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LES CONFESSIONSDE SAINT AUGUSTIN
LIVRE PREMIERENFANCE DE SAINT AUGUSTIN
Invocation. Ses premières années. Péchés de son enfance . Haine de létude . Amour du jeu.
DIEU EST EN LHOMME; LHOMME EST EN DIEU. DITES A MON AME : JE SUIS TON SALUT. ENFANCE DE LHOMME; ÉTERNITÉ DE DIEU. AVERSION POUR LÉTUDE; HORREUR DES CHATIMENTS. MALADE, IL DEMANDE LE BAPTÊME. DIEU TOURNAIT A SON PROFIT LIMPRÉVOYANCE MÊME QUI DIRIGEAIT SES ÉTUDES. VANITÉ DES FICTIONS POÉTIQUES QUIL AIMAIT. SON AVERSION POUR LA LANGUE GRECQUE. HOMMES PLUS FIDÈLES AUX LOIS DE LA GRAMMAIRE QUAUX COMMANDEMENTS DE DIEU. FAUTES DES ENFANTS, VICES DES HOMMES. IL REND GRACES A DIEU DES DONS QUIL A REÇUS DE LUI DANS SON ENFANCE.
CHAPITRE PREMIER.GRANDEUR DE DIEU.
1. « Vous êtes grand, Seigneur, et infiniment louable (Ps, CXLIV, 3) ; grande est votre puissance, et il s nest point de mesure à votre sagesse (Ps. CXLVI, 5). » Et cest vous que lhomme veut louer, chétive partie de votre création, être de boue, promenant sa mortalité, et par elle le témoignage de son péché, et la preuve éloquente que vous résistez, Dieu que vous êtes, aux superbes (I Petr. V, 5 )! Et pourtant il veut vous louer, cet homme, chétive partie de votre création! Vous lexcitez à se complaire dans vos louanges; car vous nous avez faits pour vous, et notre coeur est inquiet jusquà ce quil repose en vous. Donnez-moi, Seigneur, de savoir et de comprendre si notre premier acte est de vous invoquer ou de vous louer, et sil faut, dabord, vous connaître ou vous invoquer. Mais qui vous invoque en vous ignorant? On peut invoquer autre que vous dans cette ignorance. Ou plutôt ne vous invoque-t-on pas pour vous connaître? « Mais est-ce possible, sans croire ? Et comment croire, sans apôtre (Rom. X, 14) ? » Et: « Ceux. là loueront le Seigneur, qui le recherchent (Ps. XXI, 27). » Car le cherchant, ils le trouveront, et le .trou vaut, ils le loueront. Que je vous cherche Seigneur, en vous invoquant, et que je vous invoque en croyant en vous; car vous nous avez été annoncé. Ma foi vous invoque, Seigneur, cette foi que vous mavez donnée, que vous mavez inspirée par lhumanité de votre Fils, par le ministère de votre apôtre.
CHAPITRE II.DIEU EST EN LHOMME; LHOMME EST EN DIEU.
2. Et comment invoquerai-je mon Dieu, mon Dieu et Seigneur? car linvoquer, cest lappeler en moi. Et quelle place est en moi, pour quen moi vienne mon Dieu? pour que Dieu vienne en moi, Dieu qui a fait le ciel et la terre? Quoi! Seigneur mon Dieu, est-il en moi de quoi vous contenir? Mais le ciel et la terre que vous avez faits, et dans qui vous mavez fait, vous contiennent-ils? Or, de ce que sans vous rien ne serait, suit-il que tout ce qui est, vous contienne? Donc, puisque je suis, comment vous demandé-je de venir en moi, qui ne puis être sans que vous soyez en moi? et pourtant je ne suis point aux lieux profonds, et vous y êtes; « car si je descends en enfer je vous y trouve (Ps CXXXVIII,8). » Je ne serais donc point, mon Dieu, je ne serais point du tout si vous nétiez en moi. Que dis-je? je ne serais point si je nétais en vous, « de qui, par qui et en qui toutes choses sont (Rom. XI, 36.» (363) Il est ainsi, Seigneur, il est ainsi. Où donc vous appelé-je, puisque je suis en vous? Doù viendrez-vous en moi? car où me retirer hors du ciel et de la terre, pour que de là vienne en moi mon Dieu qui a dit: « Cest moi qui « remplis le ciel et la terre (Jérém. XXIII, 24)? »
CHAPITRE III.DIEU EST TOUT ENTIER PARTOUT.
3. Etes-vous donc contenu par le ciel et la terre, parce que vous les remplissez? ou les remplissez-vous, et reste-t-il encore de vous, puisque vous nen êtes pas contenu? Et où répandez-vous, hors du ciel et de la terre, le trop plein de votre être? Mais avez-vous besoin dêtre contenu, vous qui contenez tout, puisque vous nemplissez quen contenant? Les vases qui sont pleins de vous ne vous font pas votre équilibre; car sils se brisent, vous ne vous répandez pas; et lorsque vous vous répandez sur nous, vous ne tombez pas, mais vous nous élevez; et vous ne vous écoulez pas, mais vous recueillez. Remplissant tout, est-ce de vous tout entier que vous remplissez toutes choses? Ou bien, tout ne pouvant vous contenir, contient-il partie de vous, et toute chose en même temps cette même partie? ou bien chaque être, chacune; les plus grands, davantage; les moindres, moins? Y a-t-il donc en vous, plus et moins? Ou plutôt nêtes-vous pas tout entier partout, et, nulle part, contenu tout entier?
CHAPITRE IV.GRANDEURS INEFFABLES DE DIEU.
4. Quêtes-vous donc, mon Dieu? quêtes-vous, sinon le Seigneur Dieu? « Car quel autre Seigneur que le Seigneur, quel autre Dieu que notre Dieu (Ps XVII, 32)? » O très-haut, très-bon, très-puissant, tout-puissant, très-miséricordieux et très-juste, très-caché et très-présent, très-beau et très-fort, stable et incompréhensible, immuable et remuant tout, jamais nouveau, jamais ancien, renouvelant tout et conduisant à leur insu les superbes au dépérissement, toujours en action, toujours en repos, amassant sans besoin, vous portez, remplissez et protégez ; vous créez, nourrissez et perfectionnez, cherchant lorsque rien ne vous manque! Votre amour est sans passion; votre jalousie sans inquiétude; votre repentance, sans douleur; votre colère, sans trouble; vos oeuvre changent, vos conseils ne changent pas. Vous recouvrez ce que vous trouvez et navez jamais perdu. Jamais pauvre, vous aimez le gain; jamais avare, et vous exigez des usures. On vous donne de surérogation pour vous rendre débiteur; et quavons-nous qui ne soit vôtre? Vous rendez sans devoir; en payant, vous donnez et ne perdez rien. Et quai-je dit, mon Dieu, ma vie, mes délices saintes? Et que dit-on de vous en parlant de vous? Mais malheur à qui se tait de vous! car sa parole est muette.
CHAPITRE V.DITES A MON AME : JE SUIS TON SALUT.
5. Qui me donnera de me reposer en vous? Qui vous fera descendre en mon coeur? Quand trouverai-je loubli de mes maux dans livresse de votre présence, dans le charme de vos embrassements, ô mon seul bien? Que mêtes. vous? Par pitié, déliez ma langue! Que vous suis-je moi-même, pour que vous mordonniez de vous aimer, et, si je désobéis, que votre colère sallume contre moi et me menace de grandes misères? En est-ce donc une petite que de ne vous aimer pas? Ah! dites-moi, au non de vos miséricordes, Seigneur mon Dieu, dites-moi ce que vous mêtes. « Dites à mon âme : Je suis ton salut (Ps XXXIV, 3). » Parlez haut, que jentende. Loreille de mon coeur est devant vous, Seigneur; ouvrez-la, et « dites à mon âme : Je suis ton salut. » Que je coure après cette voix, et que je mattache à vous! Ne me voilez pas votre face. Que je meure pour la voir! Que je meure pour vivre de sa vue! 6. La maison de mon âme est étroite pour vous recevoir, élargissez-la. Elle tombe en ruines, réparez-la. Çà et là elle blesse vos yeux, je lavoue et le sais; mais qui la balayera 2 A quel autre que vous crierai-je : « Purifiez-moi de mes secrètes souillures, Seigneur, et nimputez pas celles dautrui à votre serviteur (Ps XVIII, 13-14)?» « Je crois, cest pourquoi je parle; Seigneur, vous le savez (Ps CXV, 10). » « Ne vous ai-je pas, contre moi-même, accusé mes crimes, ô mon Dieu, et ne mavez-vous pas remis la malice de mon cur Ps XXXI, 5)? » « Je nentre point en jugement (364) avec vous qui êtes la vérité (Job IX 2,3).» « Et je ne veux pas me tromper moi-même, de peur que mon iniquité ne mente à elle-même (Ps XXVI, 12).» « Non, je ne conteste pas avec vous; car si vous pesez les iniquités, Seigneur, Seigneur, qui pourra tenir Ps CXXIX,3)? »
CHAPITRE VI.ENFANCE DE LHOMME; ÉTERNITÉ DE DIEU.
7. Mais pourtant laissez-moi parler à votre miséricorde, moi, terre et cendre. Laissez-moi pourtant parler, puisque cest à votre miséricorde et non à lhomme moqueur que je parle. Et vous aussi, peut-être, vous riez-vous de moi? mais vous aurez bientôt pitié. Quest-ce donc que je veux dire, Seigneur mon Dieu, sinon que jignore doù je suis venu ici, en cette mourante vie, ou peut-être cette mort vivante? Et jai été reçu dans les bras de votre miséricorde, comme je lai appris des père et mère de ma chair, de qui et en qui vous mavez formé dans le temps; car moi je ne men souviens pas. Jai donc reçu les consolations du lait humain. Ni ma mère, ni mes nourrices ne semplissaient les mamelles: mais vous, Seigneur, vous me donniez par elles laliment de lenfance, selon votre institution et lordre profond de vos richesses. Vous me donniez aussi de ne pas vouloir plus que vous ne me donniez, et à mes nourrices de vouloir me donner ce quelles avaient reçu de vous; car cétait par une affection prédisposée quelles me voulaient donner ce que votre opulence leur prodiguait. Ce leur était un bien que le bien qui me venait delles, dont elles étaient la source, sans en être le principe. De vous, ô Dieu, tout bien, de vous, mon Dieu, tout mon salut. Cest ce que depuis ma dit votre voix criant en moi par tous vos dons intérieurs et extérieurs. Car alors que savais-je? Sucer, savourer avec délices, pleurer aux offenses de ma chair, rien de plus. 8. Et puis je commençai à rire, en dormant dabord, ensuite éveillé. Tout cela ma été dit de moi, et je lai cru, car il en est ainsi des autres enfants ; autrement je nai nul souvenir dalors. Et peu à peu je remarquais où jétais, et je voulais montrer mes volontés à qui pouvait les accomplir; mais en vain : elles étaient au dedans, on était au dehors; et nul sens né donnait à autrui entrée dans mon âme. Aussi je me démenais de tous mes membres, de toute ma voix, de ce peu de signes, semblables à mes volontés, que je pouvais, tels que je les pouvais, et toutefois en désaccord avec elles. Et quand on ne mobéissait point, faute de me comprendre ou pour ne pas me nuire, je memportais contre ces grandes personnes insoumises et libres, refusant dêtre mes esclaves, et je me vengeais delles en pleurant. Tels jai observé les enfants que jai pu voir, et ils mont mieux révélé à moi-même, sans me connaître, que ceux qui mavaient connu en mélevant. 9. Et voici que dès longtemps mon enfance est morte, et je suis vivant. Mais vous, Seigneur, vous vivez toujours, sans que rien meure en vous, parce quavant la naissance des siècles et avant tout ce qui peut être nommé au delà, vous êtes, vous êtes Dieu et Seigneur de tout ce que vous avez créé; en vous demeurent les causes de fout ce qui passe, et les immuables origines de toutes choses muables, et les raisons éternelles et vivantes de toutes choses irrationnelles et temporelles. Dites-moi, dites à votre suppliant; dans votre miséricorde, dites à votre misérable serviteur; dites-moi, mon Dieu, si mon enfance a succédé à quelque âge expiré déjà, et si cet âge est celui que jai passé dans le sein de ma mère ? Jen ai quelques indications, jai vu moi-même des femmes enceintes. Mais avant ce temps, mon Dieu, mes délices, ai-je été quelque part et quelque chose? Qui pourrait me répondre? Personne, ni père, ni mère, ni lexpérience des autres, ni ma mémoire. Ne vous moquez-vous pas de moi à de telles questions, vous qui mordonnez de vous louer et de vous glorifier de ce que je connais? 10. Je vous glorifie, Seigneur du ciel et de la terre, et vous rends hommage des prémices de ma vie et de mon enfance dont je nai point souvenir. Mais vous avez permis à lhomme de conjecturer ce quil fut par ce quil voit en autrui, et de croire beaucoup de lui sur la foi de simples femmes. Déjà jétais alors, et je vivais; et déjà, sur le seuil de lenfance, je cherchais des signes pour manifester mes sentiments. Et de qui un tel animal peut-il être, sinon de vous, Seigneur? et qui serait donc lartisan de lui-même? Est-il autre source doù être et vivre découle en nous, sinon votre toute-puissance, (365) ô Seigneur, pour qui être et vivre est tout un, parce que lEtre par excellence et la souveraine vie, cest vous-même; car vous êtes le Très-Haut, et vous ne changez pas; et le jour daujourdhui ne passe point pour vous, et pourtant il passe en vous, parce quen vous toutes choses sont, et rien ne trouverait passage si votre main ne contenait tout. Et comme vos années ne manquent point, vos années, cest aujourdhui. Et combien de nos jours, et des jours de nos pères ont passé par votre aujourdhui et en ont reçu leur être et leur durée; et dautres passeront encore, qui recevront de lui leur mesure dexistence. Mais vous, vous êtes le même; ce nest pas demain, ce nest pas hier, cest aujourdhui que vous ferez, cest aujourdhui que vous avez fait. Que mimporte si tel ne comprend pas? Quil se réjouisse, celui-là même, en disant Jignore. Oui, quil se réjouisse; quil préfère vous trouver en ne trouvant pas, à ne vous trouver pas en trouvant.
CHAPITRE VII.LENFANT EST PÉCHEUR.
11. Ayez pitié, mon Dieu! Malheur aux péchés des hommes! Et cest lhomme qui parle ainsi, et vous avez pitié de lui, parce que vous lavez fait, et non le péché qui est en lui. Qui va me rappeler les péchés de mon enfance? « Car personne nest pur de péchés devant vous, pas même lenfant dont la vie sur la terre est dun jour (Job XXV, 4). » Qui va me les rappeler, si petit enfant que ce soit, en qui je vois de moi ce dont je nai pas souvenance? Quel était donc mon péché dalors? Etait-ce de pleurer avidement après la mamelle? Or, si je convoitais aujourdhui avec cette même avidité la nourriture de mon âge, ne serais-je pas ridicule et répréhensible? Je létais donc alors. Mais comme je ne pouvais comprendre la réprimande, ni lusage, ni la raison ne permettaient de me reprendre. Vice réel toutefois que ces premières inclinations, car en croissant nous les déracinons, et rejetons loin de nous, et je nai jamais vu homme de sens, pour retrancher le mauvais, jeter le bon. Etait-il donc bien, vu lâge si tendre, de demander en pleurant ce qui ne se pouvait impunément donner; de semporter avec violence contre ceux sur qui lon na aucun droit, personnes libres, âgées, père, mère, gens sages, ne se prêtant pas au premier désir; de les frapper, en tâchant de leur faire tout le mal possible, pour avoir refusé une pernicieuse obéissance? Ainsi, la faiblesse du corps au premier âge est innocente, lâme ne lest pas. Un enfant que jai vu et observé était jaloux. Il ne parlait pas encore, et regardait, pâle et farouche, son frère de lait. Chose connue; les mères et nourrices prétendent conjurer ce mal par je ne sais quels enchantements. Mais est-ce innocence dans ce petit être, abreuvé à cette source de lait abondamment épanché de ny pas souffrir près de lui un frère indigent dont ce seul aliment soutient la vie? Et lon endure ces défauts avec caresse, non pour être indifférents ou légers, mais comme devant passer au cours de lâge. Vous les tolérez alors, plus tard ils vous révoltent. 12. Seigneur mon Dieu, vous avez donné à lenfant et la vie, et ce corps muni de ses sens, formé de ses membres, orné de sa figure; vous avez intéressé tous les ressorts vitaux à sa conservation harmonieuse : et vous mordonnez de vous louer dans votre ouvrage, de vous confesser, de glorifier votre nom, ô Très-Haut (Ps XCI, 2), parce que vous êtes le Dieu tout puissant et bon, neussiez-vous rien fait que ce que nul ne peut faire que vous seul, principe de toute mesure, forme parfaite qui formez tout, ordre suprême qui ordonnez tout. Or, cet âge, Seigneur, que je ne me souviens pas davoir vécu, que je ne connais que sur la foi dautrui, le témoignage de mes conjectures, lexemple des autres enfants, témoignage fidèle néanmoins, cet âge, jai honte de le rattacher à cette vie à moi, que je vis dans le siècle. Pour moi il est égal enténèbres doubli à celui que jai passé au sein de ma mère. Que si même e jai été conçu en iniquité, si le sein « de ma mère ma nourri dans le péché (Ps L, 7) » où donc, je vous prie, mon Dieu, où votre esclave, Seigneur, où donc et quand fut-il innocent? Mais je laisse ce temps: quel rapport de lui à moi, puisque je nen retrouve aucun vestige? (366)
CHAPITRE VIII.COMMENT IL APPREND A PARLER.
13. Dans la traversée de ma vie jusquà ce jour, ne suis-je pas venu de la première enfance à la seconde, ou plutôt celle-ci nest-elle pas survenue en moi, succédant à la première? Et lenfance ne sest pas retirée ; où serait-elle allée? Et pourtant elle nétait plus; car déjà, lenfant à la mamelle était devenu lenfant qui essaye la parole. Et je me souviens de cet âge; et jai remarqué depuis comment alors jappris à parler, non par le secours dun maître qui mait présenté les mots dans certain ordre méthodique comme les lettres bientôt après me furent montrées, mais de moi-même et par la seule force de lintelligence que vous mavez donnée, mon Dieu. Car ces cris, ces accents variés, cette agitation de tous les membres, nétant que des interprètes infidèles ou inintelligibles, qui trompaient mon coeur impatient de faire obéir à ses volontés, jeus recours à ma mémoire pour memparer des mots qui frappaient mon oreille, et quand une parole décidait un geste, un mouvement vers un objet, rien ne méchappait, et je connaissais que le son précurseur était le nom de la chose quon voulait désigner, Ce vouloir métait révélé par le mouvement du corps, langage naturel et universel que parlent la face, le regard, le geste, le ton de. la voix où se produit le mouvement de lâme qui veut, possède, rejette ou fuit. Attentif au fréquent retour de ces paroles exprimant des pensées différentes dans une syntaxe invariable, je notais peu à peu leur signification, et dressant ma langue à les articuler, je men servis enfin pour énoncer mes volontés. Et je parvins ainsi à pratiquer léchange des signes expressifs de nos sentiments, et jentrai plus avant dans lorageuse société de la vie humaine, sous lautorité de mes parents et la conduite des hommes plus âgés.
CHAPITRE IX.AVERSION POUR LÉTUDE; HORREUR DES CHATIMENTS.
14. O Dieu, mon Dieu, quelles misères, quelles déceptions nai-je pas subies, à cet âge, où lon ne me proposait dautre règle de bien vivre quune docile attention aux conseils de faire fortune dans le siècle, et dexceller dans cette science verbeuse, servile instrument de lambition et de la cupidité des hommes. Puis je fus livré à lécole pour apprendre les lettres; malheureux, je nen voyais pas lutilité, et pourtant ma paresse était châtiée. On le trouvait bon; nos devanciers dans la vie nous avaient préparé ces sentiers dangoisses quil fallait traverser; surcroît de labeur et de souffrance pour les enfants dAdam. Nous trouvâmes alors, Seigneur, des hommes qui vous priaient, et deux nous apprîmes à sentir, autant quil nous était possible, que vous étiez Quelquun de grand, qui pouviez, sans apparaître à nos sens, nous exaucer et nous secourir. Tout enfant, je vous priais, comme mon refuge et mon asile, et, à vous invoquer, je rompais les liens de ma langue, et je vous priais, tout petit, avec grande ferveur, afin de nêtre point battu à lécole. Et quand, pour mon bien, vous ne mécoutiez pas (Ps XXI, 3), tous, jusquà mes parents si éloignés de me vouloir la moindre peine, se riaient de mes férules, ma grande et griève peine dalors. 15. Seigneur, où est le coeur magnanime, sil en est un seul? car je ne parle pas de linsensibilité stupide; où est le coeur dont lamour vous enlace dune assez forte étreinte pour ne plus jeter quun oeil indifférent sur ces appareils sinistres, chevalets, ongles de fer, cruels instruments de mort, dont leffroi élève vers vous des supplications universelles qui les conjurent? Où est ce coeur? Et pourrait-il pousser lhéroïsme du dédain, jusquà rire de lépouvante dautrui, comme mes parents riaient des châtiments que minfligeait un maître? Car je ne les redoutais. pas moins, et je ne vous priais pas moins de me les éviter; et je péchais toutefois, faute décrire, de lire, dapprendre autant quon lexigeait de moi. Je ne manquais pas, Seigneur, de mémoire ou de vivacité desprit; votre bonté men avait assez libéralement doté pour cet âge. Seulement jaimais à jouer, et jétais puni par qui faisait de même; mais les jeux des hommes sappellent affaires, et ils punissent ceux des enfants, et personne na pitié ni des enfants, ni des hommes. Un juge équitable pourrait-il cependant approuver quun enfant fût châtié pour se laisser détourner, par le jeu de paume, dune étude qui sera plus tard entre ses mains (367) un jeu moins innocent? Et que faisait donc celui qui me battait? Une misérable dispute, où il était vaincu par un collègue, le pénétrait de plus amers dépits que je nen éprouvais à perdre une partie de paume contre un camarade.
CHAPITRE X.AMOUR DU JEU.
16. Et néanmoins je péchais, Seigneur mon Dieu, ordonnateur et créateur de toutes choses naturelles, sauf les péchés dont vous nêtes que régulateur; Seigneur mon Dieu, je péchais en désobéissant à des parents, à des maîtres; car je pouvais bien user dans la suite de ces connaissances quon mimposait nimporte à quelle intention. Ce nétait pas meilleur choix qui me rendait désobéissant, cétait lamour du jeu; jaimais toutes les vanités du combat et de la victoire ; et les récits fabuleux qui, chatouillant mon oreille, y provoquaient de plus vives démangeaisons; et ma curiosité soulevée chaque jour, et débordant de mes yeux, mentraînait aux spectacles et aux jeux qui divertissent les hommes. Que désirent donc toutefois ces magistrats pour leurs enfants, sinon la survivance des dignités qui les appellent à présider les jeux? Et ils veulent quon les châtie, si ce plaisir les détourne détudes, qui, de leur aveu, doivent conduire leurs fils à ce frivole honneur. Regardez tout cela, Seigneur, avec miséricorde; délivrez-nous, nous qui vous invoquons; délivrez aussi ceux qui ne vous invoquent pas encore, pour quils vous invoquent et soient délivrés.
CHAPITRE XI.MALADE, IL DEMANDE LE BAPTÊME.
17. Javais ouï parler, dès le berceau, de la vie éternelle qui nous est promise par lhumilité du Seigneur notre Dieu, abaissé jusquà notre orgueil; et jétais marqué du signe de sa croix, assaisonné du sel divin, dès ma sortie du sein de ma mère, qui a beaucoup espéré en vous. Vous savez, Seigneur, quétant encore enfant, surpris un jour dune violente oppression destomac, jallais mourir; vous savez, mon Dieu, vous qui étiez déjà mon gardien, de quel élan de coeur, de quelle foi je demandai le baptême de votre Christ, mon Dieu et Seigneur, à la piété de ma mère et de notre mère commune, votre Eglise. Et déjà, dans son trouble, celle dont le chaste coeur concevait avec plus damour encore lenfantement de mon salut éternel en votre foi, la mère de ma chair, appelait à la hâte mon initiation aux sacrements salutaires, où jallais être lavé, en vous confessant, Seigneur Jésus, pour la rémission des péchés, quand soudain je me sentis soulagé. Ainsi fut différée ma purification, comme si je dusse nécessairement me souiller de nouveau en recouvrant la vie; on craignait de moi une rechute dans la fange de mes péchés, plus grave et plus dangereuse au sortir du bain céleste. Ainsi, déjà, je croyais, et ma mère croyait, et toute la maison, mon père excepté, qui pourtant ne put jamais abolir en moi les droits de la piété maternelle, ni me détourner de croire en Jésus-Christ, lui qui ny croyait pas encore. Elle noubliait rien pour que vous me fussiez un père, mon Dieu, plutôt que lui, et ici vous laidiez à lemporter sur son mari, à qui, toute supérieure quelle fût, elle obéissait, parce quen cela elle obéissait à vos ordres. 18. Pardon, mon Dieu, je voudrais savoir, si vous le voulez, par quel conseil mon baptême a été différé. Est-ce pour mon bien que les rênes furent ainsi lâchées à mes instincts pervers? Ou me trompé-je? Mais doù vient que sans cesse ce mot nous frappe loreille: Laissez-le, laissez-le faire; il nest pas encore baptisé? Et pourtant, sagit-il de la santé du corps, on ne dit pas : Laissez-le se blesser davantage, car il nest pas encore guéri. Oh ! que nai-je obtenu cette guérison prompte! Que nai-je, avec le concours des miens, placé la santé de mon âme sous la tutelle de votre grâce qui me leût rendue! Mieux eût valu. Mais quels flots, quels orages de tentations se levaient sur ma jeunesse! Ma mère les voyait; et elle aimait mieux livrer le limon informe à leurs épreuves que limage divine à leurs profanations.
CHAPITRE XII.DIEU TOURNAIT A SON PROFIT LIMPRÉVOYANCE MÊME QUI DIRIGEAIT SES ÉTUDES.
49. Ainsi, à cet âge même, que lon redoutait moins pour moi que ladolescence, je naimais point létude; je haïssais dy être contraint, et (368) lon my contraignait, et il men advenait bien: ? je neusse rien appris sans contrainte ? mais moi je faisais mal; car faire à contrecur quelque chose de bon nest pas bien faire. Et ceux même qui me forçaient à létude ne faisaient pas bien; mais bien men advenait par vous, mon Dieu. Eux ne voyaient pour moi, dans ce quils me pressaient dapprendre, quun moyen dassouvir linsatiable convoitise de cette opulence qui nest que misère, de cette gloire qui nest quinfamie. Mais vous, « qui savez le compte des cheveux de notre tête ( Matth. X, 30); » vous tourniez leur erreur à mon profit, et ma paresse, au châtiment que je méritais, si petit enfant, si grand pécheur. Ainsi, du mal quils faisaient, vous tiriez mon bien, et de mes péchés, ma juste rétribution. Car vous avez ordonné, et il est ainsi, que tout esprit qui nest pas dans lordre soit sa peine à lui-même.
CHAPITRE XIII.VANITÉ DES FICTIONS POÉTIQUES QUIL AIMAIT.
20. Mais doù venait mon aversion pour la langue grecque, exercice de mes premières années? Cest ce que je ne puis encore pénétrer. Jétais passionné pour la latine, telle que lenseignent, non les premiers maîtres, mais ceux que lon appelle grammairiens; car ces éléments, où lon apprend à lire, écrire, compter, ne me donnaient pas moins dennuis et de tourments que toutes mes études grecques. Et doù venait ce dégoût, sinon du péché et de la vanité de la vie? Jétais chair, esprit absent de lui-même et ne sachant plus y rentrer (Ps. LXXVII, 39). Plus certaines et meilleures étaient ces premières leçons qui mont donné la faculté de lire ce qui me tombe sous les yeux, décrire ce quil me plaît, que celles où japprenais de force les courses errantes de je ne sais quel Enée, oublieux de mes propres erreurs, et gémissant sur la mort de Didon, qui se tue par amour, quand je navais pas une larme pour déplorer, ô mon Dieu, ô ma vie, cette mort de mon âme que ces jeux j emportaient loin de vous. 21. Eh! quoi de plus misérable quun malheureux sans miséricorde pour lui-même, pleurant Didon, morte pour aimer Enée, et ne se pleurant pas, lui qui meurt faute de vous aimer! O Dieu, lumière de mon coeur, pain de la bouche intérieure de mon âme, vertu fécondante de mon intelligence, époux de ma pensée, je ne vous aimais pas; je vous étais infidèle, et mon infidélité entendait de toutes parts cette voix : « Courage ! courage! » car lamour de ce monde est un divorce adultère davec vous. Courage! courage! dit cette voix, pour faire rougir, si lon nest pas homme comme un autre. Et ce nest pas ma misère que je pleurais; je pleurais Didon « expirée, livrant au fil du glaive sa destinée dernière Enéide (VI, 456), »quand je me livrais moi-même à vos dernières créatures au lieu de vous, terre retournant à la terre. Cette lecture métait-elle interdite, je souffrais de ne pas lire ce qui me faisait souffrir. Telles folies passent pour études plus nobles et plus fécondes que celle qui mapprit à lire et à écrire. 22. Mais quaujourdhui, mon Dieu, votre vérité me dise et crie dans mon âme : Il nen est pas ainsi! il nen est pas ainsi! Ces premiers enseignements sont bien les meilleurs. Car me voici tout prêt à oublier les aventures dEnée et fables pareilles, plutôt que lart décrire et de lire. Des voiles, sans doute, pendent au seuil des écoles de grammaire; mais ils couvrent moins la profondeur dun mystère que la vanité dune erreur. Quils se récrient donc contre moi, ces maîtres insensés! je ne les crains plus, à cette heure où je vous confesse, ô mon Dieu, tous les pensers de mon âme et me plais à marquer légarement de mes voies, afin daimer la rectitude des vôtres. Quils se récrient contre moi, vendeurs ou acheteurs de grammaire! Je leur demande sil est vrai quEnée soit autrefois venu à Carthage, comme lq poète latteste; et les moins instruits lignorent, les plus savants le nient. Mais si je demande par quelles lettres sécrit le nom dEnée, tous ceux qui savent lire me répondront vrai, selon la convention et lusage qui ont, parmi les hommes, déterminé ces signes. Et si je demande encore quel oubli serait le plus funeste à la vie humaine, loubli de lart de lire et décrire, ou celui de ces fictions poétiques, qui ne prévoit la réponse de quiconque ne sest pas oublié lui-même? Je péchais donc enfant, en préférant ainsi la vanité à lutile; ou plutôt je haïssais lutile et jaimais la vanité. « Un et un sont deux, deux et deux quatre, » était pour moi une odieuse chanson; et je ne savais pas de plus (369) beau spectacle quun fantôme de cheval de bois rempli dhommes armés, que lincendie de Troie et lombre de Créuse (Enéide, II).
CHAPITRE XIV.SON AVERSION POUR LA LANGUE GRECQUE.
23. Pourquoi donc haïssais-je ainsi la langue grecque, pleine de ces fables? Car Homère excelle à ourdir telles fictions. Doux menteur, il était toutefois amer à mon enfance. Je crois bien quil en est ainsi de Virgile pour les jeunes Grecs, contraints de lapprendre avec autant de difficulté que j apprenais leur poète. La difficulté dapprendre cette langue étrangère assaisonnait de fiel la douce saveur des fables grecques. Pas un mot qui me fût connu; et puis, des menaces terribles de châtiments pour me forcer dapprendre. Jignorais de même le latin au berceau ; et cependant, par simple attention, sans crainte, ni tourment, je lavais appris, dans les embrassements de mes nourrices, les joyeuses agaceries, les riantes caresses. Ainsi je lappris sans être pressé du poids menaçant de la peine, sollicité seulement par mon âme en travail de ses conceptions, et qui ne pouvait rien enfanter quà laide des paroles retenues, sans leçons, à les entendre de la bouche des autres, dont loreille recevait les premières confidences de mes impressions. Preuve quen cette étude une nécessité craintive est un précepteur moins puissant quune libre curiosité. Mais lune contient les flottants caprices de lautre,, grâce à vos lois, mon Dieu, vos lois qui depuis la férule de lécole jusquà lépreuve du martyre, nous abreuvant damertumes salutaires, savent nous rappeler à vous, loin du charme empoisonneur qui nous avait retirés de vous.
CHAPITRE XV.PRIÈRE.
24. Exaucez, Seigneur, ma prière; que mon âme ne défaille pas sous votre discipline; et que je ne défaille pas à vous confesser vos miséricordes qui mont retiré de toutes mes déplorables voies! Soyez-moi plus doux que les séductions qui mégaraient! Que je vous aime fortement, et que jembrasse votre main de toute mon âme, pour que vous me sauviez de toute tentation jusquà la fin. Et nêtes-vous pas, Seigneur, mon roi et mon Dieu? Que tout ce que mon enfance apprit dutile, vous serve ; si je parle, si jécris, si je lis, si je compte, que tout en moi vous serve; car, au temps où japprenais des choses vaines, vous me donniez la discipline, et vous mavez enfin remis les péchés de ma complaisance dans les vanités. Ce nest point que ces folies ne maient laissé le souvenir de plusieurs mots utiles; souvenir que lon pourrait devoir à des lectures moins frivoles, et qui ne sèmeraient aucun piège sous les pas des enfants.
CHAPITRE XVI.CONTRE LES FABLES IMPUDIQUES.
25. Mais, malheur à toi, torrent de la coutume! Qui te résistera? Ne seras-tu jamais à sec? Jusques à quand rouleras-tu les fils dEve dans cette profonde et terrible mer, que traversent à grandpeine les passagers de la croix? Ne mas-tu pas montré Jupiter tout à la fois tonnant et adultère? Il ne pouvait être lun et lautre; mais on voulait autoriser limitation dun véritable adultère par la fiction dun ton. nerre menteur. Est-il un seul de ces maîtres fièrement drapés dont loreille soit assez à jeun pour entendre ce cri de vérité qui part dun homme sorti de la poussière de leurs écoles : « Inventions dHomère! Il humanise « les dieux! Il eût mieux fait de diviniser les « hommes ( Cicér. Tuscul. 1)! » Mais la vérité, cest que le poète, dans ses fictions, assimilait aux dieux les hommes criminels, afin que le crime cessât de passer pour crime, et quen le commettant, on parût imiter non plus les hommes de perdition, mais les dieux du ciel. 26. Et néanmoins, ô torrent denfer! en toi se plongent les enfants des hommes; ils rétribuent de telles leçons; ils les honorent de la publicité du forum; elles sont professées à la face des lois qui, aux récompenses privées, ajoutent le salaire public; et tu roules tes cailloux avec fracas, en criant: Ici lon apprend la langue; ici lon acquiert léloquence nécessaire à développer et à persuader sa pensée. Naurions-nous donc jamais su « pluie dor, « sein de femme, déception, voûtes célestes » et semblables mots du même passage, si Térence neût amené sur la scène un jeune débauché se proposant Jupiter pour modèle dimpudicité, (370) charmé de voir en peinture, sur une muraille, « comment le dieu verse une pluie dor dans le sein de Danaé et trompe cette femme.» Voyez donc comme il sanime à la débauche sur ce divin exemple. « Eh! quel Dieu encore! sécrie-t-il; Celui qui fait trembler de son tonnerre la voûte profonde des cieux. Pygmée que je suis, jaurais honte de limiter! Non, non! je lai imité et de grand coeur (Térenc. Eunuc. Act. 3, scèn.5). » Ces impuretés ne nous aident en rien à retenir telles paroles, mais ces paroles enhardissent limpureté. Je naccuse pas les paroles, vases précieux et choisis, mais le vin de lerreur que nous y versaient des maîtres ivres. Si nous ne buvions, on nous frappait, et il ne nous était pas permis den appeler à un juge sobre. Et cependant, mon Dieu, devant qui mon âme évoque désormais ces souvenirs sans alarme, japprenais cela volontiers, je my plaisais, malheureux! aussi étais-je appelé un enfant de grande espérance !
CHAPITRE XVII.VANITÉ DE SES ÉTUDES.
27. Permettez-moi, mon Dieu, de parler encore de mon intelligence, votre don; en quels délires elle sabrutissait! Grande affaire, et qui me troublait lâme par lappât de la louange, par la crainte de la honte et des châtiments, quand il sagissait dexprimer les plaintes amères de Junon, « impuissante à détourner de «lItalie le chef des Troyens! (Enéide, I, 36-75) » plaintes que je savais imaginaires; mais on nous forçait de nous égarer sur les traces de ces mensonges poétiques, et de dire en libre langage ce que le poète dit en vers. Et celui-là méritait le plus déloges qui, fidèle à la dignité du personnage mis en scène, produisait un sentiment plus naïf de colère et de douleur, ajustant à ses pensées un vêtement convenable dexpression. Eh! à quoi bon, ô ma vraie vie, ô mon Dieu! à quoi bon cet avantage sur la plupart de mes condisciples et rivaux, de voir mes compositions plus applaudies? Vent et fumée que tout cela! Nétait-il pas dautre sujet pour exercer mon intelligence et ma langue? Vos louanges, Seigneur, vos louanges dictées par vos Ecritures mêmes, eussent soutenu le pampre pliant de mon coeur. Il neût pas été emporté dans le vague des bagatelles, triste proie des oiseaux sinistres; car il est plus dune manière de sacrifier aux anges prévaricateurs.
CHAPITRE XVIII.HOMMES PLUS FIDÈLES AUX LOIS DE LA GRAMMAIRE QUAUX COMMANDEMENTS DE DIEU.
28. Eh! quelle merveille que je me dissipasse ainsi dans les vanités, et que, loin de vous, mon Dieu, je me répandisse au dehors, quand on me proposait pour modèles des hommes qui rappelant deux-mêmes quelque bonne action, rougissaient dêtre repris dun barbarisme ou dun solécisme échappé; et qui, déployant, au récit de leurs débauches, toutes les richesses dune élocution nombreuse, exacte et choisie, se glorifiaient des applaudissements? Vous voyez cela, Seigneur, et vous vous taisez, « patient, miséricordieux et vrai (Ps. LXXXV, 15). » Vous tairez-vous donc toujours? Mais à cette heure même vous retirez de ce dévorant abîme lâme qui vous cherche, altérée de vos délices; celui dont le coeur vous dit : « Jai cherché votre visage; votre visage, Seigneur, je le chercherai toujours (Ps XXVI, 8). » On en est loin dans les ténèbres des passions. Ce nest point le pied, ce nest point lespace qui nous éloigne de vous, qui nous ramène à vous. Et le plus jeune de vos fils a-t-il donc pris un cheval, un char, un vaisseau, sest-il envolé sur des ailes visibles, sest-il dérobé dun pas agile, pour livrer en pays lointain aux prodigalités de sa vie ce quil avait reçu de vous au départ? Père tendre, qui lui aviez tout donné alors, plus tendre encore à la détresse de son retour (Luc XV, 12-32). Mais non, cest lentraînement de la passion qui nous jette dans les ténèbres, et loin de votre face. 29. Voyez, Seigneur mon Dieu, dans votre inaltérable patience, voyez avec quelle fidélité les enfants des hommes observent le pacte grammatical quils ont reçu de leurs devanciers dans le langage, avec quelle négligence ils se dérobent au pacte éternel de leur salut quils ont reçu de vous. Et si un homme qui possède ou enseigne cette antique législation des sons, oublie, contrairement aux règles, laspiration de la première syllabe, en disant « omme, » il blesse plus les autres que si, au mépris de vos commandements, il haïssait lhomme, son frère; comme si lennemi le plus funeste était plus funeste à lhomme que la haine même qui le soulève; comme si le persécuteur ravageait autrui plus quil ne ravage son propre coeur ouvert à la haine. Et certes, cette science des lettres nest pas (371) plus intérieure que la conscience écrite de ne pas faire au prochain ce quon nen voudrait pas souffrir. Oh! que vous êtes secret, habitant des hauteurs dans le silence! ô Dieu, seul grand, dont linfatigable loi sème les cécités vengeresses sur les passions illégitimes! Cet homme aspire à la renommée de léloquence; il est debout devant un homme qui juge, en présence dune foule dhommes; il sacharne sur son ennemi avec la plus cruelle animosité, merveilleusement attentif à éviter toute erreur de langage, à ne pas dire: « Entre aux hommes; »et il ne se tient pas en garde contre la fureur de son âme qui lentraîne à supprimer un homme « dentre les hommes. »
CHAPITRE XIX.FAUTES DES ENFANTS, VICES DES HOMMES.
30. Jétais exposé, malheureux enfant, sur le seuil de cette morale; cétait lapprentissage des tristes combats que je devais combattre; jaloux, déjà, déviter un barbarisme, et non lenvie quune telle faute minspirait contre qui nen faisait pas. Je reconnais et confesse devant vous, mon Dieu, ces faiblesses qui me faisaient louer de ces hommes. Leur plaire était alors pour moi le bien-vivre; car je ne voyais pas ce gouffre de honte où je plongeais loin de votre regard. Etait-il donc rien de plus impur que moi? Jusque-là, quabusant par mille mensonges, un précepteur, des maîtres, des parents, épris eux-mêmes de ces vanités, je les offensais par mon amour du jeu, ma passion des spectacles frivoles, mon ardeur inquiète à imiter ces bagatelles. Je dérobais aussi au cellier, à la table de mes parents, soit pour obéir à limpérieuse gourmandise, soit pour avoir à donner aux enfants qui me vendaient le plaisir que nous trouvions à jouer ensemble. Et au jeu même, vaincu par le désir dune vaine supériorité, jusurpais souvent de déloyales victoires. Mais quelle était mon impatience et la violence de mes reproches, si je découvrais quon me trompât, comme je trompais les autres! Pris sur le fait à mon tour, et accusé, loin de céder, j entrais en fureur. Est-ce donc là linnocence du premier âge ? Il nen est pas, Seigneur, il nen est pas; pardonnez-moi, mon Dieu. Aujourdhui précepteur, maître, noix, balle, oiseau; demain magistrats, rois, trésors, domaines, esclaves; cest tout un, grossissant au flot successif des années, comme aux férules succèdent les supplices. Cest donc limage de lhumilité, que vous avez aimée dans la faiblesse corporelle de lenfance, ô notre roi, lorsque vous avez dit: « Le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent (Matth. XIX, 14), »
CHAPITRE XX.IL REND GRACES A DIEU DES DONS QUIL A REÇUS DE LUI DANS SON ENFANCE.
31. Et cependant, Seigneur, à vous créateur et conservateur de lunivers, tout-puissant et tout bon, à vous notre Dieu, grâces soient rendues, ne meussiez-vous donné que dêtre enfant! Car dès lors même, javais lêtre, et havie, et le sentiment; et je veillais à préserver cet ensemble de tout moi-même, ce dessin de lunité si cachée par qui jétais ; je gardais par le sens intérieur lintégrité de tous mes sens, et dans cette petitesse dexistence, dans cette petitesse de pensées, jaimais la vérité. Je ne voulais pas être trompé; ma mémoire était forte; mon élocution polie; lamitié me charmait; je fuyais la douleur, la honte, lignorance. Quelle admirable merveille quun tel animal ! Tout cela, don de mon Dieu! je ne me suis moi-même rien donné. Tout cela est bon et moi-même, qui suis tout cela. Donc celui qui ma fait est bon, et lui-même est mon bien; et lélan de mon coeur lui rend hommage de tous ces biens répandus sur mes premières années. Or je péchais; car ce nétait point en lui, mais dans ses créatures, les autres et moi, que je cherchais plaisirs, grandeurs et vérités, me précipitant ainsi dans la douleur, la confusion, lerreur. Grâces à vous, mes délices, ma gloire, ma confiance, mon Dieu! Grâces à vous de tous vos dons! Mais conservez-les-moi; car ainsi vous me conserverez moi-même; et tout ce que vous mavez donné aura croissance et perfection; et je serai avec vous, puisque cest vous qui mavez donné dêtre. (372)
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