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LIVRE NEUVIÈMEMORT DE SAINTE MONIQUE
Il renonce à sa profession. Sa retraite dans la villa de Verecundus. Son baptême. Mort de sa mère.
SAINTE MORT DE SES AMIS NEBRIDIUS ET VERECUNDUS. SON ENTHOUSIASME A LA LECTURE. DES PSAUMES. IL REÇOIT LE BAPTÊME AVEC ALYPIUS SON AMI, ET ADÉODATUS SON FILS. GÉNIE DE CET ENFANT. SA MORT. DÉCOUVERTE DES CORPS DE SAINT GERVAIS ET DE SAINT PROTAIS. MORT DE SAINTE MONIQUE. SON ÉDUCATION. ENTRETIEN DE SAINTE MONIQUE AVEC SON FILS SUR LE BONHEUR DE LA VIE ÉTERNELLE. DERNIÈRES PAROLES DE SAINTE MONIQUE.
CHAPITRE PREMIER.ACTIONS DE GRACES!
1. « O Seigneur, je suis votre serviteur; je suis votre serviteur, et le fils de votre servante. Vous avez brisé mes liens, je vous sacrifierai un sacrifice de louanges (Ps. CXV, 16, 17)! » Que mon coeur, que ma langue vous louent, et que tous mes os sécrient: « Seigneur, qui est semblable à vous? » Quils parlent, et répondez-moi; et « dites à mon âme: Je suis ton salut (Ps. XXXIV, 10-3). » Qui étais-je? et quel étais-je? Combien de mal en mes actions; et, sinon dans mes actions, dans mes paroles; et, sinon dans mes paroles, dans ma volonté? Mais vous, Seigneur de bonté et de miséricorde, vous avez mesuré dun regard la profondeur de ma mort, et vous avez retiré du fond de mon coeur un abîme de corruption. Et il ne sagissait pourtant que de ne pas vouloir ma volonté, et de vouloir la vôtre! Mais où était donc, durant le cours de tant dannées, et de quels secrets et profonds replis sest exhumé soudain mon libre arbitre, pour incliner ma tête sous votre aimable joug, et mes épaules sous votre léger fardeau (Matth. XI, 30), ô Christ, ô Jésus, mon soutien et mon rédempteur? Quelles soudaines délices ne trouvai-je pas dans le renoncement aux délices des vanités? En être quitté, avait été ma crainte, et les quitter, était ma joie. Car vous les chassiez de chez moi, ô véritable, ô souveraine douceur! vous les chassiez, et, à leur place, vous entriez plus aimable que toute volupté, mais non au sang et à la chair; plus éclatant que toute lumière, mais plus intérieur que tout secret; plus élevé que toute grandeur, mais non pour ceux qui sélèvent en eux-mêmes. Déjà mon esprit était libre du cuisant souci de parvenir aux honneurs, aux richesses, de rouler dans limpureté, et dirriter la lèpre de mes intempérances; et je gazouillais déjà sous vos yeux, ô ma lumière, ô mon opulence, ô mon salut, Seigneur, mon Dieu!
CHAPITRE II.IL RENONCE A SA PROFESSION.
2. Et je résolus en votre présence de dérober doucement, et sans éclat, le ministère de ma parole au trafic du vain langage; ne voulant plus désormais que des enfants, indifférents à votre foi, à votre paix, ne respirant que frénésie de mensonge et guerres de forum, vinssent prendre à ma bouche les armes quelle vendait à leur fureur. Et il ne restait heureusement que fort peu de jours jusquaux vacances dautomne, et je résolus dattendre en patience le moment du congé annuel pour ne plus revenir mettre en vente votre esclave racheté. Tel était mon dessein en votre présence, et en présence de mes seuls amis. Et il était convenu entre nous de nen rien ébruiter, quoiquau sortir de la vallée de larmes ( Ps. LXXXIII, 6-7), chantant le cantique des degrés, nous fussions par vous armés de flèches perçantes et de charbons dévorants contre la langue perfide (Ps. CXIX, 3-5) qui nous combat, à titre de conseillère, et nous aime comme laliment quelle engloutit. 3. Vous aviez blessé mon coeur des flèches de votre amour; et je portais dans mes entrailles vos paroles qui les traversaient; et les exemples de vos serviteurs, que de ténèbres vous avez laits lumière, et, de mort, vie, sélevaient comme un ardent bûcher pour brûler et consumer en moi ce fardeau de langueur qui mentraînait vers labîme; et jétais pénétré (440) dune ardeur si vive, que tout vent de contradiction, soufflé par la langue rusée, irritait ma flamme loin de léteindre. Mais la gloire de votre nom, que vous avez sanctifié par toute la terre, assurant des approbateurs à mon voeu et à ma résolution, ceût été, suivant moi, vanité que de ne pas attendre la prochaine venue des vacances, et dafficher ma retraite dune profession exposée aux regards publics, au risque de faire dire que je navais devancé le retour si voisin des loisirs dautomne quafin de me signaler. Et à quoi bon livrer mes intentions aux téméraires conjectures, aux vains propos, et appeler le blasphème sur une inspiration sainte? 4. Et, cet été même, lextrême fatigue de lenseignement public avait engagé ma poitrine; je tirais péniblement ma respiration, et des douleurs internes témoignaient de la lésion du poumon; une voix claire et soutenue métait refusée. La crainte me troubla dabord dêtre forcé par nécessité de me dérober à ce pénible exercice, ou de linterrompre jusquà guérison ou convalescence ; mais quand la pleine volonté de memployer à vous seul, pour vous contempler, ô mon Dieu, se leva et prit racine en moi, vous le savez, Seigneur, je fus heureux même de cette sincère excuse, pour modérer le déplaisir des parents qui ne permettaient pas la liberté à linstituteur de leur fils. Plein de cette joie, jattendais avec patience que ce reste de temps sécoulât: une vingtaine de jours peut-être; et il me fallait de la constance pour les attendre, parce que la passion sétait retirée, qui soulevait la moitié de ma charge; et jen serais demeuré accablé, si la patience neût pris la place de la passion. Quelquun de vos serviteurs, mes frères, me reprochera-t-il davoir pu, le coeur déjà brûlant de vous servir, masseoir encore une heure dans la chaire du mensonge? Je ne veux pas me justifier. Mais vous, Seigneur, très-miséricordieux, ne mavez-vous point pardonné ce péché, et ne me lavez-vous point remis dans leau sainte, avec tant dautres hideuses et mortelles souillures?
CHAPITRE III.SAINTE MORT DE SES AMIS NEBRIDIUS ET VERECUNDUS.
5. Notre bonheur devenait une sollicitude poignante pour Verecundus, qui, retenu dans le siècle par le lien le plus étroit, se voyait sur le point dêtre sevré de notre commerce. Epoux, infidèle encore, dune chrétienne, sa femme était la plus forte entrave qui le retardât à lentrée des voies nouvelles; et il ne voulait être chrétien que de la manière dont il ne pouvait lêtre. Mais avec quelle bienveillance il nous offrit sa campagne pour toute la durée de notre séjour! Vous lui en rendrez la récompense, Seigneur, à la résurrection des justes; car une partie de la dette lui est déjà payée. Ce fut en notre absence; nous étions à Rome, quand, atteint dune maladie grave, il se fit chrétien, et sortit de cette vie avec la foi. Et vous eûtes pitié, non de lui seul, mais de nous encore. Ceût été pour notre coeur une trop cruelle torture, de nous souvenir dun tel ami .et de sa tendre affection pour nous, sans le compter entre les brebis de votre troupeau. Grâces à vous, mon Dieu, nous sommes à vous. Jen prends à témoin et vos assistances et vos consolations; ô fidèle prometteur, vous rendrez à Verecundus, en retour de lhospitalité de Cassiacum, où nous nous reposâmes des tourmentes du siècle, la fraîcheur à jamais verdoyante de votre paradis, car vous lui avez remis ses péchés sur la terre, sur votre montagne, la montagne opime, la montagne féconde ( Ps. LXVII, 16). Telles étaient alors ses anxiétés. 6. Pour Nebridius, il partageait notre joie, quoique nétant pas encore chrétien, pris au piége dune pernicieuse erreur qui lui faisait regarder comme un fantôme la vérité de la chair de votre Fils; sil sen retirait néanmoins étranger aux sacrements de votre Eglise, il demeurait ardent investigateur de la vérité. Peu de temps après ma conversion et ma renaissance dans le baptême, devenu lui-même fidèle catholique, modèle de continence et de chasteté, il embrassa votre service, en Afrique, parmi les siens; il avait rendu toute sa famille chrétienne, quand vous le délivrâtes de la prison charnelle; et maintenant, il vit au sein dAbraham! (441) Quoi quon puisse entendre par ce sein ( Voir ce que plus tard saint Augustin pensait du sein dAbraham, dans le Traité de lÂme et de son origine, ch. XVI, n. 24) , cest là quil vit, mon Nebridius, mon doux ami; de votre affranchi, devenu votre fils adoptif; cest là quil vit. Et quel autre lieu digne dune telle âme? II vit au séjour dont il me faisait tant de questions à moi, à moi homme de boue et de misère ! Il napproche plus son oreille de ma bouche, mais sa bouche spirituelle de votre source, et il se désaltère à loisir dans votre sagesse; éternellement heureux. Et pourtant je ne crois pas quil senivre là jusques à moublier, quand vous, ô Seigneur, vous quil boit, conservez mon souvenir. Voilà où nous en étions; consolant Verecundus attristé de notre conversion, sans nous en moins aimer, et lexhortant au degré de perfection compatible avec son état, cest-à-dire la vie conjugale. Nous attendions que Nebridius nous suivit, étant si près de nous, et il allait le faire, lorsquenfin ils sécoulèrent, ces jours qui nous semblaient si nombreux et si longs dans notre impatience de ces libres loisirs, où nous pourrions chanter de tout notre amour : « Mon coeur vous appelle; je cherche « votre visage; Seigneur, je le chercherai toujours (Ps. XXVI, 8). »
CHAPITRE IV.SON ENTHOUSIASME A LA LECTURE. DES PSAUMES.
7. Enfin le jour arriva où jallais être de fait libre de ma profession, comme déjà je létais en esprit. Et je fus libre. Et le Seigneur affranchit ma langue comme il avait affranchi mon coeur. Et je vous bénissais avec joie en allant à cette villa avec tout ce qui métait cher. Comment jy employai des études déjà consacrées à votre service, mais qui, dans cette halte soudaine, soufflaient encore la superbe de lécole, cest ce que témoignent les livres de mes conférences dans lintimité (Voy. Rétract. Ch. I, II, III, IV), et de mes entretiens solitaires en votre présence, et les lettres que jécrivais à Nebridius absent. Mais le temps suffirait-il à rappeler toutes les grâces dont vous nous avez alors comblés? Et puis il me tarde de passer à des objets plus importante. Ma mémoire me rappelle à vous, Seigneur, et il mest doux de vous confesser par quels aiguillons intérieurs vous mavez dompté, comment vous mavez aplani en abaissant les montagnes et les collines de mes pensées, comment vous avez redressé mes voies obliques et adouci mes aspérités, et comment vous avez soumis Alypius, le frère de mon coeur, au nom de votre Fils unique, Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, dont son dédain repoussait le nom de nos écrits. Il aimait mieux y respirer lodeur des cèdres de la philosophie, déjà brisés en moi par le Seigneur, que lhumble végétation de lEglise, ces herbes salutaires, mortelles aux serpents. 8. Quels élans, mon Dieu, memportaient vers vous, en lisant les psaumes de David, cantiques fidèles, hymnes de piété qui bannissent lesprit dorgueil; novice à lamour pur, je partageais les loisirs de ma retraite avec Alypius, catéchumène comme moi, et avec ma mère, qui ne pouvait me quitter, femme ayant la foi dun homme, et, avec le calme de lâge, la charité dune mère, la piété dune chrétienne. De quels élans memportaient vers vous ces psaumes, et de quelle flamme ils me consumaient pour vous! Et je brûlais de les chanter à toute la terre, sil était possible, pour anéantir lorgueil du genre humain! Et ne se chantent-ils pas par toute la terre? et qui peut se dérober à votre chaleur (Ps. XVIII, 7)? Quelle violente et douloureuse indignation mexaltait contre les Manichéens, et quelle commisération minspiraient leur ignorance de ces mystères, de ces divins remèdes, et le délire de leur fureur contre lantidote qui leur eût rendu la raison ! Jeusse voulu quils se fussent trouvés là, près de moi et mécoutant à mon insu, observant et ma face et ma voix, quand je lisais le psaume quatrième, et ce que ce psaume faisait de moi: « Je vous ai invoqué, et vous mavez entendu, Dieu de ma justice; jétais dans la tribulation, et vous mavez dilaté; ayez pitié de moi, Seigneur, exaucez ma prière.» Que nétaient-ils là, mécoutant, mais à mon insu, pour quils neussent pas lieu de croire que ce fût à eux que sadressaient tous les traits dont jentrecoupais ces paroles! Et puis jeusse autrement parlé, me sentant écouté et vu; et, quand jeusse parlé de même, ils neussent pas accueilli ma parole comme elle partait en moi et pour moi, sous vos yeux, de la tendre familiarité du coeur. 9. Je frissonnais dépouvante, et jétais enflammé despérance, et je tressaillais vers votre (442) miséricorde, ô Père! Et mon âme sortait par mes yeux et ma voix, quand, sadressant à nous, votre Esprit damour nous dit: «Fils des hommes, jusques à quand ces coeurs appesantis? Pourquoi aimez-vous la vanité, et cherchez-vous le mensonge ? » Navais-je pas aimé la vanité? navais-je pas cherché le mensonge? Et cependant, Seigneur, vous aviez exalté déjà votre Saint, le ressuscitant des morts, et le plaçant à votre droite (Marc, XII, 19),doù il devait faire descendre le Consolateur promis, lEsprit de vérité ( Jean, XIV, 16-17); et déjà il lavait envoyé ( Act. II, 1-4); mais je ne le savais pas. Il lavait envoyé, parce quil était déjà glorifié, ressuscité des morts et monté au ciel. « Car, avant la gloire de Jésus, lEsprit nétait pas encore donné ( Jean, VII, 39).» Et le Prophète sécrie: Jusques à quand ces coeurs appesantis? « Pourquoi aimez-vous la vanité, et cherchez-vous le mensonge? Apprenez donc que le « Seigneur a exalté son Saint. » Il sécrie : Jusques à quand? Il sécrie: Apprenez! Et moi, dans ma longue ignorance, jai aimé la vanité, jai cherché le mensonge ! Cest pourquoi jécoutais en frémissant, je me souvenais davoir été un de ceux que ces paroles accusent. Javais pris pour la vérité ces fantômes de vanité et de mensonge. Et quels accents, forts et profonds, retentissaient dans ma mémoire endolorie! Oh! que nont-ils été entendus de ceux qui aiment encore la vanité et cherchent le mensonge! Peut-être en eussent-ils été troublés, peut-être eussent-ils vomi leur erreur; et vous eussiez exaucé les cris de leur coeur élevés jusquà vous; car cest de la vraie mort de la chair quest mort Celui qui intercède pour nous. 10. Et puis je lisais: « Entrez en fureur, mais sans pécher. » Et combien étais-je touché de ces paroles, ô mon Dieu, moi qui avais appris à memporter contre mon passé pour dérober au péché mon avenir? Et de quel juste emportement, puisque ce nétait point une autre nature, race de ténèbres, qui péchait en moi, comme le prétendent ceux qui « thésaurisent contre eux la colère, pour ce jour de colère où la justice sera révélée (Rom. II, 5). » Et mes biens nétaient plus au dehors, et ce nétait plus dans ce soleil que je les cherchais de loeil charnel. Ceux qui cherchent leur joie au dehors se dissipent comme la fumée, et se répandent comme leau sur les objets visibles et temporels, et leur famélique pensée nen lèche que les images.. Oh ! sils se fatiguaient de leur indigence, et disaient : « Qui nous « montrera le Bien? » Oh! sils entendaient notre réponse : « La lumière de votre visage, Seigneur, sest imprimée dans nous. » Car nous ne sommes pas cette lumière qui éclaire tout homme ( Jean , 1,9), mais nous sommes éclairés par vous, pour devenir, de ténèbres que nous étions, lumière en vous (Ephés. V, 8). Oh! sils voyaient cette lumière intérieure, éternelle, que je frémissais, moi, qui déjà la goûtais, de ne pouvoir leur montrer, sils meussent apporté leur coeur dans des yeux détournés de vous, en me disant : « Qui nous montrera le Bien? » Car cest là, cest dans la chambre secrète où je métais emporté contre moi-même; où, pénétré de componction, je vous avais offert lholocauste de ma caducité, et jeté les prémices de mon renouvellement au sein de votre espérance; cest là que javais commencé de savourer votre douceur, et que mon coeur avait reçu votre joie. Et je mécriais à la vérité de cette lecture, sanctionnée par le sens intérieur. Et je ne voulais plus me diviser dans la multiplicité des biens terrestres, bourreau et victime du temps, lorsque la simple éternité me mettait en possession dun autre froment, dun autre vin, dune autre huile. 11. Et le verset suivant arrachait à mon coeur un long cri : « Oh! dans sa paix! oh! dans lui-même! » ô bienheureuse parole! « Je prendrai mon repos et mon sommeil! » Et qui nous fera résistance quand lautre parole saccomplira: « La mort est engloutie dans la victoire ( I Cor. XV, 54). » Et vous êtes cet Etre fort qui ne change pas; et en vous le repos oublieux de toutes les peines; parce que nul autre nest avec vous; parce quil ne faut pas se mettre en quête de tout ce qui nest pas vous. « Mais vous mavez affermi, Seigneur, dans la simplicité de lespérance. » Je lisais, et brûlais, et ne savais quoi faire à ces morts sourds, parmi lesquels javais dardé ma langue empoisonnée, aboyeur aveugle et acharné contre ces lettres saintes, lettres distillant le miel céleste, radieuses de votre lumière; et je me consumais dindignation contre les ennemis de cette Ecriture. 12. Quand épuiserai-je tous les souvenirs de ces heureuses vacances? Mais je nai pas (443) oublié et ne tairai point laiguillon de votre fouet, et ladmirable célérité de votre miséricorde. Vous me torturiez alors par une cruelle souffrance de dents; et le mal était arrivé à. un tel excès, que, ne pouvant plus parler , il me vint à lesprit dinviter mes amis présents à vous prier pour moi, ô Dieu, maître de toute santé. Jécrivis mon désir sur des tablettes, et je les leur donnai à lire. A peine le sentiment de la prière eut-il fléchi nos genoux, que cette douleur disparut. Mais quelle douleur! et comment sévanouit-elle? Je fus épouvanté, je lavoue, Seigneur, mon Dieu; non, de ma vie je navais rien éprouvé de semblable. Et limpression de votre volonté entra au plus profond de moi-même; et, dans ma foi exultante, je louai votre nom. Et cette foi ne me laissait pas en sécurité sur mes fautes passées, que le baptême ne mavait pas encore remises.
CHAPITRE V.
IL CONSULTE SAINT AMBROISE.
13. Les vacances étant écoulées, je fis savoir aux citoyens de Milan quils eussent à chercher pour leurs enfants un autre vendeur de paroles, parce que javais résolu de me consacrer à votre service, une poitrine souffrante et une respiration gênée minterdisant dailleurs lexercice de ma profession. Jinstruisis par lettres votre serviteur, le saint évêque Ambroise, de mes erreurs passées et de mon présent désir, lui demandant quel livre de vos Ecritures je devais lire de préférence pour me mieux préparer à limmense grâce que jallais recevoir. Il mordonna le prophète Isaïe, sans doute comme le plus clair révélateur de lEvangile et de la vocation des païens. Mais, dès les premières lignes, ne pouvant pénétrer le sens et pensant que le reste me serait également inintelligible, jen remis la lecture au temps où je serais plus aguerri à la parole du Seigneur.
CHAPITRE VI.IL REÇOIT LE BAPTÊME AVEC ALYPIUS SON AMI, ET ADÉODATUS SON FILS. GÉNIE DE CET ENFANT. SA MORT.
14. Le temps étant venu de menrôler sous vos enseignes, nous revînmes de la campagne à Milan. Alypius voulut renaître en vous avec moi; il avait déjà revêtu lhumilité nécessaire à la communion de vos sacrements; intrépide dompteur de son corps, jusquà fouler pieds nus ce sol couvert de glaces; prodige daustérité. Nous nous associâmes lenfant Adéodatus, ce fils charnel de mon péché, nature que vous aviez comblée. A peine âgé de quinze ans, il surpassait en génie des hommes avancés dans la vie et dans la science. Ce sont vos dons que je publie, Seigneur mon Dieu, Créateur de toutes choses. et puissant Réformateur de nos difformités. Car il ny avait en cet enfant de moi que le péché; et sil était élevé dans votre crainte, cest vous qui me laviez inspiré, nul autre. Oui, ce sont vos dons que je publie. Il est un livre écrit par moi, intitulé Le Maître; mon interlocuteur, cest cet enfant; et les réponses faites sous son nom sont, vous le savez, mon Dieu, ses pensées de seize ans. Il sest révélé à moi par des signes plus admirables encore. Ce génie-là meffrayait. Et quel autre que vous pourrait accomplir de tels chefs-doeuvre? Vous avez bientôt, de cette terre, fait disparaître sa vie; et je me souviens de lui avec sécurité; son enfance, sa première jeunesse, rien de cet être ne me laissant à craindre pour lui. Nous nous lassociâmes comme un frère dans votre grâce, à élever sous vos yeux; et nous reçûmes le baptême, et le remords inquiet de notre vie passée prit congé de nous. Et je ne me rassasiais pas en ces premiers jours de la contemplation si douce des profondeurs de votre conseil pour le salut du genre humain. A ces hymnes, à ces cantiques célestes, quel torrent de pleurs faisaient jaillir de mon âme violemment remuée les suaves accents de votre Eglise! Ils coulaient dans mon oreille, et versaient votre vérité dans mon coeur; ils soulevaient en moi les plus vifs élans damour; et mes larmes roulaient, larmes délicieuses!
CHAPITRE VII.DÉCOUVERTE DES CORPS DE SAINT GERVAIS ET DE SAINT PROTAIS.
15. LEglise de Milan venait dadopter cette pratique consolante et sainte, ce concert mélodieux où les frères confondaient avec amour leurs voix et leurs coeurs. Il y avait à peu près un an; Justine, mère du jeune empereur Valentinien, séduite par lhérésie des Ariens, persécutait votre Ambroise. Le peuple fidèle passait les nuits dans léglise, prêt à mourir (444) avec son évêque, votre serviteur. Et ma mère, votre servante, voulant des premières sa part dangoisses et de veilles, ny vivait que doraisons. Nous-mêmes, encore froids à la chaleur de votre Esprit, nous étions frappés de ce trouble, de cette consternation de toute une ville. Alors, pour préserver le peuple des ennuis de sa tristesse, il fut décidé que lon chanterait des hymnes et des psaumes, selon lusage de lEglise dOrient, depuis ce jour continué parmi nous, et imité dans presque toutes les parties de votre grand bercail. 16. Cest alors que dans une vision vous révélâtes à votre évêque le lieu qui recélait les corps des martyrs Gervais et Protais. Vous les aviez conservés tant dannées à labri de la corruption, dans le trésor de votre secret, sachant le moment de les produire, pour mettre un frein à la fureur dune simple femme, mais dune femme impératrice. Retrouvés et exhumés, on les transfère solennellement à la basilique ambroisienne, et les possédés sont délivrés des esprits immondes, de laveu même de ces démons, et un citoyen très-connu, aveugle depuis plusieurs années, demande et apprend la cause de lenthousiasme du peuple il se lève, il prie son guide de le conduire à ces pieux restes. Arrivé là, il est admis à toucher avec un mouchoir le cercueil où reposaient ces morts saintes et précieuses à votre regard ( Ps. CXV, 15). Il touche, porte le linge à ses yeux, ses yeux souvrent. Le bruit en court sur lheure; tout sanime du vif éclat de vos louanges. Et le coeur de la femme ennemie, sans être rendu à la santé de la foi, nen fut pas moins réprimé dans ses fureurs de persécution. Grâces à vous, mon Dieu! où et doù avez-vous rappelé mes souvenirs, pour que je révélasse, à votre gloire, ce grand événement que mon oubli avait passé sous silence. Et cependant, lorsque tout exhalait ainsi la fragrante odeur de vos parfums, nous ne courions pas après vous (Cantiq. I, 3)! Et cest ce qui faisait couler de mes yeux, à cette heure, une telle abondance de larmes en écoutant vos cantiques. Javais soupiré si longtemps après vous, et enfin je respirais tout lair qui peut entrer dans cette chaumine dargile.
CHAPITRE VIII.MORT DE SAINTE MONIQUE. SON ÉDUCATION.
17. O vous « qui rassemblez sous le même toit les coeurs unanimes (Ps. LXVII, 7), » vous nous avez alors associé un homme jeune encore, de notre municipe, Evodius, officier de lempereur, converti et baptisé avant nous, qui avait quitté la milice du siècle pour la vôtre. Réunis, décidés à vivre dans une communauté de résolutions saintes, nous cherchions le lieu propice au dessein de vous servir, et retournant ensemble en Afrique, nous étions à lembouchure du Tibre, quand je perdis ma mère. Jabrège, jai hâte darriver. Recevez mes confessions, mon Dieu, et les actions de grâces que je vous rends, même en silence, de tant de faveurs sans nombre. Mais je ne tairai point tout ce que mon âme engendre de pensées sur votre servante, dont la chair ma engendré au temps et le coeur à léternité. Ce nest pas son opulence, mais vos libéralités répandues sur elle, que je veux publier. Car elle nétait pas elle-même lauteur de sa vie, lauteur de son éducation. Cest vous qui lavez créée; son père et sa mère ne savaient pas quelle oeuvre se produisait par eux. Et qui léleva dans votre crainte? La verge du Christ, la conduite de votre Fils unique dans une maison fidèle, membre sain de votre Eglise. Et elle ne se louait pas tant du zèle de sa mère à linstruire, que de la surveillance dune vieille servante qui avait porté son père tout petit, ainsi que les jeunes filles ont coutume de porter à dos les petits enfants. Ce souvenir, sa vieillesse, la pureté de ses moeurs, lui assuraient, dans une maison chrétienne, la vénération de ses maîtres, qui lui avaient commis la conduite de leurs filles; son zèle répondait à tant de confiance; elle était, au besoin, dune sainte rigueur pour les corriger, et toujours dune admirable prudence pour les instruire. Hors les heures de leur modeste repas à la table de leurs parents, fussent-elles dévorées de soif, elle ne leur permettait pas même de boire de leau, prévenant une habitude funeste, et disant avec un grand sens : « Vous buvez de leau aujourdhui, parce que le vin nest pas en votre pouvoir; mais, quand vous serez dans la maison de vos maris, maîtresses des celliers, vous dédaignerez leau, sans renoncer à lhabitude de boire. » (445) Par ce sage tempérament de préceptes et dautorité, elle réprimait les avides désirs de la première jeunesse, et elle réglait la soif même de ces jeunes filles à cette mesure de bienséance qui exclut jusquau désir de ce quelle ne permet pas. 18. Et néanmoins, cest laveu que votre servante faisait à son fils, le goût du vin sétait glissé chez elle. Quand ses parents lenvoyaient, suivant lusage, comme une sobre enfant, puiser le vin à la cuve, après avoir baissé le vase pour le remplir, et avant de le verser dans un flacon, elle en goûtait un peu de lextrémité des lèvres, tentation bientôt vaincue par la répugnance. Car cela ne venait pas dun honteux penchant : cétait ce vif entrain du premier âge, ce bouillonnement despiéglerie que le poids de lautorité apaise dans les jeunes coeurs. Or, ajoutant, chaque jour, goutte à goutte, « parce que le mépris des petites choses « amène insensiblement la chute( Eccli. XIX, 1),» elle était tombée dans lhabitude de boire, avec plaisir, à petite coupe presque pleine. Où était alors cette vieille gouvernante si sage? où étaient ses austères défenses? Eh! quelle en eût été la force contre cette maladie cachée, si votre grâce salutaire, ô Seigneur, ne veillait sur nous? En labsence de son père, de sa mère, de tout ce qui prenait soin delle, vous, toujours présent, qui avez créé, qui appelez à vous, et, par la voie même des hommes de perversité, opérez le bien pour le salut des âmes; que lites-vous alors, ô mon Dieu? par quel traitement lavez-vous guérie? Navez-vous pas tiré dune autre âme un sarcasme froid et aigu, invisible acier dont votre main, céleste opérateur, trancha vif cette gangrène? Une servante qui laccompagnait dordinaire à la cuve, se disputant un jour, comme souvent il arrive, avec sa jeune maîtresse, seule à seule, lui lança ce reproche avec lépithète effrontée et sanglante divrognesse. Elle, percée de ce trait, voit sa laideur, la réprouve et sen dépouille. Tant il est vrai que si les amis corrompent par la flatterie, les ennemis corrigent souvent par le reproche; et votre justice ne leur rend pas, suivant leur action, mais suivant leur volonté. Car, dans sa colère, cette servante ne voulait que piquer sa maîtresse et non la guérir. Aussi le fit-elle en secret, soit que le temps et le lieu de la querelle en eût ainsi décidé, soit quelle craignît elle-même un châtiment pour une révélation si tardive. Mais vous, Seigneur, providence du ciel et de la terre, qui faites dériver à votre usage le lit profond chu torrent et réglez le cours turbulent des siècles, cest par la démence dune âme que vous avez guéri lautre, afin que sur un tel exemple nul nattribue à son ascendant personnel linfluence décisive dune parole salutaire.
CHAPITRE IX.VERTUS DE SAINTE MONIQUE.
19. Formée à la modestie et à la sagesse, plutôt soumise par vous à ses parents que par eux à vous, à peine nubile, elle fut remise à un homme quelle servit comme son maître; jalouse de lacquérir à votre épargne, elle nemployait, pour vous prouver à lui, dautre langage que sa vertu. Et vous la rendiez belle de cette beauté qui lui gagna ladmiration et les respectueux amour de son mari. Elle souffrit ses infidélités avec tant de patience que jamais nuage ne séleva entre eux à ce sujet. Elle attendait que votre miséricorde lui donnât avec la foi la chasteté. Naturellement affectueux, elle le savait prompt et irascible, et nopposait à ses emportements que calme et silence. Aussitôt quelle le voyait remis et apaisé, il le lui rendait à propos raison de sa conduite, sil était arrivé quil eût cédé trop légèrement à sa vivacité. Quand plusieurs des femmes de la ville, mariées à des hommes plus doux, portaient sur leur visage quelque trace des sévices domestiques, accusant, dans lintimité de lentretien, les moeurs de leurs maris, ma mère accusait leur langue, et leur donnait avec enjouement ce sérieux avis, quà dater de lheure où lecture leur avait été faite de leur contrat de noces, elles avaient dû le regarder comme lacte authentique de leur esclavage, et ce souvenir de leur condition devait comprimer en elles toute révolte contre leurs maîtres. Et comme ces femmes, connaissant lhumeur violente de Patricius, ne pouvaient témoigner assez détonnement quon neût jamais ouï dire quil eût frappé sa femme, ou que leur bonne intelligence eût souffert un seul jour dinterruption, elles lui en demandaient lexplication secrète; et elle leur enseignait le plan de conduite dont je viens de parler. Celles qui en faisaient lessai, avaient lieu de sen (446) féliciter; celles qui nen tenaient compte, demeuraient dans le servage et loppression. 20. Sa belle-mère, au commencement, sétait laissé prévenir contre elle sur de perfides insinuations desclaves; mais désarmée par une patience infatigable de douceur et de respects, elle dénonça delle-même à son fils ces langues envenimées qui troublaient la paix du foyer, et sollicita leur châtiment. Lui, se rendant à son désir et à lintérêt de lunion et de lordre domestique, châtia les coupables au gré de sa mère. Et elle promit pareille récompense à qui, pour lui plaire, lui dirait du mal de sa belle-fille. Cette leçon ayant découragé la médisance, elles vécurent depuis dans le charme de la plus affectueuse bienveillance. 21. Votre fidèle servante, dont le sein, grâce à vous, ma donné la vie, ô mon Dieu, ma miséricorde, avait encore reçu de vous un don bien précieux. Entre les dissentiments et les animosités, elle nintervenait que pour pacifier. Confidente de ces propos pleins de fiel et daigreur, nausées dinvectives dont lintempérance de la haine se soulage sur lennemie absente en présence dune amie, elle ne rapportait de lune à lautre que les paroles qui pouvaient servir à les réconcilier. Cette vertu me paraîtrait bien insignifiante, si une triste expérience ne meût appris coin-bien est infini le nombre de ceux qui, frappés de je ne sais quelle contagieuse épidémie de péchés, ne se contentent pas de rapporter à lennemi irrité les propos de lennemi irrité, mais en ajoutent encore quil na pas tenus; quand, au contraire, lesprit dhumanité ne doit compter pour rien de sabstenir de ces malins rapports qui excitent et enveniment la haine, sil ne se met en devoir de léteindre par de bonnes paroles, ainsi quelle en usait, docile écolière du Maître intérieur. 22. Enfin elle parvint à vous gagner son mari sur la fin de sa vie temporelle, et le croyant ne lui donna plus les mêmes sujets de chagrin que linfidèle. Elle était aussi la servante de vos serviteurs. Tous ceux dentre eux de qui elle était connue, vous louaient, vous glorifiaient, vous chérissent en elle, parce quils sentaient votre présence dans son coeur, attestée par les fruits de sa sainte vie. Elle navait eu quun mari; elle avait acquitté envers ses parents sa dette de reconnaissance, et gouverné sa famille avec, piété; ses bonnes oeuvres lui, rendaient témoignage ( I Tim. V, 4, 9, 10). Ses fils quelle avait nourris, elles les enfantait autant de fois quelle les voyait séloigner de vous. Enfin, quand nous tous, vos serviteurs, mon Dieu, puisque votre libéralité nous permet ce nom, vivions ensemble, avant son sommeil suprême, dans lunion de votre amour et la grâce de votre baptême, elle nous soignait comme si nous eussions été tous ses enfants, elle nous servait comme si chacun de nous eût été son père.
CHAPITRE X.ENTRETIEN DE SAINTE MONIQUE AVEC SON FILS SUR LE BONHEUR DE LA VIE ÉTERNELLE.
23. A lapproche du jour où elle devait sortir de cette vie, jour que nous ignorions, et connu de vous, il arriva, je crois, par votre disposition secrète, que nous nous trouvions seuls, elle et moi, appuyés contre une fenêtre, doù la vue sétendait sur le jardin de la maison où nous étions descendus, au port dOstie. Cest là que, loin de la foule, après les fatigues dune longue route, nous attendions le moment de la traversée. Nous étions seuls, conversant avec une ineffable douceur, et dans loubli du passé, dévorant lhorizon de lavenir ( Philip. III, 13), nous cherchions entre nous, en présence de la Vérité que vous êtes, quelle sera pour les saints cette vie éternelle « que loeil na pas vue, que loreille na pas entendue, et où natteint pas le coeur de lhomme (I Cor. II, 9). » Et nous aspirions des lèvres de lâme aux sublimes courants de votre fontaine, fontaine de vie qui réside en vous (Ps. XXXV, 10), afin que, pénétrée selon sa mesure de la rosée céleste, notre pensée pût planer dans les hauteurs. 24. Et nos discours arrivant à cette conclusion, que la plus vive joie des sens dans le plus vif éclat des splendeurs corporelles, loin de soutenir le parallèle avec la félicité dune telle vie, ne méritait pas même un nom, portés par un nouvel élan damour vers Celui qui est, nous nous promenâmes par les échelons des corps jusquaux espaces célestes doù les étoiles, la lune et le soleil nous envoient leur lumière; et montant encore plus haut dans nos, pensées, dans nos paroles, dans ladmiration de vos oeuvres, nous traversâmes nos âmes pour atteindre, bien au-delà, cette région dinépuisable abondance, où vous rassasiez éternellement (447) Israël de la nourriture de vérité, et où la vie est la sagesse créatrice de ce qui est, de ce qui a été, de ce qui sera; sagesse incréée, qui est ce quelle a été, ce quelle sera toujours; ou plutôt en qui ne se trouvent ni avoir été, ni devoir être, mais lêtre seul, parce quelle est éternelle; car avoir été et devoir être exclut léternité. Et en parlant ainsi, dans nos amoureux élans vers cette vie, nous y touchâmes un instant dun bond de coeur, et nous soupirâmes en y laissant captives les prémices de lesprit, et nous redescendîmes dans le bruit de la voix, dans la parole qui commence et finit. Et quy a-t-il là de semblable à votre Verbe, Notre-Seigneur, dont limmuable permanence en soi renouvelle toutes choses (Sag. VII, 27)? 25. Nous disions donc: quune âme soit; en qui les révoltes de la chair, le spectacle de la terre, des eaux, de lair et des cieux, fassent silence, qui se fasse silence à elle-même quoublieuse de soi, elle franchisse le seuil intérieur; songes, visions fantastiques, toute langue, tout signe, tout ce qui passe, venant à se taire; car tout cela dit à qui sait entendre: Je ne suis pas mon ouvrage; celui qui ma fait est Celui qui demeure dans léternité ( Ps. XCIX, 3,5) ; que cette dernière voix sévanouisse dans le silence, après avoir élevé notre âme vers lAuteur de toutes choses, et quil parle lui seul, non par ses créatures, mais par lui-même, et que son Verbe nous parle, non plus par la langue charnelle, ni par la voix de lange, ni par le bruit de la nuée, ni par lénigme de la parabole; mais quil nous parle lui seul que nous aimons en tout, quen labsence de tout il nous parle; que notre pensée, dont laile rapide atteint en ce moment même léternelle sagesse immuable au-dessus de tout, se soutienne dans cet essor, et que, toute vue dun ordre inférieur cessante, elle seule ravisse, captive, absorbe le contemplateur dans ses secrètes joies; quenfin la vie éternelle soit semblable à cette fugitive extase, qui nous fait soupirer encore; nest-ce pas la promesse de cette parole : « Entre dans la joie de ton Seigneur (Matth. XXV, 21) ? » Et quand cela? Sera-ce alors que « nous ressusciterons tous, sans néanmoins être tous changés (I Cor. XV, 51)?» 26. Telles étaient les pensées, sinon les paroles, de notre entretien. Et vous savez, Seigneur, que ce jour même où nous parlions ainsi, où le monde avec tous ses charmes nous paraissait si bas, elle me dit: « Mon fils, en ce qui me regarde, rien ne mattache plus à cette vie. Quy ferais-je? pourquoi y suis-je encore? Jai consommé dans le siècle toute mon espérance. Il était une seule chose pour laquelle je désirais séjourner quelque peu dans cette vie, cétait « de te voir chrétien catholique avant de mourir. Mon Dieu me la donné avec surabondance, puisque je te vois mépriser toute félicité terrestre pour le servir. Que fais-je encore ici? »
CHAPITRE XI.DERNIÈRES PAROLES DE SAINTE MONIQUE.
27. Ce que je répond,is à ces paroles, je ne men souviens pas bien; mais à cinq ou six jours de là, la fièvre la mit au lit. Un jour dans sa maladie, elle perdit connaissance et fut un moment enlevée à tout ce qui lentourait. Nous accourûmes; elle reprit bientôt ses sens, et nous regardant mon frère et moi, debout auprès delle; elle nous dit comme nous interrogeant: « Où étais-je? » Et à laspect de notre douleur muette : « Vous laisserez ici, votre mère! » Je gardais le silence et je retenais mes pleurs. Mon frère dit quelques mots exprimant le voeu quelle achevât sa vie dans sa patrie plutôt que sur une terre étrangère. Elle lentendit, et, le visage ému, le réprimant des yeux pour de telles pensées, puis me regardant: « Vois comme il parle, » me dit-elle; et sadressant à tous deux: « Laissez ce corps partout; et que tel souci ne vous trouble pas. Ce que je vous demande seulement, cest de vous souvenir de moi à lautel du Seigneur, partout où vous serez. » Nous ayant témoigné sa censée comme elle pouvait lexprimer, elle se tut, et le progrès de la maladie redoublait ses souffrances. 28. Alors, méditant sur vos dons, ô Dieu invisible, ces dons que vous semez dans le coeur de vos fidèles pour en récolter dadmirables moissons, je me réjouissais et vous rendais grâces au souvenir de cette vive préoccupation qui lavait toujours inquiétée de sa sépulture, dont elle avait fixé et préparé la place auprès du corps de son mari; parce quayant vécu dans une étroite union, elle voulait encore, ô insuffisance de lesprit humain pour les choses (448) divines! ajouter à ce bonheur, et quil fût dit par les hommes quaprès un voyage doutremer, une même terre couvrait la terre de leurs corps réunis dans la mort même. Quand donc ce vide de son coeur avait-il commencé dêtre comblé par la plénitude de votre grâce? Je lignorais, et cette révélation quelle venait de faire ainsi me pénétrait dadmiration et de joie. Mais déjà, dans mon entretien à la fenêtre, ces paroles: « Que fais-je ici? » témoignaient assez quelle ne tenait plus à mourir dans sa patrie. Jappris encore depuis, quà Ostie même, un jour, en mon absence, elle avait parlé avec une confiance toute maternelle à plusieurs de mes amis du mépris de cette vie et du bonheur de la mort. Admirant la vertu que vous aviez donnée à une femme, ils lui demandaient si elle ne redouterait pas de laisser son corps si loin de son pays: «Rien nest loin de Dieu, répondit-elle; et il nest pas à craindre quà la fin des siècles, il ne reconnaisse pas la place où il doit me ressusciter. » Ce fut ainsi que, le neuvième jour de sa maladie, dans la cinquante-sixième année de sa vie, et la trente-troisième de mon âge, cette âme pieuse et sainte vit tomber les chaînes corporelles.
CHAPITRE XII.DOULEUR DE SAINT AUGUSTIN.
29. Je lui fermais les yeux, et dans le fond de mon coeur affluait une douleur immense, prête à déborder en ruisseaux de larmes; et mes yeux, sur limpérieux commandement de lâme, ravalaient leur courant jusquà demeurer secs, et cette lutte me déchirait. Aussitôt quelle eut rendu le dernier soupir, lenfant Adéodatus jeta un grand cri; nous le réprimâmes ; il se tut. Cest ainsi que ce que javais en moi denfance, et qui voulait sécouler en pleurs, était réprimé par la voix virile du coeur et se taisait. Car nous ne pensions pas quil fût juste de mener ce deuil avec les sanglots et les gémissements, qui accompagnent dordinaire les morts crues malheureuses ou sans réveil. Mais sa mort nétait ni malheureuse, ni entière. Nous en avions pour garants sa vertu, sa foi sincère et les raisons les plus certaines. 30. Quest-ce donc qui me faisait si cruellement souffrir au fond de moi, sinon la rupture soudaine de cette habitude, tant douce et chère, de vivre ensemble; blessure vive à mon âme? Je me félicitais toutefois du témoignage quelle mavait rendu jusque dans sa dernière maladie, quand, souriante à mes soins, elle mappelait bon fils, et redisait avec laffection la plus tendre, quelle navait jamais entendu de ma bouche un trait dur ou injurieux lancé contre elle. Et pourtant, ô Dieu notre créateur, cette respectueuse déférence était-elle en rien comparable au service desclave quelle me rendait? Aussi, cétait le délaissement de cette grande consolation qui navrait mon âme, et ma vie se déchirait qui nétait quune avec la sienne. 31. Quand on eut arrêté les pleurs de cet enfant, Evodius prit le psautier et se mit à chanter ce psaume auquel nous répondions tous : « Je chanterai, Seigneur, à votre gloire, vos miséricordes et vos jugements ( Ps. C, 1). » Apprenant ce qui se passait, un grand nombre de nos frères et de femmes pieuses accoururent, et pendant que les funèbres devoirs saccomplissaient suivant lusage, je me retirai où la bienséance voulait, avec ceux qui ne jugeaient pas convenable de me laisser seul. Je dis alors quelques paroles conformes à la circonstance; je cherchais avec le baume de vérité à calmer mon martyre, connu de vous, et quils ignoraient, attentifs à mes discours et me croyant insensible à la douleur. Mais moi, à votre oreille, où nul deux ne pouvait entendre, je gourmandais la mollesse de mes sentiments, et je fermais le passage au cours de mon affliction, et elle me cédait un peu, et elle revenait à linstant avec une fureur nouvelle, sans toutefois forcer la barrière des larmes, le calme du visage; seul, je savais tout ce que je refoulais dans mon coeur. Et comme je men voulais de laisser tant de prise sur moi aux accidents humains, cette fatalité de votre justice et de notre misère, ma douleur elle-même était une douleur; jétais livré à une double agonie. 32. Le corps porté à léglise, jy vais, jen reviens, sans une larme, pas même à ces prières que nous versâmes au moment où lon vous offrît pour elle le sacrifice de notre rédemption, alors que le cadavre est déjà penché sur le bord de la fosse où on va le descendre : à ces prières mêmes, pas une larme; mais, tout le jour, ma tristesse fut secrète et profonde, et lesprit troublé, je vous demandais, comme je pouvais, de guérir ma peine, et vous ne mécoutiez pas, (449) afin sans doute que cette seule épreuve achevât de graver dans ma mémoire quelle est la force des liens de la coutume sur lâme même qui ne se nourrit plus de la parole de mensonge. Jimaginai daller au bain, ayant appris quainsi les Grecs lavaient nommé, comme bannissant les inquiétudes de lesprit. Jy vais, et je le confesse à votre miséricorde, ô Père des orphelins, jen sors tel que jy suis entré. Il navait point fait transpirer lamertume de mon coeur. Et puis je mendormis, et à mon réveil, je sentis ma douleur bien diminuée; et, seul au lit, je me rappelai ces vers de votre Ambroise, que je sentais si véritables « O Dieu créateur, modérateur des cieux, qui jetez sur le jour le splendide manteau de la lumière, répandez sur la nuit les grâces du sommeil; afin que le repos rende au labeur ordinaire les membres épuisés, soulage les fatigues de lesprit, et brise le joug inquiet de laffliction! » 33. Et peu à peu je rentrais dans mes premières pensées sur votre servante, et me rappelant son pieux amour pour vous, et pour moi cette tendresse prévenante et sainte qui tout à coup me manquait, je goûtai la douceur de pleurer en votre présence sur elle et pour elle, sur moi et pour moi. Et je donnai congé à mes pleurs, jusqualors retenus, de couler à loisir; et, soulevé sur ce lit de larmes, mon coeur trouva du repos, entendu de vous seul, et non pas dun homme juge superbe de ma douleur. Et maintenant, Seigneur, je vous le confesse en ces lignes. Lise et interprète à son gré qui voudra. Et celui-là, sil maccuse comme dun péché, davoir donné à peine une heure de larmes à ma mère, morte pour un temps à es yeux, ma mère qui mavait pleuré tant dannées pour me faire vivre aux vôtres, quil se garde de rire, mais que plutôt, sil est d grande charité, lui-même vous offre ses pleurs pour mes péchés, à vous, Père de tous les frères de votre Christ.
CHAPITRE XIII.IL PRIE POUR SA MÈRE.
34. Aujourdhui, le coeur guéri de cette blessure que laffection charnelle rendait peut être trop vive, je répands devant vous, mon Dieu, pour cette femme, votre servante, de bien autres pleurs; pleurs de lesprit frappé des périls de toute âme qui meurt en Adam. Il est vrai que, vivifié en Jésus-Christ ( I Cor. XV, 22), elle a vécu dans les liens de la chair de manière à glorifier votre nom par sa foi et ses moeurs; mais toutefois je noserais dire que, depuis que vous leûtes régénérée par le baptême, il ne soit sorti de sa bouche aucune parole contraire à vos préceptes. Et na-t-il pas été dit par la Vérité, votre Fils : « Celui, qui appelle son frère insensé est passible du feu ( Matth. V, 22)? » Et malheur à la vie même exemplaire, si vous la scrutez dans labsence de la miséricorde. Mais comme vous ne recherchez pas nos fautes à la rigueur, nous avons le confiant espoir de trouver quelque place dans votre indulgence. Et dautre part, quel homme, en comptant ses mérites véritables, fait autre choses que de compter vos dons? Oh! si les hommes se connaissaient, comme celui qui se glorifie se glorifierait dans le Seigneur ( II Cor. X, 17)! 35.- Ainsi donc, ô ma gloire! ô ma vie! O Dieu de mon coeur! mettant à part ses bonnes oeuvres, dont je vous rends grâces avec joie, je vous prie à cette heure pour les péchés de ma mère; exaucez-moi, au nom du Médecin suspendu au bois infâme, qui aujourdhui, assis à votre droite, sans cesse intercède pour nous ( Rom. VIII, 34). Je sais quelle a fait miséricorde, et de toute son âme remis la dette aux débiteurs. Remettez-lui donc la sienne (Matth. VI, 12); et sil en est quelle ait contractée, tant dannées durant quelle a vécu après avoir reçu leau salutaire, remettez-lui, Seigneur, remettez-lui, je vous en conjure; nentrez pas avec elle en jugement ( Ps. CXLII, 2). Que votre miséricorde sélève au-dessus de votre justice ( Jacq. II, 13)! Vos paroles sont véritables, et vous avez promis aux miséricordieux miséricorde (Matth. 5,7) Et vous leur avez donné de lêtre, vous qui avez pitié de qui il vous plaît davoir pitié, et faites grâce à qui il vous plaît de faire grâce ( Exod. XXXIII, 19). 36. Et nauriez-vous pas déjà fait ce que je vous demande? je le crois; mais encore, agréez, Seigneur, cette offrande de mon désir ( Ps. CXVIII, 108). Car aux approches du jour de sa dissolution elle ne songea pas à faire somptueusement ensevelir, embaumer son corps; elle ne souhaita point un monument choisi; elle se soucia peu de reposer au pays de ses pères; non, ce nest pas là ce quelle nous recommanda; elle exprima ce seul voeu que lon fit mémoire delle à votre autel : elle navait laissé passer aucun jour de sa vie sans assister à ses mystères. Elle savait bien que là se dispensait la sainte Victime par qui a été effacée la cédule qui nous était contraire j, et vaincu, lennemi qui, dans lexacte vérification de nos fautes, cherche partout une erreur, et ne trouve rien à redire en lAuteur de notre victoire. Qui lui rendra son sang innocent? Qui lui rendra le prix dont il a payé notre délivrance? Cest au sacrement de cette Rédemption que votre servante a attaché son âme ( Coloss. II, 14) par le lien de la foi. Que personne ne larrache à votre protection; que, ni par force, ni par ruse, le lion-dragon ne se dresse entre elle et vous. Elle ne dira pas quelle ne doit rien, de peur dêtre convaincue par la malice de laccusateur, et de lui être adjugée; mais elle répondra que sa dette lui est remise par Celui à qui personne ne peut rendre ce quil a acquitté pour nous sans devoir. 37. Quelle repose donc en paix avec lhomme qui fut son unique mari, quelle servit avec une patience dont elle vous destinait les fruits, voulant le gagner à vous. Inspirez aussi, Seigneur mon Dieu, inspirez à vos serviteurs, mes frères, à vos enfants, mes maîtres, que je veux servir de mon coeur, de ma voix et de ma plume; tous tant quils soient qui liront ces pages, inspirez-leur de se souvenir, à votre autel, de Monique, votre servante, et de Patricius, dans le temps son époux, dont la chair, grâce à vous, ma introduit dans cette vie; comment? je lignore : quils se souviennent, avec une affection pieuse, de ceux qui ont été mes parents à cette lumière défaillante; mes frères en vous, notre Père, et en notre mère universelle; mes futurs concitoyens dans léternelle Jérusalem, après laquelle le pèlerinage de votre peuple soupire depuis le départ jusquau retour; et que sollicitées par ces Confessions, les prières de plusieurs lui obtiennent plus abondamment que mes seules prières, cette grâce quelle me demandait à son heure suprême. (451)
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