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LIVRE QUATRIÈME.LE GÉNIE ET LE CUR DAUGUSTIN
Neuf années derreur. Sa passion pour lastrologie. Mort dun ami; violence de sa douleur. Ses livres de la Beauté et de la Convenance. Force e t vivacité de son intelligence.
LE GÉNIE ET LE CUR DAUGUSTIN POURQUOI LES LARMES SONT-ELLES DOUCES AUX AFFLIGÉS? SA DOULEUR DIMINUE AVEC LE TEMPS. LAMITIÉ NEST VRAIE QUEN DIEU. LAME NE PEUT TROUVER SON REPOS DANS LES CRÉATURES. LES CRÉATURES CHANGENT; DIEU SEUL EST IMMUABLE. LES AMES TROUVENT EN DIEU LE REPOS ET LIMMUTABILITÉ. DOU PROCÈDE LAMOUR, LIVRES QUIL AVAIT ÉCRITS SUR LA BEAUTÉ ET LA CONVENANCE. IL AVAIT DÉDIÉ CES LIVRES A LORATEUR HIÉRIUS. ESTIME POUR LES ABSENTS : DOU VIENT-ELLE? SON ESPRIT OBSCURCI PAR LES IMAGES SENSIBLES NE POUVAIT CONCEVOIR LES SUBSTANCES SPIRITUELLES.
CHAPITRE PREMIER.NEUF ANNÉES DERREUR.
1. Pendant ces neuf années de mon âge, de dix-neuf à vingt-huit, je demeurai dans cet esclavage, séduit et séducteur, au gré de mes instincts déréglés; je trompais en public par les sciences dites libérales; en secret, par le mensonge dune fausse religion : ici, jouet de lorgueil, là, de la superstition, partout de la vanité. Épris du vide de la gloire populaire, jen étais venu à jalouser les applaudissements du théâtre, les luttes de poésie, la poursuite des couronnes de foin, les bagatelles des spectacles, toutes les intempérances du libertinage. Et demandant dautre part dêtre purifié de ces souillures, japportais des aliments à ces saints, à ces élus de Manès, pour que lalambic de leur estomac en exprimât à mon intention des anges et des dieux libérateurs. Telle était lextravagance des opinions et des pratiques que je professais avec mes amis, par moi et comme moi séduits. Quils me raillent, ces superbes, qui nont pas encore le bonheur dêtre humiliés et écrasés par vous, mon Dieu: moi je confesse mes ignominies pour votre gloire; permettez-moi, je vous en conjure, donnez-moi de promener aujourdhui mes souvenirs par tous les détours de mes erreurs passées, et « de vous immoler « une victime de joie (Ps XVI, 6).» Car, sans vous, que suis-je à moi-même, quun guide malheureux penché sur les précipices? Et que suis-je, dans la santé de lâme, quun nourrisson allaité de votre lait, et qui se repaît de vous, incorruptible nourriture? Et quest-ce que lhomme, quelque homme que ce soit, puisquil est homme? Quils nous raillent donc, les forts et les puissants ; mais confessons toujours à vous nos infirmités et notre indigence. CHAPITRE II.IL ENSEIGNE LA RHÉTORIQUE. SON COMMERCE ILLÉGITIME AVEC UNE FEMME. IL REJETTE LES OFFRES DUN DEVIN.
2. Jenseignais alors la rhétorique, lescrime de la faconde, maître vénal blessé par lintérêt; je préférais pourtant, vous le savez, Seigneur, avoir ce quon appelle de bons disciples, et en toute simplicité, je leur apprenais lartifice, non pour sélever jamais contre la vie de linnocent, mais pour sauver parfois une tête coupable. Et vous, mon Dieu, vous mavez vu de loin chanceler sur la voie glissante, vous avez distingué, dans une épaisse fumée, les étincelles de cette probité qui me dévouait à linstruction de ces amateurs de vanité, de ces chercheurs de mensonge dont jétais le compagnon. En ces mêmes années, javais une femme qui ne métait pas unie par la sainteté du mariage, mais que limprudence dun vague désir mavait fait trouver. Seule femme toutefois que je connusse; je lui gardais la foi; mais je ne laissais pas de mesurer par ma propre expérience tout lintervalle qui sépare les convenances dune légitime union, dont la fin est de transmettre la vie, et cette liaison de voluptueuses amours, dont les fruits naissent contre nos voeux, quoique leur naissance force notre tendresse. 3. Je me souviens encore quayant voulu disputer au concours le prix dun chant scénique, un devin me fit demander ce que je lui donnerais pour remporter la victoire; mais, plein dhorreur de ces abominables sacriléges, je (387) répondis que, sagît-il dune couronne dor impérissable, je ne souffrirais pas que ma victoire coûtât la vie à une mouche. Je savais quil immolerait un odieux sacrifice danimaux, pour me gagner par cette offrande les suffrages des démons. Mais ce ne fut pas au regard de votre chaste amour que je répudiai ce crime, ô Dieu de mon coeur! je ne savais pas vous aimer, ne pouvant concevoir que des splendeurs corporelles. Et lâme qui soupire après de telles chimères ne vous est-elle pas infidèle, courtisane du mensonge, pâture des vents?Et je ne voulais pas que pour moi lon sacrifiât aux démons, à qui ma superstitieuse créance me sacrifiait chaque jour. Mais nest-ce pas repaître les vents (Osée, XII, 1) que dalimenter ces esprits qui font de nos erreurs leurs malignes délices?
CHAPITRE III.SA PASSION POUR LASTROLOGIE.
4. Je ne cessais donc de consulter ces imposteurs, que lon nomine astrologues, parce quils semblaient noffrir aucun sacrifice, ni adresser aucune prière aux esprits, pour la divination de lavenir. Mais la véritable piété chrétienne repousse et condamne aussi leur science. Cest à vous, Seigneur, quil faut confesser et dire : « Ayez pitié de moi, guérissez mon âme, parce que jai péché contre vous (Ps. XI, 5). » Et loin dabuser de votre indulgence jusques au libertinage du péché, il faut avoir souvenir de cette parole du Seigneur « Voilà que tu es guéri, garde-toi de pécher désormais, de peur quil ne tarrive pis (Jena, V, 14). Cest cette ordonnance salutaire quils sefforcent deffacer, ceux qui disent : Le ciel vous forme une fatale nécessité de pécher. Cest à Vénus, cest à Mars, cest à Saturne quil faut sen prendre. On veut ainsi que lhomme soit pur; lhomme! chair et sang, orgueilleuse pourriture! on veut accuser Celui qui a créé les cieux et ordonne leurs mouvements. Et quel est-il, sinon vous-même, ô Dieu de douceur, source de justice, « qui rendez à chacun selon ses uvres (Matth. XVI, 27) et ne méprisez pas un coeur contrit et humilié( PS. L, 19) ? » 5. Je connaissais alors un homme dun grand esprit, très-habile et très-célèbre dans la médecine; javais reçu de sa main la couronne poétique; mais cétait le proconsul, et non le médecin, qui avait couronné ma tête malade. Vous vous réservez la cure de ces maladies, ô vous, « qui résistez aux superbes et faites grâce aux humbles ( I Pier. V,5) ! » Et cependant, nest-ce pas vous qui navez cessé de massister par ce vieillard, qui navez cessé par sa main de soigner mon âme? Jétais entré dans son intimité, et ses entretiens, sans fard dexpression, mais sérieux et agréables par la vivacité des pensées, trouvaient en moi un auditeur attentif et assidu, Aussitôt quil apprit, dans nos entretiens, ma passion pour les livres dastrologie, il me conseilla avec une bienveillance paternelle de les jeter là, pour ne pas accorder à ces futilités le soin que réclament les choses nécessaires. Il ajouta quil sétait livré sérieusement à cette étude dans ses premières années, et avait pensé den faire profession pour vivre; que sétant élevé à lintelligence dHippocrate, il ne serait pas demeuré au-dessous de cette nouvelle étude, et ne lavait finalement abandonnée pour la médecine, que parce quen reconnaissant toutes les erreurs, sa probité lui avait défendu de tromper les hommes pour gagner sa vie. Mais vous, me dit-il, qui pour vivre honorablement avez la rhétorique, vous quune libre curiosité, et non le besoin de lexistence, attache à ces mensonges, vous pouvez men croire, puisque je nai approfondi ces malheureuses connaissances que pour en faire mon gagne-pain. Je lui demandai doù venait que plusieurs prédictions se trouvassent véritables, et il me répondit, comme il put, quil fallait lattribuer à la puissance du sort, universellement répandue dans la nature. Vous consultez un poète au hasard, disait-il, vous feuilletez ses chants, dans une intention bien éloignée de celle qui les inspire, et vous trouvez souvent une conformité merveilleuse à votre pensée; il ne faut donc pas sétonner quune âme humaine, émue dun instinct supérieur, sans savoir ce qui se passe en elle, par hasard et non par science, rende parfois un son qui saccorde à létat et à la conduite dune autre âme. 6. Voilà ce que j appris de lui, ou de vous par lui; et ce que plus tard je devais rechercher par moi-même, vous lavez esquissé dun premier trait dans ma mémoire. Car alors, ni lui, ni mon cher Nébridius, sage et excellent jeune homme, plein de mépris railleurs pour cet art (388) divinatoire, ne purent me persuader de le rejeter; je cédais à lautorité de ceux qui en ont écrit, et je navais point encore trouvé de raison certaine., telle que jen cherchais, qui me prouvât à lévidence que le hasard, et non le calcul des mouvements célestes, décidait de la vérité de ces prédictions.
CHAPITRE IV.MORT DUN AMI.
7. En ces premières années de mon enseignement dans ma ville natale, je métais fait un ami, que la parité détudes et dâge mavait rendu bien cher; il fleurissait comme moi sa fleur dadolescence. Enfants, nous avions grandi ensemble; nous avions été à lécole, nous avions joué ensemble. Mais il ne métait pas alors aussi cher que depuis, quoique notre amitié nait jamais été vraie; car lamitié nest pas vraie si vous ne la liez vous-même entre ceux qui sattachent à vous « par la charité, que e répand dans nos coeurs lEsprit-Saint qui nous « est donné (Rom. V,5) » Et pourtant, elle métait bien douce cette liaison entretenue au foyer des mêmes sentiments. Je lavais détourné de la vraie foi, dont son enfance navait pas été profondément imbue, pour lamener à ces fables de superstition et de mort qui coûtaient tant de larmes à ma mère. Il ségarait desprit avec moi, cet homme dont mon âme ne pouvait plus se passer. Mais vous voilà ! ... toujours penché sur la trace de vos fugitifs, Dieu des vengeances et source des miséricordes, qui nous ramenez à vous par des voies admirables... vous voilà! et vous retirez cet homme de la vie; à peine avions-nous fourni une année damitié, amitié qui métait douce au delà de tout ce que mes jours dalors ont connu de douceur ! 8. Quel homme pourrait énumérer, seul, les trésors de clémence dont, à lui seul, il a fait lépreuve? Que fites-vous alors, ô Dieu, et combien impénétrable est labîme de vos jugements? Dévoré de fièvre, il gisait sans connaissance dans une sueur mortelle. On désespéra de lui, et il fut baptisé à son insu, sans que je men misse en peine, persuadé quun peu deau répandue sur son corps insensible ne saurait effacer de son âme les sentiments que je lui avais inspirés. Il en fut autrement; il se trouva mieux, et en voie de salut. Et aussitôt que je pus lui parler (ce qui me fut possible aussitôt quil put parler lui-même, car je ne le quittais pas, tant nos deux existences étaient confondues), je voulus rire, pensant quil rirait avec moi de ce baptême quil avait reçu en absence desprit et de sentiment : il savait alors lavoir reçu. Et il eut horreur de moi, comme dun ennemi, et soudain, avec une admirable liberté, il me commanda, si je voulais demeurer son ami, de cesser ce langage. Surpris et troublé, je contins tous les mouvements de mon âme, attendant que sa convalescence me permît de lentreprendre à mon gré. Mais il fut soustrait à ma folie, pour être réservé dans votre sein à ma consolation. Peu de jours après, en mon absence, la fièvre le reprend et il meurt. 9. La douleur de sa perte voila mon coeur de ténèbres. Tout ce que je voyais nétait plus que mort. Et la patrie métait un supplice, et la maison paternelle une désolation singulière. Tous les témoignages de mon commerce avec lui, sans lui, étaient pour moi un cruel martyre. Mes yeux le demandaient partout, et il métait refusé. Et tout métait odieux, parce que tout était vide de lui, et que rien ne pouvait plus me dire : Il vient, le voici ! comme pendant sa vie, quand il était absent. Jétais devenu un problème à moi-même, et jinterrogeais mon âme, « pourquoi elle était triste et me troublait ainsi, » et elle nimaginait rien à me répondre. Et si je lui disais : « Espère en Dieu ( Ps. XLI, 6), » elle me désobéissait avec justice, parce quil était meilleur et plus vrai, cet homme, deuil de mon coeur, que ce fantôme en qui je voulais espérer. Le seul pleurer métait doux, seul charme à qui mon âme avait donné la survivance de mon ami.
CHAPITRE V.POURQUOI LES LARMES SONT-ELLES DOUCES AUX AFFLIGÉS?
10. Et maintenant, Seigneur, tout cela est passé; et le temps a soulagé ma blessure. Puis-je approcher de votre bouche loreille de mon coeur? . O vous, qui êtes la vérité, me direz-vous : Pourquoi les larmes sont douces aux malheureux? Mais peut-être, quoique présent partout, avez-vous rejeté loin de vous notre misère? Et vous demeurez en vous-même, tandis que nous roulons dans linstabilité. Et pourtant, si votre oreille ne sinclinait (389) à nos pleurs, que resterait-il de notre espérance? Doù vient donc que lon cueille à larbre amer de la vie ces fruits si doux de gémissements, de pleurs, de soupirs et de plaintes? Qui leur donne cette saveur? Est-ce lespérance que vous nous entendez? Cela est vrai de la prière, mue du désir darriver jusquà vous. Mais quoi de semblable dans une telle affliction, dans cette funèbre douleur où jétais enseveli? Je nespérais pas le voir revivre, mes pleurs ne demandaient pas ce retour; je gémissais pour gémir, je pleurais pour pleurer. Car jétais malheureux, javais perdu la joie de mon âme. Serait-ce donc quaffadi de regrets, dans lhorreur où le plonge une perte chère, le coeur se réveille au goût amer des larmes?
CHAPITRE VI.VIOLENCE DE SA DOULEUR.
11. Eh! pourquoi toutes ces paroles? Ce nest pas le temps de vous interroger, mais de se confesser à vous. Jétais malheureux, et malheureux le coeur enchaîné de lamour des choses mortelles! Leur perte le déchire, et il sent alors cette réalité de misère qui lopprimait avant même quil les eût perdues. Voilà comme jétais alors, et je pleurais amèrement, et je me reposais dans lamertume. Ainsi jétais malheureux, et cette malheureuse vie métait encore plus chère que mon ami. Je leusse voulu changer, mais non la perdre plutôt que de lavoir perdu, lui. Et je ne sais si jeusse voulu me donner pour lui, comme on le dit, pure fiction peut-être, dOreste et de Pylade, jaloux de mourir lun pour lautre ou ensemble, parce que survivre était pour eux pire que la mort. Mais je ne sais quel sentiment bien différent sélevait en moi; profond dégoût de vivre et crainte de mourir. Je crois que, plus je laimais, plus la mort qui me lavait enlevé, mapparaissait comme une ennemie cruelle, odieuse, terrible; prête à dévorer tous les hommes, puisquelle venait de lengloutir. Ainsi jétais alors; oui, je men souviens. O mon Dieu! voici mon coeur; le voici ! voyez dedans tous mes souvenirs; ô vous! mon espérance, qui me purifiez des souillures de telles affections, élevant mes yeux jusquà vous, et débarrassant mes pieds de ces entraves (Ps. XXIV, 15). Je métonnais de voir vivre les autres mortels, parce quil était mort, celui que javais aimé comme sil neût jamais dû mourir; et je métonnais encore davantage, lui mort, de vivre, moi, qui étais un autre lui-même. II parle bien de son ami le poète qui iappelle: Moitié de mon âme (Horac. Od. liv. II, ch. VI). Oui, jai senti que son âme et la mienne navaient été quune âme en deux corps; cest pourquoi la vie métait en horreur, je ne voulais plus vivre, réduit à la moitié de moi-même. Et peut-être ne craignais-je ainsi de mourir, que de peur densevelir tout entier celui que javais tant aimé (Rétr. Liv. II, ch. VI).
CHAPITRE VII.IL QUITTE THAGASTE.
12. O démence! qui ne sait pas aimer les hommes selon lhomme. Homme insensé que jétais alors, si impatient des afflictions humaines! Oppressé, troublé, je soupirais, je pleurais, incapable de repos et de conseil; je portais mon âme déchirée et sanglante, et qui ne voulait plus se laisser porter par moi, et je ne savais où la poser. Le charme des bois, les jeux et les chants , lair embaumé , les banquets splendides, les voluptés du lit et de la table, la lecture, la poésie, rien ne pouvait la distraire. Tout métait en horreur; la lumière elle-même; et tout ce qui nétait pas lui métait odieux et nuisible, hormis les gémissements et les larmes, qui seuls donnaient quelque repos à ma douleur. Et dès quune distraction en éloignait mon âme, je pliais sous le fardeau de ma misère, que vous seul, Seigneur, pouviez soulever et guérir. Je le savais, mais je manquais de volonté et de force, dautant plus que vous nétiez à ma pensée rien de solide ni de certain. Ce nétait pas vous, mais un vain fantôme, mais mon erreur, qui était mon Dieu. Vainement je voulais y appuyer mon âme; elle manquait dans ce vide et retombait sur moi, Et je me restais à moi-même mon unique lieu, lieu de malheur, où je ne pouvais rester, et dont je ne pouvais sortir. Où mon coeur se fût-il enfui de mon coeur? où me serais-je précipité hors de moi-même? où me serais-je dérobé à ma poursuite? Et cependant j abandonnai ma patrie; carmes yeux le cherchaient moins où ils nétaient pas accoutumés à le voir, et de Thagaste je vins à Carthage. (390)
CHAPITRE VIII.SA DOULEUR DIMINUE AVEC LE TEMPS.
13. Le temps nest pas oisif; et nos sentiments portent la trace de son cours; il fait dans notre âme de merveilleuses oeuvres. Et il venait, il passait jour à jour, et son flot mapportait dautres images, dautres souvenirs, et me rendait peu à peu le goût de mes premières joies ; ma douleur se repliait devant elles : et cétaient, sinon de nouvelles douleurs, du moins des germes dafflictions futures que je semais en moi. Car la douleur eût-elle si facilement pénétré dans lintimité de mon être, si je navais répandu mon âme sur le sable, en aimant un mortel comme sil ne devait pas mourir? Or, je trouvais distraction et soulagement dans les consolations de mes amis qui aimaient avec moi ce que jaimais au lieu de vous. Longue fiction, long mensonge, voluptés adultères de lesprit, stimulées par le commerce de la parole. Mais si lun de mes amis venait à mourir, ce mensonge ne laissait pas de vivre. Ces liaisons semparaient de mon âme par des charmes encore plus puissants; échanges de doux propos, denjouement, de bienveillants témoignages; agréables lectures, badinages honnêtes, affectueuses civilités; rares dissentiments, sans aigreur, comme on en a avec soi-même; léger assaisonnement de contradiction, sel qui relève lunanimité trop constante; instruction réciproque; impatients regrets des amis absents, joyeux accueil à leur bienvenue. Tous ces doux témoignages que les coeurs amis expriment de lair, de la langue, des yeux, par mille mouvements pleins de caresses, sont comme autant de foyers où les esprits se fondent et se réduisent à lunité.
CHAPITRE IX.LAMITIÉ NEST VRAIE QUEN DIEU.
14. Voilà ce que lon aime dans les amis, ce quon aime de tel amour, que la conscience humaine se trouve coupable de ne pas rendre affection pour affection; elle ne veut de la personne aimée que le témoignage dune affection partagée. De là le deuil des morts chéris, les ténèbres de la douleur, les douces jouissances changées en amertume dans le cur plein de larmes, et la perte de la vie en ceux qui meurent devenant la mort des vivants. Heureux qui vous aime, et son ami en vous, et son ennemi pour vous! Celui-là seul ne perd aucun être cher, à qui tous sont chers en celui qui ne se perd jamais. Et quel est-il, sinon notre Dieu, Dieu qui a fait le ciel et la terre, qui les remplit, et en les remplissant les a faits? Et personne ne vous perd que celui qui vous quitte. Et celui qui vous quitte, où va-t-il, où se réfugie-t-il, sinon de vous en vous, de votre amour dans votre colère? Où pourra-t-il ne pas trouver votre loi dans sa peine? car votre loi est la vérité, et la vérité, cest vous.
CHAPITRE X.LAME NE PEUT TROUVER SON REPOS DANS LES CRÉATURES.
15. « Dieu des vertus, convertissez-nous, montrez-nous votre face, et nous serons sauvés (Ps. LXXIX, 4).»Hors de vous, où peut se tourner lâme de lhomme, sans poser sur une douleur, quelle que soit la beauté des créatures, où, loin delle et de vous, elle cherche son repos? Mais elles ne seraient rien, si elles nétaient par vous, ces beautés qui se lèvent et se couchent. En se levant, elles commencent dêtre, elles croissent pour atteindre leur perfection; arrivées là, elles vieillissent et meurent; car tout vieillit et tout meurt. Ainsi, aussitôt nées, elles tendent à être, et plus elles sempressent de croître afin dêtre, plus elles se hâtent de nêtre plus. Telle est la condition de leur existence. Voilà la part que vous leur avez faite; elles sont dun ensemble de choses qui ne coexistent jamais toutes à la fois, mais qui par leur fuite et leur succession produisent ce tout dont elles sont partie. Et nest-ce pas ainsi que notre discours saccomplit par les signes et les sons? Jamais il nexistera en totalité, si chaque parole ne passe, après avoir prononcé son rôle, pour quune autre lui succède. Que mon âme vous loue de telles oeuvres, Dieu leur créateur, mais quelle ny demeure point attachée par lappât de cet amour qui captive les sens; car elles vont toujours où elles allaient, pour ne plus être, et déchirent de désirs pernicieux lâme avide dêtre et de se reposer dans ce quelle aime. Mais lâme peut-elle trouver son repos dans leur instabilité? (391) Elles fuient, et linstant même de leur présence se dérobe au sens charnel. Lent est le sens de la chair, parce quil est le sens de la chair. et la manière dêtre de la chair. Il suffit à sa fin, mais il est impuissant pour saisir ce qui court dun point désigné à un autre. Car votre Verbe créateur dit à lêtre créé : Tu iras dici là.
CHAPITRE XI.LES CRÉATURES CHANGENT; DIEU SEUL EST IMMUABLE.
16. Ne sois pas vaine, ô mon âme! prends garde de perdre louïe du coeur dans le tumulte de tes vanités. Ecoute donc aussi : Le Verbe lui-même te crie de revenir; là est le lieu du repos inaltérable, où lamour nest pas renoncé sil ne renonce lui-même. Vois; ces objets passent, dautres leur succèdent, et de ces éléments particuliers se forme luniversalité de lordre inférieur. Et moi, est-ce que je passe? dit le Verbe de Dieu. Fixe ici ta demeure place ici tout ce que tu as reçu dici, ô mon âme!, car tu dois être lasse de mensonges. Remets à la vérité tout ce que tu tiens de la vérité, et tu ne perdras rien; tes plaies seront fermées, tes langueurs guéries, tout ton être éphémère rétabli, renouvelé, lié à toi-même; il ne te portera plus au lieu où il descend; mais il subsistera avec toi, appuyé à la stabilité permanente de Dieu. 17. Pourquoi tégarer à suivre ta chair? Elle-même, que ne revient-elle à te suivre? Que connais - tu par elle? Quelques parties dun tout que tu ignores, et tu te complais en si peu! Mais si le sens charnel était capable de comprendre ce tout, et sil neût reçu pour ton châtiment de justes bornes, tes désirs hâteraient le passage de tout ce qui existe dans le présent, afin de jouir de lensemble. Cest par ce sens charnel que tu entends la parole, et tu ne demandes pas limmobilité des syllabes, mais leur rapide écoulement, et larrivée des dernières pour entendre le tout. Et toutes choses forment un certain ensemble, non par coexistence, mais par Succession, et le tout a plus de charmes que la partie, quand il se laisse voir aux sens. Mais combien est plus excellent Celui qui a fait cet ensemble de toutes choses? Et celui-là, cest notre Dieu. Et il ne passe pas, parce que rien ne lui succède.
CHAPITRE XII.LES AMES TROUVENT EN DIEU LE REPOS ET LIMMUTABILITÉ.
18. Si les corps te plaisent, prends-en sujet de louer Dieu; réfléchis ton amour vers leur Auteur, de peur quen tarrêtant à ce qui te plaît, tu ne lui déplaises. Si les âmes te plaisent, aime-les en Dieu. Muables en elles-mêmes, elles sont fixes et immuables en lui; sans lui elles sévanouiraient dans le néant. Quelles soient donc aimées en lui. Entraîne avec toi vers lui toutes celles que tu peux, et dis-leur : Aimons-le, aimons- le. Il a tout fait, et il nest pas loin de ses créatures. Il ne sest pas retiré après les avoir faites, mais cest en lui comme de lui quelles ont leur être. Voici où il est; où réside le goût de la vérité, dans lintimité du coeur; mais le coeur sest détourné de lui, « Revenez à votre coeur, hommes de péchés (Isaïe, XLVI, 8) » et rattachez-vous à Celui qui vous a faits. Demeurez avec lui, et vous serez debout. Reposez-vous en lui, et vous serez tranquilles. Où allez-vous? au milieu des précipices? où allez-vous? Le bien que vous aimez vient de lui. Bien véritable et doux tant que vous laimerez pour Dieu, il deviendra justement amer, si vous avez linjustice de laimer sans son Auteur. Pourquoi marcher, marcher encore dans ces sentiers rudes et laborieux? Le repos nest pas où vous le cherchez. Cherchez votre recherche ; mais il nest pas où vous cherchez. Vous cherchez la vie bienheureuse dans la région de la mort; elle nest pas là. Comment la vie bienheureuse serait-elle où la vie même nest pas? 19. Et notre véritable Vie est descendue ici-bas, et elle sest chargée de notre mort, et elle a tué notre mort par labondance de sa vie. Et sa voix a retenti comme un tonnerre, afin que nous revinssions â lui dans le secret doù il sest élancé vers nous, quand, descendu dans le sein virginal, où il a épousé la créature humaine, la chair mortelle pour la soustraire àla mort, « il est sorti comme lépoux de sa « couche, et comme un géant qui dévore sa carrière (Ps. XVIII, 6). » Il ne sest point arrêté, mais il a couru, criant par ses paroles, ses actions, sa mort, sa vie, sa descente souterraine et son ascension, que nous retournions à lui. Et il a (392) disparu de nos yeux, afin que, rentrant dans notre coeur, nous ly trouvions. Il sest retiré, et le voilà, il est ici. Il na pas voulu être longtemps avec nous, et il ne nous a pas quittés. il est retourné doù il nétait jamais sorti; car « le monde a été fait par lui; et il était dans ce monde (Jean, I, 10), et dans ce monde il est venu sauver les pécheurs (I Tim. ,15) » Cest de lui que mon âme implore sa guérison, « parce quelle a péché contre lui (Ps XL, 5). Fils des hommes, jusques à quand porterez-vous un coeur appesanti (Ps. IV, 3)? » La vie est descendue vers vous, et vous ne voulez pas monter vers elle et vivre? Mais où monterez-vous, puisque vous êtes en haut, le front dans les cieux (Ps LXXII, 9)? Descendez pour monter, pour monter jusquà Dieu : car vous êtes tombés en montant contre lui. Dis-leur cela, ô mon âme! afin quils pleurent dans cette vallée de larmes, dis, et emporte-les avec toi vers Dieu; car tu parles par son Esprit, si ta parole est brûlante de charité.
CHAPITRE XIII.DOU PROCÈDE LAMOUR, LIVRES QUIL AVAIT ÉCRITS SUR LA BEAUTÉ ET LA CONVENANCE.
20. Cest ce que jignorais alors; jaimais les beautés inférieures; etje descendais à labîme, et je disais à mes amis : Quaimons-nous qui ne soit beau? Quest-ce donc que le beau? et quest-ce que la beauté? Quel est cet attrait qui nous attache aux objets de notre affection? Sils étaient sans charme et sans beauté, ils ne feraient aucune impression sur nous. Et je considérais que, dans les corps eux-mêmes, il faut distinguer ce qui en est comme le tout, et partant la beauté; et ce qui plaît par un simple rapport de convenance, comme la proportion dun membre au corps, dune chaussure au pied, etc. Cette source de pensées jaillit dans mon esprit du plus profond de mon coeur, et jécrivis sur le beau et le convenable deux ou trois livres, je crois; vous le savez, mon Dieu, car cela mest échappé. Je nai plus ces livres, ils se sont égarés, je ne sais comment.
CHAPITRE XIV.IL AVAIT DÉDIÉ CES LIVRES A LORATEUR HIÉRIUS. ESTIME POUR LES ABSENTS : DOU VIENT-ELLE?
21. Eh! qui put me porter alors, Seigneur mon Dieu, à les dédier à Hiérius, orateur de Rome? je ne le connaissais pas même de vue; je laimais sur sa brillante réputation de savoir, et lon mavait rapporté de lui certaines paroles qui mavaient plu. Mais en réalité, lestime des autres et lenthousiasme que leur inspirait un Syrien, initié dabord aux lettres grecques, pour devenir plus tard un modèle déloquence latine et dérudition philosophique, voilà ce qui décidait mon admiration. Eh quoi! on entend louer un homme, et on laime aussitôt, quoique absent? Est-ce que lamour passe de la bouche du panégyriste dans le coeur de lauditeur? non; mais lamour de lun allume lamour de lautre. On aime lobjet de la louange lorsquon est assuré quelle part du coeur, et que laffection la donne. 22. Cest ainsi que jaimais alors les hommes, daprès le jugement des hommes, et non daprès le vôtre qui ne trompe jamais, ô mon Dieu! Et toutefois mes éloges navaient rien de commun avec ceux que lon accorde à un habile conducteur, à un chasseur de lamphithéâtre honoré des suffrages populaires; mon estime était dun autre ordre, elle était grave, elle louait comme jeusse désiré dêtre loué moi-même. Or, je nétais nullement jaloux dêtre aimé et loué comme les histrions, quoique je fusse le premier à les louer et à les aimer; je préférais lobscurité à telle renommée, la haine même à telles faveurs. Mais comment peut se maintenir dans une même âme léquilibre de ces affections différentes et contraires? Comment puis-je aimer en cet homme ce que je hais en moi, ce que je repousse si loin de moi, homme comme lui? Tu ne voudrais pas être, cela te fût-il possible, ce bon cheval que tu aimes; mais en-peux-tu dire autant de lhistrion, ton semblable ? Jaime donc dans un homme ce que je haïrais dêtre moi-même, tout homme que je suis? Immense abîme que lhomme, dont les cheveux mêmes vous sont comptés, Seigneur, sans quun seul ségare; et il est encore plus aisé pourtant de les nombrer que les affections et les mouvements de son coeur! 23. Quant à ce rhéteur, le sentiment que javais pour lui était de nature à me faire envier (393) dêtre ce quil était; et mes vaniteuses présomptions mégaraient; et je flottais à tout vent, et je ne laissais pas dêtre secrètement gouverné par vous. Et doù ai-je appris, et comment puis-je vous confesser avec certitude que jempruntais plutôt mon amour pour cet homme à lamour de ses partisans quaux raisons mêmes de leurs éloges? Si, en effet, au lieu de le louer on leût blâmé, et que ces sujets de louanges eussent été des sujets de censure et de mépris, jeusse été loin de menflammer à son égard. Et cependant lhomme et les choses restaient les mêmes; lopinion seule était différente. Voilà où tombe lâme infirme, qui ne se tient pas encore à la base solide de la vérité. Au souffle capricieux de lopinion, elle va, elle plie, elle tourne et revient; et la lumière se voile pour elle; elle ne distingue plus la vérité, la vérité qui est devant elle! Et cétait un triomphe pour moi, que mon discours et mes études vinssent à la connaissance de cet homme. Sil mapprouvait, je redoublais dardeur; sinon, jétais blessé dans mon coeur plein de vanité et vide de cette constance qui nest quen vous. Et cependant je me plaisais toujours à méditer sur le beau et le convenable, sujet du livre que je lui avais adressé, et mon admiration louait, sans écho, ce monument de ma pensée.
CHAPITRE XV.SON ESPRIT OBSCURCI PAR LES IMAGES SENSIBLES NE POUVAIT CONCEVOIR LES SUBSTANCES SPIRITUELLES.
24. Mais je ne saisissais pas, dans les merveilles de votre art, le pivot de cette grande vérité, ô Tout-Puissant, « seul auteur de tant de merveilles (Ps LXXI, 18) » et mon esprit se promenait parmi les formes corporelles, distinguait le beau et le convenable, définissait lun, ce qui est par soi-même; lautre, ce qui a un rapport de proportion avec un objet ; principes que jétablissais sur des exemples sensibles. Et je portais mes pensées sur la nature de lesprit, et la fausse idée que javais des êtres spirituels ne me permettait pas de voir la vérité; et son éclat même pénétrait mes yeux, et je détournais mon âme éblouie de la réalité incorporelle pour lattacher aux linéaments, aux couleurs, aux grandeurs palpables. Et comme je ne pouvais rien voir de tel dans mon esprit, je croyais impossible de le saisir lui-même. Mais apercevant dans la vertu une paix aimable, dans le vice une discorde odieuse; là, je remarquais lunité ; ici, la division. Et dans cette unité, je plaçais lâme raisonnable, lessence de la vérité et du souverain bien ; dans cette division, je ne sais quelle substance de vie irraisonnable, je ne sais quelle essence de souverain mal, dont je faisais non-seulement une réalité, mais une véritable vie, un être indépendant de vous, mon Dieu, de vous, de qui toutes choses procèdent. Misérable rêveur, jappelais lune Monas, spiritualité sans sexe; lautre Dyas, principe des colères homicides, des emportements, de la débauche; et je ne savais ce que je disais. Jignorais et navais pas encore appris que nulle substance nest le mal, et que notre principe intérieur nest pas le bien souverain et immuable. 25. Il y a violence criminelle, quand lesprit livre son activité à un mouvement pervers, quand il soulève les flots turbulents de sa fureur; libertinage, quand lâme ne gouverne plus linclination qui lentraîne aux voluptés charnelles. Et de même cette rouille du préjugé et de lerreur qui flétrit la vie, vient dun dérèglement de la raison. Tel était alors létat de la mienne. Car jignorais quelle dût être éclairée dune autre lumière pour participer de la vérité, nétant pas elle-même lessence de la vérité. « Cest vous qui allumerez ma lampe, Seigneur mon Dieu; cest vous qui éclairerez mes ténèbres ( Ps. XVII, 29) et tous, nous avons reçu de votre plénitude, parce que vous êtes la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde ( Jean I, 16,9), lumière sans vicissitudes et sans ombre (Jacq. I, 17). » 26. Mais je faisais effort vers vous, et vous me repoussiez loin de vous, afin que je goûtasse la mort ; car vous résistez aux superbes. Et quoi de plus superbe que cette démence inouïe qui prétend être naturellement ce que vous êtes? Sujet au changement, et le sentant bien à mon désir dêtre sage pour devenir meilleur, jaimais mieux vous supposer muable que de nêtre pas moi-même ce que vous êtes. Vous me repoussiez donc, et vous résistiez à lextravagance de mes pensées, et jimaginais à loisir des formes corporelles; chair, jaccusais la chair; esprit égaré et ne revenant pas encore à vous (Ps. LXXVII, 39), jallais, je me promenais dans un monde (394) imaginaire, dêtres qui ne sont ni en vous, ni en moi, ni dans les corps; et ce nétaient point les créations de votre Vérité, mais les fictions de ma vanité que je formais sur les corps. Et je disais à vos simples enfants, aux fidèles, mes concitoyens, dont alors jétais séparé par un exil que jignorais, je leur disais avec ma sotte loquacité : Comment mon âme, créature de Dieu, est-elle dans lerreur? Et je ne pouvais souffrir que lon me répondît : Comment Dieu est-il dans lerreur? Et je soutenais que votre immuable nature était entraînée dans lerreur plutôt que de reconnaître que la mienne, muable, et volontairement égarée, subissait lerreur comme la peine de son crime. 27. Javais vingt-six à vingt-sept ans, lorsque jécrivis ces livres; et je roulais dans ma fantaisie ces inanités dimages, bourdonnantes à loreille de mon coeur. Et je voulais pourtant, ô douce vérité, la rendre attentive à louïe intérieure de vos mélodies, quand je méditais sur la beauté et la convenance, jaloux de me tenir devant vous, de vous entendre pour frémir dallégresse comme à la voix de lépoux(Jean, III, 29) et je ne le pouvais, car la voix de lerreur mentraînait hors de moi, et le poids de mon orgueil me précipitait dans labîme. Vous ne donniez pas alors la joie et lallégresse à mon entendement, et mes os ne tressaillaient pas, nétant point encore humiliés (Ps. L, 10).
CHAPITRE XVI.GÉNIE DE SAINT AUGUSTIN.
28. Et de quoi me servait alors quà lâgé de vingt ans environ, ayant eu entre les mains ce livre dAristote, quon appelle les dix catégories, je le compris seul à la simple lecture? Et cependant à ce nom de catégories, les joues du rhéteur de Carthage, mon maître, se gonflaient demphase, et plusieurs autres réputés habiles avaient également éveillé en moi comme une attente inquiète de quelque chose dextraordinaire et de divin. Jen conférai depuis avec dautres qui disaient navoir compris cet ouvrage quà grandpeine, à laide dexcellents maîtres, non-seulement par enseignement de vive voix, mais par des figures tracées sur le sable, et ils ne men purent rien apprendre que ma lecture solitaire ne meût fait connaître. Et ces catégories me semblaient parler assez clairement des substances, lhomme par exemple; et de ce qui est en elles, comme la figure de lhomme; quel il est, quelle est sa taille, sa hauteur; de qui il est frère ou parent; où il est établi; quand il est né ; sil est debout, assis; chaussé ou armé; actif ou passif; tout ce qui est enfin compris, soit dans ces neuf genres, dont jai touché quelques exemples, soit dans le genre lui-même de la substance, où les exemples sont innombrables. 29. Quel bien me faisait ou plutôt quel mal ne me faisait pas cette connaissance? Je voulais que tout ce qui est fût compris dans ces dix prédicaments; et vous-même, comment vous concevais-je, ô mon Dieu, simplicité, immutabilité parfaite? Ma pensée matérielle se figurait votre grandeur et votre beauté réunies en vous comme laccident dans le sujet; comme si vous nétiez pas vous-même votre grandeur et votre beauté, tandis que le corps ne tient pas de son essence corporelle sa grandeur et sa beauté; car, fût-il moins grand et moins beau, en serait-il moins corps? Chimère que tout ce que je pensais de vous, et non vérité; inventions de ma misère, et non réalités de votre béatitude! Et votre ordre saccomplissait en moi : la terre me produisait des chardons et des ronces; je ne pouvais arriver quau prix de mes sueurs à gagner mon pain (Gen. III, 18, 19). 30. Et que me servait encore davoir lu et compris seul tout ce que javais pu lire de livres sur les arts quon appelle libéraux, infâme esclave de mes passions ! Je me complaisais dans ces lectures, sans reconnaître doù venait tout ce quil y avait de vrai et de certain. Je tournais le dos à la lumière, la face aux objets éclairés, et mes yeux qui les voyaient lumineux, ne recevaient pas eux-mêmes le rayon. Tout ce que jai compris, sans peine et sans maître, de lart de parler et de raisonner, de la géométrie, de la musique et des nombres, vous le savez, Seigneur mon Dieu; la promptitude de lintelligence et la vivacité du raisonnement sont des dons de votre libéralité; mais au lieu de vous en faire un sacrifice, je ne men suis servi que pour ma perte. Jai revendiqué la meilleure part de mon héritage, je nai pas conservé ma force pour vous (Ps. LVIII, 10) et « loin de vous dans une terre étrangère » je lai prodiguée aux caprices des passions, ces folles courtisanes ( Luc, XV, 12, 13, 30). Pour si mauvais usage (395), que me servait un tel bien? Car je ne mapercevais des difficultés que ces sciences offraient aux esprits les plus vifs et les plus studieux, quen cherchant à leur en donner les solutions; et le plus intelligent, cétait le moins lent à me suivre dans mes explications. Et que men revenait-il encore, puisque je vous considérais, Seigneur mon Dieu, vérité suprême, comme un corps lumineux et immense, et moi comme un fragment de ce corps? O excès de perversité! voilà donc où jen étais! Et je ne rougis pas, mon Dieu, de confesser vos miséricordes sur moi, et de vous invoquer, moi qui ne rougissais pas alors de professer publiquement mes blasphèmes et daboyer contre vous. Et que me servait ce génie qui dévorait la science? que me servait davoir, sans nulle assistance de maîtres, dénoué les plus inextricables ouvrages, quand une honteuse et sacrilége ignorance mentraînait si loin des doctrines de la piété? Et quel obstacle était-ce pour vos petits que la lenteur de leur esprit, si, demeurant toujours près de vous, ils attendaient en sûreté au nid de votre Eglise la venue de leurs plumes, ces ailes de la charité que fait croître laliment dune foi sainte? O Seigneur, ô mon Dieu! « espérons en labri de vos ailes (Ps. LXII, 8) » protégez-nous, portez-nous. Vous nous porterez tout petits, « et vous nous porterez jusquaux cheveux blancs (Is. XLVI, 4) » car notre force nest force quavec vous; elle nest que faiblesse quand nous ne sommes quavec nous-mêmes. Tout notre bien vit en vous, et-notre rupture avec vous a fait notre corruption. Retournons à vous, Seigneur, pour nêtre plus mortellement détournés. Cest en vous que vit notre bien, bien parfait, qui est vous-même. Craindrons-nous de ne plus retrouver au retour la demeure dont nous nous sommes précipités? Sest-elle écroulée en notre absence cette demeure, qui est votre éternité? (396)
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