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LIVRE HUITIÈME.LA CONVERSION DAUGUSTIN
Arrivé à la trente-deuxième année, il va trouver le vieillard Simplicianus. Il apprend la conversion de Victorinus, rhéteur célèbre. Potitianus lui fait le récit de la vie de saint Antoine. Agitation de son âme pendant ce récit. Lutte entre la chair et lesprit. Derniers combats. Il se rend à cette voix du ciel : Prends, lis! Prends, lis!
AUGUSTIN VA TROUVER LE VIEILLARD SIMPLICIANUS. SIMPLICIANUS LUI RACONTE LA CONVERSION DE VICTORINUS-LE-RHÉTEUR. DOU VIENT QUE LON RESSENT TANT DE JOIE DE LA CONVERSION DES PÉCHEURS. POURQUOI LES CONVERSIONS CÉLÈBRES DOIVENT INSPIRER UNE JOIE PLUS VIVE. AGITATION DE SON ÂME PENDANT LE RÉCIT DE POTITIANUS. LESPRIT COMMANDE AU CORPS ; IL EST OBÉI: LESPRIT SE COMMANDE, ET IL SE RÉSISTE DEUX VOLONTÉS; UN SEUL ESPRIT.
CHAPITRE PREMIER.AUGUSTIN VA TROUVER LE VIEILLARD SIMPLICIANUS.
1. Mon Dieu, que mes souvenirs soient des actions de grâces, et que je publie vos miséricordes sur moi! Que toutes mes puissances intérieures se pénètrent de votre amour, quelles sécrient: « Seigneur, qui est semblable à vous (Ps. XXXIV, 10)?» Vous avez brisé mes liens; que mon coeur vous sacrifie un sacrifice de louange (Ps. CXV, 17). Je raconterai comment vous les avez brisés, et tous ceux qui vous adorent diront à ce récit: Béni soit le Seigneur au ciel et sur la terre ! Grand et admirable est son nom. Vos paroles sétaient gravées au fond de mari âme, et votre présence lassiégeait de toutes parts. Jétais certain de votre éternelle vie, quoiquelle ne mapparût quen énigme et comme en un miroir ( I Cor. XIII, 12). Il ne me restait plus aucun doute que votre incorruptible substance ne fût le principe de toute substance, et ce nétait pas plus de certitude de vous, mais plus de stabilité en vous que je désirais. Car dans ma vie temporelle tout chancelait, et mon cur était à purifier du vieux levain; et la voie, le Sauveur lui-même me plaisait, mais je redoutais les épines de son étroit sentier. Et votre secrète inspiration me fit trouver bon daller vers Simplicianus, qui me semblait un de vos fidèles serviteurs; en lui résidaient les lumières de votre grâce. Javais appris que dès sa jeunesse il avait vécu dans la piété la plus fervente. Il était vieux alors, et ces long jours, passés dans létude de vos voies, me garantissaient sa savante expérience; et je ne fus pas trompé. Je voulais, en le consultant sur les perplexités de mon âme, savoir de lui le traitement propre à la guérir, à la remettre dans votre chemin. 2. Car je voyais bien votre Eglise remplie, mais chacun y suivait un sentier différent. Je souffrais de vivre dans le siècle, et je métais à charge à moi-même; lardeur de mes passions déjà ralentie ne trouvait plus dans lespoir des honneurs et de la fortune un aliment à la patience dun joug si lourd. Ces espérances perdaient leurs délices, au prix de votre douceur et de la beauté de votre maison que jaimais ( Ps. XXV, 8). Mais le lien le plus fort qui me retînt, cétait la femme. Et lApôtre ne me défendait pas le mariage, quoiquil nous convie à un état plus parfait, lui qui veut que tous les hommes soient comme il était lui-même ( I Cor. VII, 7). Trop faible encore, je me cherchais une place plus douce; aussi je me traînais dans tout le reste, plein de langueur, rongé de soucis et pressentant certains ennuis, dont je déclinais le fardeau, dans cette vie conjugale qui enchaînait tous mes voeux. Javais appris de la bouche de la Vérité même, quil est des eunuques volontaires pour le royaume des cieux : mais, « entende, qui peut entendre, » ajoute lHomme-Dieu (Matth. XIX, 12). «Vanité que lhomme qui na pas la science de Dieu, à qui la vue du bien na pas dévoilé celui qui est (Sag. XIII, 1).» Jétais déjà sorti de ce néant. Je mélevais plus haut; guidé parle témoignage universel de votre création, je vous avais trouvé, ô mon Créateur, et en vous votre Verbe, Dieu un avec vous et le Saint-Esprit, par qui vous avez tout créé. Il est encore une autre sorte dimpies qui connaissent Dieu, mais sans le glorifier comme Dieu (Rom. I, 21), sans lui rendre hommage. Voilà le (429) précipice où jétais tombé, et votre droite men retira (Ps. XVII, 36) et me mit en voie de convalescence. Car, vous avez dit à lhomme: « La piété est la vraie science (Job. XXVIII, 28). Ne désire point passer pour sage (Prov. III, 7), « parce que ceux qui se proclamaient sages sont devenus fous (Ro. I, 21,22). » Et javais déjà trouvé la perle précieuse quil fallait acheter au prix de tous mes biens (Matth. 13, 46), et jhésitais encore.
CHAPITRE II.SIMPLICIANUS LUI RACONTE LA CONVERSION DE VICTORINUS-LE-RHÉTEUR.
3. Jallai donc vers Simplicianus, père selon la grâce de lévêque Ambroise, qui laimait véritablement comme un père. Je le fis entrer dans le dédale de mes erreurs. Et lorsque je lui racontai que javais lu quelques ouvrages platoniciens, traduits en latin par Victorinus, rhéteur à Rome, qui, mavait-on dit, était mort chrétien, il me félicita de nêtre point tombé sur ces autres philosophes pleins de mensonges et de déceptions, professeurs de science charnelle (Coloss. II, 8), tandis que la doctrine platonicienne nous suggère de toutes les manières Dieu et son Verbe. Puis, pour mexhorter à lhumilité du Christ , cachée aux sages et révélée aux petits (Matth. XI, 25), il réunit tous ses souvenirs sur ce même Victorinus, quil avait intimement connu pendant son séjour à Rome. Ce quil ma dit de lui, je ne le tairai pas. Adorable chef-doeuvre de puissance et de grâce ! Ce vieillard, si docte en toute science libérale, qui avait lu, discuté, éclairci tant de livres écrits par les philosophes; maître de tant de sénateurs illustres, à qui la gloire de son enseignement avait mérité lhonneur le plus rare aux yeux de la cité du monde une statue sur le Forum; jusquau déclin de son âge, adorateur des idoles, initié aux mystères sacriléges, si chers alors à presque toute cette noblesse, à ce peuple de Rome, honteusement épris de tant de monstres divinisés, et dIsis, et de laboyeur Anubis, qui, un jour, avaient levé les armes contre Neptune, Vénus et Minerve ( Enéid. Liv. VIII, 678-700); vaincus à qui Rome victorieuse sacrifiait, abominables dieux que ce Victorinus avait défendus tant dannées de sa bouche prostituée à la terre; merveille ineffable ! ce vieillard na point eu honte de se faire lesclave de votre Christ, dêtre lavé comme celui qui vient de naître, à la source pure; il a plié sa tête au joug de lhumilité, et lorgueil de son front à lopprobre de la croix ! 4. Seigneur, Seigneur, ô vous qui avez abaissé les cieux et en êtes descendu, qui avez touché les montagnes et les avez embrasées ( Ps. CXLIII, 5), par quels charmes vous êtes-vous insinué dans cette âme? Il lisait, me dit Simplicianus, la sainte Ecriture, il faisait une étude assidue et profonde de tous les livres chrétiens, et disait à Simplicianus, loin du monde, en secret et dans lintimité « Sais-tu que me voilà chrétien? Je ne le croirai pas, répondait son ami, je ne te compterai pas au nombre des chrétiens, que je ne taie vu dans léglise du Christ. » Et lui reprenait avec ironie : « Sont-ce donc les murailles qui font le chrétien? » Il répétait souvent quil était décidément chrétien; même réponse de Simplicianus, même ironie des murailles. Il appréhendait de blesser ses amis, superbes démonolâtres, et il sattendait que de ces sommets de Babylone, de ces cèdres du Liban que Dieu navait pas encore brisés ( Ps. XXVIII, 5), il roulerait sur lui daccablantes inimitiés. Mais en plongeant plus profondément dans ces lectures, il y puisa de la fermeté, il craignit « dêtre désavoué du Christ devant ses saints anges, sil craignait de le confesser devant les hommes (Matth. X, 33); » et reconnaissant quil serait coupable dun grand crime sil rougissait des sacrés mystères de lhumilité de votre Verbe, lui qui navait pas rougi des sacriléges mystères de ces démons superbes dont il sétait rendu le superbe imitateur, il dépouilla toute honte de vanité, et revêtit la pudeur de la vérité, et tout à coup, il surprit Simplicianus par ces mots: « Allons à léglise; je veux être chrétien! » Et lui, ne se sentant pas de joie, ly conduisit à linstant. Aussitôt quil eut reçu les premières instructions sur les mystères, il donna son nom pour être régénéré dans le baptême, à létonnement de Rome, à la joie de lEglise. Les superbes, à cette vue, frémissaient, ils grinçaient des dents, ils séchaient de rage ( Ps. XCI, 10) mais votre serviteur, ô Dieu, avait son espérance au Seigneur, et il ne voyait plus les vanités et les folies du mensonge (Ps. XXXIX,5). 5. Puis, quand lheure fut venue de faire la profession de foi, qui consiste en certaines paroles retenues de mémoire, et que récitent ordinairement dun lieu plus élevé, en présence des (430) fidèles de Rome, ceux qui demandent laccès de votre grâce; les prêtres, ajouta Simplicianus, offrirent à Victorinus de réciter en particulier, comme cétait lusage de le proposer aux personnes quune solennité publique pouvait intimider; mais lui aima mieux professer son salut en présence de la multitude sainte. Car ce nétait pas le salut quil enseignait dans ses leçons déloquence, et pourtant il avait professé publiquement. Et combien peu devait-il craindre de prononcer votre parole devant lhumble troupeau, lui qui ne craignait pas tant dinsensés auditeurs de la sienne? Il monta; son nom, répandu tout bas par ceux qui le connaissaient, éleva dans lassemblée un murmure de joie. Et de qui, dans cette enceinte, nétait-il pas connu? Et la voix contenue de lallégresse générale frémissait : Victorinus! Victorinus! Un transport soudain, à sa vue, avait rompu le silence, le désir de lentendre le rétablit aussitôt. Il prononça le symbole de vérité avec une admirable foi, et tous eussent voulu lenlever dans leur coeur; et tous ly portaient dans les bras de leur joie et de leur amour.
CHAPITRE III.DOU VIENT QUE - LON RESSENT TANT DE JOIE DE LA CONVERSION DES PÉCHEURS.
6. Dieu de bonté, que se passe-t-il dans lhomme pour quil ressente plus de joie du saint dune âme désespérée et de sa délivrance dun plus grand péril, que sil eût toujours bien espéré delle, ou que le péril eût été moins grand? Et vous aussi, Père des miséricordes, vous vous réjouissez plus dun seul pénitent que de quatre-vingt-dix-neuf justes qui aont pas besoin de pénitence. Et nous, cest avec une consolante émotion que nous apprenons que le bon pasteur rapporte sur ses épaules, à la joie des anges, la brebis égarée; et que la drachme est rendue à votre trésor par la femme qui la retrouvée, et dont les voisines partagent le contentement. Et les solennelles réjouissances de votre maison font rouler des larmes dans les yeux qui ont lu que « votre Fils était mort, et quil est ressuscité, quil était perdu, et quil est retrouvé (Luc, XV.) » Vous vous réjouissez en nous et en vos anges, sanctifiés par votre charité sainte. Car vous, toujours le même, vous avez toujours la même connaissance de ce qui nest, ni toujours, ni le même. 7. Que se passe-t-il donc dans lâme qui lui fait trouver plus de joie à la recouvrance quen la possession continuelle de ce quelle aime ? Tout latteste, tout est plein de témoignages qui nous crient : Il est ainsi. Un empereur victorieux triomphe, et il neût vaincu sil neût combattu. Et plus a-été grand le péril au combat, plus vive est lallégresse dans le triomphe. Un vaisseau est battu de la tempête, le naufrage est imminent; les matelots pâlissent aux portes de la mort: le ciel et la mer sapaisent; lexcès de la joie naît de lexcès de la crainte. Une personne aimée est malade, son pouls est de mauvais augure; tous ceux qui désirent sa guérison sont malades de coeur: elle est sauvée, mais elle na pas encore recouvré ses forces pour marcher, et déjà cest un bonheur tel quil nen fut jamais lorsquelle jouissait de toute la vigueur de la santé. Et les plaisirs mêmes de cette vie, ce nest point seulement par les contrariétés qui surprennent notre volonté, mais encore au prix de certaines peines étudiées et volontaires, que nous les achetons. La volupté du boire et du manger nexiste quen tant que précédée de langoisse de la faim et de la soif. Et les ivrognes cherchent dans des aliments salés une irritation dont la boisson, qui lapaise, fait un plaisir. Et la coutume veut que lon diffère de livrer une fiancée, de peur que lépoux ne dédaigne la main que ses soupirs nauraient pas longtemps attendue. 8. Ainsi, et dans labomination des voluptés humaines, et dans les plaisirs licites et permis, et dans la sincérité dune amitié pure, et dans ce retour de lenfant « qui était mort et qui est « ressuscité, qui était perdu et qui est retrouvé (Luc XV, 24, 32), toujours une grande joie est précédée dun aiguillon douloureux. Quoi donc! Seigneur mon Dieu, vous êtes à vous-même votre éternelle joie; quelques êtres, autour, de vous, se réjouissent éternellement de vous, et cette partie du monde souffre une continuelle alternative de défaillance et daccroissement, de guerre et de paix? Est-ce la condition de son être? est-ce ainsi que vous lavez fait, quand, depuis les hauteurs des cieux jusquaux profondeurs de la terre, depuis le commencement jusquà la fin des siècles, depuis lange jusquau vermisseau, depuis le premier des mouvements jusquau dernier, vous avez placé toute sorte de biens, chacun en son lieu, et (431) réglé vos oeuvres parfaites chacune en son temps? Grand Dieu! que vous êtes sublime dans les hauteurs et profond dans les abîmes! Vous nêtes jamais loin, et pourtant quelle peine pour retourner à vous!
CHAPITRE IV.POURQUOI LES CONVERSIONS CÉLÈBRES DOIVENT INSPIRER UNE JOIE PLUS VIVE.
9. Agissez, Seigneur, faites; réveillez-nous, rappelez-nous; embrasez et ravissez; soyez flamme et douceur; aimons, courons. Combien reviennent à vous dun enfer daveuglement plus profond que Victorinus, et sapprochent, et reçoivent le rayon de votre lumière? Et ils ne le reçoivent quavec le pouvoir de devenir enfants de Dieu ( 1 Jean, I, 9,12). Mais, moins connus du monde, la joie de leur retour est moins vive, même en ceux qui les connaissent. La joie générale est individuellement plus féconde; le feu gagne au contact, et la flamme sélance. Et puis, les hommes connus de plusieurs autorisent et devancent de plus nombreuses. conversions. Cest pourquoi leurs prédécesseurs mêmes se livrent à cette joie de prosélytisme qui en prévoit de nouvelles. Car, loin de ma pensée que, sous votre tente, le riche ait la préséance sur le pauvre, et le puissant sur le faible, puisque vous avez fait choix des plus faibles pour confondre les forts; et des objets du monde les plus vils et les plus méprisables, et de ce qui est comme nétant pas, pour anéantir ce qui est ( I Cor. I, 27, 28). Et cependant, le moindre de vos apôtres ( Ibid. XV, 9), dont la voix a fait entendre cet oracle de votre sagesse, vainqueur de lorgueil du proconsul Paul, quil fit passer sous le joug de douceur de votre Christ et enrôla sous les drapeaux du plus grand des rois, cet apôtre de Saul voulut sappeler Paul (Act. XIII, 7, 12), en souvenir, de cet éclatant triomphe. Car lennemi est plus glorieusement vaincu dans celui quil possède avec plus dempire, et par qui il en possède plusieurs. Il tient les grands par lorgueil de leur renommée, et le vulgaire par lautorité de leurs exemples. Or, plus on aimait à se figurer le coeur de Victorinus comme une citadelle inexpugnable où Satan sétait renfermé, et sa langue comme un dard fort et acéré, dont il avait tué tant dâmes, plus lenthousiasme de vos enfants dut éclater, en voyant le fort enchaîné par notre Roi (Matth. XII, 29) ; ses vases conquis purifiés, consacrés à votre culte, et devenus les instruments du Seigneur pour toute bonne oeuvre (II Tim. II, 21).
CHAPITRE V.TYRANNIE DE LHABITUDE.
10. Lhomme de Dieu mavait fait ce récit de Victorinus, et je brûlais déjà de limiter. Telle avait été lintention de Simplicianus. Et quand il ajouta quau temps de lempereur Julien où un édit défendit aux chrétiens denseigner les lettres et lart oratoire, Victorinus sétait empressé dobéir à cette loi, désertant lécole de faconde plutôt que votre Verbe, qui donne léloquence à la langue de lenfant (Sag. X, 21), il ne me parut pas moins heureux que fort davoir trouvé tant de loisir pour vous. Cest après un tel loisir que je soupirais, non plus dans les liens étrangers, mais dans les fers de ma volonté. Le démon tenait dans sa main mon vouloir, et il men avait fait une chaîne, et il men avait lié. Car la volonté pervertie fait la passion; lasservissement à la passion fait la coutume; le défaut de résistance à la coutume fait la nécessité. Et ces noeuds diniquité étaient comme les anneaux de cette chaîne dont menlaçait le plus dur esclavage. Cette volonté nouvelle qui se levait en moi de vous servir sans intérêt, de jouir de vous, mon Dieu, seule joie véritable, cette volonté était trop faible pour vaincre la force invétérée de lautre. Ainsi deux volontés en moi, une vieille, une nouvelle, lune charnelle, lautre spirituelle, étaient aux prises, et cette lutte brisait mon âme. 11. Ainsi ma propre expérience me donnait lintelligence de ces paroles: « La chair convoite « contre lesprit et lesprit contre la chair (Galat. V, 17) . » De part et dautre, cétait toujours moi; mais il avait plus de moi dans ce que jaimais que dans ce que je haïssais en moi. Là, en effet, il ny avait déjà presque plus de moi, car je le souffrais plutôt contre mon gré que je ne le faisais volontairement. Et cependant la coutume sétait par moi aguerrie contre moi, puisque ma volonté mavait amené où je ne voulais pas Et de quel droit eussé-je protesté contre le juste châtiment inséparable de mon péché? Et je navais plus alors lexcuse qui me faisait attribuer mon impuissance à mépriser le (432) siècle pour vous servir, aux indécisions de me doutes. Car jétais certain de la vérité; mais engagé à la terre, je refusais dentrer à votre solde, et je craignais autant la délivrance de-obstacles quil en faut craindre lesclavage. 12. Ainsi, le fardeau du siècle pesait sur moi comme le doux accablement du sommeil; et les méditations que jélevais vers vous ressemblaient aux efforts dun homme qui veut séveiller, et vaincu par la profondeur de sou assoupissement, y replonge. Et il nest personne qui veuille dormir toujours, et la raison, dun commun accord, préfère la veille; mais souvent on hésite à secouer le joug qui engourdit les membres, et lennui du sommeil cède au charme plus doux que lon y trouve, quoique lheure du lever soit venue; ainsi je ne doutais pas quil ne voulût mieux me livrer à votre amour que de mabandonner à ma passion. Le premier parti- me plaisait, il était vainqueur; je goûtais lautre, et jétais vaincu. Et je ne savais que répondre à votre parole: « Lève-toi, toi qui dort Lève-toi dentre les morts, et le Christ tilluminera ( Ephés. V, 14)! » Et vous mentouriez dévidents témoignages; et convaincu de la vérité, je navais à vous opposer que ces paroles de lenteur .et de somnolence.: Tout à lheure! encore un instant ! laissez-moi un peu! Mais ce tout à lheure devenait jamais; ce laissez-moi un peu durait toujours. Vainement je me plaisais en votre loi, selon lhomme intérieur, puisquune autre loi luttait dans ma chair contre la roi de mon esprit, et mentraînait captif de la loi du péché, incarnée dans mes membres. Car la loi du péché, cest la violence de la coutume qui entraîne lesprit et le retient contre son gré, mais non contre la justice, puisquil sest volontairement asservi. Malheureux homme ! qui me délivrera du corps de cette mort, sinon votre grâce par Jésus-Christ Notre Seigneur (Rom. VII, 22-25) ?
CHAPITRE VI.RÉCIT DE POTITIANUS.
13. Comment vous mavez délivré de cette chaîne étroite de sensualité et de lesclavage du siècle, je vais le raconter, à la gloire de votre nom, Seigneur, mon rédempteur et mon secours. Je vivais dans une anxiété toujours croissante, et sans cesse soupirant après vous. Je fréquentais votre Eglise, autant que me le permettait ce fardeau daffaires qui me faisait gémir.
Avec moi était Alypius, sorti pour la troisième fois de sa charge dassesseur, attendant en liberté des acheteurs de conseils, comme javais des chalands déloquence, si toutefois léloquence est une marchandise que lenseignement puisse livrer. Nous avions obtenu de lamitié de Nebridius de suppléer comme grammairien notre cher Verecundus, citoyen de Milan, qui en avait témoigné le vif désir, nous demandant, au nom de lamitié, quelquun de nous pour lui prêter fidèle assistance, dont il avait grand besoin. Ce ne fut donc pas lintérêt qui décida Nebridius; les lettres, sil eût voulu, lui offraient un plus bel avenir; mais sa bienveillance lui fit un devoir de se rendre à notre prière; doux et excellent ami! Sa conduite fut un modèle de prudence; il évita soigneusement dêtre connu des personnes éminentes dans le siècle, épargnant ainsi toute inquiétude à son esprit, quil voulait conserver libre et assuré dautant dheures de loisir quil pourrait sen réserver, pour rechercher la sagesse par méditation, lecture ou entretien. 14. Un jour quil était absent, je ne sais pourquoi, nous eûmes la visite, Alypius et moi, dun de nos concitoyens dAfrique, Potitianus, lun des premiers officiers militaires du palais. Jai oublié ce quil voulait de nous. Nous nous assîmes pour nous entretenir. II aperçut par hasard, sur une table de jeu qui était devant nous, un volume. Il le prit, louvrit, cétait lapôtre Paul. Il ne sy attendait certainement pas, croyant trouver quelque ouvrage nécessaire à cette profession qui dévorait ma vie. Il sourit, et me félicita du regard, étonné davoir surpris auprès de moi ce livre, et ce livre seul. Car il était chrétien zélé, souvent prosterné, dans votre église, en de fréquentes et longues oraisons. Je lui avouai que cette lecture était ma principale étude. Alors, il fut amené par la conversation a nous parler dAntoine, solitaire dEgypte, dont le nom si glorieux parmi vos serviteurs nous était jusqualors inconnu. Il sen aperçut et sarrêta sur ce sujet; il révéla ce grand homme à notre ignorance, dont il ne pouvait assez sétonner. Nous étions dans la stupeur de ladmiration au récit de ces irréfragables merveilles de si récente mémoire, presque contemporaines, opérées dans la vraie foi, dans lEglise catholique. Et nous étions tous surpris, nous dapprendre, lui de nous apprendre ces faits extraordinaires. (433) 15. Et ses paroles roulèrent de là sur ces saints troupeaux de monastères, et les parfums de vertu divine qui sen exhalent, sur ces fécondes aridités du désert, dont nous ne savions rien. Et à Milan même, hors des murs, était un cloître rempli de bons frères, élevé sous laile dAmbroise, et nous lignorions. Il continuait de parler, et nous écoutions en silence; et il en vint à nous conter, quun jour, à Trèves, lempereur passant laprès-midi aux spectacles du cirque, trois de ses compagnons et lui allèrent se promener dans les jardins attenant aux murs de la ville; et comme ils marchaient deux à deux, lun avec lui, les deux autres ensemble, ils se séparèrent. Ceux-ci, chemin faisant, entrèrent dans une cabane où vivaient quelques-uns de ces pauvres volontaires, vos serviteurs, à qui le royaume des cieux appartient ( Matth. V, III) , et ils trouvèrent un manuscrit de la vie dAntoine. Lun deux se met à lire; il admire, son coeur brûle, et tout en lisant, il songe à embrasser une telle vie, à quitter la milice du siècle pour vous servir : ils étaient lun et lautre agents des affaires de lempereur. Rempli soudain dun divin amour et dune sainte honte, il sirrite contre lui-même, et jetant les yeux sur son ami: «Dis-moi, je te prie, où donc tendent tous nos travaux? Que cherchons-nous? pour qui portons-nous les armes? Quel peut être notre plus grand espoir au palais que dêtre amis de lempereur? Et dans cette fortune, quelle fragilité! que de périls! Et combien de périls pour arriver au plus grand péril? Et puis, quand cela sera-t-il? Mais, ami de Dieu, si je veux lêtre, je le suis, et sur lheure. » Il parlait ainsi, dans la crise de lenfantement de sa nouvelle vie; et puis, ses yeux reprenant leur course dans ces saintes pages, il lisait, et il changeait au dedans, là où votre oeil voyait, et son esprit se dépouillait du monde, comme on vit bientôt après. Et il lisait, et les flots de son âme roulaient frémissants; il vit et prit le meilleur parti, et il était à vous déjà, lorsquil dit à son ami : « Cen est fait, je romps avec tout notre espoir; je veux servir Dieu, et à cette heure, en ce lieu, je me mets à loeuvre. Si tu nes pas pour me suivre, ne me détourne pas. » Lautre répond quil veut aussi conquérir sa part de gloire et de butin. Et tous deux, déjà vos serviteurs, bâtissent la tour qui sélève avec ce que lon perd pour vous suivre (Luc XIV, 26, 35). Potitianus et son compagnon, après sêtre promenés dans une autre partie du jardin, arrivèrent, en les cherchant, à cette retraite, et les avertirent quil était temps de rentrer, parce que le jour baissait. Mais eux, déclarant leur dessein , comment cette volonté leur était venue et sétait affermie en eux, prièrent leurs amis de ne pas contrarier leur résolution, sils refusaient de la partager. Ceux-ci, ne se sentant pas changés, pleurèrent néanmoins sur eux-mêmes, disait Potitianus. Ils félicitèrent pieusement leurs camarades, se recommandant à leurs prières. Ils retournèrent au palais, le coeur traînant toujours à terre, et les autres, le coeur attaché au ciel, restèrent dans la cabane. Tous deux avaient des fiancées qui, à cette nouvelle, vous consacrèrent leur virginité.
CHAPITRE VII.AGITATION DE SON ÂME PENDANT LE RÉCIT DE POTITIANUS.
16. Tel fut le récit de Potitianus. Mais vous, Seigneur, pendant quil parlait vous me retourniez vers moi-même; vous effaciez ce dos que je me présentais pour ne pas me voir, et vous me placiez devant ma face pour que je visse enfin toute ma laideur et ma difformité, et mes taches, et mes souillures, et mes ulcères. Et je voyais, et javais horreur, et impossible de fuir de moi! Et si je mefforçais de détourner mes yeux de moi, cet homme venait avec son récit; et vous mopposiez de nouveau à moi, et vous me creviez les yeux de moi-même, pour que mon iniquité me fût évidente et odieuse. Je la connaissais bien, mais par dissimulation, par connivence, je loubliais. 17. Alors aussi, plus je me sentais dardent amour pour ces confiances salutaires livrées sans réserve à votre cure, plus javais, au retour sur moi, de haine et dimprécations contre moi-même. Tant dannées, tant dexistence taries! Douze ans et plus, depuis cette dix-neuvième année de mon âge, où la lecture de lHortensius de Cicéron avait éveillé en moi lamour de la sagesse; et je différais encore de sacrifier ce vain bonheur terrestre à la poursuite de cette félicité dont la recherche seule, même sans possession, serait encore préférable à la découverte du plus riche trésor, à la royauté des nations, à lempressement de ces nombreuses esclaves, les voluptés corporelles. (434) Mais, malheureux que jétais, malheureux au seuil même de ladolescence, je vous avais demandé la chasteté, et je vous avais dit : Donnez-moi la chasteté et la continence, mais pas encore. Je craignais dêtre trop tôt exaucé, trop tôt guéri de ce mal de concupiscence que jaimais mieux assouvir quéteindre. Et je métais égaré dans les voies dune superstition sacrilége; et je ny trouvais point de certitude, et je la préférais pourtant aux doctrines dont je nétais pas le pieux disciple, mais lardent ennemi. 18. Et depuis, je navais remis de jour en jour, comme je croyais, à rejeter les espérances du siècle et mattacher à vous seul, que faute dapercevoir ce fanal directeur de ma course. Mais le jour était arrivé où je me trouvais tout nu devant moi, et ma conscience me criait : Où es-tu, langue, qui disais que lincertitude du vrai tempêchait seule de jeter là ton bagage de vanité? Eh bien! tout est certain maintenant; la vérité te presse; à de plus libres épaules sont venues des ailes qui emportent des âmes, à qui il na fallu ni le pesant labeur de tant de recherches, ni dannées de méditation. Ainsi je me rongeais intérieurement, jétais pénétré de confusion et de honte, quand Potitianus parlait. Son discours, et le motif de sa visite cessant, il se retira. Et alors, que ne me dis-je pas à moi-même? De quels coups le fouet de mes pensées meurtrit mon âme, lexcitant à me suivre dans mes efforts pour vous joindre? Et-elle était rétive. Elle refusait et ne sexcusait pas. Toutes les raisons étaient épuisées. Il ne lui restait quune peur muette: elle appréhendait comme la mort, de se sentir tirer la bride à labreuvoir de la coutume, où elle buvait une consomption mortelle.
CHAPITRE VIII.LUTTE INTÉRIEURE.
19. Alors, pendant cette violente rixe au logis intérieur, où je poursuivais mon âme dans le plus secret réduit de mon coeur, le visage troublé comme lesprit, jinterpelle Alypius, je mécrie : Eh quoi ! que faisons-nous là?, Nas-tu pas entendu? Les ignorants se lèvent; ils forcent le ciel, et nous, avec notre science, sans coeur, nous voilà vautrés dans la chair et dans le sang! Est-ce honte de les suivre? Navons-nous pas honte de ne pas même les suivre? Telles furent mes paroles. Et mon agitation memporta brusquement loin de lui. Il se taisait, surpris, et me regardait. Car mon accent était étrange. Et mon front; mes joues, mes yeux, le teint de mon visage, le ton de ma voix, racontaient bien plus mon esprit que les paroles qui méchappaient. Notre demeure avait un petit jardin dont nous avions la jouissance, comme du reste de la maison; car le propriétaire, notre hôte ny habitait pas. Cest là que mavait jeté la tempête de mon coeur; là, personne ne pouvait interrompre ce sanglant débat que javais engagé contre moi-même ,dont vous saviez lissue, et moi, non. Mais cette fureur menfantait à la raison, cette mort à la vie; sachant ce que jétais de mal, jignorais ce quen un moment jallais être de bien. Je me retirai au jardin ; Alypius me suivait pas à pas. Car jétais seul, même en sa présence. Et pouvait-il me quitter dans une telle crise? Nous nous assîmes, le plus loin possible de la maison. Et mon esprit frémissait, et les vagues de mon indignation se soulevaient contre moi, de ce que je ne passais pas encore à votre volonté, à votre alliance, ô mon Dieu, où toutes les puissances de mon âme me poussaient en me criant: Courage I Et leurs louanges me soulevaient vers le Ciel: Et pour cela il ne fallait ni navire, ni char; il ne fallait pas même faire ce pas qui nous séparait de la maison. Car non-seulement aller, mais arriver à vous, nétait autre chose que vouloir, mais dune volonté forte et pleine, et non dune volonté languissante et boiteuse, se dressant à demi et se débattant contre lautre moitié delle-même qui retombe. 20. Et dans cette angoisse de mes indécisions, je faisais plusieurs de ces mouvements de corps que souvent des hommes veulent et ne peuvent faire, soit absence des membres, ou quils soient emprisonnés dans des liens, paralysés de langueur, retenus par quelque entrave. Si je marrache les cheveux, si je me frappe le front, si jembrasse mes genoux de mes doigts entrelacés, je le fais parce que je lai voulu. Et je pouvais le vouloir sans le faire, si la mobilité de mes membres ne meût obéi. Combien donc ai-je fait de choses, où vouloir et pouvoir nétait pas tout un. Et alors je ne faisais pas ce que je désirais dun désir incomparablement plus puissant, et il ne sagissait que de vouloir pour pouvoir, cest- à-dire de vouloir pour vouloir. Car ici la puissance nétait autre que la volonté; vouloir, cétait faire; et pourtant rien (435) ne se faisait; et mon corps obéissait plutôt à la volonté la plus imperceptible de lâme qui dun signe lui commandait un mouvement, que lâme ne sobéissait à elle-même pour accomplir dans la volonté seule sa plus forte volonté.
CHAPITRE IX.LESPRIT COMMANDE AU CORPS ; IL EST OBÉI: LESPRIT SE COMMANDE, ET IL SE RÉSISTE
2l. Doù vient ce prodige ? quelle en est la cause? Faites luire votre miséricorde ! que jinterroge ces mystères de vengeance, et quils me répondent! que je pénètre cette nuit de tribulation qui couvre les fils dAdam! Doù vient, pourquoi ce prodige ? Lesprit commande au corps; il est obéi; lesprit se commande, et il se résiste. Lesprit commande à la main de se mouvoir, et lagile docilité de lorgane nous laisse à peine distinguer le mal tre de lesclave; et lesprit est esprit, la main est corps. Lesprit commande de vouloir à lesprit, à lui-même, et il nobéit pas. Doù vient ce prodige? la cause? Celui-là, dis-je, se commande de vouloir, qui ne commanderait sil ne voulait; et ce quil commande ne se fait pas ! Mais il ne veut quà demi; donc, il ne commande quà demi. Car, tant il veut, tant il commande; et tant il est désobéi, tant il ne veut pas. Si la volonté dit : Sois la volonté! autrement: que je sois! Elle nest pas entière dans son commandement, et partant elle nest pas obéie; car si elle était entière, elle ne se commanderait pas dêtre, elle serait déjà. Ce nest donc pas un prodige que cette volonté partagée, qui est et nest pas; cest la faiblesse de lesprit malade, qui, soulevé par la main de la vérité, rie se relève quà demi, et retombe de tout le poids de lhabitude. Et il nexiste ainsi deux volontés que parce quil en est toujours une incomplète, et que ce qui manque à lune sajoute à lautre.
CHAPITRE X.DEUX VOLONTÉS; UN SEUL ESPRIT.
22. Périssent de votre présence, mon Dieu, comme parleurs de vanités, comme séducteurs dâmes ceux qui, apercevant deux volontés délibérantes, affirment deux esprits de deux natures, lune bonne, lautre mauvaise. Mauvais eux-mêmes, par ce sentiment mauvais, ils peuvent être bons, sils donnent un tel assentiment aux doctrines et aux hommes de vérité, que votre Apôtre puisse leur dire: « Vous avez été ténèbres autrefois, et vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur (Ephés. V, 8). » Ceux-ci voulant être lumière en eux-mêmes, et non dans le Seigneur, par cette pensée téméraire que lâme est une même nature que Dieu, sont devenus dépaisses ténèbres, parce que leur sacrilége arrogance les a retirés de vous, « Lumière de tout homme venant au monde (Jean, I, 9.) » Songez donc à ce que vous dites et rougissez; « approchez de lui, recevez sa lumière et votre visage ne rougira plus ( Ps. XXXIII, 6). » Quand je délibérais pour entrer au service du Seigneur mon Dieu, ce que javais résolu depuis longtemps, qui voulait? moi. Qui ne voulait pas? moi. Lun et lautre était moi, demi voulant, à demi ne voulant pas. Et je me querellais moi-même, et je me divisais contre moi. Et ce schisme, élevé malgré moi, nattestait pas la présence dun esprit étranger, mais le châtiment de mon âme. Et je nen étais pas lartisan, mais le péché qui habitait en moi. Jexpiais la coupable liberté dAdam, mon père (Rom. VIII, 14). 23. Car sil est autant de natures contraires que de volontés ennemies, ce nest plus deux natures, cest plusieurs quil faut affirmer. Quun homme délibère daller à leur assemblée ou au théâtre, ces hérétiques sécrient: Voilà les deux natures; lune bonne qui le conduit ici, lautre mauvaise qui len éloigne. Autrement doù peut venir cette contrariété de deux volontés en lutte? Et moi je les dis mauvaises toutes deux, et celle qui conduit à eux, et celle qui attire au théâtre. Ils pensent, eux, que la première ne peut être que bonne. Mais si quelquun de nous, flottant à la merci de deux volontés engagées, délibère daller au théâtre ou à notre église, ne balanceront-ils pas à répondre? Car ou ils avoueront, ce quils refusent, que cest la volonté bonne qui fait entrer dans notre église, comme elle y a introduit ceux que la communion des mystères y retient; ou ils seront tenus dadmettre le conflit de deux mauvaises natures, de deux mauvais esprits en un seul homme, et ils démentiront leur assertion ordinaire dun bon et dun mauvais; ou, rendus à la vérité, ils cesseront de nier que, lorsquon délibère, ce soit une même âme livrée aux flux et reflux de ses volontés. 24. Quils nosent donc plus dire, en voyant dans un seul homme deux volontés aux prises, que ce sont deux esprits contraires, émanés de deux substances contraires, et deux principes contraires; deux antagonistes, lun bon, lautre mauvais. Car vous, Dieu de vérité, vous les improuvez, vous les réfutez, vous les confondez. Et de même, dans deux volontés mauvaises, quand un homme délibère sil ôtera la, vie à son semblable par le fer ou le poison; sil usurpera tel héritage ou tel autre, ne pouvant les usurper tous deux; sil écoutera la luxure qui achète la volupté, ou lavarice qui sarde largent; sil ira au cirque ou au théâtre, ouverts le même jour; ou bien, nouvelle indécision, sil entrera dans cette maison taire un larcin auquel loccasion le convie; ou bien, autre incertitude, y commettre un adultère dont il trouve la facilité; et si toutes ces circonstances concourent dans le même instant, si toutes ces volontés se pressent dans le même désir, ne pouvant saccomplir à la fois, lesprit nest-il pas déchiré par cette querelle intestine de quatre volontés, plus encore, que sollicitent tant dobjets de convoitise? Et pourtant ils ne calculent pas une telle quantité de substances différentes. Et de même des volontés bonnes. Car je leur demande sil est bon de se plaire à la lecture de lApôtre, au chant dun saint cantique, sil est bon dexpliquer lEvangile? A chaque demande, même réponse : oui. Mais si tous ces pieux exercices nous plaisent également, au même instant, le coeur de lhomme nest-il pas distendu par cette diversité de volonté qui délibèrent sur lobjet à saisir de préférence? Et ces volontés sont bonnes, et elles se combattent jusquà ce que soit déterminé le point où se porte une et entière cette volonté qui se divisait en plusieurs. Ainsi, lorsque léternité nous élève à ses sublimes délices, et que le plaisir dun bien temporel nous rattache ici-bas, cest une même âme qui veut lun ou lautre, mais dune demi-volonté; et de là ces épines qui la déchirent quand la vérité détermine une préférence qui ne peut vaincre lhabitude.
CHAPITRE XI.DERNIERS COMBATS.
25. Ainsi je souffrais et je me torturais, maccusant moi-même avec une amertume inconnue, me retournant et me roulant dans mes liens, jusquà ce jeusse rompu tout entière cette chaîne qui ne me retenait plus que par un faible anneau, mais qui me retenait pourtant. Et vous me pressiez, Seigneur, au plus secret de mon âme, et votre sévère miséricorde me flagellait à coups redoublés et de crainte et de honte, pour prévenir une langueur nouvelle qui, retardant la rupture de ce faible et dernier chaînon, lui rendrait une nouvelle force détreinte. Car je me disais au dedans de moi : Allons! allons! point de retard! Et mon coeur suivait déjà ma parole; et jallais agir, et je nagissais pas. Et je ne retombais pas dans labîme de ma vie passée, mais jétais debout sur le bord, et je respirais. Et puis je faisais effort, et pour arriver, atteindre, tenir, de quoi sen fallait-il? Et je narrivais pas, et je natteignais pas, et je ne tenais rien; hésitant à mourir à la mort, à vivre à la vie, je me laissais dominer plutôt par le mal, ce compagnon denfance, que par ce mieux étranger. Et plus linsaisissable instant où mon être allait changer devenait proche, plus il me frappait dépouvante; ni ramené, ni détourné, pourtant, mon pas était suspendu. 26. Et ces bagatelles de bagatelles, ces vanités de vanités, mes anciennes maîtresses, me tiraient par ma robe de chair, et me disaient tout bas : Est-ce que tu nous renvoies? Quoi! dès ce moment, nous ne serons plus avec toi, pour jamais? Et, dès ce moment, ceci, cela, ne te sera plus permis, et pour jamais? Et tout ce quelles me suggéraient dans ce que jappelle ceci, cela, ce quelles me suggéraient, ô mon Dieu! que votre miséricorde lefface de lâme de votre serviteur! Quelles souillures! quelles infamies! Et elles ne mabordaient plus de front, querelleuses et hardies, mais par de timides chuchotements murmurés à mon épaule, par de furtives attaques; elles sollicitaient un regard de mon dédain. Elles me retardaient toutefois dans mon hésitation à les repousser, à me débarrasser delles pour me rendre où jétais appelé. Car la violence de lhabitude me disait : Pourras-tu vivre sans elles? 27. Et déjà elle-même ne me parlait plus (437) que dune voix languissante. Car, du côté où je tournais mon front, et où je redoutais de passer, se dévoilait la chaste et sereine majesté de la continence, minvitant, non plus avec le sourire de la courtisane, mais par dhonnêtes caresses, à mapprocher delle sans crainte; et elle étendait, pour me recevoir et membrasser, ses pieuses mains, toutes pleines de bons exemples; enfants, jeunes filles, jeunesse nombreuse, tous les âges, veuves vénérables, femmes vieillies dans la virginité, et dans ces saintes âmes, la continence nétait pas stérile; elle enfantait ces générations de joies célestes quelle doit, Seigneur, à votre conjugal amour! Et elle semblait me dire, dune douce et encourageante ironie: Quoi! ne pourras-tu ce qui est possible à ces enfants, à ces femmes? Est-ce donc en eux-mêmes, et non dans le Seigneur leur Dieu, que cela leur est possible? Cest le Seigneur leur Dieu qui me donne à eux. Tu tappuies sur toi-même, et tu chancelles? Et cela tétonne? Jette-toi hardiment sur lui, naie pas peur; il ne se dérobera pas pour te laisser tomber. Jette-toi hardiment, il te recevra, il te guérira! Et je rougissais, parce que jentendais encore le murmure des vanités: et je restais hésitant, suspendu. Et elle me parlait encore, et je croyais entendre : Sois sourd à la voix de ces membres de terre, afin de les mortifier. Les délices quils te racontent sont-elles comparables aux suavités de la loi du Seigneur ton Dieu (Ps. CXVIII, 85)? Cette lutte intestine nétait quun duel de moi avec moi. Et Alypius, attaché à mes côtés, attendait en silence lissue de cette étrange révolution.
CHAPITRE XII.« PRENDS, LIS! PRENDS, LIS! »
28. Quand, du fond le plus intérieur, ma pensée eut retiré et amassé toute ma misère devant les yeux de mon coeur, il sy éleva un affreux orage, chargé dune pluie de larmes. Et pour les répandre avec tous mes soupirs, je me levai, je méloignai dAlypius. La solitude allait me donner la liberté de mes pleurs. Et je me retirai assez loin pour nêtre pas importuné, même dune si chère présence. Tel était mon état, et il sen aperçut, car je ne sais quelle parole métait échappée où vibrait un son de voix gros de larmes. Et je métais levé. Il demeura à la place où nous nous étions assis, dans une profonde stupeur. Et moi jallai métendre, je ne sais comment, sous un figuier, et je lâchai les rênes à mes larmes, et les sources de mes yeux ruisselèrent, comme le sang dun sacrifice agréable. Et je vous parlai, non pas en ces termes, mais en ce sens: « Eh! jusques à quand, Seigneur ( Ps. VI, 4)? jusques à quand, Seigneur, serez-vous irrité? Ne gardez pas souvenir de mes iniquités passées (Ps. LXXXIII, 5, 8). » Car je sentais quelles me retenaient encore. Et je mécriais en sanglots : Jusques à quand? jusques à quand? Demain ? demain?... Pourquoi pas à linstant; pourquoi pas sur lheure en finir avec ma honte? 29. Je disais et je pleurais dans toute lamertume dun coeur brisé. Et tout à coup jentends sortir dune maison voisine comme une voix denfant ou de jeune fille qui chantait et répétait souvent: « PRENDS, LIS! PRENDS, LIS! » Et aussitôt, changeant de visage, je cherchai sérieusement à me rappeler si cétait un refrain en usage dans quelque jeu denfant; et rien de tel ne me revint à la mémoire. Je réprimai lessor de mes larmes, et je me levai, et ne vis plus là quun ordre divin douvrir le livre de lApôtre, et de lire le premier chapitre venu. Je savais quAntoine, survenant, un jour, à la lecture de lEvangile, avait saisi, comme adressées à lui-même, ces paroles: « Va, vends -ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel; viens, suis-moi ( Matth. XIX, 21); »et quun tel oracle lavait aussitôt converti à vous. Je revins vite à la place où Alypius était assis; car, en me levant, jy avais laissé le livre de lApôtre. Je le pris, louvris, et lus en silence le premier chapitre où se jetèrent mes yeux: « Ne vivez pas dans les festins, dans les débauches, ni dans les voluptés impudiques, ni en conteste, ni en jalousie; mais revêtez-vous de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ne cherchez pas à flatter votre chair dans ses désirs. » Je ne voulus pas, je neus pas besoin den lire davantage. Ces ligues à peine achevées; il se répandit dans mon coeur comme une lumière de sécurité qui dissipa les ténèbres de mon incertitude. 30. Alors, ayant laissé dans le livre la trace de mon doigt ou je ne sais quelle autre marque, je le fermai, et, dun visage tranquille, je déclarai tout à Alypius. Et lui me révèle à son tour ce (438) qui à mon insu se passait en lui. Il demande à voir ce que javais lu; je le lui montre, et lisant plus loin que moi, il recueille les paroles suivantes que je navais pas remarquées: « Assistez le faible dans la foi (Rom. XIV, 1). » Il prend cela pour lui, et me lavoue. Fortifié par cet avertissement dans une résolution bonne et sainte, et en harmonie avec cette pureté de moeurs dont jétais loin depuis longtemps, il se joint à moi sans hésitation et sans trouble. A linstant, nous allons trouver ma mère, nous lui contons ce qui arrive, elle se réjouit; comment cela est arrivé, elle tressaille de joie, elle triomphe. Et elle vous bénissait, « ô vous qui êtes puissant à exaucer au delà de nos demandes, au delà de nos pensées Ephés. III, 20), » car vous lui aviez bien plus accordé en moi que ne vous avaient demandé ses plaintes et ses larmes touchantes. Jétais tellement converti à vous que je ne cherchais plus de femme, que jabdiquais toute espérance dans le siècle, élevé désormais sur cette règle de foi, où votre révélation mavait jadis montré debout à ma mère. Et son deuil était changé (Ps. XXIV, 12) en une joie bien plus abondante quelle navait espéré, bien plus douce et plus chaste que celle quelle attendait des enfants de ma chair. (439)
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