’a traité de fou, de possédé du démon 3; et pourtant quelques-uns sortaient du sommeil et disaient: «Ces paroles ne sont pas d’un possédé du démon 4 ». Ainsi en est-il aujourd’hui, quand ces paroles arrivent aux nations, à ceux qui habitent l’univers, aux enfants de la terre, aux fils des hommes, au riche, au pauvre, c’est-à-dire à tous ceux qui appartiennent à Adam comme à ceux qui appartiennent au Christ ; les uns disent : Tu es possédé du démon; les autres: « Ces paroles ne sont pas celles d’un possédé ». Les uns, en effet, marchent dans la voie du monde et n’écoutent .ces paroles que d’une manière passagère: les autres ne les accomplissent pas en vain, mais comme il est dit : « Prêtez l’oreille, vous qui  habitez la terre 5 ». Et quand ils vivent ainsi, le fruit est encore incertain. Quant à ceux qui font le mal et qui choisissent la vie du monde, « la mort sera leur pasteur » ; au lieu que ceux qui choisissent la vie de Dieu, auront

 

1. Sag. V, 3, 4. — 2. Jean, VIII, 48. — 3. Id. X, 20. — 4. Id. 21.— 5. Ps. XLVIII, 2.

 

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pour pasteur la vie elle-même. Car c’est la vie qui viendra juger et qui frappera de damnation, avec leur pasteur, ceux auxquels elle dira: « Allez au feu éternel, qui a été préparé au diable et à ses anges 1 ». Mais ceux qui ont reçu des insultes, et à qui leur foi a valu dérision, entendront de la vie elle-même qu’ils auront pour pasteur: « Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l’origine du monde 2. Les justes domineront donc les méchants » ; non point aujourd’hui, mais au matin. Que nul ne dise: Que me sert d’être chrétien? Je ne commande à personne, que du moins je domine les méchants. Ne vous pressez point; vous dominerez, mais au matin. « Et leur appui se consumera dans l’enfer, après la gloire dont ils auront joui ». Aujourd’hui ils sont dans la gloire, dans l’enfer elle sera consumée, Qu’est-ce que leur appui? l’appui de leurs richesses, l’appui de leurs amis,

l’appui de leur propre puissance. Mais à la mort de l’homme, en ce jour même périront toutes ses pensées 3. Autant il avait paru élevé en gloire, pendant qu’il vivait parmi hommes, autant la mort doit l’humilier, l’anéantir dans les supplices de l’enfer.

5. « Mais Dieu rachètera mon âme 4 ». Ecoutez le cri de l’espérance pour l’avenir:

« Toutefois Dieu rachètera mon âme ». C’est peut-être le cri de l’âme qui aspire après la délivrance de cette vie. Un homme est en prison: Dieu, dit-il, délivrera mon âme; un autre gémit dans les chaînes: Dieu délivrera mon âme; un troisième se trouve exposé à la mer, il est battu par les flots en courroux et tempétueux, que dit-il? Dieu délivrera mon âme. Ils veulent être délivrés des maux de cette vie. Telle n’est point la délivrance que l’on souhaite ici. Ecoutez la suite: « Dieu délivrera mon âme de la puissance de l’enfer, quand il m’aura pris sous sa garde ». Dès lors il est question de cette délivrance dont le Christ nous a donné le modèle en lui-même. Il est descendu aux enfers et ensuite remonté au ciel. Ce que nous avons vu dans le chef, nous le trouvons dans les membres. Notre foi dans le chef est basée sur la prédication de ceux qui ont vu ce qu’ils nous ont annoncé, et nous avons vu par leurs yeux, puisque nous sommes un même corps 5. Mais

 

1. Matt. XXV, 41.— 2. Id. 34.— 3. Ps. CXLV, 4.— 4. Id. XLVIII, 16— 5. I Cor. XII, 12; Rom. XII, 5.

 

ceux-là peut-être sont plus privilégiés, parce qu’ils ont vu, et peut-être le sommes-nous moins, parce que cela nous a été seulement prêché? Tel n’est point le langage de celui qui est la vie et notre pasteur. Car il reproche à un disciple son doute, et sa volonté de toucher ses plaies ; et quand ce disciple eut touché ses plaies, et se fut écrié : « Mon Seigneur et mon Dieu », comparant l’hésitation de ce disciple avec la foi de l’univers entier : « Vous avez cru », lui dit-il, « parce que vous avez vu: bienheureux ceux qui ne voient pas et qui croient 1 » . « Dieu toutefois rachètera mon âme de l’enfer, quand il m’aura pris sous sa garde ». Mais ici-bas que faut-il attendre? le labeur, l’angoisse, la tribulation, l’épreuve : n’espérez rien autre chose. Où donc sera la joie? Dans l’espérance de l’avenir. Car l’Apôtre a dit: « Soyons toujours dans la joie ». Au milieu de vos tribulations, « soyez toujours dans la joie, toujours dans la tristesse ». Toujours dans la joie, car il a dit: « Nous paraissons dans la tristesse, et pourtant nous sommes dans la joie 2 ». Il y a chez nous tristesse en apparence; mais il n’en est pas de même de notre joie. Pourquoi la tristesse n’est-elle qu’apparente ? parce qu’elle passera comme un songe, « et que les justes domineront au matin ». Car vous le savez, quiconque raconte un songe, ajoute comme ; c’était comme si je voyais, comme si je dînais, comme si j’étais à cheval, comme si je discutais. Toujours comme si, parce qu’en s’éveillant il n’a pas trouvé ce qu’il voyait. J’avais comme trouvé un grand trésor, dit un mendiant; sans ce comme, il ne serait pas mendiant; à cause du comme il est mendiant. Pour ceux dès lors qui ouvrent les yeux sur les plaisirs du monde, et savent y fermer leur coeur, ce comme passe rapidement et fait place à la réalité. Leur comme est la félicité de cette vie; la réalité, c’est la peine. Pour nous il y a comme une tristesse , et non comme une joie. Car l’Apôtre ne dit point: Soyez comme dans la joie, mais toujours tristes; ou : Comme dans la joie et comme dans la tristesse; mais bien : « Comme dans la tristesse, mais toujours dans la joie ». « Nous sommes semblables à des pauvres » ; il dit ici semblables au lieu de comme, « et nous enrichissons bien des hommes ». Et quand

 

1. Jean, XX, 28, 29. — 2. II Cor. VI, 10.

 

 

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l’Apôtre parlait ainsi, il ne possédait rien. Il avait tout abandonné, n’avait plus aucune richesse. Et que dit-il ensuite? « Comme ne possédant rien » ; ce dénûment est aussi un comme pour l’apôtre saint Paul. « Et possédant tout » ; ici il ne dit point comme. Il était pauvre en apparence; mais c’était bien en réalité, et non en apparence, qu’il enrichissait beaucoup d’hommes. Il était comme dénué, et toutefois il possédait, non plus en apparence, mais réellement toutes les richesses. Comment possédait-il en réalité toutes les richesses? Parce qu’il était uni au Créateur de toutes choses. « Toutefois », dit le Prophète, « le Seigneur  rachètera mon âme de l’enfer, quand il me prendra sous sa garde ».

6. Que deviendront ceux qui désirent les biens du monde? Tu verras un méchant dans les délices de cette vie, et ton pied chancellera peut-être, et tu diras en ton âme : Dieu, j’ai connu les actes de cet homme, les crimes qu’il a commis, et le voilà dans le bonheur, il fait trembler les autres, il domine, il s’élève; il n’a pas la moindre migraine, il n’essuie pas la moindre perte: et te voilà pris de doute contre ta foi, et ton coeur s’écrie : Malheur à moi ! c’est en vain que j’ai la foi, Dieu n’a aucun soin des choses d’ici-bas. Dieu donc vient nous éveiller, et que nous dit-il? « Ne crains point, lorsqu’un homme sera devenu riche 1». Pourquoi les richesses de cet homme t’inspiraient-elles de la crainte? Tu craignais d’avoir vainement cru en Dieu, d’avoir perdu le fruit de ta foi, l’espérance fondée sur ta conversion: un gain frauduleux s’est présenté, tu pouvais t’enrichir, échapper à la misère; mais les menaces de Dieu t’ont détourné de la fraude et fait mépriser un tel gain; tu en vois un autre qu’un gain frauduleux vient d’enrichir, qui est exempt de peines, et tu crains ton attachement pour la justice. « Ne crains pas », te dit l’Esprit-Saint, « quand un homme sera devenu riche ». Tu ne veux avoir des yeux que pour les biens présents. Ce sont des biens futurs que t’a promis celui qui est ressuscité, mais il n’a promis pour ici-bas ni le repos ni la paix. Tout homme cherche le repos : c’est un vrai bien, mais il ne cherche pas ce bien dans la région où il se trouve. La paix n’est point de cette vie; c’est dans le ciel que l’on nous promet ce que nous cherchons ici-bas:

 

1. Ps. XLVIII, 17.

 

c’est dans le siècle à venir que l’on nous promet ce que nous cherchons dans le présent.

7. « Ne crains point quand un homme est devenu riche, et qu’il étend la gloire de sa maison ». Pourquoi ne pas craindre? « Car à sa mort, il n’emportera pas toutes ses richesses 1 ». Tu le vois vivant, pense à son trépas. Tu vois ce qu’il possède, vois ce qu’il doit emporter avec lui. Que doit-il emporter? Il a des monceaux d’or, des monceaux d’argent, de grands domaines, de nombreux esclaves : il meurt, et tout cela va rester il ne sait à qui. Quand même il le laisserait à ceux qu’il veut enrichir, il ne saurait le conserver à ceux à qui il désire le conserver. Plusieurs en effet ont acquis ce qu’on ne leur avait point laissé, et plusieurs ont perdu ce qu’ils avaient reçu en héritage. Tout cela va donc rester, et qu’emportera-t-il avec lui ? Mais, dira-t-on, il emporte au moins le linceul dont on l’enveloppe, et ce que l’on dépense pour lui ériger un tombeau de marbre, qui perpétuera sa mémoire. Et moi je vous dis : Non, pas même cela. On fait tout cela pour un homme privé de tout sentiment. Qu’on orne ainsi un homme dans son lit, profondément endormi, il aurait du moins ces ornements avec lui; et peut-être que, quand il serait couvert de ces riches vêtements, il se croirait en songe couvert de haillons. L’objet qu’il se représente lui fait une plus vive impression qu’un objet qu’il ne voit pas. Bien qu’il n’en doive pas juger ainsi à son réveil, néanmoins l’impression de ce qu’il voyait en songe était plus forte que celle de tout ce qu’il ne voyait pas. Donc, mes frères, que les hommes se disent : Que l’on fasse à ma mort de somptueuses dépenses, qu’ai-je à faire de si riches héritiers? Ils auront dans mes biens une assez forte part ; il est bien juste que j’en détache une partie pour mon corps. Que peut posséder une chair déjà morte? que peut posséder une chair déjà en pourriture, une chair privée de sentiment? Si cet homme, dont la langue était desséchée 2, possédait quelque chose, que l’homme, j’y consens, emporte de son bien. Est-ce bien là, mes frères, ce que nous lisons dans l’Evangile? Ce riche avait-il dans les flammes ses vêtements de soie et de lin? Etait-il dans les enfers comme dans ses festins somptueux ? Non, il n’avait point toutes ses richesses quand la soif le

 

1. Ps. XLVIII, 18. — 2. Luc, XVI, 24.

 

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dévorait et qu’il demandait un goutte d’eau. L’homme n’emporte donc rien avec lui, et ce n’est point lui qui reçoit ce que l’on donne à sa sépulture. Il n’y a d’homme, que quand il y a sentiment. Où il n’y a plus de sentiment, il n’y a plus d’homme. On voit seulement par terre le vase qui renfermait l’homme, la maison qui le renfermait. Nous appelons le corps une maison, et l’âme est le maître qui y demeure. Cette âme est donc tourmentée dans les enfers : de quoi lui sert que le corps soit enveloppé de précieux tissus, dans les parfums et dans les aromates? Comme si tu ornais les murailles d’un palais dont le maître est en exil. Voilà cet homme qui souffre de la faim et de la soif dans l’exil, à peine a-t-il une hutte où il puisse prendre son sommeil, et tu dis: Qu’il est heureux d’avoir un si beau palais! Qui ne prendra ta parole pour une folie ou pour une raillerie? Tu ornes le corps, et l’âme est dans les tourments. Fais quelque chose pour l’âme, et tu auras fait quelque chose pour le mort. Mais que lui donneras-tu, quand il a désiré une goutte d’eau sans l’obtenir? Il n’a pas voulu jeter avant lui quelque peu de son bien. Pourquoi n’a-t-il pas voulu? Parce que « cette voie est pour eux la voie du scandale ». Il n’a envisagé que la vie présente, il n’a eu d’autre souci que d’être enseveli dans des habits précieux. Son âme lui est enlevée, selon cette parole du Sauveur: « Insensé, on va cette nuit te redemander ton âme, et à qui appartiendra ce que tu as amassé 1 ? » Ainsi s’accomplit en lui cette parole de notre psaume : « Ne craignez point, quand un homme sera enrichi, et quand sa gloire s’étendra sur sa famille; car en mourant il n’emportera pas toutes ses richesses, et sa gloire ne le suivra point dans le tombeau ».

8. « Son âme a reçu des bénédictions en cette vie 2 ». Redoublez d’attention, mes frères: « Son âme a reçu des bénédictions en cette vie ». Tant que ce riche a vécu, il s’est fait du bien. Tel est le langage de tous, langage bien faux. Le bien n’était que dans l’esprit de celui qui le bénissait, et non dans réalité. Que dis-tu, en effet? qu’il a mangé, qu’il a bu, qu’il a fait à sa volonté, qu’il a vécu dans les festins splendides, et qu’ainsi il s’est fait du bien? Et moi, je dis qu’il s’est fait du mal. Car ce n’est point moi, mais Jésus-Christ

 

1.  Luc, XII, 20. — 2. Ps. XLVIII, 19.

 

qui dit que cet homme s’est fait son malheur. Quiconque voyait ce riche chaque jour en festin, croyait qu’il se traitait bien, et quand il a dû brûler dans les enfers, ce que l’on croyait bien, est devenu un mal, car il digérait dans les enfers ses festins d’ici-bas. Je parle de l’iniquité qui faisait sa nourriture. Sa bouche charnelle prenait des mets délicats, et la bouche de son coeur se repaissait d’iniquité. Cette nourriture de l’injustice que prenait ici-bas la bouche de son coeur, voilà ce qu’il digérait dans les supplices de l’enfer. Le plaisir de manger ne dura qu’un temps, la digestion sera éternelle. On mange donc l’iniquité, me dira quelqu’un? que signifie manger l’iniquité? Ce n’est point moi qui parle ainsi, mais bien l’Ecriture; écoutez: «Comme  le raisin vert est pour les dents, la fumée pour les yeux, telle est l’iniquité pour celui qui la commet 1 ». Se nourrir en effet de l’iniquité, ou la commettre volontiers, c’est ne plus se nourrir de la justice. Or, la justice est un pain. Quel pain? « Je suis le pain de vie descendu du ciel 2 ». Tel est le pain de notre coeur. Celui qui mange des raisins verts en a les dents agacées et ne peut plus manger de pain, il ne peut plus que dire qu’il est bon sans pouvoir y toucher; ainsi en est-il de celui qui s’est nourri d’iniquité, qui a donné le péché en pâture à son coeur; incapable de manger le véritable pain, il en est réduit à louer la parole de Dieu sans l’accomplir. Pourquoi ne l’accomplit-il point? A peine se met-il en devoir, qu’il est pris de douleur, de même que nos dents nous font souffrir, quand nous voulons manger du pain après avoir mangé des raisins verts. Mais que font ceux qui ont les dents agacées? Ils s’abstiennent pendant quelque temps de manger des raisins verts, et leurs dents reprennent cette solidité, qui leur permet de manger du pain. Ainsi en est-il de nous qui faisons l’éloge de la justice. Si nous voulons en faire notre aliment, abstenons-nous de toute iniquité, et alors naîtra dans notre coeur non-seulement le bonheur de louer la justice, mais le bonheur de nous en nourrir. Qu’un chrétien dise : Dieu sait que j’aime le bien, mais que je ne puis le faire : il a les dents agacées, longtemps il s’est nourri d’iniquité. On se nourrit donc de justice? Si elle n’était pas un aliment, Dieu ne dirait point: « Bienheureux ceux qui ont

 

1. Prov. X, 26.— 2. Jean, VI, 41.

 

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faim et soif de la justice 1». Donc, puisque « l’âme de cet homme sera bénie pendant sa vie », les bénédictions seront ici-bas pour lui, et les tourments après la mort.

9. « Il vous louera si vous lui faites du bien ». Considérez cette vérité, qu’elle vous nourrisse, qu’elle soit enracinée dans vos coeurs et soit votre aliment. Voyez ces hommes, gardez-vous de leur ressembler prenez garde surtout à ces paroles : « Il vous louera, si vous lui faites du bien». Combien de chrétiens, mes frères, qui remercient Dieu seulement quand il leur arrive quelque bien? C’est accomplir cette parole : « Il vous bénira quand vous lui ferez quelque bien ». Il vous bénira et dira : Véritablement vous êtes mon Dieu : il m’a délivré de ma prison et je le bénirai. Il lui survient quelque bonheur, et il bénit Dieu; quelque malheur, et il blasphème. Quel fils es-tu donc, pour qu’un père te déplaise alors qu’il te châtie? Le ferait-il si tu ne lui déplaisais? Et si tu lui déplaisais au point d’encourir sa haine, voudrait-il te redresser? Rends donc grâces à celui qui te redresse, afin que tu puisses recueillir l’héritage du Dieu qui te châtie. Te redresser, c’est te perfectionner; et s’il te redresse fortement, c’est qu’il te réserve un héritage précieux. Si tu compares en effet ces châtiments avec les biens qu’il te réserve, tu trouveras que ces châtiments ne sont rien. Saint Paul nous dit à ce propos : « Les afflictions si courtes et si légères de la vie présente, nous préparent un poids incroyable de gloire ». Mais pour quel moment? « Ne considérons point les choses visibles, mais bien les choses invisibles; non plus celles du temps, mais celles de l’éternité. Ce que l’on voit est passager, ce que l’on ne voit pas est éternel 2 ». Et ensuite : « Les douleurs de la vie présente  ne sont-point comparables à la gloire future qui doit éclater en nous 3 ». Qu’est-ce donc que ta douleur? Mais, diras-tu, elle dure toujours, soit, Depuis ta naissance, dans tous les âges jusqu’à l’extrême vieillesse, jusqu’à la mort, tu dois souffrir comme Job; qu’un homme endure depuis l’enfance ce que Job a enduré quelque temps, néanmoins les douleurs passeront et auront une fin; la récompense de ces douleurs sera éternelle. Ne compare plus les maux avec les biens, mais le temps avec l’éternité, si tu le peux.

 

1. Matt. V, 6. — 2. II Cor. IV, 17, 18. — 3. Rom. VIII, 18.

 

10. « Il vous bénira si vous lui faites du bien e ». Qu’il n’en soit pas ainsi de vous, mes frères; considérez que, si je vous tiens ce langage, si nous chantons ce psaume, si je me fatigue à vous l’expliquer, c’est pour vous détourner d’en agir de la sorte. Vos occupations deviennent pour vous une épreuve : souvent dans votre négoce vous entendez la vérité, et alors vous blasphémez, vos blasphèmes retombent sur l’Eglise. Pourquoi? parce que vous êtes chrétiens. S’il en est ainsi, je vais chez Donat, direz-vous, je veux me faire païen. Pourquoi? Parce que vous avez touché le pain du bout des dents, et que vos dents étaient agacées. A la vue de ce pain, vous le vantiez : vous y avez mis la dent et vous l’avez sentie endolorie; c’est-à-dire que vous applaudissez en écoutant la parole de Dieu, mais que vous blasphémez, quand on vous dit : Faites ceci. N’agissez plus de la sorte ; dites plutôt : Ce pain est excellent, mais je ne puis en manger; au lieu que maintenant tu le bénis en le voyant des yeux, et tu te récries:

Qu’il est mauvais ! qui donc l’a fait? dès que tu en goûtes. Par cette conduite tu bénis Dieu quand il te fait du bien; et pour toi, dire : «Je bénirai le Seigneur en tout temps, sa louange sera toujours en ma bouche 1 », c’est là un véritable mensonge. Ce que chantent vos lèvres doit aussi sortir de votre coeur. Tu as chanté dans l’Eglise : « Je bénirai le Seigneur en tout temps ». Comment en tout temps? s’il t’arrive en tout temps quelque gain, tu le bénis en tout temps ; mais qu’un jour arrive la perte, et alors aussi arrive le blasphème, et non la louange : est-ce bien là le bénir en tout temps? est-ce bien là sa louange qui est toujours dans ta bouche? Tu ressemblerais à celui dont le Prophète a dit : « Il vous bénira, Seigneur, quand vous lui aurez fait quelque bien ».

11. « Il ira jusqu’où sont allés ses pères 2»; c’est-à-dire qu’il imitera ses ancêtres. Les méchants d’aujourd’hui ont des frères, ont une lignée. Les méchants d’autrefois sont les pères de ceux d’aujourd’hui; et les méchants d’aujourd’hui sont les pères des méchants à venir; de même que les anciens justes sont les pères de ceux d’aujourd’hui, comme ceux d’aujourd’hui les pères des justes qui viendront après eux. L’Esprit-Saint a voulu nous montrer que la justice n’est point à condamner,

 

1. Ps. XXXIII, 2. — 2. Id. XLVIII, 20.

 

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bien que les méchants blasphèment contre elle, mais que ces hommes ont leur père dans la suite des âges. Adam eut deux fils; chez l’un fut l’iniquité, chez l’autre la justice:

Caïn était méchant, mais Abel était juste. Or, l’iniquité sembla dominer la justice, puisque l’injuste Caïn tua le juste Abel 1, pendant la nuit. Etait-ce le matin? Mais au matin les justes prévaudront sur les méchants. Ce matin viendra donc et l’on verra où est Abel, où est Caïn. Ainsi en est-il de tous ceux qui auront suivi Caïn, comme de ceux qui auront suivi Abel. « Il ira jusqu’où sont allés ses pères: il a perdu la lumière pour toujours». Quand il était en cette vie, il était dans les ténèbres, s’applaudissait des faux biens, n’aimait point les véritables : voilà pourquoi il sera précipité dans l’enfer, et passera des ténèbres de l’illusion aux ténèbres des tourments. Donc « ils seront éternellement privés de lumière ».  Mais pourquoi? Voici à la fin du psaume la réponse donnée au milieu : « L’homme était en honneur, il ne l’a pas compris, il s’est comparé aux animaux sans raison et leur est devenu semblable 2 ».

 

1. Gen. IV, 8.— 2. Ps. XLVIII, 21.

 

Quant à vous, mes frères, considérez que vous êtes les hommes créés à l’image de Dieu, et à sa ressemblance 1. Cette image est intérieure en vous, elle n’est pas dans votre corps; ni ces oreilles que vous voyez, ni ces yeux, ni ces narines, ni ce palais, ni ces mains, ni ces pieds ne sont à la ressemblance de Dieu, qui est néanmoins en vous : où est l’intelligence, où est l’esprit, où est la raison qui recherche la vérité, où est la foi, où est votre espérance, où est votre charité, là est aussi l’image de Dieu. C’est au moins là que vous comprenez et que vous voyez que tout passe ici-bas, comme il est dit dans un autre psaume : « Quoique l’homme passe avec l’image de Dieu, il est néanmoins inutilement troublé: il amasse, et ne sait pour qui 2. Ne vous troublez donc point: quels que soient ces biens, si vous êtes élevés en honneur et intelligents, vous verrez qu’ils passent bien vite. Car si vous n’êtes point élevés en honneur, et si vous n’avez point l’intelligence, vous êtes comparés aux animaux sans raison, et vous leur devenez semblables.

 

1. Gen. I, 26. — 2. Ps. XXXVIII, 7.

 

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