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LETTRE CXXI   (Octobre 410.)

 

Saint Paulin soumet à saint Augustin des difficultés tirées de psaumes, des épîtres de saint Paul et de l'Evangile. Cette lettre de l'évêque de Nole a des endroits remarquables, l'endroit surtout où il commente les dernières paroles du Sauveur expirant.

 

1. Des difficultés me sont venues à l'esprit lorsque déjà le porteur de cette lettre était au moment de s'embarquer et qu'il m'obligeait de me hâter; je ne pourrai donc que vous en soumettre quelques-unes; l'éclaircissement de ces difficultés sera comme la couronne de la réponse que j'espère recevoir de vous. Si ces passages sont clairs en eux-mêmes et obscurs pour moi seul, qu'aucun de vos sages fils qui pourront assister à la lecture de ma lettre ne rie de mon ignorance ; mais qu'il cherche à m'instruire dans un mouvement de fraternelle charité, afin que je sois du nombre des voyants, du nombre de ceux qui, illuminés par vos leçons, comprennent les merveilles de la loi du Seigneur.

2. Expliquez-moi donc, béni docteur d'Israël, ce passage du quinzième psaume: « Il a rendu toutes ses volontés admirables parmi ses saints qui sont sur la terre. Leurs infirmités se sont multipliées; ensuite ils ont couru. » Qui appelle-t-il des saints et des saints sur la terre? Sont-ce ces Juifs qui, enfants d'Abraham selon la (242) chair, mais n'étant pas enfants de  la promesse, but sépares de la race qui est appelée en Isaac (1) ? Le  Psalmiste dit-il qu'ils sont saints sur la terre parce qu'ils le sont par leur origine, mais qu'ils appartiennent à la terre par leur vie et leurs sentiments, goûtant les choses d'ici-bas et vieillissant dans la lettre par l'observation charnelle de la loi, ne renaissant pas pour être de nouvelles créatures parce qu'ils n'ont pas reçu Celui par qui tout ce qui est ancien a passé et est devenu nouveau ? Peut-être sont-ils appelés saints dans ce psaume comme ils sont appelés justes dans ce passage de l'Evangile où le Seigneur dit : « Je ne suis pas venu appeler les justes; mais les pécheurs (2) » Il s'agit ici de ces justes qui se glorifient dans. la sainteté de leur origine et dans la lettre de la loi et à, qui il est dit: « Ne vous glorifiez pas dans Abraham, votre père, parce que Dieu est assez puissant pour faire naître, des pierres mêmes, des enfants à Abraham (3). » Une image de ces justes nous, est retracée dans le pharisien qui publiait dans le temple ses justices comme pour les rappeler au Seigneur qui n'en aurait rien su ; il ne priait pas pour être exaucé, mais pour exiger le prix de ses oeuvres, bonnes en elles-mêmes, mais désagréables à Dieu, parce que l'orgueil avait détruit ce que la justice avait édifié ; il ne priait pas en silence, mais élevait la voix et, voulant être entendu des hommes, il montrait que ce n'était pas pour Dieu qu'il parlait; et comme il se plaisait à lui-même, il ne plut pas à Dieu. « Le Seigneur, dit le Psalmiste, a brisé les os des hommes qui se plaisent à eux-mêmes. Ils ont été couverts de confusion parce que Dieu les a méprisés (4). » Dieu qui ne méprise point un coeur humble et contrit.

3. Enfin dans cette même parabole de l'Evangile où le pharisien et le publicain sont mis en scène, le Seigneur montre manifestement ce qu'il aime, ce qu'il repousse en l'homme (5). « Dieu, comme il est écrit, résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles (6). » Aussi nous déclare-t-il que le publicain sortit du temple bien plus justifié par la confession de ses péchés que le pharisien par l'énumération de ses justices. C'est bien avec raison que ce louangeur de lui-même s'en alla rejeté de la face de Dieu ; il faisait profession de savoir la loi, mais il avait oublié cette parole du Seigneur dans le prophète Isaïe : « Sur qui habiterai-je, si ce n'est sur celui qui est humble et paisible, et qui tremble à mes discours (7)? » Mais cet accusateur de lui-même dans un coeur contrit est reçu de Dieu et obtient le pardon de ses péchés par la grâce de l'humilité, tandis que le pharisien, avec sa sainteté judaïque, sort du temple chargé du poids de ses péchés parce qu'il s'est vanté d'être saint. Il est représenté par ces juifs dont parle l'Apôtre, qui, désirant établir leur propre justice qui vient de la loi, ne se sont point

 

1. Rom. IX, 6, 7. —  2. Matth. IX, 13. — 3. Ibid. III, 9. — 4. Ps. LII, 6. — 5. Luc, XVIII, 10-14. — 6. Jacq. IV, 6. — 7. Isaïe, LXVI, 2.

 

soumis à la justice de Dieu (1) qui vient de la fat et quia été imputée à justice à notre père Abraham, non comme récompense de ses oeuvres (2), mais parce qu'il a cru à la toute-puissance de Dieu : auprès de ce Dieu celui-là est véritablement juste qui vit de la foi, et le saint n'est pas sur la terre, mais dans le ciel, car il marche selon l'esprit et non selon la chair; sa conversation est dans les cieux ; il n'attend pas sa gloire de la circoncision de la chair, mais de la circoncision du coeur, qui s'accomplit invisiblement, non par la lettre, mais par l'esprit: aussi la louange ne lui vient point des hommes, mais de Dieu.

4. « Il a rendu ses volontés admirables parmi eux, » lisons-nous dans le même verset; je crois que par ces mots le Seigneur veut dire qu'il a d'abord allumé au milieu d'eux le flambeau de la loi, et que ce sont les premiers à qui il ait donné des préceptes pour bien vivre. « Car, dit-il, il a fait connaître ses voies à Moise et ses volontés aux enfants d'Israël (3). » Ensuite il a accompli parmi eux le mystère de sa miséricorde, il est né d'une vierge de leur nation et s'est fait homme avec leur chair de la race de David; il a opéré des guérisons miraculeuses, sur eux et devant eux. Ces prodiges n'ont pas suffi pour qu'ils crussent en lui ; bien plus, ils l'ont blasphémé en disant: « Si cet homme était de Dieu, il ne guérirait pas les jours de sabbat (4) ; »   et encore : « Il ne chasse les démons qu'au nom de Beelzébut, prince des démons (5). » Leur esprit étant ainsi aveuglé par une impiété endurcie, leurs infirmités et leurs ténèbres se sont multipliées.

5. Mais que veulent dirent ces mots: « Ensuite ils ont marché rapidement? » Est-ce dans la pénitence, comme on voit dans les Actes des apôtres ceux qui touchés de la prédication du bienheureux Pierre, crurent en celui qu'ils avaient crucifié, et, se hâtant d'expier un si grand crime, coururent vers le don de la grâce (6) ? Ou bien, comme les forces de l'âme s'appuient sur la foi et, la charité de Dieu, cela veut-il dire que les infirmités se sont multipliées pour ces impies sans foi et sans charité et dont l'impiété avait frappé les âmes de maladies mortelles? Car le Christ est la lumière et la vie des croyants, et la santé est sous

ses ailes; aussi  ne faut-il pas nous. étonner de l'accroissement mortel des ténèbres et des infirmités de ceux qui n'ont pas reçu la lumière et la vie et qui n'ont pas voulu demeurer sous les ailes du Seigneur. Il l'a dit lui-même avec des larmes dans son Evangile : souvent il a voulu les réunir sous ses ailes comme la poule rassemble ses petits, et ils ne l'ont pas voulu (7) ! Leurs infirmités s'étant multipliées, où donc ont-ils couru? C'est peut-être pour aller demander le crucifiement du Seigneur et arracher sa condamnation à Pilate avec des cris impies, comblant ainsi la mesure de leurs pères, tuant le Seigneur de ces mêmes prophètes que leurs pères avaient fait mourir et par lesquels avait été annoncée la venue de ce Sauveur

 

1. Rom. X, 3. — 2. Ibid.IV, 2, 3. — 3. Ps. CI, 7. — 4. Jean, IX, 16. — 5. Matth. XII, 24. — 6. Act. II, 37-41. — 7. Matth. XXIII, 37.

 

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du monde. « Ensuite ils ont couru, car leurs pieds sont légers pour répandre le sang. Le brisement et le malheur sont dans leurs voies, et ils n'ont point connu la voie de la paix (1), » c'est-à-dire le Christ qui dit: « Je suis la voie (2). »

6. Dans le psaume suivant je trouve ce passage dont je désire l'explication : « Leur ventre a été rempli de vos biens cachés, Ils ont été rassasiés de la chair de porc. » Ou bien comme on me dit qu'il est écrit dans quelques psautiers : « Ils ont été rassasiés par le nombre de leurs enfants, car ils ont laissé ce qui leur est resté à leurs petits-enfants (3). »

7. Un endroit du psaume LVIII m'étonne: le Fils à ce que je comprends, parle à son Père des Juifs ennemis. Après avoir dit plus haut: « Voilà qu'ils parleront eux-mêmes dans leur bouche, et un glaive est sur leurs lèvres; » il dit un peu plus bas : « Ne les faites pas mourir, de peur qu'on n'oublie votre loi. Dispersez-les dans votre puissance , et détruisez-les , Seigneur (4). » Nous voyons ceci s'accomplir jusqu'à ce jour, car leur ancienne gloire est détruite, et, dispersés au milieu des nations, ils vivent sans temple, sans sacrifices, sans prophètes. Mais pourquoi nous étonnerions-nous que le Seigneur est déjà prié par son prophète pour qu'on ne le fit pas mourir, lui qui priait encore pour eux au moment de sa passion et quand ils le conduisaient au supplice : « Mon Père, disait-il, pardonnez-leur, car ils  ne savent ce qu'ils font (5) » Mais ces mots : « De peur qu'on n'oublie votre loi » semblent faire entendre la nécessité de l'existence des juifs, même sans la foi de l'Evangile, et j'avoue que ceci me paraît obscur. Que peuvent, en effet, leur servir le souvenir et la méditation fie la loi pour le salut qu'on obtient par la foi seule ? Serait-ce par hasard que, pour honorer la loi elle-même et la race d'Abraham, la lettre de l'ancienne loi doive subsister dans la portion terrestre de cette race charnelle, qui a été comparée au sable de la mer, parce que la lecture de la loi peut être, au profit de quelques-uns, une lumière qui conduirait à la foi du Christ, la fin de la loi et des prophètes, le Sauveur figuré et prophétisé dans tous les livres juifs? Espérerait-on que de ces impies sortirait toute une génération d'élus, pris dans chaque tribu, et représentés par les douze mille à qui la révélation du bienheureux Jean rend ce témoignage, par la voix de l'ange, que restés sans tache et préservés de toute souillure humaine, ils se rapprocheront plus familièrement du Roi éternel? Il est dit d'eux particulièrement: « Ils suivront l'Agneau partout où il ira, parce qu'ils ne se sont pas souillés avec les femmes, car ils sont vierges (6).»

8. Dans le LXVIIIe psaume, entre autres passages obscurs, je vous marque celui-ci : « Cependant Dieu brisera les têtes de ses ennemis, de ceux qui promènent dans leurs péchés le sommet de

 

1. Ps. XIII, 3. — 2. Jean, XIV, 6. — 3. Ps. XVI, 14.

4. Et desirue eos, Domine. Dans la Vulgate nous lisons : Et depone eos, protector meus, Domine.

5. Luc. XXIII, 34. — 6. Apoc. XIV, 4.

 

leurs cheveux (1). » Qu'est-ce que promener dans les péchés le sommet de ses cheveux? Le Psalmiste n'a pas dit le sommet de la tête mais le sommet des cheveux; or les cheveux n'ont pas de sentiment. Veut-il montrer un homme plein de péchés? il est écrit : « Tout coeur est dans la douleur, des pieds à la tête (2). » Un peu au-dessous le prophète dit : « Afin que la langue de vos chiens se trempe dans celui de vos ennemis (3). » Que signifie celui? et ces chiens sont-ils les gentils que le Seigneur appelle de ce nom dans l'Evangile  (4) ? ou bien donnerait-il ce nom de chien aux chrétiens qui vivent comme des gentils, et dont la part sera celle qui est réservée aux infidèles, parce qu'ils renient dans leurs actions le Dieu qu'ils adorent en paroles ?

9. Voilà pour le moment sur les psaumes; maintenant je vous proposerai quelque chose sur l'apôtre saint Paul. Il dit aux Ephésiens ce que, dans une autre épître (5), il avait déjà dit sur les degrés et les ordres établis de Dieu, selon les grâces diverses opérées par l'Esprit-Saint. Le Seigneur « a donné quelques-uns pour apôtres, quelques-uns pour prophètes, d'autres pour évangélistes, d'autres encore pour pasteurs et docteurs, afin qu'ils travaillent à la perfection des saints (6) » et le reste. Je désire que vous me marquiez la différence entre ces noms et la qualité propre de ces offices et de ces grâces, ce qui regarde les apôtres, les prophètes, les évangélistes, les pasteurs, les docteurs. Je vois dans la diversité de ces noms quelque chose qui les rapproche et les unit tous, c'est le devoir d'enseigner. Ces prophètes placés ici après les apôtres ne sont pas ceux, je pense, qui les ont précédés dans l'ordre des temps, mais ceux à qui, même sous les apôtres, il a été donné d'expliquer les Ecritures, de voir dans les âmes ou de prédire l'avenir; c'est ainsi qu'Agabus annonça une famine prochaine (7) et lit connaître par ses paroles et par la ceinture de Paul ce que ce bienheureux apôtre devait souffrir à Jérusalem (8); je demande à savoir quelle différence il y a particulièrement entre pasteurs et docteurs, parce qu'on a coutume de donner l'un et l'autre nom à ceux qui ont autorité dans l'Eglise.

10. Que veut dire aussi l'Apôtre dans ces paroles adressées à Timothée . « Je recommande donc, avant toutes choses, qu'on fasse des supplications, des prières, des demandes, des actions de grâce pour tous les hommes (9) ? » Montrez-moi, je vous prie, le sens particulier de chacun de ces mots qui tous semblent n'exprimer que le devoir de la prière.

11 . Et ceci qu'il dit aux Romains, expliquez-le, moi, je vous en supplie, car j'avoue que je ne vois pas clair du tout dans ce passage; il s'agit des juifs : « Quant à l'Evangile, ils sont ennemis à cause de vous mais quant à l'élection,  ils sont aimés d cause de leurs pères (10). » Comment les mêmes sont-ils ennemis à cause de nous qui avons cru d'entre les gentils, comme si

 

1. Ps. LXVII , 22. — 2. Isaïe, I, 6. — 3. Ps. LXVII, 24. — 4. Matth. XV, 26. — 5. I Cor. XII, 28. — 6. Eph. IV, 11, 12. — 7. Act. XI, 28. — 8. Ibid, XXI,10, 11. — 9. I Tim. II, 1. — 10. Rom. XI, 28.

 

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les gentils n'avaient pas pu croire sans l'incrédulité des juifs, ou comme si Dieu, créateur de tous les hommes et qui veut les sauver tous et les conduire à la vérité (1), n'avait pas pu gagner les gentils et les juifs sans que ce fût aux dépens les uns des autres; et aimés à cause de leurs pères? S'ils ont été aimés, comment ne croient-ils pas et ne cessent-ils pas d'être ennemis de Dieu? « N'ai-je pas haï, dit-il, ceux qui vous baissaient, ô Dieu! et vos ennemis ne m'ont-ils pas fait sécher de douleur: ne les ai-je pas haï d'une haine parfaite (2)? » Je crois que c'est la voix du Père qui parle au Fils dans ce passage du Prophète, qui plus haut avait dit de ceux qui croient : « Vos amis, ô Dieu! ont été en honneur devant moi, et leur puissance s'est merveilleusement affermie (3).» Que leur sert pour leur salut, qui ne s'obtient que par la foi et la grâce du Christ, d'être aimés de Dieu à cause de la foi de leurs pères? Comment aimer utilement ceux qu'il est nécessaire de condamner pour s'être infidèlement séparés des prophètes et des patriarches de leur race et s'être faits les ennemis de l'Evangile du Christ? S'ils sont chers à Dieu, comment périront-ils? et s'ils ne croient point, comment ne périront-ils pas? Si c'est à cause de leurs pères qu'ils sont aimés et non point par leur propre mérite, comment ne seront-ils pas sauvés à cause de leurs pères? Mais lors même que Noé, Daniel et Job seraient au milieu d'eux, ils ne sauveraient pas des fils impies, seuls ils seraient sauvés (4).

12. Il est une autre chose qui me parait encore plus obscure, et que je vous prie de mettre en lumière. Je ne comprends pas du tout ce que dit l'Apôtre dans l'épître aux Colossiens : « Que nul ne vous séduise, en voulant marcher dans l'humilité et la religion des anges, en se mêlant de parler de ce qu'il ne sait point, enflé par les vaines imaginations d'un esprit charnel, et ne tenant pas au chef (5). » De quels anges parle-t-il? S'il est question des anges ennemis et mauvais, quelle est leur religion, quelle est leur humilité? Et quel est le maître de cette séduction qui, sous je ne sais quel prétexte d'une religion angélique, enseigne comme choses vues et découvertes ce qu'il n'à pas vu ? Sans doute, ce sont les hérétiques qui suivent et professent les doctrines des démons, et qui, dans leurs conceptions inspirées par l'esprit du mal, donnent leurs fantaisies pour des réalités et les sèment dans des coeurs prompts à s'ouvrir au mal (6) : voilà ceux qui ne tiennent pas au chef, c'est-à-dire au Christ, source de la vérité, dont la doctrine ne saurait rencontrer que des agressions insensées. Voilà les aveugles, conducteurs d'aveugles (7), dont je crois qu'il a été dit : « Ils m'ont abandonné, moi la source d'eau vive, et ils se sont creusé des citernes ruinées qui ne retiennent pas l'eau (8). »

13. L'Apôtre ajoute plus bas: « Ne mangez pas, ne goûtez pas, ne touchez pas ces choses, qui toutes donnent la mort par l'usage même qu'on en fait,

 

1. I Tim. II, 4. — 2. Ps. CXXXVIII, 21, 22. — 3. Ps. CXXXVIII, 17. — 4. Ezéch. XIV, 14 , 18. — 5. Coloss. II, 18, 19. — 6. I Tim. IV, 1, 2. — 7. Matth. XV, 14. — 8. Jérém. II, 13.

 

selon les prescriptions et les enseignements des hommes; elles ont une façon de sagesse dans leur superstition, et l'humilité : elles n'épargnent pas le corps et ne tiennent pas à honneur le rassasiement de la chair (1). » Quelles sont ces prescriptions auxquelles le docteur de la vérité reconnaît de la sagesse tout en déclarant que la vérité religieuse n'est pas là? Ne parle-t-il pas ici, peut-être, d'hommes semblables à ceux dont il dit dans l'épître à Timothée : « Ils ont l'apparence de la piété, mais ils en renient la vertu (2)? » Je vous demande donc spécialement de m'expliquer mot à plot ces deux endroits de l'épître aux Colossiens, parce que le bien et le mal me paraissent y avoir été confondus. Quoi d'aussi louable que la raison de la sagesse, et quoi d'aussi exécrable que la superstition de l'erreur? L'humilité qui plait tant à Dieu et qui est si digne de louanges dans la vraie religion est aussi attribuée, avec la raison de la sagesse, à ces hommes dont les doctrines et les actes sont assimilés à une nourriture de mort (3), parce qu'ils ne viennent pas de Dieu, et que tout ce qui ne vient pas de la foi est péché (4). Mais Dieu a dissipé les conseils des sages (5) qui sont des insensés devant lui, car leur prudence est celle de la chair qui ne peut être soumise à la loi de Dieu (6) ; il sait les pensées des hommes, il sait qu'elles sont vaines (7). Je demande quelle humilité, quelle raison de sagesse peuvent sortir selon l'Apôtre, d'une superstition venant de la doctrine des hommes. Je comprends peu ce qu'il dit par ces mots : Ne pas épargner le corps, ne pas tenir à honneur le rassasiement de la chair; parce qu'il y a, selon moi, une grande distinction à faire dans ce passage : car je crois que par ces paroles : Ne pas épargner le corps, il entend les abstinences feintes ou inutiles, comme les hérétiques ont coutume d'en pratiquer; les mots qu'il ajoute : non avec honneur, expriment l'état de ceux qui, accomplissant des oeuvres saintes en apparence, mais sans véritable foi, ne recueillent ni fruit ni honneur; ils agissent sous le coup d'un blâme mérité pour leurs détestables erreurs, et se transforment en ministres de justice. Lorsqu'il parle de rassasiement de la chair, il me parait contredire ses conseils qui tendent à ne pas épargner le corps. Celui-là, en effet, n'épargne pas le corps, qui dompte la chair par les jeunes, selon ces paroles du même apôtre : « Je châtie mon corps et le réduis en servitude (8).» Il y a loin de là au rassasiement de la chair. Peut-être cependant que, pour lui, rassasier sa chair, chose indigne surtout de ceux qui font profession de piété, c'est ne pas épargner le corps, dans le sens honorable où l'Apôtre recommande ailleurs à chacun de posséder honnêtement le vase de son corps (9) et de l'offrir à Dieu comme une hostie vivante qui lui soit agréable (10) : ceci ne serait pas le rassasiement de la chair, car l'âme perd la tempérance, et la chasteté est bien difficile avec un corps trop bien nourri.

14. Il me reste à proposer à votre béatitude quel

 

1. Col. II. 21, 22, 23. — 2. II Tim. III, 5. — 3. Coloss. II, 21, 22. — 4. Rom. XIV, 23. — 5. Ps. XXXII, 10. — 6. Rom. VIII, 7. — 7. Ps. XCIII, 11. — 8. I Cor. IX, 27. — 9. I Thess. IV, 4. — 10. Rom. XII, 1.

 

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quelques difficultés tirées des Evangiles; je ne vous dirai pas toutes celles qui se présentent à l'esprit durant les loisirs d'une lecture attentive (maintenant je n'aurais pas le temps de chercher dans les livres ou de chercher dans nies souvenirs), mais je me bornerai au peu qui s'offre à ma pensée pendant que je dicte cette lettre. Durant votre hiver à Carthage, vous m'avez écrit, en réponse à ma seconde demande, une lettre courte, mais pleine des enseignements de la foi sur la résurrection (1) ; je vous prie de me l'envoyer si vous l'avez conservée sur vos tablettes, ou au moins d'en reprendre pour moi le sens; vous le pouvez aisément. Quand même cette lettre ne se trouverait plus entre vos mains et que vous auriez dédaigné de lui faire place parmi vos ouvrages à cause de sa brièveté et de sa rédaction trop rapide, je vous demanderais d'en tirer la substance du trésor de votre coeur et de me l'adresser avec d'autres réponses que j'attends de vous; car, je l'espère, le Christ prolongera vos jours et les miens, afin que je profite du fruit de votre travail pour ces endroits de l'Écriture sur lesquels je vous ai consulté, vous qui voyez comme par l'oeil de Dieu lui-même et par qui ou en qui j'entendrai ainsi ce que Dieu me dira.

15. Expliquez-moi, je vous prie, comment et pourquoi le Seigneur, après sa résurrection, n'a pas été reconnu et l'a été, d'abord par les femmes qui, les premières, sont venues au sépulcre, puis par les deux disciples sur le chemin d'Emmaüs, et après par ses autres disciples à Jérusalem (2). Car il a ressuscité avec le même corps dans lequel il a souffert. Et pourquoi donc la forme de son corps n'était-elle pas la même? et si elle était la même, pourquoi ceux qui l'avaient vue auparavant ne la reconnurent-ils pas? Il y a, je crois, quelque signification mystérieuse à n'avoir pas été reconnu par ceux qui marchaient dans le chemin et à s'être révélé dans la fraction du pain. Cependant c'est votre sentiment, et non le mien, que je veux suivre.

16. Le Seigneur dit à Marie : « Ne me touchez pas, car je ne suis point encore monté vers mon Père (3). » S'il ne lui était pas permis de le toucher lorsqu'il était debout devant elle, comment l'aurait-elle touché après son ascension, à moins que ce ne soit par le progrès dans la foi et l'élévation de l'âme qui rapproche ou éloigne Dieu de l'homme, et que Marie n'ait douté du Christ, qu'elle avait pris pour un jardinier? C'est pour cela peut-être qu'elle mérita qu'il lui fût dit : « Ne me touchez pas. » Elle n'était pas jugée digne de toucher de la main le Christ qu'elle n'embrassait pas encore par la foi, qu'elle ne reconnaissait pas pour Dieu, puisqu'elle le prenait pour un jardinier; et pourtant, un peu auparavant, les anges lui avaient dit « Pourquoi cherchez-vous au milieu des morts celui qui est vivant (4)? » « Ne me touchez donc pas, car, pour vous, je ne suis point encore monté vers mon Père. » Ce qui voulait dire : Je ne vous parais encore qu'un homme : vous me toucherez plus tard, quand la foi vous aura élevée

 

1. Ci-dessus, lett. 95, pag. 161. — 2. Luc. XXIV, 16. — 3. Jean, XX, 17. — 4. Luc. XXIV, 6.

 

jusqu'au point de reconnaître qui je suis.

17. Dites-moi aussi comment vous comprenez les paroles du bienheureux Siméon, pour que je m'attache à votre sentiment. Étant venu au temple, par un mouvement de l'Esprit divin, afin devoir le Christ en face, d'après l'oracle de Dieu, et l'ayant reçu dans ses bras, il bénit le Seigneur enfant et dit à Marie : « Voici celui qui est établi pour la ruine et la résurrection de plusieurs en Israël, et il sera un signe de contradiction ; un glaive percera votre âme pour que les pensées de plusieurs coeurs soient manifestées (1). » Faut-il croire que Siméon ait prophétisé ici quelque passion de Marie qui n'a été écrite nulle part? Annonçait-il à Marie les angoisses qui l'attendaient au pied de la croix où serait attaché Celui qu'elle avait enfanté, alors que, comme une épée à deux tranchants, la croix atteindrait en même temps son Fils selon la chair, en son âme maternelle? Car je vois dans les Psaumes qu'il a été dit sur Joseph : « Ils l'humilièrent par des chaînes mises à ses pieds; le fer transperça son âme (2). » comme Siméon dit dans l'Évangile : « Et un glaive transpercera votre âme. » Il ne dit pas votre chair, mais votre âme, parce que là est le sentiment, et que la pointe de la douleur la déchire comme un glaive, soit quand on est outragé dans son corps, comme Joseph qui ne souffrit pas la mort, mais les injures, qui l'ut vendu ainsi qu'un esclave, enchaîné, emprisonné; soit quand on est torturé dans son coeur comme Marie, lorsque le sentiment maternel la conduisit au pied de la croix du Seigneur, en qui elle ne voyait que son Fils, pour pleurer sa mort avec toute la faiblesse humaine, et s'occuper de sa sépulture; elle ne pensait pas qu'il dût ressusciter, parce qu'une douleur profonde, en face de la Passion, cachait à ses yeux la foi de la merveille qui devait suivre. Voyant sa mère debout au pied de la croix, le Seigneur la consola non point avec les tremblantes faiblesses d'un mourant, mais avec la fermeté de celui qui meurt parce qu'il le veut; de celui qui tient la mort en sa puissance, qui vit en pleine vie et qui est certain de sa résurrection. Il dit à Marie, en lui montrant d'un regard l'apôtre Jean : « Femme, voilà votre fils; » et il dit à Jean qui était là : « Voilà votre mère (3). » Au moment où la mort sur la croix allait le faire passer de la fragilité humaine, qui l'avait fait naître d'une femme, à l'éternité de Dieu et à la gloire de son Père, il délègue à un homme les droits de la piété humaine et choisit le plus jeune de ses disciples pour confier, comme il convient, une mère vierge à un apôtre vierge. Il y a ici deux enseignements pour nous d'abord le Seigneur nous laisse un exemple de piété filiale lorsqu'il s'occupe ainsi de sa mère; en se séparant d'elle par le corps, il ne s'en séparait pas par ses soins; mais il n'allait même pas la quitter véritablement, puisqu'elle devait bientôt retrouver, par la résurrection, celui qu'elle voyait mourir sur la croix. Le second enseignement devait appartenir à la foi de tous : c'est par une secrète raison du conseil divin que le Seigneur choisit ces paroles pour donner à sa mère un

 

1. Luc. II, 34, 35. — 2. I Ps. CIV, 18. — 3. Jean. XIX, 26, 27.

 

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touchant témoignage de sa piété; il la donne pour mère à un autre, il veut que celui-ci la console à sa place; il présente en retour, ou plutôt, si j'ose parler ainsi, il engendre un nouveau fils à sa mère : c'était montrer qu'excepté lui-même, né de cette vierge, elle n'avait. pas eu et n'avait pas de fils. Le Sauveur n'aurait pas été tant occupé de consoler Marie, s'il n'avait pas été son fils unique.

18 Mais revenons aux paroles de Siméon, dont je ne puis saisir le sens : « Un trait (ou un glaive) transpercera votre âme, pour que les pensées de plusieurs coeurs soient manifestées. » Ceci, pris à la lettre, est pour moi tout à fait obscur; nous ne lisons nulle part que la bienheureuse Marie ait été tuée; Siméon n'a donc pu prédire qu'elle souffrirait par le glaive matériel. Mais il ajoute: « Afin que les pensées de plusieurs coeurs soient manifestées. » « Dieu, dit le Psalmiste, sonde les coeurs et les reins (1). » L'Apôtre, en parlant du jugement futur, dit que « Dieu manifestera alors les secrets des coeurs et ce qui est caché dans les ténèbres (2). » Le même apôtre, désignant spirituellement les armes célestes, dont nous devons être munis au fond de notre âme, dit que la parole de Dieu est le glaive de l'esprit (3), et dans l'épître aux Hébreux, il dit que cette « parole de Dieu est vive, efficace et plus pénétrante qu'un glaive à deux tranchants ; elle atteint jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit (4), » et le reste que vous connaissez. Quoi donc d'étonnant que la force toute de feu de cette parole et le double tranchant de ce glaive aient transpercé jadis l'âme de Joseph, et plus tard l'âme de la bienheureuse Marie? Nous ne sachons pas que le fer ait passé dans le corps de l'un ni de l'autre. Et afin qu'il soit plus évident que le prophète emploie ici le mot « fer » pour désigner le glaive de la parole, il ajoute dans le verset suivant : « La parole du Seigneur l'embrasa (5). » Car la parole de Dieu est une flamme et un glaive , comme le Verbe divin a dit lui-même : « Je suis venu apporter le feu sur la terre ; et que puis-je vouloir sinon qu'il s'allume (6) ? » Il dit ailleurs : « Je ne suis pas venu vous apporter la paix, mais le glaive (7). » Vous voyez qu'il a exprimé la force unique de sa doctrine par ces deux mots de flamme et de glaive. De quelle manière la passion et les douleurs de Marie se mêlent-elles à l'image de l'épée? Je désire savoir quel rapport peut avoir avec Marie la manifestation des pensées de plusieurs cœurs, et comment son âme. traversée, soit par un fer matériel, soit par le glaive spirituel de la parole de Dieu, a pu produire la révélation des pensées de plusieurs. Expliquez-moi surtout ces paroles de Siméon, parce que je ne doute pas qu'elles ne soient claires pour vous qui, à cause de la pureté de votre oeil intérieur, avez mérité que l'Esprit-Saint vous illumine c'est par cet Esprit qu'on peut voir et pénétrer jusque dans les profondeurs divines. Que Dieu ait pitié de moi par vos prières, qu'il fasse briller sur moi la lumière de sa face parle flambeau de votre parole, vénérable seigneur , très-heureux et très

 

 

1. Ps. VII, 10. — 2. I Cor. IV, V. — 3. Ephés. VI, 17. — 4. Hébr, IV, 12. — 5. Ps. CIV,19. —6. Luc. XII, 49. — 7. Matth, X, 34.

 

cher frère en Notre-Seigneur Jésus-Christ, mon maître dans la véritable foi, mon appui dans les entrailles de la charité !

 

 

 

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