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LETTRE CIV. (Au mois de mars de l'année 409.)

 

Dans l’histoire des premiers temps de l'Eglise, il y a toujours profit à voir un chrétien converser on correspondre avec un païen, et quand ce chrétien est un génie comme saint Augustin, le profit est incomparable. La supériorité de la lettre suivante tient beaucoup assurément à la supériorité de l'évêque d'Hippone, mais elle tient beaucoup aussi à l'excellence du sentiment chrétien: Combien saint Augustin domine Nectarius! Par la seule force de la doctrine évangélique, il est, plus que lui, homme, moraliste et philosophe. De temps en temps sa droiture s'indigne et sa, mansuétude s'étonne de ce qu'on lui prête. Le désir passionné de gagner les lunes à la vérité éclate ici comme partout soue ta plumé de ce grand homme.

 

AUGUSTIN A SON ILLUSTRE, HONORABLE  ET CHER SEIGNEUR  ET FRÈRE NECTARIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

 

1. J'ai lu la réponse que votre bienveillance m'a adressée bien longtemps après la lettre que, je vous ai envoyée; car je vous avais écrit quand mon saint frère et collègue Possidius: était encore au milieu de nous et avant qu'il s'embarquât; et la lettre que vous avez  bien voulu lui remettre pour moi; je l'ai reçue le sixième jour des calendes d'avril (1), près de huit mois après la mienne. J'ignore absolument, comment ma lettre ou la vôtre ont éprouvé un si long retard. Peut-être votre sagesse a-t-elle dédaigné de me répondre d'abord et ne l'a-t-elle fait que depuis peu. Si c'est là la cause, je. m'en étonne. Avez-vous entendu dire quelque chose que nous ne sachions pas encore? Mon frère Possidius qui, permettez-moi de le dire, aime vos concitoyens d’un amour beaucoup plus salutaire que vous-même, a-t-il obtenu contre eux des, décisions terribles? Vous semblez le craindre. lorsque, dans votre lettre, vous me demandez de me représenter « l'état d'une ville d'où l'on arrache des citoyens pour les conduire au supplice, les gémissements des mères, des épouses, des enfants., des parents ; la honte qui accompagne ceux qui reviennent après avoir, subi la torture, le renouvellement des douleurs par la vue des blessures et des cicatrices. » A Dieu, ne plaise que nous fassions ou que nous sollicitions jamais rien de, pareil,contre aucun de nos ennemis ! Mais, je vous le répète, si la renommée vous a apporté, quelque chose de semblable, dites-le-nous plus clairement, pour que nous puissions aviser à l'empêcher, ou que nous sachions quoi répondre aux gens qui le croiraient.

 

1. Le 26 mars,

 

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2. Voyez plutôt ma lettre à laquelle vous avez été si lent  à répondre; j'y ai suffisamment exprimé mes sentiments; mais vous l'avez, je crois, oubliée, et vous me dites des choses qui n'y ont aucun rapport. Vous avez cru vous rappeler mes paroles, et vous m'avez prêté ce que je n'ai pas dit. Vous prétendez trouver à la fin de ma lettre qu'on ne demande ni tête ni sang pour venger l'Eglise, mais qu'il faut ôter aux coupables les biens qu'ils craignent tant de perdre. Voulant montrer ensuite combien cela est mal, vous ajoutez que la spoliation vous paraît plus rigoureuse que la mort. Et pour achever de faire connaître de quels biens il s'agit ici, vous continuez et me dites que j'ai dû voir souvent dans les livres « que la mort ôte le sentiment de tous les maux et qu'une vie d'indigence rend malheureux pour toujours. » Puis vous concluez « qu'il est plus triste de vivre misérablement que de trouver par la mort le terme de toutes les misères. »

3. Et moi je ne me souviens pas d'avoir jamais lu qu'une vie d'indigence rend malheureux pour toujours; je ne l'ai lu ni dans nos livres saints, à l'étude desquels j'avoue avec regret m'être appliqué trop tard, ni dans vos livres que j'ai eus entre les mains dès mon enfance. La pénible pauvreté n'a jamais été un péché; elle est pour les pécheurs une espèce de contrainte et de punition. Et parce que quelqu'un a été pauvre, il n'y a pas pour cela à craindre après cette vie un malheur éternel pour son âme; et quant à ce monde, il ne saurait y avoir aucun malheur éternel, puisque la vie d'ici-bas n'est pas éternelle, et n'est pas même de longue durée, à quelque âge, à quelque vieillesse qu'on parvienne. Ce que j'ai lu plutôt dans les livres dont vous me parlez, c'est qu'elle est courte cette vie dont nous jouissons et où vous supposez qu'on puisse trouver un malheur éternel. Dans quelques-uns de vos ouvrages, on dit, il est vrai, que la mort est la fin de tous les maux; mais tous vos auteurs ne pensent pas ainsi. Épicure est de ce sentiment, et aussi ceux qui croient que l'âme est mortelle. Mais d'autres philosophes, que Cicéron appelle consulaires pour montrer en quelle grande estime il tient leur autorité, ne croient pas qu'à la mort l'âme s'éteigne ; ils croient qu'elle passe d'un monde à un autre, et que, selon le bien ou le mal qu'elle a fait, elle trouve éternellement la félicité ou la misère. Cela s'accorde avec les saints livres dans lesquels je voudrais être savamment versé. Oui, la mort est la fin des maux, mais pour ceux dont la vie a été chaste, pieuse, fidèle, innocente, non pour ceux qui, passionnément épris des frivolités et des vanités du temps, prouvent qu'ils sont misérables par la corruption même de leur volonté pendant qu'ils se croient heureux au milieu des joies du monde, et qui, après la mort, sont forcés non-seulement de reconnaître de plus grandes misères, mais même de les sentir.

4. Et comme ces vérités se retrouvent fréquemment dans quelques-uns des grands hommes que vous honorez le plus et dans tous nos livres, craignez, ô vous qui aimez votre patrie de la terre, craignez pour vos concitoyens, non pas une vie d'indigence, mais une vie de plaisir : ou si vous redoutez pour eux la pauvreté, engagez-les plutôt d'éviter cette pauvreté qui ne cesse de convoiter, quelque magnifiques que soient les biens dont on jouisse sans pouvoir se rassasier, cette pauvreté qui, selon l'expression de vos auteurs, reste toujours la même dans l'abondance comme dans le besoin. Toutefois, dans la lettre à laquelle vous avez répondu, je n'ai pas dit qu'il faille punir vos concitoyens, ennemis de l'Eglise, en les condamnant à cette indigence, qui est la privation du nécessaire, et que la pitié ne délaisse pas, cette pitié dont vous avez cru devoir m'écrire qu'elle se révèle dans la nature de nos oeuvres, quand nous soutenons les pauvres, quand nous cherchons à soulager les malades et que nous appliquons des remèdes pour les souffrances du corps; et d'ailleurs un tel état d'indigence est plus profitable qu'une abondance de toutes choses pour assouvir les mauvais désirs. Mais à Dieu ne plaise que je croie qu'il faille réprimer de la sorte les gens de Calame dont il s'agit ici !

5. Repassez ma lettre si cependant elle vous a paru mériter non d'être relue quand vous avez dû me répondre, mais d'être conservée pour qu'on la reinette sous vos yeux quand vous la redemanderez ; repassez donc ma lettre et voyez ce que j'y ai dit; vous y trouverez ceci à quoi vous avouerez sans doute que vous n'avez pas répondu : « Nous ne songeons pas à satisfaire à des sentiments de colère en vengeant le passé, mais nous cherchons miséricordieusement à pourvoir aux intérêts de l'avenir. Les méchants peuvent être punis par les chrétiens non-seulement avec douceur, mais d'une façon qui leur est utile (189) et salutaire; car les méchants ont de quoi soutenir la santé de leur corps, ont de quoi vivre, ont de quoi mal vivre. Que la vie et la santé demeurent sauves, afin que le repentir soit possible; voilà ce que nous souhaitons, ce que nous demandons avec instance, autant qu'il est en nous, et même par de laborieux efforts. Mais quant aux ressources pour mal vivre, si Dieu veut les retrancher comme nuisibles , il punira très-miséricordieusement. » Si vous aviez eu ces paroles présentes à l'esprit quand vous avez bien voulu me répondre, vous auriez jugé qu'il était plus odieux qu'obligeant de me demander de ne pas livrer à la mort ou à la torture les gens pour lesquels vous intercédez; car j'ai dit qu'il ne fallait pas toucher à leur corps. Vous n'auriez pas craint non plus que je voulusse les réduire a l'indigence et à la charité d'autrui, puisque j'ai dit qu'il fallait leur laisser de quoi vivre. Mais ils ont de quoi mal vivre, c'est-à-dire, pour ne pas parler d'autre chose, ils ont les moyens de fabriquer des statues de faux dieux en argent; c'est afin de conserver ces faux dieux, de les adorer, de continuer à leur égard un culte sacrilège, qu'ils mettent le feu à l'Eglise de Dieu, qu'ils livrent à la cupidité de la multitude la subsistance des pauvres, amis de Dieu, et qu'ils répandent le sang; et vous qui prenez souci de cette ville, pourquoi craignez-vous de retrancher ce qui serf d'instrument à ces mauvais desseins, et pourquoi voulez-vous entretenir et accroître par une fâcheuse impunité l'audace de nos ennemis? Apprenez-nous, dites-nous clairement quel mal il y aurait à punir les coupables de cette façon et dans cette mesure. Faites bien attention à ce que nous disons, de peur que, sous le semblant d'une prière, vous ne dénaturiez nos paroles pour les changer contre nous en insinuations accusatrices.

6. Que vos concitoyens se recommandent au respect par la pureté de leurs moeurs et non point par le superflu de leurs biens : nous ne voulons pas que la punition les amène à la charrue de Quintius ni au foyer de Fabricius. La pauvreté ne rendit pas méprisables ces chefs de la république romaine, mais elle ne les rendit que plus chers à leurs concitoyens, et plus dignes de gouverner la république. Nous ne souhaitons même pas, nous ne prétendons pas qu'il ne reste aux riches de votre cité que dix livres d'argent comme à ce Ruffin deux fois consul; et le censeur d'alors, dans sa louable sévérité, jugea qu'il y avait là encore quelque chose à retrancher. Les moeurs d'un siècle corrompu nous obligent à traiter si doucement aujourd'hui les âmes amollies, que la mansuétude chrétienne regarderait comme excessif ce qui parut juste aux censeurs de l'ancienne Rome. Et voyez la différence : à Rome il s'agissait de punir la possession de dix livres d'argent comme une faute ; il s'agirait ici, à cause des torts les plus graves, de réduire les coupables à la possession de dix livres d'argent ce qui fut considéré alors comme un crime, nous le voulons aujourd'hui comme le châtiment d'un crime. Mais on peut et on doit adopter un terme moyen qui, d'un côté,. n'aille pas à cette sévérité, et, de l'autre, empêche l'impunité de se montrer trop triomphante et trop audacieuse, et empêche surtout de coupables et malheureuses imitations pour lesquelles seraient réservées des peines terribles cachées. Accordez-nous au moins que ceux-là craignent pour leur superflu qui incendient et dévastent notre nécessaire. Qu'il nous soit permis de rendre service à nos ennemis et de faire en sorte qu'ils n'accomplissent pas ce qui leur est nuisible, en leur donnant des craintes pour des biens dont la perte ne l'est pas. Il n'y a ici que l'utilité d'un bon conseil et nullement la pensée de venger des crimes : par là on ne condamne pas à des supplices, on en préserve.

7. Lorsque, même au prix de quelque douleur, on ne laisse pas un homme inconsidéré s'accoutumer à des méfaits qu'il faudra expier par des peines terribles, on est semblable à celui qui saisirait violemment un enfant aux cheveux pour l'empêcher de jouer avec des serpents; cette manière de l'aimer pourrait  sembler rude, mais aucun de ses membres ne serait atteint, et le péril auquel on l'aurait arraché en l'effrayant était un péril de mort. Nous ne sommes pas bienfaisants parce que nous faisons ce qu'on nous demande, mais parce que nous faisons quelque chose de profitable à celui qui le sollicite. Souvent ce n'est pas en donnant, mais en refusant que nous rendons service. De là ce proverbe : « Ne donnez pas une épée à un enfant, » « pas même à votre fils unique, » dit Cicéron, car plus nous aimons quelqu'un, moins nous devons lui confier ce qui peut le mettre en grand péril: et si je ne me trompe, lorsque Cicéron disait ceci, il traitait des richesses. On peut donc utilement ôter les choses (190) dont le mauvais usage est un danger. Quand des médecins jugent,qu'il faut brûler ou couper ce qui est pourri, ils sont miséricordieux en -ne tenant aucun compte des larmes qu'ils voient couler. Si, petits enfants, ou même déjà un peu grands, nous avions toujours obtenu grâce de nos parents ou de .nos maîtres, qui de nous ne serait devenu insupportable? qui de nous eût appris quelque chose de bon? ces peines s'infligent non point par cruauté, mais par prévoyance. Je vous en prie, ne cherchez pas uniquement en tout ceci à satisfaire aux désirs de vos concitoyens; pesez soigneusement toute chose. Si vous ne pensez point au passé, et le,mal passé ne peut plus ne pas être, songez un peu à l'avenir ; réfléchissez, non pas à ce que demandent et souhaitent vos concitoyens, mais à ce qui leur est bon. Nous ne prouverons pas certainement que nous les aimons beaucoup, si nous ne nous préoccupons que de la crainte d'être moins aimés d'eux, en ne pas faisant ce qu'ils désirent. Et n'est-ce pas dans vos propres livres qu'on rend hommage au chef de la patrie plus attentif à servir le peuple qu'à faire sa volonté ?

8. « La qualité de la faute, dites-vous, importe peu lorsqu'on demande pardon. » Vous auriez raison de dire cela quand il s'agit, non pas de punir, mais de corriger ses hommes. A Dieu ne plaise, qu'un coeur chrétien se laisse aller à condamner quelqu'un pour le plaisir de la vengeance ! A Dieu ne plaise que pour pardonner il attende ou fasse attendre une prière ! Le devoir du chrétien est ici de se défendre de toute haine, de ne pas rendre le mal pour le mal, d'éteindre dans son âme -tout désir de nuire, de ne chercher aucune satisfaction dans le châtiment .ordonné par la loi; son devoir n'est pas de ne pourvoir à rien, de fermer les yeux et de laisser faire les méchants. Car il peut arriver qu'un homme, enflammé de haine contre un autre, ne fasse rien pour le corriger, et que rempli d'amour pour quelqu'un il l'afflige en voulant le rendre meilleur.

9. « Le repentir, comme vous l'écrivez, obtient le pardon et purifie le coupable; » mais c'est le repentir inspiré par la vraie religion et qui se préoccupe du futur jugement .de Dieu ; et non pas celui qui se produit ou dont on fait semblant sur l'heure, moins en vue d'effacer une faute pour l'éternité, que pour épargner un tourment à cette périssable vie. Ainsi, les chrétiens qui ont .participé aux désordres de Calame, soit en ne portant pas secours à l'église livrée au feu, soit en prenant leur part de rapines impies, et qui ont avoué leurs fautes et demandé pardon, se sont montrés avec un douloureux repentir à l'efficacité duquel nous croyons ; ce qui suffit à leur correction, c'est cette foi de leurs âmes qui leur apprend tout ce qu'ils doivent redouter du jugement de Dieu. Mais quel repentir pourrait guérir ceux qui non-seulement négligent de reconnaître la source divine au pardon, mais :même ne cessent de s'en moquer et de la blasphémer? et pourtant nous ne gardons dans notre coeur aucune animosité contre eux, Dieu le sait et le voit, lui dont nous craignons. le jugement et dont nous espérons le secours .dans la vie présente et dans la vie future. Nous pensons même ne leur être pas inutile, si ces hommes qui ne craignent :pas Dieu craignent quelque chose, qui ne soit pas une atteinte à leurs besoins mais un coup porté à leur superflu. Il ne faut pas qu'une déplorable sécurité devienne pour eux une raison d'offenser plus audacieusement ce Dieu qu'ils méprisent, et inspire à d'autres le désir de les imiter et même de faire pis. Enfin nous prions Dieu pour ceux en faveur de qui vous nous priez, mais c'est pour qu'il les ramène vers lui, pour qu'il purifie leurs âmes par le foi, et qu'il leur apprenne à faire une véritable et salutaire pénitence.

10. Vous nous permettrez donc de vous le dire : nous aimons plus que vous, nous aimons d'une affection d'autant plus réglée et plus utile ceux contre qui vous nous croyez courroucés, que nous demandons pour eux qu'ils évitent de plus grands maux et qu'ils obtiennent de plus grands biens. Si vous les aimiez à votre tour comme Dieu veut qu'on aime et non pas comme les hommes ont coutume d'aimer; si vous étiez sincère dans ce que vous me dites de votre plaisir à m'entendre vous exhorter au culte et à la religion du Dieu qui est au-dessus de tous, non-seulement vous souhaiteriez à vos concitoyens ces biens religieux, mais vous les devanceriez vous-même à la poursuite de ce bien divin. C'est ainsi que toute cette affaire entre vous et moi se terminerait avec une grande et pieuse joie. C'est ainsi que vous mériteriez cette céleste patrie vers laquelle je vous invitais à lever les yeux et dont vous avez aimé, dites-vous, à m'entendre :parler ; vous la mériteriez en témoignant un (191) véritable et pieux amour à ,cette patrie qui vous a engendré selon la chair, en cherchant à obtenir pour vos concitoyens la grâce de la félicité éternelle au lieu de ces vaines joies du temps et de ces funestes impunités.

11. Vous avez ici les pensées et les voeux de mon coeur dans celte affaire. Quant à ce qui est caché dans le conseil de Dieu, je l'ignore, je l'avoue, car je suis homme : mais quel que  soit son dessein, il est juste, sage, immuable, et incomparablement meilleur que tous les desseins des hommes; car c'est:avec vérité qu'il est écrit dans nos livres : « Il y a diverses  pensées dans le coeur de l'homme mais le conseil du Seigneur demeure éternellement (1). » Quant,à ce .que le temps apporte aux facilités ou aux difficultés qui peuvent naître, à la résolution nouvelle qui peut tout à coup sortir de la correction des coupables ou de l'espoir de leur amendement; soit que Dieu, dans son indignation, les punisse plus terriblement en leur accordant la complète impunité qu'ils demandent; soit qu'il lui plaise de les châtier miséricordieusement comme nous le jugeons convenable, ou de les frapper d'une punition plus dure, mais plus salutaire, pour leur inspirer de recourir sincèrement à sa clémence plutôt qu'à celle des hommes cet changer en joies les rigueurs qui se préparaient, ce sont là des choses qu'il sait, mais que nous ignorons. Pourquoi donc entre votre Excellence. et moi tous ces inutiles efforts avant le temps? laissons un  peu là les soins dont l'heure n'est pas venue, et si vous le voulez bien, occupons-nous de ce qui presse toujours. Il n'y a pas de moment où il ne convienne et ne faille faire quelque chose pour plaire à Dieu. La perfection élevée jusqu'à l'absence de tout péché dans l’homme est impossible dans cette vie, ou du moins très-difficile ; voilà pourquoi on doit d'abord recourir à la grâce de celui à qui on peut dire en toute vérité ce qu'un poète flatteur a dit à je ne sais quel illustre personnage, et le poète avoue pourtant l'avoir reçu de Cumes comme d'une inspiration prophétique :

« Sous un chef tel que vous, s’il reste encore quelques traces de notre crime, elles s'effaceront, et la terre sera délivrée des craintes qui l'agitaient toujours (2). »

Avec un tel chef en effet, tous les péchés étant pardonnés, on parvient à la céleste patrie

 

1. Prov. XIX, 21. — 2. Virg., églogue 4.

 

que je me suis efforcé de recommander à votre amour, et dont  vous avez aimé que je vous parle.

12. Mais vous avez dit que toutes les lois aspirent à cette céleste patrie par des voies et des sentiers différents, et je crains que, pensant y arriver par la voie où vous êtes, vous ne vous pressiez pas assez d'entrer dans la seule voie qui peut y conduire. Mais en réfléchissant de nouveau à l’expression dont vous vous êtes servi, il une semble que j'ai quelque raison d'expliquer ainsi le sens que vous y attachez : vous n'avez pas dit que toutes les lois, par des voies et des sentiers divers, y conduisent, la font voir, la trouvent, y aboutissent ou l'obtiennent, ou quelque chose dans ce genre; en disant que toutes les lois y aspirent, vous avez employé un mot qui, tout pesé et examiné, ne signifie pas la possession mais le désir de posséder. Par là vous n'avez :pas exclu la religion véritable et vous n'avez pas admis les religions fausses; assurément celle-là aspire qui sait conduire, mais toute loi qui aspire au bien n'y conduit pas, et quiconque y parvient est sûrement heureux. Or nous voulons tous être heureux, c'est-à-dire nous aspirons au bonheur, mais nous tous qui le voulons nous ne le pouvons pas, c'est-à-dire nous ne pouvons pas tous atteindre à ce que nous désirons. Pour obtenir il faut donc suivre non-seulement la voie où l’on aspire, mais la voie où l'on arrive, laissant les autres pèlerins du monde sur les chemins du désir et sans espoir d'atteindre au but. On ne ferait pas fausse route si on n'aspirait à rien eu si on arrivait à la possession de la vérité désirée. Mais si vous parlez de voies différentes et non contraires; si vous entendez par voies différentes ce que nous entendons par ces préceptes divers qui tous contribuent à une sainte vie, les uns de charité ou de patience, les autres do fidélité ou de miséricorde, ou d'autres encore, non seulement on aspire à la céleste patrie par ces voies et ces sentiers divers, mais même on la trouve. Dans nos saintes Ecritures il est parlé des voies et de la voie; des voies comme dans ce passage : « J'enseignerai vos voies aux méchants, et les impies se convertiront à vous (1) ; » de la voie comme dans ce verset : « Conduisez-moi dans votre voie, et je marcherai dans votre vérité (2). » Ces voies et cette voie ne sont pas différentes; elles n'en forment

 

1. Ps. L, 15. — 2. Ps. LXXXV, 11.

 

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toutes qu'une seule et c'est d'elles que la même Ecriture dit ailleurs : « Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité. » Pour les considérer attentivement, il faudrait un discours étendu, et l'esprit y trouverait bien des douceurs : je pourrais le faire une autre fois, s'il en était besoin.

13. Je crois en avoir assez dit aujourd'hui pour répondre à votre Excellence; et puisque le Christ a dit : « Je suis la voie (1), » c'est en lui qu'il faut chercher miséricorde et vérité, de peur que nous n'errions en cherchant ailleurs, et que nous ne suivions la voie qui désire au lieu de la voie qui mène. Mais si nous suivions la voie où l'on tient tous les péchés pour égaux, comme nous serions rejetés bien loin de la patrie de la vérité et du bonheur ! Quoi de plus absurde et de plus insensé que de prétendre que celui qui a ri avec quelque excès et celui qui, d'une main sauvage, a livré sa patrie aux flammes, aient péché de la même manière? Cette opinion de certains philosophes n'est pas une de ces voies différentes par où l'on arrive aux célestes demeures, mais c'est une voie détestable qui mène à la plus pernicieuse erreur; vous ne l'avez pas alléguée comme étant conforme à votre propre sentiment, mais elle a été pour vous comme un argument en faveur de vos concitoyens : vous auriez ainsi voulu que nous eussions pardonné à ceux qui ont incendié l'église de Calame, comme nous l'aurions fait à des gens qui se seraient laissés aller à quelques paroles contre nous.

14. Mais voyez comment vous arrangez tout cela. « Et si, dites-vous, selon l'opinion de  quelques philosophes, toutes les fautes sont égales, on doit leur accorder un pardon commun. » Cherchant ensuite à prouver l'égalité de tous les péchés, vous ajoutez et vous dites: « Un homme s'emporte en parlant, il a péché; il aura dit des injures ou commis des crimes, il a péché de la même manière. » Ce n'est pas là prouver une opinion, c'est exposer tout simplement un sentiment détestable. Vous dites: « Il a péché de la même manière;» mais aussitôt on vous répondra qu'il a péché autrement. Vous exigez peut-être que je le prouve, mais avez-vous prouvé qu'il y avait eu égalité dans les péchés? Faut-il écouter encore ce que vous ajoutez: « Quelqu'un a dérobé le bien d'autrui, cela compte parmi les fautes? »

 

1. Jean, XIV, 6.

 

Et ici vous avez senti vous-même quelque honte: vous n'avez pas osé dire qu'on a péché de la même manière, mais, dites-vous, « cela compte parmi les fautes. » Il n'est pas question ici de savoir si c'est une faute ajoutée aux autres, mais s'il y a eu égalité. Et si les deux sont égales parce que toutes les deux sont des fautes, les rats et les éléphants sont égaux parce que les uns et les autres sont des animaux; les mouches et les aigles aussi parce que les uns et les autres volent.

15. Vous continuez et vous dites: « Il a violé des lieux sacrés et des lieux profanes, ce n'est pas une raison pour lui refuser le pardon. » Cette profanation des lieux sacrés vous conduit au crime de vos concitoyens; mais vous-même ne la mettez pas sur la même ligne qu'une parole de colère; vous demandez seulement pour eux le pardon qu'on a raison de demander à des chrétiens, à cause de l'abondance de leur compassion, et non pas à cause de la gravité des péchés. Je vous ai cité, plus haut, ces paroles de nos saints livres « Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité (2). » C'est pourquoi ils obtiendront miséricorde, s'ils ne haïssent pas la vérité. On n'assimilera pas leurs fautes à un simple emportement de discours; mais ce pardon est dû, de droit chrétien, à tout homme qui se repent, quelles que soient l'énormité et l'impiété de ses crimes. Pour vous, homme digne de louanges, n'allez pas, je vous prie, enseigner ces paradoxes des stoïciens à votre Fils Paradoxe, que nous désirons voir grandir pour vous dans la vraie piété et le vrai bonheur. Quoi de plus détestable pour ce jeune homme et de plus dangereux pour vous-même, que s'il mettait sur la même ligne une injure faite à un étranger, et, je ne dis pas un parricide, mais une simple injure adressée à un père !

16. Vous faites donc bien, dans l'intérêt de vos concitoyens, de nous rappeler la miséricorde des chrétiens et non pas la dureté des stoïciens, laquelle, au lieu de servir votre cause, lui nuirait beaucoup. Car cette miséricorde sans laquelle ni vos regrets ni vos prières ne sauraient nous fléchir, les stoïciens la tiennent pour un défaut, ils la chassent tout à fait du coeur d'un sage, et veulent qu'il soit de fer et inflexible. Mieux vaudrait pour vous vous souvenir de votre Cicéron qui, adressant des louanges à César, lui disait : « La plus admirable

 

1. Ps. XXIV, 10.

 

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et la plus charmante de vos vertus est la miséricorde (1). » Combien elle doit plus éclater parmi la société chrétienne, dont le chef a dit: « Je suis la voie (2), » et qui connaît ces paroles: « Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité (3). » Ne craignez donc pas que nous cherchions à faire périr des innocents, nous qui ne voulons pas même livrer les coupables au supplice qu'ils ont mérité : la miséricorde chrétienne nous le défend, cette miséricorde que nous aimons dans le Christ avec la vérité. Mais celui qui, pour ne pas attrister la volonté des pécheurs, favorise et nourrit les vices en les épargnant, celui-là, dis-je, n'est pas plus miséricordieux que l'homme qui ne veut pas arracher un couteau à un enfant de peur de l'entendre pleurer, et ne songe pas qu'il peut le voir blessé ou mort. Réservez donc pour un autre temps ce que vous avez à faire auprès de nous en faveur de ces hommes que vous n'aimez pas plus que nous, mais que vous aimez moins, pardonnez-moi de vous le dire; répondez-nous plutôt ce que vous pensez de la voie religieuse que nous suivons, et dans laquelle nous vous pressons d'entrer pour que vous parveniez avec nous à cette patrie d'en-haut, dont vous aimez à vous entretenir, nous le savons et nous nous en réjouissons.

17. Vous dites que si, parmi les citoyens de notre patrie terrestre, tous ne sont pas innocents, quelques-uns le sont; mais vous ne le prouvez point, comme vous pouvez le remarquer en relisant ma lettre. En répondant à l'endroit où vous exprimez le désir de laisser votre patrie florissante, je vous disais qu'elle n'avait eu pour nous que des épines et non des fleurs, et vous croyez que j'ai voulu jouer avec des mots ! Quoi ! il y aurait place pour des jeux d'esprit en présence de pareils malheurs! Hélas ! ce que j'ai dit n'est que trop vrai. Les ruines de l'église incendiée fument encore, et nous y trouverions à badiner ! Quoique à mes yeux il n'y ait d'innocents, à Calame, que les absents ou les victimes, ou ceux qui n'ont pu empêcher ces désordres, faute de moyens et d'autorité, cependant j'ai distingué dans ma lettre les grands coupables de ceux qui le sont moins, j'ai fait une part différente à ceux qui ont craint de braver de puissants ennemis de l'Église et à ceux qui ont voulu le mal, à ceux qui l'ont

 

1. Pro Ligario.

2. Jean, XIV, 16. — 3. Ps., XXIV, 10.

 

fait, à ceux qui l'ont inspiré: nous n'avons rien demandé contre les inspirateurs de ces déplorables violences, parce que la recherche de la vérité aurait exigé des tortures dont nous repoussons la pensée avec horreur. Selon la doctrine de vos stoïciens, ils seraient tous coupables de la même manière, puisque toutes les fautes sont égales; et la dureté de ce système proscrivant en même temps la miséricorde comme une faiblesse, ne vous réserverait point ici un pardon général, mais une générale et égale punition. Laissez donc le plus loin possible ces philosophes que vous avez invoqués à l'appui de votre cause; souhaitez plutôt que nous agissions comme des chrétiens, et que, selon nos voeux, nous gagnions au Christ les coupables à qui nous pardonnons, de peur que le pardon ne devienne leur malheur. Que le Dieu miséricordieux et véritable vous accorde la vraie fidélité !

  

 

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