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LIVRE DIXIÈME.CHANGEMENT PRODUIT DANS LAME DAUGUSTIN
Confession du coeur. Ce quil sait avec certitude, cest quil aime Dieu. Il le cherche et le trouve dans sa mémoire. Puissance incompréhensible dont il décrit les merveilles. Il sinterroge sur la triple tentation de la volupté, de la curiosité et de lorgueil. Il remet à Notre-Seigneur Jésus-Christ, seul médiateur entre Dieu et les hommes, la guérison des maux de son âme.
CHANGEMENT PRODUIT DANS LAME DAUGUSTIN POURQUOI IL CONFESSE CE QUE LA GRÂCE A FAIT DE LUI. QUEL FRUIT IL ESPÈRE DE CETTE CONFESSION. LHOMME NE SE CONNAIT PAS ENTIÈREMENT LUI-MÊME. CE QUIL SAIT AVEC CERTITUDE, CEST QUIL AIME DIEU. DIEU NE PEUT ÊTRE CONNU PAR LES SENS. LES SCIENCES NENTRENT PAS DANS LA MÉMOIRE PAR LES SENS. ACQUÉRIR LA SCIENCE, CEST RASSEMBLER LES NOTIONS DISPERSÉES DANS LESPRIT. MÉMOIRE DES OPÉRATIONS DE LESPRIT. COMMENT LES RÉALITÉS ABSENTES SE REPRÉSENTENT A LA MÉMOIRE. LA MÉMOIRE SE SOUVIENT DE LOUBLI. DIEU EST AU DELA DE LA MÉMOIRE. IL FAUT CONSERVER LA MÉMOIRE DUN OBJET PERDU POUR LE RETROUVER. COMMENT LA MÉMOIRE RETROUVE UN OBJET OUBLIÉ. CHERCHER DIEU, CEST CHERCHER LA VIE HEUREUSE. COMMENT LIDÉE DE LA BÉATITUDE PEUT ÊTRE DANS LA MÉMOIRE. DIEU SE TROUVE DANS LA MÉMOIRE. DANS QUELLE PARTIE DE LA MÉMOIRE TROUVONS-NOUS DIEU? DIEU EST LA VÉRITÉ QUE LES HOMMES CONSULTENT. RAVISSEMENT DE COEUR DEVANT DIEU. LA GRÂCE DE DIEU EST NOTRE SEUL APPUI. TRIPLE TENTATION DE LA VOLUPTÉ, DE LA CURIOSITÉ ET DE LORGUEIL.
DE LA VOLUPTÉ DANS LES ALIMENTS. PLAISIR DE LOUÏE. DU CHANT DÉGLISE. DISPOSITION DE SON ÂME TOUCHANT LE BLÂME ET LA LOUANGE. COUP DOEIL SUR TOUT CE QUIL A DIT. CE QUI LE REJETAIT LOIN DE DIEU.
CHAPITRE PREMIER.ÉLÉVATION.
1. Que je vous connaisse, intime connaisseur de lhomme! que je vous connaisse comme vous me connaissez ( I Cor. XIII, 12)! Force de mon âme, pénétrez-la, transformez-la, pour quelle soit vôtre et par vous possédée sans tache et sans ride (Ephés. V, 27)! Cest là tout mon espoir, toute ma parole! Ma joie est dans cet espoir lorsquelle nest pas insensée. Quant au reste des choses de cette vie, moins elles valent de larmes, plus on leur en donne; plus elles sont déplorables, moins on les pleure ! Mais, vous lavez dit, vous aimez la vérité, Seigneur (Ps, L, 8); et celui qui laccomplit vient à la lumière (Jean, III, 21): quelle soit donc dans mon coeur qui se confesse à vous, quelle soit dans cet écrit qui me confesse à tous!
CHAPITRE II.CONFESSION DU COEUR.
2. Et quand même je vous fermerais mon coeur, que pourrais-je vous dérober? Vos yeux, Seigneur, ne voient-ils pas à nu labîme de la conscience humaine? Cest vous que je cacherais â moi-même, sans me cacher à vous. Et maintenant que mes gémissements témoignent que je me suis en dégoût, voilà quaimable et glorieux vous attirez mon coeur et mes désirs, afin que je rougisse de moi, que je me rejette et vous élise; afin que je ne trouve grâce devant moi-même, comme devant vous, que grâce à vous. Quel que j e sois, vous me connaissez donc toujours, Seigneur; et jai dit cependant quel fruit je recueillais de ma confession. Je vous la fais, non de la bouche et de la voix, mais en paroles de lâme, en cris de la pensée quentend votre oreille. En effet, suis-je mauvais, cest me confesser à vous que de me déplaire à moi-même; suis-je pieux, cest me confesser à vous que de ne pas mattribuer les bons élans de mon âme. Car cest vous, mon Dieu! qui bénissez le juste ( Ps. V, 13), mais vous lavez dabord justifié comme pécheur ( Rom. IV, 5). Ma confession en votre présence, Seigneur, est donc explicite et tacite: silence des lèvres, cris damour! Que dis-je de bon aux hommes que vous nayez dabord entendu au fond de moi-même, et que pouvez-vous entendre de tel en moi-même que vous ne mayez dit dabord?
CHAPITRE III.POURQUOI IL CONFESSE CE QUE LA GRÂCE A FAIT DE LUI.
3. Pour entendre mes Confessions comme sils devaient, eux! guérir toutes mes langueurs, quy a-t-il donc des hommes à moi? Race curieuse de la vie dautrui et paresseuse à redresser la sienne: Pourquoi sinforment-ils de ce que je suis, quand ils refusent dapprendre de vous ce quils sont? Et doù savent-ils, lorsque cest moi qui leur parle de moi, que je dis vrai, puisque pas un homme ne sait ce qui se passe dans lhomme, si ce nest lesprit de lhomme qui est en lui ( I Cor. II, 11)? Mais quils vous écoutent parler deux-mêmes, ils ne pourront dire: Le Seigneur a menti. Quest-ce en effet que vous écouter, sinon se connaître? Et (452) qui nierait ce quil sait ainsi, ne mentirait-il pas à lui-même? Mais comme entre ceux quelle unit des liens de sa fraternité, la charité croit tout ( I Cor. XIII, 7); je me confesse à vous, Seigneur, de sorte que les autres mentendent. Je ne puis leur démontrer la vérité de ma confession, et toutefois ceux dont la charité ouvre les oreilles croient à ma parole. 4. Cependant, ô Médecin intérieur, montrez-moi bien lutilité de ce que je vais faire. Car la confession de mes iniquités passées, que vous avez remises et couvertes ( Ps. XXXI, 1) pour béatifier en vous cette âme transformée par la foi et par votre sacrement, peut ranimer les coeurs contre lengourdissement et le: Je ne puis! du désespoir; les éveiller à lamour de votre miséricorde, aux douceurs de votre grâce, cette force des faibles à qui elle a révélé leur faiblesse! Et pour les justes, cest une consolation dentendre les péchés de ceux qui en sont affranchis, non pour ces péchés eux-mêmes, mais parce quils ont été et ne sont plus. Mais de quel fruit, Seigneur mon Dieu, à qui chaque jour se confesse ma conscience, plus assurée en lespoir de votre miséricorde quen son innocence; de quel fruit est-il donc, je vous le demande, que par ces lignes je confesse aux hommes devant vous, non ce que jai été, mais ce que je suis aujourdhui? Quant au passé, jen ai reconnu et signalé lavantage. Et maintenant beaucoup de ceux qui me connaissent ou ne me connaissent pas, qui mont entendu ou bien ont entendu parler de moi, désirent savoir ce quil en est au temps même de ces confessions; ils nont pas loreille à mon coeur où je suis tel que je suis; ils veulent donc mentendre avouer ce que je puis être au fond de moi-même où loeil, ni loreille, ni lintelligence ne peuvent pénétrer. Ils sont prêts à me croire sans plus de preuve; la charité, qui les sanctifie, leur dit que je ne mens pas en leur parlant de moi, et cest elle en eux qui me donne créance.
CHAPITRE IV.QUEL FRUIT IL ESPÈRE DE CETTE CONFESSION.
5. Mais dans quel intérêt le désirent-ils? Veulent-ils se réjouir avec moi en apprenant combien limpulsion de votre grâce ma rapproché de vous, et sachant combien je suis retardé par le poids de moi-même, prier pour moi? A ceux-là je me révélerai. Car il nest pas dun faible intérêt, Seigneur mon Dieu, que grâces vous soient rendues par plusieurs à mon sujet, et que vous soyez par plusieurs sollicité pour moi. Que le coeur de mes frères aime en moi ce que vous leur enseignez daimable; quil plaigne en moi ce que vous leur enseignez à plaindre. Mais ces sentiments, je ne les demande quau coeur de mes frères, et non pas à létranger,. « non pas au fils de létranger dont «la bouche parle le mensonge, dont la main « est une main diniquité ( Ps. CXLIII, 8). » Je ne les demande quau coeur fraternel, qui, sil mapprouve, se réjouit de moi, sil mimprouve, sattriste pour moi, et, dans la louange et le blâme, maime toujours. Cest à ceux-là que je veux me dévoiler quils respirent à la vue de mes biens, quils soupirent à la vue de mes maux. Mes biens sont votre ouvrage et vos dons; mes maux sont mes crimes et votre justice. Quils respirent là, quils soupirent ici! Que les hymnes, que les larmes sélèvent en votre présence de ces âmes fraternelles, vos vivants encensoirs ( Apoc. VIII, 3)! Et vous, Seigneur, touché des parfums de votre temple saint, «ayez pitié de moi, selon a grandeur de votre miséricorde ( Ps. L. 1), » pour la gloire de votre nom; poursuivez votre oeuvre; consommez mes imperfections. 6. Voilà le fruit de ma confession présente, cest laveu même, non plus en présence de vous seul, dans le secret de la joie qui appréhende et de la tristesse qui espère ( Philip. II, 12), mais publié à la face des enfants des hommes, associés à ma foi et à mon allégresse, hôtes comme moi de la mortalité, citoyens de ma cité, voyageurs comme moi, prédécesseurs, successeurs et compagnons de mon pèlerinage. Ceux-là sont vos serviteurs, mes frères, que vous avez faits vos fils; mes maîtres, que vous mavez commandé de servir, si je veux vivre de vous avec vous. Et votre Verbe ne sest pas contenté denseigner comme précepteur, il a pris les devants comme guide. Et je limite daction et de parole, je limite sous vos ailes, à travers de grands périls. Mais sous ce voile protecteur mon âme vous est soumise, et mon infirmité vous est connue. Je ne suis quun petit enfant, mais jai un Père qui vit toujours; jai un tuteur puissant. Et celui-là même ma donné la vie, qui me prend sous sa tutelle; et celui-là, cest vous, ô mon tout-bien! ô tout-puissant! qui êtes avec moi dès avant que je sois avec vous! Je révélerai donc à ceux que vous mordonnez de servir, ce que je suis aujourdhui, ce peu que je suis encore. « Mais je ne me juge pas (I Cor. IV, 3). »Quon mécoute dans lesprit où je parle.
CHAPITRE V.LHOMME NE SE CONNAIT PAS ENTIÈREMENT LUI-MÊME.
7. Cest vous, Seigneur, qui êtes mon juge, parce que, u bien que nul homme ne sache « rien de lhomme que lesprit de lhomme « qui est en lui (I Cor. II, 11), » cependant il est quelque chose de lhomme que ne sait pas même lesprit de lhomme qui est en lui. Mais vous savez tout de lui, Seigneur, qui lavez fait. Et moi, qui mabaisse sous votre regard, qui ne vois en moi que terre et que cendre, je sais pourtant de vous une chose que jignore de moi. Et certes, ne vous voyant pas encore face à face, mais eu énigme et au miroir ( Ibid. XIII, 12), dans cet exil, errant loin de vous, plus présent à moi-même quà vous, je sais néanmoins que vous êtes inviolable, et jignore à quelles tentations je suis ou ne suis pas capable de résister. Et jai lespérance que, fidèle comme vous lêtes, ne permettant pas que nous soyons tentés au delà de nos forces, vous nous donnez la puissance de sortir vainqueurs de la tentation, afin que vous puissiez persévérer ( I Cor. X, 13). Je confesserai donc, de moi, ce que je sais, et aussi ce que jignore. Car ce que je connais de moi, je le connais à votre lumière, et ce que jignore de moi, je lignore jusquà ce que votre face change mes ténèbres en midi ( Isaïe, LVIII, 10).
CHAPITRE VI.CE QUIL SAIT AVEC CERTITUDE, CEST QUIL AIME DIEU.
8. Ce que je sais, de toute la certitude de la conscience, Seigneur, cest que je vous aime. Vous avez percé mon coeur de votre parole, et à linstant je vous aimai. Le ciel et la terre et tout ce quils contiennent ne me disent-ils pas aussi de toutes parts quil faut que je vous aime? Et ils ne cessent de le dire aux hommes, « afin quils demeurent sans excuse ( Rom. I, 20). » Mais le langage de votre miséricorde est plus intérieur en celui dont vous daignez avoir pitié, et à qui il vous plaît de faire grâce (Ibid, IX ; 15); autrement le ciel et la terre racontent vos louanges à des sourds. Quaimé-je donc en vous aimant? Ce nest point la beauté selon létendue, ni la gloire selon le temps, ni léclat de cette lumière amie à nos yeux, ni les douces mélodies du chant, ni la suave odorance des fleurs et des parfums, ni la manne, ni le miel, ni les délices de la volupté. Ce nest pas là ce que jaime en aimant mon Dieu, et pourtant jaime une lumière, une mélodie, une odeur, un aliment, une volupté, en aimant mon Dieu; cette lumière, cette mélodie, cette odeur, cet aliment, cette volupté, suivant lhomme intérieur; lumière, harmonie, senteur, saveur, amour de lâme, qui défient les limites de létendue, et les mesures du temps, et le souffle des vents, et la dent de la faim, et le dégoût de la jouissance, Voilà ce que jaime en aimant mon Dieu. 9. Et quest-ce enfin? Jai interrogé la terre, et elle ma dit: « Ce nest pas moi. » Et tout ce quelle porte ma fait même aveu. Jai interrogé la mer et les abîmes, et les êtres animés qui glissent sous les eaux, et ils ont répondu: « Nous ne sommes pas ton Dieu; cherche au-dessus de nous. » Jai interrogé les vents, et lair avec ses habitants ma dit de toutes parts: « Anaximènes se trompe; je ne suis pas Dieu. » Jinterroge le ciel, le soleil, la lune, les étoiles, et ils me répondent: « Nous ne sommes pas non plus le Dieu que tu cherches. » Et je dis enfin à tous les objets qui se pressent aux portes de mes sens: « Parlez-moi de mon Dieu, puisque vous ne lêtes pas; dites-moi de lui quelque chose. » Et ils me crient dune voix éclatante: « Cest lui qui nous a faits ( Ps. XCIX, 3). » La voix seule de mon désir interrogeait les créatures, et leur seule beauté était leur réponse. Et je me retournai vers moi-même, et je me suis dit : Et toi, ques-tu? Et jai répondu: « Homme. » Et deux êtres sont sous mon obéissance; lun extérieur, le corps; lautre en moi et caché, lâme. Auquel devais-je plutôt demander mon Dieu, vainement cherché, à travers le voile de mon corps, depuis la terre jusquau ciel, aussi loin que je puisse lancer en émissaires les rayons de mes yeux? (454) Il valait mieux consulter lêtre intérieur, car tous les envoyés des corps sadressaient au tribunal de ce juge secret des réponses du ciel et de la terre et des créatures qui sécriaient Nous ne sommes pas Dieu, mais son ouvrage. Lhomme intérieur se sert de lautre comme instrument de sa connaissance externe; moi, cet homme intérieur, moi esprit, jai cette connaissance par le sens corporel. Jai demandé mon Dieu à lunivers, et il ma répondu : Je ne suis pas Dieu, je suis son oeuvre. 10. Mais lunivers noffre-t-il pas même apparence à quiconque jouit de lintégrité de ses sens? Pourquoi donc ne tient-il pas à tous même langage? Animaux grands et petits le voient, sans pouvoir linterroger, en labsence dune raison maîtresse qui préside aux rapports des sens. Les hommes ont ce pouvoir afin que les grandeurs invisibles de Dieu soient aperçues par lintelligence de ses ouvrages ( Rom. I, 20). Mais ils cèdent à lamour des créatures; et, devenus leurs esclaves, ils ne peuvent plus être leurs juges. Et elles ne répondent quà ceux qui les interrogent comme juges; et ce nest point que leur langage, ou plutôt leur nature, varie, si lun ne fait que voir, si lautre, en voyant, interroge; mais dans leur apparente constance, muettes pour celui-ci, elles parlent à celui-là, ou plutôt elles parlent à tous, mais elles ne sont entendues que des hommes qui confrontent ces dispositions sensibles avec le témoignage intérieur de la vérité. Car la Vérité me dit : Ton Dieu nest ni le ciel, ni la terre, ni tout autre corps. Et leur nature même dit aux yeux: Toute grandeur corporelle est moindre en sa partie quen son tout. Et tu es supérieure à tout cela; cest à toi que je parle, ô mon âme, puisque tu donnes à ton corps cette vie végétative, que nul corps ne donne à un autre. Mais ton Dieu est la vie même de la vie.
CHAPITRE VII.DIEU NE PEUT ÊTRE CONNU PAR LES SENS.
11. Quaimai-je donc, en aimant mon Dieu? Quel est Celui qui domine de si haut les sommités de mon âme? Mon âme elle-même me servira déchelon pour monter à lui. Je franchirai cette force de vitalité qui me lie à mon corps et en remplit les organes de sa sève. Elle ne peut me faire trouver Dieu; autrement elle le ferait trouver « au cheval, au mulet qui « nont pas la raison ( Ps. XXXI, 9), » et dont les corps vivent du même principe. Il est une autre puissance qui, non-seulement donne la vie, mais la sensibilité à cette chair que Dieu ma faite; défend à loeil dentendre, à loreille de voir, ordonne à lun de se tenir prêt pour que je voie, à lautre pour que jentende, et maintient tous les sens chacun à son poste et dans sa fonction, pour quils prêtent la diversité de leur ministère à lactive unité du moi, de lhomme esprit. Mais je franchirai encore cette puissance qui mest commune avec le cheval et le mulet, également doués de la sensibilité corporelle.
CHAPITRE VIII.DE LA MÉMOIRE.
12. Je franchirai donc ces puissances de mon être, pour monter par degrés jusquà Celui qui ma fait. Et jentre dans les domaines, dans les vastes palais de ma mémoire, où sont renfermés les trésors de ces innombrables images entrées par la porte des sens. Là, demeurent toutes nos pensées, qui augmentent, diminuent ou changent ces épargnes thésaurisées par nos sens; et enfin tout dépôt, toute réserve, que le gouffre de loubli na pas encore enseveli. Quand je suis là, je me fais représenter ce que je veux. Certains objets paraissent sur-le-champ, dautres se font chercher davantage; il faut les tirer comme dun recoin obscur; dautres sélancent en essaim, et tandis que lon demande lun deux, accourant tous à la fois, ils semblent dire : Nest-ce pas nous ? Et la main de mon esprit les éloigne de la face de mon souvenir, jusquà ce que lobjet désiré sorte de ses ténèbres et de sa retraite. Dautres enfin se suggérant sans peine au rang où je les appelle, les premiers cèdent la place aux suivants, pour rentrer à leur poste et reparaître à ma volonté. Ce qui arrive exactement lorsque je fais un récit de mémoire. 13. Là se conservent, distinctes et sans mélange, les espèces introduites chacune par une entrée particulière: la lumière, les couleurs, les figures corporelles, par les yeux; tous les sons, par loreille; toutes les odeurs, par le passage des narines; toutes les saveurs, par la voie du palais; et par le sens universel tout (455) objet dur ou mol, chaud ou froid, doux ou rude, grave ou léger, qui affecte le corps, soit au dehors, soit- au dedans. La mémoire les reçoit toutes à son vaste foyer, où, au besoin, je les compte et lès passe en revue. Ineffables replis, dédalé profond,.où tout entre par le seuil qui lattend et se range avec ordre! Et ce nest pas toutefois la réalité, mais limage de la réalité sentie, qui entre pour revenir au rappel de la pensée. Qui pourrait .dire comment se forment ces images? et lon sait tôutefois par quel sens elles sont recueillies et mises en réserve. Car, alors que je demeure dans les ténèbres et le silence, ma mémoire me représente à volonté les couleurs, distingue le blanc du noir, et les sons ne font pas incursion sur les réminiscences de mes yeux, et, quoique présents, ils semblent se retirer et se tenir à part: je les demande, si je veux, et ils viennent aussitôt. Parfois encore, la langue immobile et le gosier silencieux, je chante comme il me plaît, sans que limage des couleurs qui cohabite, me trouble ni minterrompe quand je revois le trésor que loreille ma versé. Ainsi, je visite au caprice du souvenir, ces magasins approvisionnés par les sens; et je distingue, sans rien odorer, la senteur des lis de celle des violettes; et je préfère le miel au vin chaud, le poli à laspérité, par réminiscence du palais et de la main. Et tout cela se passe en moi, dans limmense galerie de ma mémoire. 14. Jy fais comparaître le ciel, la terre, la mer, avec toutes les impressions que jen ai reçues, hors celles que jai oubliées. Là, je me rencontre moi-même, je me reprends au temps, au lieu, aux circonstances dune action et au sentiment dont jétais affecté dans cette action. Là résident les souvenirs de toutes les révélations de lexpérience personnelle ou du témoignage; de cette trame du passé jourdis le tissu des expériences et les témoignages accueillis sur la foi de mon expérience, des événements et des espérances futures, et je forme de tout cela comme un présent que je médite; et dans ces vastes plis de mon intelligence, peuplés de tant dimages, je me dis à moi-même : Je ferai ceci ou cela, et il sensuivra ceci ou cela. Oh! si telle ou telle chose pouvait arriver! Plaise à Dieu! à Dieu ne plaise! Et je me parle ainsi, et les images des objets qui mintéressent sortent du pécule de ma mémoire; car en leur absence il me serait impossible den parler. 15. Que cette puissance de la mémoire est grande! Grande, ô mon Dieu! sanctuaire lin-pénétrable, infini! Eh! qui pourrait aller au fond? Et cest une puissance de mon esprit, une propriété de ma nature, et moi-même je ne comprends pas tout ce que je suis. Lesprit est donc trop étroit pour se contenir lui-même? Et où donc déborde ce quil ne peut contenir de lui? Serait-ce hors de lui? ou plutôt, nest-ce pas en lui? Et doù vient ce défaut de contenance? Ici je me sens confondu dadmiration et dépouvante. Et les hommes vont admirer les cimes des monts, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, le circuit de lOcéan, et le mouvement des astres; et ils se laissent là, et ils nadmirent pas, chose admirable! quau moment où je parle de tout cela, je nen vois rien par les yeux; incapable den parler pourtant, si tout cela, montagnes, vagues, fleuves, astres que jai vus, Océan, auquel je crois, noffrait intérieurement à ma mémoire les mêmes immensités où sélanceraient mes regards. Et toutefois lorsque ma vue sest portée sur ces spectacles, elle ne les a pas engloutis; et les réalités ne sont pas en moi, mais seulement les images, et je sais par quel sens chaque impression est entrée.
CHAPITRE IX.MÉMOIRE DES SCIENCES.
16. Là, ne sarrête pas limmense capacité de ma mémoire. Elle porte en ses flancs tout ce que jai retenu de la science, et que loubli ne ma pas encore dérobé. Et ces perceptions, je les garde à lécart plus intérieurement, non pas en lieu, ni en images, mais en réalité, Car ce que je sais de la grammaire et de la dialectique, du nombre et de lespèce des questions, nest pas entré dans ma mémoire comme limage, qui laisse la réalité à la porte, évanouie aussitôt quapparue; comme la voix imprimant à louïe une trace qui la fait vibrer encore lorsquelle a cessé de raisonner; comme lodeur qui, dans son passage, dissipée au vent, pénètre lodorat et porte à mémoire dune image qui se reproduit au désir de la réminiscence; comme laliment qui na plus de saveur quau palais de la mémoire; ou comme lobjet que la main a touché, dont léloignement nefface pas lempreinte : car les réalités de cet ordre ne sont pas présentées à la mémoire, (456) mais leurs seules images, qui, saisies avec une étonnante rapidité , sont rangées dans des cellules merveilleuses, doù elles sont tirées merveilleusement par la main du souvenir.
CHAPITRE X.LES SCIENCES NENTRENT PAS DANS LA MÉMOIRE PAR LES SENS.
17. Quand jentends dire quun objet comporte trois sortes de questions, savoir : sil est, ce quil est, quel il est, je mempare bien de limage des sons dont ces paroles se forment, je sais quils ont traversé lair avec bruit, et quils ne sont plus. Mais les réalités mêmes, exprimées par ces sons, je ne les ai perçues par aucun sens corporel; je ne les ai nulle part que dans mon esprit, et cest elles-mêmes, non leur image, qui habitent dans ma mémoire. Par où sont-elles entrées en moi? quelles le déclarent, si elles peuvent. Je visite toutes les portes de ma chair, et je nen trouve pas une qui leur ait donné passage. Les yeux disent : Si elles sont colorées, nous les avons annoncées; si elles sont sonores, disent les oreilles, nous les avons introduites; si elles sont odorantes, disent les narines, cest par nous quelles ont passé. Le goût, dit encore : Sil nest pas question de saveur, ne me demande rien. Et le tact : Sil ne sagit pas de corps, je nai point touché, et, partant, je nai rien dit. Par où et comment se sont-elles glissées dans ma mémoire? je lignore : car, en les apercevant, ce nest pas sur le témoignage dune intelligence étrangère que je les ai crues, mais jai reconnu leur vérité dans mon esprit, je les lui ai remises comme un dépôt, pour me les rendre à mon désir. Elles étaient donc en moi avant que je ne les connusse, sans être dans ma mémoire; mais où donc, et comment, quand on men a parlé, les ai-je reconnues, en disant : Il est ainsi, cest vrai; si elles nétaient déjà dans ma mémoire, mais ensevelies au loin, et à de telles profondeurs, que peut-être, sans indication, ma pensée ne les eût jamais exhumées?
CHAPITRE XI.ACQUÉRIR LA SCIENCE, CEST RASSEMBLER LES NOTIONS DISPERSÉES DANS LESPRIT.
18. Ainsi, obtenir les notions qui ne se communiquent point à nos sens par image, mais dont nous percevons en nous la réalité même, par intuition directe, nest après tout que rassembler dans lesprit ce que ht mémoire contient çà et là, en recommandant à la pensée de réunir ces fragments épars et négligés pour les placer sous la main de lattention. Et combien ma mémoire mortelle en son sein de notions de cet ordre, déjà toutes trouvées et comme rangées sous ma main; ce qui sappelle apprendre et connaître? Que je cesse de les visiter de temps en temps, elles sécoulent et gagnent le fond des plus lointains replis, où il faut que la pensée , les retrouve comme si elle les découvrait de nouveau, et les rassemble du même lieu (car elles ne changent pas de demeure), afin de les connaître, cest-à-dire de les rallier dans leur dispersion; doù vient lexpression de COGITARE, fréquentatif de COGERE, rassembler, comme AGITO lest dAGO, et FACTITO de FACIO. Mais lintelligence sest approprié ce verbe, et lemploie à la désignation exclusive de ces ralliements intérieurs dont elle forme sa pensée.
CHAPITRE XII.MÉMOIRE DES MATHÉMATIQUES.
19. La mémoire renferme aussi les propriétés et les lois innombrables du nombre et de la mesure ; et nulle delles ne lui a été transmise par impression sensible, car elles ne sont ni colorées, ni sonores, ni odorantes, ni savoureuses, ni tangibles. Jai bien entendu le son des mots qui les désignent quand on en parle; mais autre est le son, autre la réalité; lun est grec ou latin; lautre nest ni grec ni latin; elle ne connaît aucune langue. Jai vu tirer des lignes aussi déliées quun fil daraignée; mais il est un autre ordre de lignes, qui se présentent sans image, sans que loeil charnel les annonce. Elles sont évidentes à lesprit qui les reconnaît, en labsence de toute préoccupation corporelle. Les sons mont encore signalé les nombres nombrés; mais il nen est pas ainsi des nombres nombrants qui sont sans images, et partant dune réalité absolue. Rie de moi qui n,e me comprend pas; rieur, tu me feras pitié. (457)
CHAPITRE XIII.MÉMOIRE DES OPÉRATIONS DE LESPRIT.
20. Et il me souvient de toutes ces notions; et il me souvient comment je les ai obtenues. Et il me souvient de tous les faux raisonnements élevés contre elles. Et le souvenir de ces erreurs est vrai; et le discernement que jai fait du faux et du vrai sur ces points controversés est présent à mon souvenir. Et je vois encore quil faut faire différence entre ce discernement actuel, et le souvenir de ce même discernement, souvent réitéré dans les opérations de ma pensée. Il me souvient donc davoir exercé souvent cet acte dintelligence; et ce discernement actuel, cette intellection daujourdhui, je les serre dans ma mémoire pour me les rappeler à lavenir tels quà cette heure je les conçois. Jai donc souvenir de mêtre souvenu, et cest encore par la force de ma mémoire que je me souviendrai de mon présent ressouvenir,
CHAPITRE XIV.
MÉMOIRE DES AFFECTIONS DE LÂME.
21. Et la mémoire conserve aussi les passions de mon esprit, non pas comme elles y sont lorsquil en est affecté; elle les conserve dans les conditions de sa puissance. Car je me remémore mes joies, mes tristesses, mes craintes dautrefois, mes désirs passés, libre en ce moment de tristesse et de joie, de désir et de crainte. Et parfois, au contraire, je me rappelle mes tristesses avec joie, et mes joies avec tristesse. Quil en arrive ainsi à légard des affections sensibles, rien détonnant; lesprit est un être, et le corps un autre. Que je me souvienne avec joie dune douleur que mon corps ne souffre plus, jen suis donc peu surpris. Mais la mémoire nest autre que lesprit. En effet, si je recommande une chose au souvenir dun homme, je lui dis : Mets-toi bien dans lesprit. Sil marrive doublier, ne dirai-je pas : Je navais pas à lesprit...., il mest passé de lesprit..., donnant à la mémoire même le nom desprit? Cela étant, doù vient donc quau moment où je me rappelle avec joie ma tristesse passée, la joie est dans mon esprit et la tristesse dans ma mémoire; que lesprit se réjouit de cette joie, sans que la mémoire sattriste de cette tristesse? Est-ce que la mémoire est indépendante de lesprit? Qui loserait dire ? En serait-elle comme lestomac, et la joie et la tristesse comme des aliments doux et amers qui passent et séjournent dans ses cavités, mais dépourvus de saveur ? Il serait ridicule de presser davantage cette similitude, qui nest pas toutefois sans vérité. 22. Or, quand je dis que lâme est troublée par quatre passions, le désir, la joie, la crainte et la tristesse, cest à la mémoire que jemprunte tous mes raisonnements sur ce sujet, et toutes mes divisions et définitions selon le genre et la différence; et ce souvenir des passions ne maffecte daucun trouble passionné. Et il meût été impossible de les rappeler, si pourtant elles neussent été présentes au trésor où je puise. Mais la mémoire ne serait-elle pas la rumination de lesprit? Pourquoi donc alors la réminiscence de la joie ou de la tristesse serait-elle sans amertume ou sans douceur au palais de la pensée ? Est-ce donc ce point de différence qui exclut toute similitude? Qui se résignerait, en effet, à proférer ces mots de tristesse et de crainte, sil fallait autant de fois quon en parle sattrister ou craindre? Et cependant il nous serait impossible den parler, si nous ne trouvions dans notre mémoire non seulement limage que le son de ces mots y grave par les sens, mais encore les notions des réalités introduites sans frapper à aucune porte charnelle, et sur la foi de sentiments antérieurs confiés par lesprit à la mémoire, qui souvent elle-même les retient sans mandat.
CHAPITRE XV.COMMENT LES RÉALITÉS ABSENTES SE REPRÉSENTENT A LA MÉMOIRE.
23. Est-ce par image ou non? qui pourrait le dire? Je nomme une pierre, je nomme le soleil, en labsence des objets, mais en présence de leur image. Je nomme la douleur du corps sans en éprouver aucune, et pourtant si son image ne la représente dans ma mémoire, je ne sais de quoi je parle; je ne la distingue plus du plaisir. Je nomme la santé du corps, lorsque mon corps est sain, pénétré de la réalité même; et toutefois, si son image nétait fixée dans ma mémoire, le son de ce mot néveillerait aucun sens à mon souvenir. Et ce nom de santé ne serait, pour les malades, quun emprunt à un vocabulaire inconnu, si (458) la puissance de leur mémoire ne retenait limage de la réalité absente. Je nomme les nombres nombrants, et les voilà dans ma mémoire, eux-mêmes et non leur image. Je nomme limage du soleil, et elle est dans ma mémoire; et ce nest pas limage de limage que je me représente, mais limage elle-même toujours docile à mon rappel. Je nomme la mémoire et je reconnais ce que je nomme. Et où puis-je le reconnaître, sinon dans la mémoire? Serait-ce donc par son image, et non par son essence, quelle serait présente à elle-même?
CHAPITRE XVI.LA MÉMOIRE SE SOUVIENT DE LOUBLI.
24. Mais quoi! lorsque je nomme loubli, je reconnais ce que je nomme; et comment le reconnaîtrais-je, si je ne men souvenais? Et je ne parle pas du son de ce mot, je parle de lobjet dont il est le signe, quil me serait impossible de reconnaître si la signification du son métait échappée. Ainsi, quand il me souvient de la mémoire, cest par elle-même quelle se représente à elle-même; quand il me souvient de loubli, oubliance et mémoire viennent aussitôt à moi; mémoire, qui me fait souvenir; oubliance, dont je me souviens. Mais quest-ce que loubli, sinon une absence de mémoire? Comment donc est-il présent, pour que je me souvienne de lui, lui dont la présence minterdit le souvenir? Or, sil est vrai que, pour se rappeler, la mémoire doive retenir, et que faute de se rappeler loubli, il soit impossible de reconnaître la signification de ce mot, il suit que la mémoire retient loubli. La cause de loubli comparaît donc en nous pour le prévenir? Nen faut-il pas inférer que ce nest point par elle-même, mais par image, quelle revient à la mémoire? Que, si elle était présente elle-même, elle ne nous ferait pas souvenir, mais oublier, Qui pourra pénétrer, qui pourra comprendre ces phénomènes? 25. Jy succombe, Seigneur, et cest sous moi que je succombe. Et me voilà pour moi-même un sol ingrat, qui rit de ma peine et boit mes sueurs. Et je ne sonde pas maintenant la profondeur des voûtes célestes, je ne mesure pas les distances des astres, je ne recherche pas la loi de léquilibre terrestre; non, cest dans ma mémoire qui nest que moi, cest dans mon esprit qui nest que moi, que je me perds. Que tout ce que je ne suis pas soit loin de moi, rien détonnant; mais quoi de plus près de moi que moi-même? Et voilà que je ne puis comprendre la puissance de ma mémoire, moi qui, sans elle, ne pourrais pas même me nommer! Je me souviens donc de loubli jen suis certain; et comment lexpliquer? Dirai-je que dans ma mémoire ne réside pas ce dont je me souviens? Dirai-je que loubli ny réside que pour mempêcher doublier? Egale absurdité. Dirai-je encore que ma mémoire ne conserve que limage de loubli, et non loubli même? Le puis-je, sil est nécessaire que limpression de limage dans la mémoire soit devancée par la présence de lobjet même dont se détache limage? Cest ainsi que je me souviens de Carthage, et des lieux que jai parcourus, et des visages que j ai vus, et de tous les rapports que mont transmis les sens: ainsi de la douleur, ainsi de la santé. Ces réalités étaient là quand ma mémoire sempara de leur image, et me la réfléchit en leur présence, pour les reproduire, absentes, à mon souvenir. Que si loubli demeure dans ma mémoire, non par lui-même, mais en image, il a donc fallu sa présence pour que son image lui fût dérobée? Et sil était présent, comment a-t-il pu graver son image, là où sa présence efface toute empreinte? Et pourtant, si incompréhensible et inexplicable que soit ce mystère, je suis certain de me souvenir de loubli, ce meurtrier du souvenir.
CHAPITRE XVII.DIEU EST AU DELA DE LA MÉMOIRE.
26. Cest quelque chose de grand que la puissance de la mémoire. Une sorte dhorreur me glace, ô mon Dieu, quand je pénètre dans cette multiplicité profonde, infinie ! Et cela, cest mon esprit; et cela, cest moi-même. Que suis-je donc, ô mon Dieu? quelle nature suis-je? Variété vivante, puissante immensité! Et voilà que je cours par les champs de ma mémoire; et je visite ces antres, ces cavernes innombrables, peuplées à linfini dinnombrables espèces, qui habitent par image, comme les corps; par elles-mêmes, comme les sciences; par je ne sais quelles notions, quels signes, comme les affections morales qui, nopprimant plus lesprit, restent néanmoins captives de la mémoire, quoique rien ne soit dans la mémoire qui ne soit dans lesprit. Je vais, je cours, je vole çà et là, et pénètre partout, aussi avant (459) que possible, et de limites, nulle part! Tant est vaste lempire de ma mémoire! tant est profonde la vie de lhomme vivant de la vie mortelle. Que faire, ô ma vraie vie, ô mon Dieu? Je franchirai aussi cette puissance de mon être, qui sappelle mémoire, je la franchirai pour mélancer vers vous, douce lumière. Que me répondez-vous? Et voilà que, montant par mon esprit jusquà vous, qui demeurez au-dessus de moi, je laisse au-dessous cette puissance qui sappelle mémoire, jaloux de vous atteindre où lon peut vous atteindre; de mattacher à vous, où lon peut sattacher à vous. Car les brutes et les oiseaux ont la mémoire pour retrouver leurs tanières, leurs nids, leurs habitudes. Sans la mémoire ils nauraient aucune faculté daccoutumance. Je passe donc par delà ma mémoire pour arriver à Celui qui ma séparé des animaux, et ma fait plus sage que les oiseaux du ciel. Je passe par delà ma mémoire. Mais où vous trouverai-je, bonté vraie, sécurité de délices? où vous trouverai-je? Si je vous trouve hors de ma mémoire , votre souvenir mest donc échappé. Et, si je vous oublie, comment vous trouver?
CHAPITRE XVIII.IL FAUT CONSERVER LA MÉMOIRE DUN OBJET PERDU POUR LE RETROUVER.
27. La femme qui a perdu sa drachme et la cherchée avec sa lampe ( Luc, XV, 8), sen souvient pour la trouver; autrement pourrait-elle, en la trouvant, la reconnaître? Je me rappelle davoir cherché et retrouvé beaucoup dobjets perdus. Mais commet le sais-je? Quand jétais en quête de ma perte, on me disait : Nest-ce pas cela? Et je répondais non, tant que lobjet ne métait pas représenté; et vainement, échappé à ma mémoire, meût-il été remis sous les yeux, je ne leusse pas retrouvé, faute de le reconnaître. Et il en est toujours ainsi toutes les fois quon cherche et recouvre ce quon avait perdu. Cest que, sil sagit dun objet visible, pour être soustrait au regard, il ne lest pas à la mémoire qui le retient par son image, et, sur cette image intérieure, le reconnaît en le retrouvant; car nous ne pouvons retrouver sans reconnaître, ni reconnaître sans nous souvenir: la mémoire garde lobjet, perdu pour les yeux.
CHAPITRE XIX.COMMENT LA MÉMOIRE RETROUVE UN OBJET OUBLIÉ.
28. Mais quoi ! si la mémoire elle-même laisse échapper lobjet; quand, par exemple, nous lavons oublié et le cherchons pour nous en souvenir, où le cherchons-nous, sinon dans la mémoire ? Nous en présente-t-elle un autre, nous le repoussons, et ce nest quen présence de lobjet même de notre recherche que nous disons: Le voici. Et, pour cela, il faut le reconnaître; pour le reconnaître, il faut se souvenir, et pourtant nous lavons oublié. Il nest donc pas entièrement perdu; cest donc à laide de ce qui nous reste, que nous cherchons ce qui nous échappe. La mémoire se sent dépourvue de son lest ordinaire, et, comme disloquée par labsence dun membre, elle réclame ce qui lui manque. Ainsi quà nos yeux ou à notre pensée soffre un homme connu de nous, dont le nom nous fuit, tout nom qui ne se lie point à lidée de la personne est rejeté, jusquà ce que se représente enfin celui qui sadapte naturellement à cette image de connaissance. Mais doù revient-il, sinon de la mémoire? Car, le reconnaissons-nous sur lavis dun tiers, cest encore elle qui le reproduit. Ce nom, en effet, nest pas un étranger qui sollicite notre créance, mais un hôte de retour, dont nous constatons lidentité. Autrement, quel avis pourrait éveiller un souvenir entièrement effacé dans notre esprit? Ce nest donc pas tout à fait oublier une chose que de se souvenir de lavoir oubliée; et nous ne pourrions chercher un objet perdu, si aucun souvenir ne nous en était resté.
CHAPITRE XX.CHERCHER DIEU, CEST CHERCHER LA VIE HEUREUSE.
29. Est-ce ainsi que je vous cherche, Seigneur? Vous chercher, cest chercher la vie bienheureuse. Oh! que je vous cherche, pour que mon âme vive. Elle est la vie de mon corps, et vous êtes sa vie. Est-ce donc ainsi que je cherche la vie bienheureuse? Car je ne lai pas trouvée, tant que je nai pas dit là où il faut le dire : Cest assez! Est-ce ainsi que je la cherche? Est-ce par souvenir, comme si je leusse oubliée, (460) avec conscience de mon oubli ? Est-ce par désir de linconnu? soit que je nen aie jamais rien su, soit que jaie tout oublié jusquà la mémoire de mon oubli. Mais nest-ce pas cette vie heureuse après laquelle tous les hommes soupirent et que nul ne dédaigne? Où lont-ils connue pour la désirer ainsi ? où lont-ils vue pour laimer? Il faut donc quelle soit avec nous; comment? je lignore; il faut quelle soit en nous; mais à différentes mesures. Lheureux en espérance la possède, moins que lheureux en réalité, plus que celui qui est déshérité et de la réalité et de lespérance. Mais celui-là même la possède à certain degré, puisquil la désire, et dun désir incontestable. Quelle est donc cette notion dans lhomme? je ne sais. Réside-t-elle dans sa mémoire ? cest le problème qui mintéresse; car alors, il faut que nous ayons été autrefois heureux. Est-ce individuellement , est-ce dans ce premier homme, premier pécheur, en qui nous sommes tous morts, premier père de nos misères? Cest ce que je nexamine pas maintenant, je ne veux que savoir si la vie heureuse est dans la mémoire. Elle ne peut nous être entièrement inconnue, puisque nous laimons; puisquà ce nom, il nest personne qui ne confesse le désir de la réalité. Est-ce donc le son qui nous en plaît? Quimporte au Grec ce mot latin dont il ignore le sens; mais le synonyme grec ne le laisse pas indifférent. Car elle ne connaît ni la Grèce, ni Rome, celle quenvient et Grecs et Latins, et tout homme en toute langue; elle est donc connue de tous les hommes. Trouvez un mot compris de tous pour leur demander sils veulent être heureux : oui, répondront-ils sans hésiter. Ce qui serait impossible, si ce nom nexprimait une réalité conservée dans leur mémoire.
CHAPITRE XXI.COMMENT LIDÉE DE LA BÉATITUDE PEUT ÊTRE DANS LA MÉMOIRE.
30. Mais en est-il de ce souvenir comme de celui de Carthage que lon a vue? Non. La vie heureuse nest pas un corps; les yeux ne lont pas aperçue. Sen souvient-on comme des nombres? Non : leur notion ne laisse pas dautre désir. Mais la notion de la vie heureuse nous inspire lamour et le désir de sa possession. Sen souvient-on comme de léloquence? Non. Quoique ce mot suggère à plusieurs qui ne sont pas éloquents, le souvenir et le désir de la chose même, preuve quelle existe dans leur esprit, cest néanmoins par les sens quils ont remarqué léloquence dautrui, avec un plaisir qui leur en a donné le goût; goût dérivé du plaisir; plaisir, dune notion intérieure mais nul de nos sens ne nous révèle en autrui la vie heureuse. En est-il donc comme du souvenir de la joie? Peut-être. Car si je me souviens de la joie dans la tristesse, je puis me souvenir de la vie heureuse dans ma misère. Et cette joie ne me fut jamais sensible, ni à la vue, ni à louïe, ni à lodorat, ni au goût, ni au toucher; pur sentiment de lesprit, dont limpression, conservée dans ma mémoire, réveille en moi le dédain ou le désir, suivant la diversité des objets qui lont fait naître. Il fut un temps où je me réjouissais de la honte, et mon coeur ne se souvient de ces joies quavec horreur; jai parfois goûté le plaisir du bien, et je men souviens avec un désir, qui, sevré de loccasion, me rappelle avec tristesse ma joie passée. 31. Mais où, mais quand ai-je vécu ma vie heureuse pour men souvenir, pour laimer, pour la désirer? Et il ne sagit pas ici de mon désir ou du voeu de quelques hommes; car en est-il un qui ne veuille être heureux? Une notion moins sûre permettrait-elle une volonté si certaine? Demandez à deux hommes sils veulent porter les armes , peut-être lun dira oui lautre non; demandez-leur sils veulent être heureux, tous deux répondront sans hésiter que tel est leur désir, et le même désir appelle lun aux armes et en détourne lautre. Ne serait-ce pas que, trouvant leur plaisir, lun ici, lautre là, tous deux saccordent néanmoins dans leur volonté dêtre heureux, comme ils saccorderaient dans la réponse à la question sils veulent avoir sujet de joie; et cette joie même, cest ce quils appellent bonheur, lunique but quils poursuivent par des voies différentes. Or, comme la joie est chose que tout homme, un jour, a ressentie, il faut que ce nom de bonheur en représente la connaissance à la mémoire. (461)
CHAPITRE XXII.DIEU, UNIQUE JOIE DU COEUR.
32. Loin, mon Dieu, loin du coeur de votre serviteur humilié devant vous; de trouver son bonheur en toutes joies! Car il en est une refusée aux impies ( Isaïe, XLVIII, 22), connue de vos serviteurs qui vous aiment; cette joie, cest vous. Et voilà la vie heureuse, se réjouir en vous, de vous et pour vous; la voilà, il nen est point dautre. La placer ailleurs, cest poursuivre une autre joie que la véritable. Et cependant, la volonté qui sen éloigne sattache encore à son image.
CHAPITRE XXIII.
AMOUR NATUREL DES HOMMES POUR LA VÉRITÉ ILS NE LA HAÏSSENT QUE LORSQUELLE CONTRARIE LEURS PASSIONS.
33. Tous les hommes ne veulent donc pas être heureux, car il en est qui, refusant de se réjouir en vous, seule vie bienheureuse, refusent leur félicité. Serait-ce plutôt que, malgré leur désir, les révoltes de la chair contre lesprit, et de lesprit contre la chair, les réduisent à limpuissance de leur vouloir ( Galat. V, 17), les précipitent dans la faiblesse de leur force, dont ils se contentent, faute dune volonté qui prête la force à leur faiblesse? Je leur demande à tous sils ne préfèrent pas la joie de la vérité à celle du mensonge. Et ils nhésitent pas plus ici que pour la réponse à la question du bonheur. Car la vie heureuse cest la joie de la vérité; cest la joie en vous, qui êtes la vérité ( Jean, XIV, 6), ô Dieu! ma lumière, mon salut ( Ps. XXVI, 1), mon Dieu. Nous voulons tous cette vie bienheureuse, nous voulons tous cette vie, seule bienheureuse; nous voulons tous la joie de la vérité. Jen ai vu plusieurs qui voulaient tromper, nul qui voulût lêtre. Où donc les hommes ont-ils pris cette connaissance du bonheur, si ce nest où ils ont pris celle de la vérité? car ils aiment la vérité, puisquils ne veulent pas être trompés. Et ils ne peuvent aimer la vie heureuse, qui nest que la joie de la vérité, sans aimer la vérité. Et ils ne sauraient laimer, si la mémoire nen avait aucune idée. Pourquoi donc ny cherchent-ils pas leur joie, pour y trouver leur félicité? Cest quils sont fortement préoccupés de ces vanités qui leur créent plus de misères que ce faible souvenir ne leur laisse de bonheur. Il est encore une faible lumière dans lâme de lhomme. Quil marche, quil marche, tant quelle luit, de peur dêtre surpris par les ténèbres (Jean, XII, 31).
34. Mais doù vient que la vérité engendre la haine? Doù vient que lon voit, un ennemi dans lhomme qui lannonce en votre nom, si lon aime la vie heureuse qui nest que la joie de la vérité? Cest quelle est tant aimée, que ceux même qui ont un autre amour veulent que lobjet de cet amour soit la vérité; et refusant dêtre trompés, ils ne veulent pas être convaincus derreur. Et de lamour de ce quils prennent pour la vérité vient leur haine de la vérité même. Ils aiment sa lumière et haïssent son regard. Voulant tromper sans lêtre, ils laiment quand elle se manifeste, et la haïssent quand elle les découvre; mais par une juste rémunération, les dévoilant malgré eux, elle leur reste voilée. Cest ainsi, oui cest ainsi que lesprit, humain, dans cet état de cécité, de langueur, de honte et dinfirmité, prétend se cacher et que tout lui soit découvert; et il arrive, au contraire, quil néchappe pas à la vérité qui lui échappe. Et néanmoins dans cet état de misère, il préfère ses joies à celles du mensonge. lisera donc heureux lorsque, sans crainte daucun trouble, il jouira de la seule Vérité, mère de toutes les autres.
CHAPITRE XXIV.DIEU SE TROUVE DANS LA MÉMOIRE.
35. Ai-je assez dévoré les espaces de ma mémoire à vous chercher, mon Dieu? et je ne vous ai pas trouvé hors delle! Non, je nai rien trouvé de vous que je ne me sois rappelé, depuis le jour où vous mavez été enseigné. Depuis ce jour, je ne vous ai pas oublié. Où jai trouvé la vérité, là jai trouvé mon Dieu, la vérité même, alors connue, dès lors présente à. ma mémoire. Et, depuis que je vous sais, vous nen êtes pas sorti, et je vous y trouve toutes les fois que votre souvenir me convie à vos délices. Voilà mes voluptés saintes, don de votre miséricorde, qui a jeté un regard sur ma pauvreté. (462)
CHAPITRE XXV.DANS QUELLE PARTIE DE LA MÉMOIRE TROUVONS-NOUS DIEU?
36. Mais où demeurez-vous dans ma mémoire, vous, Seigneur? où y demeurez-vous? Quelle chambre vous y êtes-vous faite? Quel sanctuaire vous êtes-vous bâti? Vous lui avez fait cet honneur dhabiter en elle, je le sais; mais cest votre logement que jy cherche. Lorsque mon coeur sest rappelé mon Dieu, jai traversé toutes ces régions de souvenir qui me sont communes avec les bêtes; ne vous trouvant pas entre les images des objets sensibles, je vous ai demandé à la résidence où je mets en dépôt les affections de mon esprit; mais vainement : jai pénétré au siége même de lesprit, hôte de ma mémoire, car lesprit se souvient aussi de soi-même; et vous ny étiez pas, parce que vous nêtes ni une image sensible, ni une affection du principe vivant en nous, comme la joie, la tristesse, le désir, la crainte, le souvenir, loubli, ni lesprit lui-même, mais le Seigneur, Dieu de lesprit. Instabilité que tout cela, et pourtant vous, éternel et immuable, vous avez daigné demeurer dans ma mémoire depuis que je vous ai connu. Et je demande encore où vous habitez en elle, comme si elle était lieu? Mais certes vous habitez en elle, puisque je me souviens de vous depuis lheure où je vous ai connu, et cest en elle que je vous retrouve, lorsque votre souvenir se représente à mon coeur.
CHAPITRE XXVI.DIEU EST LA VÉRITÉ QUE LES HOMMES CONSULTENT.
37. Mais où donc vous ai-je trouvé pour vous apprendre? Vous nétiez pas dans ma mémoire avant de mêtre connu. Où donc vous ai-je trouvé, sinon en vous, au-dessus de moi? Entre vous et nous le lieu nexiste pas, et nous nous approchons, nous nous éloignons de vous sans distance. Vérité, oracle universel, vous siégez partout pour répondre à ceux qui vous consultent; vos réponses fournissent en tous lieux à tant de consulteurs divers! Vous parlez clairement, mais tous nentendent pas de même. Tous conforment leurs demandes à leurs volontés, mais vous ny conformez pas toujours vos réponses. Celui-là seul est votre zélé serviteur, qui a moins en vue dentendre de vous ce quil veut, que de vouloir ce quil a entendu de vous.
CHAPITRE XXVII.RAVISSEMENT DE COEUR DEVANT DIEU.
38. Je vous ai aimée tard, beauté si ancienne, beauté si nouvelle, je vous ai aimée tard. Mais quoi! vous étiez au dedans, moi au dehors de moi-même; et cest au dehors que je vous cherchais; et je poursuivais de ma laideur la beauté de vos créatures. Vous étiez avec moi, et je nétais pas avec vous; retenu loin de vous par tout ce qui, sans vous, ne serait que néant. Vous mappelez, et voilà que votre cri force la surdité de mon oreille; votre splendeur rayonne, elle chasse mon aveuglement; votre parfum, je le respire, et voilà que je soupire pour vous; je vous ai goûté, et me voilà dévoré de faim et de soif; vous mavez touché, et je brûle du désir de votre paix.
CHAPITRE XXVIII.MISÉRE DE CETTE VIE.
39. Quand je vous serai uni de tout moi-même, plus de douleur alors, plus de travail; ma vie sera toute vivante, étant toute pleine de vous. Lâme que vous remplissez devient légère; trop vide encore de vous, je pèse sur moi. Mes joies déplorables combattent mes tristesses salutaires, et de quel côté demeure la victoire? je lignore. Hélas ! Seigneur, ayez pitié de moi. Mes tristesses coupables sont aux prises avec mes saintes joies; et de quel côté demeure la victoire? je lignore encore. Hélas! Seigneur, ayez pitié de moi! pitié, Seigneur! vous voyez ; je ne vous dérobe point mes plaies. O médecin, je suis malade! ô miséricorde, vous voyez- ma misère! Ah! nest-ce pas une tentation continuelle que la vie de lhomme sur la terre (Job, VII, 1) ? Qui veut les afflictions et les épreuves? Vous ordonnez de les souffrir, et non de les aimer. On naime point ce que lon souffre, quoiquon en aime la souffrance. On se réjouit de souffrir, mais on choisirait de navoir pas tel sujet de joie. Dans le malheur, je désire la prospérité; heureux, je crains le malheur. Entre ces deux (463) écueils, est-il pour la vie humaine un abri contre la tentation? Malheur, oui, malheur aux prospérités du siècle livrées à la crainte de ladversité et aux séductions de la joie! Malheur, trois fois malheur aux adversités du siècle, livrées au désir de la prospérité! dures à souffrir, écueil où la patience fait naufrage ! Nest-ce pas une tentation continuelle que la vie de lhomme sur la terre?
CHAPITRE XXIX.LA GRÂCE DE DIEU EST NOTRE SEUL APPUI.
40. Et toute mon espérance nest que dans la grandeur de votre miséricorde. Donnez-moi ce que vous mordonnez, et ordonnez-moi ce quil vous plaît. Vous me commandez, la continence. « Et je sais, dit votre serviteur, que « nul ne peut lavoir, si Dieu ne la lui donne. Et savoir même doù vient ce don en est un de la sagesse ( Sag. VIII, 21).» La continence nous recompose et ramène à lunité les fractions multiples de nous-mêmes. Car ce nest pas assez vous aimer que daimer avec vous quelque chose que lon naime pas pour vous. O amour toujours brûlant sans jamais séteindre; amour, mon Dieu, embrasez-moi! Vous mordonnez la continence; donnez-moi ce que vous mordonnez, et ordonnez-moi ce quil vous plaît.
CHAPITRE XXX.TRIPLE TENTATION DE LA VOLUPTÉ, DE LA CURIOSITÉ ET DE LORGUEIL.
41. Vous mordonnez formellement de proscrire la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux, et lambition du siècle (Jean, II, 16).Vous défendez lamour illégitime; et, quant au mariage, si vous lavez permis, vous avez conseillé mieux. Et vous mavez donné de faire selon votre désir, avant même dêtre appelé au ministère de vos sacrements. Mais elles vivent encore dans ma mémoire, dont jai tant parlé, ces images quune triste accoutumance y a fixées. Faibles et pâles, tant que je veille, elles attendent mon sommeil pour minsinuer un plaisir, pour me dérober une ombre de consentement et daction. Vaines illusions, assez puissantes toutefois sur mon âme et sur ma chair pour obtenir de moi, quand je dors, ce que les réalités demandent en vain à mon réveil. Suis-je donc alors autre que moi-même, Seigneur mon Dieu? Et cependant quelle différence entre moi et moi, dans cet instant de passage au sommeil, de retour à la veille! Où est cette raison vigilante contre de telles séductions? Supérieure aux atteintes des réalités mêmes, se ferme-t-elle avec les yeux? sassoupit-elle avec les sens? Doù vient donc que souvent nous résistons endormis, fidèles au souvenir de nos bonnes résolutions? Nul attrait flatteur ne triomphe alors de notre chaste persévérance. Et toutefois, quand il en arrive autrement, nous sommes si absents de nous-mêmes que nous retrouvons, au réveil, le repos de notre conscience: la douleur de ce qui sest passé en nous nest point un remords pour la volonté qui dormait. 42. Mais votre main, Dieu tout-puissant, na-t-elle pas le pouvoir de guérir toutes les langueurs de mon âme, et de verser une grâce abondante sur les mouvements impurs de mon sommeil? Une nouvelle effusion de miséricordes, Seigneur, pour que mon âme, dégagée des appâts de la concupiscence, me suive, et que je vous lamène; quelle ne se révolte. plus contre soi; que, loin de se livrer, endormie, aux imaginations impures et brutales, jusquà séduire la chair, elle refuse la moindre adhésion ! Eloignez de moi toute surprise, la plus faible même, celle qui fuirait devant un souffle de chasteté exhalé dans mon sommeil: il vous en coûtera peu de maccorder cette grâce en cette vie, à lâge où je suis; ô vous, qui êtes assez puissant pour nous, exaucer au delà de nos prières, au delà de nos pensées ( Ephés. III, 20). Et jai dit à mon bon Maître ce que je suis encore dans ces ressentiments de ma misère; et, pénétré dune joie craintive (Ps. II, 11), je me réjouis, Seigneur, de ce que vous mavez donné, et je mafflige de rester inachevé, et jespère que vous accomplirez en moi votre oeuvre de clémence, jusquà la paix définitive que mes puissances intérieures et extérieures feront avec vous, au jour où la mort sera engloutie dans la victoire ( I Cor. XV, 54). (464)
CHAPITRE XXXIDE LA VOLUPTÉ DANS LES ALIMENTS.
43. Le jour me suggère un autre ennemi; et plût à Dieu quil pût lui suffire! Nous réparons, par le boire et le manger, les ruines journalières du corps, jusquau moment où, détruisant laliment et lestomac, vous éteindrez mon indigence par une admirable plénitude, et revêtirez cette chair corruptible dune éternelle incorruptibilité (I Cor. XV, 53). Aujourdhui toutefois, cette nécessité mest douce, et je combats cette douceur pour ne pas my laisser prendre: guerre de tous les instants que je me fais par le jeûne, et les rigueurs qui réduisent le corps en servitude (Cor. IX, 27); et pourtant je ne puis éviter le plaisir qui chasse les douleurs du besoin: car la faim et la soif sont aussi des douleurs, brûlantes et meurtrières comme la fièvre, si les aliments ne les soulagent; et votre bonté consolante mettant à la disposition de-nôtre misère les tributs du ciel, de la terre et des eaux, nos angoisses deviennent des délices. 44. Vous navez enseigné à ne prendre les aliments que comme des remèdes. Mais quand je passe de linquiétude du besoin au repos qui eh suit la satisfaction, le piége de la concupiscence mattend au, passage; car ce passage lui-même est un plaisir; et il nest pas dautre voie, et cest la nécessité qui my pousse. Lentretien de la vie est la seule raison du boire et du manger, et néanmoins un dangereux plaisir marche de compagnie; esclave qui trop souvent cherche à devancer son maître, revendiquant pour lui-même ce que je prétends naccorder quà lintérêt légitime. Et puis, les limites de lun ne sont pas celles de lautre; ce qui suffit à la nécessité ne suffit pas au plaisir; et parfois, il devient difficile de reconnaître si nous accordons un secours à la requête du besoin, ou un excès aux perfides sollicitations de la convoitise. Notre pauvre âme sourit à cette incertitude, charmée dy trouver une excuse pour couvrir, du prétexte de la santé, une complaisance coupable. A ces tentations, je résiste chaque jour avec effort, et jappelle à mon secours votre bras salutaire; et je vous remets toutes mes perplexités: car je nai pas encore sur ce point la stabilité du conseil. 45. Jentends la voix de mon Dieu: « Ne laissez pas appesantir vos coeurs par lintempérance et livrognerie (Luc, XXI, 34). » Ce dernier vice est loin de moi; votre miséricorde ne lui permettra jamais de mapprocher. Mais la sensualité sinsinue quelquefois chez votre serviteur. Que votre miséricorde la tienne éloignée de lui. Nul ne peut être continent, si vous ne lui en donnez la grâce. Vous accordez beaucoup à nos prières; le bien même que nous avons reçu avant de vous prier, cest vous qui nous lavez donné, cest de vous que nous tenons encore de nous savoir redevables. Je nai jamais été sujet à lintempérance, mais jai connu des intempérants que vous avez rendus sobres. Vous faites les uns ce quils ont toujours été, les autres ce quils nont pas été toujours, pour quils sachent, les uns et les autres, à qui ils doivent rendre grâces. Vous me dites encore: « Ne marche pas à la suite de tes convoitises, et détourne-toi de ta volonté (Ecclési. XVIII, 30).» Votre grâce ma fait entendre cette autre parole que jaime : « Que nous mangions, ou ne mangions pas, rien de plus pour nous, rien de moins ( I Cor. VIII, 8), » cest-à-dire que je ne trouverai là ni mon opulence, ni ma détresse. Et cette parole encore : « Jai appris à me contenter de létat où je suis; je sais vivre dans labondance, et je sais souffrir le besoin. Je peux tout en celui qui me fortifie (Philipp. IV, 11-13). » Voilà comme parle un soldat du ciel; est-ce notre langage, poussière que nous sommes? Mais souvenez-vous, Seigneur, que nous sommes poussière; que cest de poussière que vous avez fait cet homme, perdu et retrouvé (Ps. CII, 14 ; Gen. III, 19 ; Luc, XV, 24, 32.). Et ce nest pas en lui quil a trouvé sa force, celui-là, poussière comme nous, qui darde au souffle de votre inspiration ces paroles brûlantes dans mon coeur : « Je peux tout en celui qui me fortifie. » Oh! fortifiez-moi, pour que je puisse ! Donnez-moi ce que vous mordonnez; et ordonnez-moi ce quil vous plaît. Et il confesse, lui, quil a tout reçu, et que toute sa gloire est dans le Seigneur (I Cor. I, 30, 31). Il veut recevoir aussi, cet autre, que jentends vous adresser cette prière : « Délivrez-moi des désirs de la sensualité (Ecclés. XXIII, 6).» Nest-il pas évident, ô Dieu saint, que vous donnez tout, jusquà lobéissance à vos commandements? 46. Vous mavez enseigné, ô bon Père, « que tout est pur pour les coeurs purs; » mais que cest un mal de se mettre à table au scandale de son frère (Rom. XIV, 20); que toutes vos créatures sont ( 465) bonnes; « quil ne faut rien refuser de ce que lon peut recevoir en action de grâces (I Tim. IV, 4); »que ce nest point « notre aliment qui nous rend recommandables à Dieu ( I Cor. VIII, 8), que lon se garde de juger sur le manger et le boire ( Coloss. II, 16); que celui qui mange ne méprise pas celui qui sabstient; que celui qui sabstient ne méprise pas celui qui mange (Rom. XIV, 3). » Grâces à vous de tous ces enseignements que jai retenus; louanges à vous, mon Dieu, qui avez frappé à mon oreille pour introduire la lumière dans mon coeur. Délivrez-moi de toute tentation. Non que je craigne limpureté de laliment, je crains limpureté de la convoitise. Je sais quil a été permis à Noé de se nourrir de toute chair (Gen. IX, 2,3); quHélie a demandé à la chair lapaisement de sa faim (III Rois, XVII, 6); que labstinence admirable de Jean na pas été souillée de sa pâture de sauterelles ( Matth. III, 4); je sais aussi quEsaü sest laissé surprendre par un désir de lentilles (Gen. XXV, 34); que David sest accusé lui-même davoir désiré un peu deau ( II Rois, XIII, 15-17); que notre Roi a été tenté, non de chair, mais de pain (Matth. IV, 3). Aussi le peuple, dans le désert, mérita-t-il dêtre réprouvé, non pour avoir eu désir de la chair, mais parce que ce désir le fit murmurer contre le Seigneur (Nomb. XI). 47. Entouré de ces tentations, je lutte chaque jour contre la concupiscence du boire et du manger. Car ce nest pas chose que je puisse me retrancher pour jamais, comme le désir de la femme. Il me faut donc tenir à ma bouche un frein qui se relâche et se retire à propos. Et, Seigneur, quel est celui qui ne semporte quelquefois au delà des barrières de la nécessité? Sil en est un, il est grand, quil vous glorifie de sa perfection! Moi, je ne suis pas cet homme ; je suis un pécheur, et je glorifie pourtant votre nom, assuré que Celui qui a vaincu le siècle (Jean, XVI, 33) intercède auprès de vous pour mes péchés ( Rom. VIII, 34), quil ma compté entre les membres infirmes de son corps, dont vos yeux ne dédaignent pas les imperfections, et qui sont tous inscrits au livre de vie( Ps. CXXXVIII, 16).
CHAPITRE XXXII.PLAISIR DE LODORAT.
48. Les odeurs me hissent assez indifférent à leur charme. Absentes, je ne les recherche pas, je ne répudie pas leur présence; je suis disposé à men passer. Du moins me semble-t-il ainsi, et je me trompe peut-être. Car ne faut-il pas gémir sur cette nuit profonde qui, nous voilant les ressorts de notre être, interdit à lesprit, lorsquil se consulte lui-même sur sa puissance, toute créance facile à ses réponses, parce quil ignore dordinaire ce quil recèle en lui, si lexpérience ne le lui découvre? Et nul homme ne doit être en sécurité dans cette vie qui nest, tout entière, quune tentation ( Job, VII, 1); de mauvais devenu meilleur, rien ne garantit que de meilleur il ne devienne pire. Il nest quun espoir, quune confiance, quune promesse sûre, votre miséricorde.
CHAPITRE XXXIII.PLAISIR DE LOUÏE. DU CHANT DÉGLISE.
49. Les voluptés de loreille mavaient captivé par des liens plus forts; mais vous les avez brisés; vous mavez délivré de cet esclavage. Cependant, je lavoue, aux accents que vivifient vos paroles chantées par une voix douce et savante, je ne puis me défendre dune certaine complaisance, impuissante toutefois à me retenir quand il me plaît de me retirer. Suaves mélodies, nest-ce pas justice quadmises avec les saintes pensées qui sont leur âme, je leur fasse dans la mienne une place dhonneur? mais jai peine à garder une juste mesure. Car il me semble que je leur accorde parfois plus quil ne convient, sentant que par cette harmonie, les paroles sacrées pénètrent mon esprit dune plus vive flamme damour; et je vois que les affections de lâme et leurs nuances variées retrouvent chacune sa note dans les modulations de la voix, et je ne sais quelle secrète sympathie qui les réveille. Mais le charme sensible, à qui il ne faut pas laisser le loisir dénerver lâme, me trompe souvent, quand la sensation se lasse de marcher après la raison, et prétend autoriser de là faveur dêtre admise à sa suite, ses efforts pour la précéder et la conduire. Cest là que je pèche sans men apercevoir, mais bientôt je men aperçois. 50. Dautres fois, un excès de précautions (466) contre de telles surprises me jette dans un excès de rigidité, et je voudrais éloigner de mon oreille et de lEglise même ces touchantes harmonies, compagnes ordinaires des psaumes de David. Il me parait alors plus sûr de sen tenir à ce que jai souvent ouï dire dAthanase, évêque dAlexandrie, quil les faisait réciter avec une légère inflexion de voix, plus semblable à une lecture quà un chant. Et cependant quand je me rappelle ces larmes que les chants de votre Eglise me firent répandre aux premiers jours où je recouvrai la foi, et quaujourdhui même je me sens encore ému, non de ces accents, mais des paroles modulées avec leur expression juste par une voix pure et limpide, je reconnais de nouveau la grande utilité de cette institution. Ainsi je flotte entre le danger de lagréable et lexpérience de lutile, et jincline plutôt, sans porter toutefois une décision irrévocable, au maintien du chant dans lEglise, afin que le charme de loreille élève aux mouvements de la piété lesprit trop faible encore. Mais pourtant, lorsquil marrive dêtre moins touché du verset que du chant, cest un péché, je lavoue, qui mérite pénitence: je voudrais alors ne pas entendre chanter. Voilà où jen suis. Pleurez avec moi, pleurez pour moi, vous qui sondez en vous-mêmes la source vive des bonnes oeuvres; car, pour vous, qui la négligez, ces plaintes ne vous ton client guère. Mais, Seigneur mon Dieu, témoin de cette laborieuse étude de moi-même, ma langueur est sous vos yeux; voyez, entendez-moi; donnez-moi un regard de pitié, guérissez-moi.
CHAPITRE XXXIV.VOLUPTÉ DES YEUX.
51. Reste la volupté des yeux de ma chair, dont je vais publier les confessions à loreille de votre temple , des âmes fraternelles et pieuses; ainsi jaurai parlé de toutes les tentations charnelles qui me frappent encore, tandis que je gémis, « et soupire après cette habitation céleste dont Je brûle dêtre revêtu comme dun second vêtement (II Cor. V, 2). » La beauté, la variété des formes, lagrément et la vivacité des couleurs charment les yeux. Que mon âme ne demeure pas attachée à ces objets; que Dieu la retienne, Dieu leur auteur, «dont toutes les oeuvres sont bonnes ( Ecclési. XXXIX,39); » mais lui seul est mon bien, et non pas elles. Et elles me sollicitent, tant que je veille pendant la durée du jour; et il ne mest pas donné de men reposer, comme je me repose des chants qui ont cessé, quelquefois de tout bruit, dans un profond silence. Car la reine des couleurs elle-même, cette lumière qui inonde tout ce que nous voyons, se glisse partout où je suis pendant le jour, me pénètre par mille insinuations charmeresses, alors même que je porte ailleurs lactivité de ma pensée. Elle sinsinue si profondément, quà sa disparition soudaine nous la recherchons avec inquiétude; et son absence prolongée nous attriste lâme. 52. O lumière que voyait Tobie laveugle, lorsquil enseignait à son fils le chemin de la vie, et, sans ségarer, y marchait devant lui dun pied sûr, du pied de la charité ( Tob. IV) ! Lumière que voyait Isaac, malgré la nuit pesante dont la vieillesse avait voilé ses yeux! lumière par laquelle il sut connaître, en les bénissant, ses fils quil bénissait sans les connaître (Gen. XXVII) ! Lumière que voyait Jacob, dont le grand âge, aussi, avait éteint la vue, quand son coeur, rayonnant de clartés, mesura dun regard toutes les générations du peuple futur, désignées dans ses fils; quand ses mains mystérieusement croisées sur les enfants de Joseph, se refusèrent à lordre extérieur que leur père voulait rétablir ; car elles étaient imposées selon le discernement intérieur ( Gen. XLIXX). Voilà la lumière même; elle est une ; elle ne fait quun de tous ceux qui la voient et qui laiment. Mais cette lumière corporelle, dont je parlais, assaisonne la vie pour les aveugles amants du siècle, denivrantes et perfides douceurs. Et à ceux toutefois qui savent vous en rendre hommage, ô Dieu créateur de toutes choses, elle sert de degré pour monter à votre gloire, et non pour descendre au fond de leur sommeil. Cest ainsi que je veux être. Je lutte contre les séductions des yeux, de peur que mes pieds ne sy embarrassent à lentrée de vos voies; et jélève vers vous mes yeux invisibles, afin que les noeuds qui arrêtent mes pas soient rompus (Ps. XXIV).Vous les dégagez souvent, car souvent ils sengagent. Vous ne cessez de me délivrer, et je ne cesse de me prendre aux piéges semés partout; vigilant défenseur dIsraël, vous ne dormez, vous ne sommeillez jamais (Ps. CXX, 4). (467) 53. Que de séductions sans nombre dans les oeuvres de lart et de lindustrie, vêtements, vases, tableaux, statues; abus dune nécessité, abus même dune intention pieuse; nouveaux enivrements que les hommes ajoutent aux convoitises des yeux; répandus au dehors à la suite de leurs oeuvres, oubliant en eux-mêmes Celui qui les a faits, ils gâtent en se défigurant le chef-doeuvre divin. Ici même, ô mon Dieu! ô ma gloire! ici je trouve à glorifier votre nom; ô mon sanctificateur! je vous offre un sacrifice de louanges! car ces beautés que vous faites passer de lâme à la main de lartiste, procèdent de cette beauté, supérieure à nos âmes, et vers laquelle mon âme soupire nuit et jour. Mais ces amateurs, ces fabricants de beautés extérieures, empruntent à linvisible la- lumière qui les leur fait agréer, et non la règle qui en dirige lusage. Elle est présente, et ils ne la voient pas. Cest en vain quelle leur dit de ne pas aller plus loin, et de vous conserver toute leur force (Ps. LVIII, 10), au lieu de la dissiper dans ces délices énervantes. Et moi qui en parle ainsi, qui en parle avec discernement, jengage encore mes pas aux filets de ces beautés; mais vous me délivrez, Seigneur, vous me délivrez, « parce que votre miséricorde est toujours présente à mes « yeux (Ps. XXV,3).» Ma faiblesse se laisse prendre, votre miséricorde me délivre ; parfois sans souffrance, quand je tombe par mégarde; parfois avec douleur, quand le lien sest resserré.
CHAPITRE XXXV.CURIOSITÉ.
54. Ajoutez une autre tentation qui nous environne de périls multipliés. Outre la concupiscence de la chair, mêlée à toutes les impressions sensibles, à toutes les voluptés dont le fol amour consume ceux qui se retirent de vous, il se glisse encore dans lâme, par les sens, un nouveau désir, ne demandant plus du plaisir à la chair, mais des expériences; vaine curiosité qui se couvre du nom de connaissance et de savoir. Or, comme elle consiste dans lappétit de connaître, et que la vue est le premier organe de nos connaissances, lEsprit-Saint la nommée concupiscence des yeux (I Jean, II, 16). Voir appartient aux yeux, mais nous attribuons cette expression aux autres sens, quand nous les appliquons à connaître. Car nous ne disons pas dun objet : Ecoute comme il rayonne, sens comme il brille, goûte comme il resplendit, touche comme il éclate. Un seul mot pour tout cela, vois; et non-seulement, vois quelle lumière, ce qui est exclusivement du ressort des yeux, mais encore, vois quel son, vois quelle odeur, vois quelle saveur, vois quelle dureté. Aussi lexpérience générale des sens, avons-nous dit, est-elle nommée concupiscence des yeux. Quoique, en effet, la vision soit leur fonction particulière, les autres sens lusurpent néanmoins, quand, à lexemple des yeux, ils explorent quelque vérité. 55. Or, on discerne sans peine si lintérêt du plaisir ou celui de la curiosité fait agir les sens. Le plaisir recherche la beauté, lharmonie, les odeurs, les saveurs, les doux attouchements, la curiosité veut essayer même de leurs contraires, non pour affronter une impression pénible, mais par fantaisie déprouver et de savoir. Quel plaisir, en effet, peut nous offrir laspect dun cadavre déchiré, qui fait horreur? En est-il un gisant, tous accourent pour rapporter de cette vue la consternation, la pâleur. Ils craignent maintenant de le revoir dans leur sommeil. Eh! qui les a contraints, éveillés, de le voir? Quel ouï-dire leur a donné lespérance dy trouver quelque beauté? Ainsi des autres sens; mais il serait trop long de poursuivre. Cest cette maladie qui invente les raffinements des spectacles; cest elle qui prétend pénétrer les secrets les plus cachés de la nature, inutiles à connaître, et dont les hommes ne désirent rien que la connaissance; cest elle qui sollicite les efforts prévaricateurs de la magie; cest elle enfin qui, dans la religion même, va jusquà tenter Dieu, et lui demande des prodiges par fantaisie, et non par charité. 56. Dans cette immense forêt, remplie dembûches et de périls, combien de coupes nai-je pas déjà faites? que nai-je pas retranché dans mon coeur? grâce à votre assistance, ô Dieu de mon salut! Et cependant, la vie de chaque jour étant assaillie de ces essaims dobjets qui bourdonnent autour delle, quand oserai-je dire que nul dentre eux ne fixe mon regard, et que je défie tous les piéges dune vaine curiosité? .A cette heure, il est vrai, je suis indifférent au plaisir du théâtre; je me soucie peu de connaître le cours des astres; jamais mon âme na interrogé les ombres; et jabhorre tout (468) pacte sacrilége. Mais, ô Seigneur mon Dieu, à qui je dois le service du plus humble esclave, par quelles insinuations perfides lennemi ne me suggère-t-il pas de vous demander quelque miracle? Et je vous conjure, par notre Roi, par notre patrie sainte, la chaste et pure Jérusalem, quun coupable consentement, jusquà présent éloigné de mon âme, sen éloigne de plus en plus chaque jour. Mais quand je vous sollicite pour la santé dun frère, le but de mes instances est bien différent; vous faites comme il vous plaît, et vous me donnez la grâce, vous ne me la refuserez jamais, dembrasser votre volonté. 57. Et cependant combien de bagatelles et de frivolités méprisables séduisent encore chaque jour notre curiosité? Qui pourrait compter nos tentations et nos chutes? Combien de fois souffrons-nous, par certaine condescendance pour les faibles, de vains récits que, peu à peu, nous écoutons avec plaisir? Je ne vais plus au cirque voir un .chien courir après un lièvre; mais que le hasard dans le champ où je passe, men donne le spectacle, me voilà peut-être détourné dune méditation profonde ; cette chasse inattendue mattire; elle ne moblige pas de tourner bride, mais de laisser courre mon coeur. Et si, en me donnant la preuve de ma faiblesse, vous ne minspirez aussitôt de ramener mon esprit de cette vue à une pensée qui mélève jusquà vous, ou bien de passer outre avec mépris, je reste amusé de cette puérile distraction. Que dis-je? sans sortir de ma maison, un lézard, qui prend des mouches, une araignée, qui les enveloppe de ses fils, nest-ce pas assez pour captiver mes yeux? La petitesse de ces animaux diminue-t-elle donc laction de ma curiosité ? Je passe de là à vous louer, Créateur, ordonnateur admirable de toutes choses; mais cette fin nétait pas le principe de mon attention : autre chose est de se relever prompte, ment ou de ne tomber jamais. Et toute ma vie est pleine de faux pas; et la grandeur de votre clémence est mon unique espoir. Car, dès lors que notre âme, prostituée à ces vains objets, se remplit de conceptions frivoles, il arrive que nos prières sont souvent interrompues et troublées; et en votre présence, la voix de notre coeur veut-elle monter jusquà vous, une irruption de pensées misérables, accourues je ne sais doù, vient traverser un acte si important.
CHAPITRE XXXVI.ORGUEIL.
58. Et ceci, est-ce pure bagatelle dont il faille tenir peu de compte? Et notre espérance peut-elle être ailleurs que dans la miséricorde bien connue, qui a commencé loeuvre de notre conversion? Et vous savez à quel point vous mavez changé, me guérissant dabord de la passion de la vengeance, pour devenir secourable à mes autres iniquités, dissiper toutes mes langueurs, racheter ma vie de la corruption, pour me donner la couronne de grâce et de miséricorde, et prodiguer vos biens à la merci de mes désirs ( Ps. CIII, 3-5). Vous mavez inspiré votre crainte, qui éteint lorgueil, et apprivoisé ma tête à votre joug. Et je le porte aujourdhui, et ce fardeau mest doux; vous me laviez promis, vous tenez votre promesse (Matth. XI, 30) et il était en effet léger, à mon insu, quand je craignais de my soumettre. Mais dites-moi, Seigneur, seul dominateur exempt dorgueil, parce que vous êtes le seul Maître véritable, et qui nen connaît point dautre, dites-moi, suis-je délivré, ou pourrai-je lêtre jamais dans cette vie, de ce troisième genre de tentation? 59. Vouloir être craint et aimé des hommes, sans autre raison que le désir dune joie qui nest pas vraie, cest une vie misérable, cest une honteuse insolence. Et voilà pourquoi notre coeur est sans amour pour vous , et notre crainte sans pureté. Aussi, vous répandez sur les humbles la grâce que vous refusez aux superbes (I Pierre, V,5); vous tonnez sur les ambitions du siècle , et les fondements des montagnes tremblent. Or, comme lintérêt de la société humaine y fait un devoir de lamour et de la crainte, lennemi de notre véritable félicité nous presse, et par tous les piéges quil sème sous nos pas, il nous crie : Courage, courage! Il veut que notre avidité à recueillir nous laisse surprendre; il veut que nos joies se déplacent et quittent votre vérité pour se fixer au mensonge des hommes; il veut que nous prenions plaisir à nous faire aimer et craindre, non pour vous, mais au lieu de vous. Et, nous rendant semblables à lui-même, il veut nous gagner, non pas à lunion de la charité, mais au partage de son supplice, lui qui a mis son trône sur laquilon, afin que vos coupables et difformes imitateurs (469) tombent dans ses fers (Isaïe, XIV, 13-15) ténébreux et glacés. Mais nous, Seigneur, nous sommes votre petit troupeau (Luc, XII, 32); nous voilà; prenez votre houlette. Etendez vos ailes sur nous; que leur ombre soit notre asile. Soyez notre gloire; que lon ne nous aime que pour vous; que votre Verbe seul se fasse craindre en nous. Celui qui veut être loué des hommes, malgré votre blâme, ne trouvera pas dhomme pour le défendre à votre tribunal, ni pour le soustraire à votre arrêt. Et il ne sagit point dun pécheur flatté dans les mauvais instincts de son âme, ni dun impie dont on bénit liniquité (Ps. X, 13), mais dun homme loué pour quelque grâce reçue de vous; sil jouit plutôt de la louange que de cette faveur divine qui, en est lobjet, votre blâme accompagne ces louanges; et celui qui les donne vaut mieux que celui qui les reçoit; lun aime dans lhomme le don de Dieu, lautre préfère au don de Dieu celui de lhomme.
CHAPITRE XXXVII.DISPOSITION DE SON ÂME TOUCHANT LE BLÂME ET LA LOUANGE.
60. Voilà les tentations dont nous sommes assaillis, Seigneur, chaque jour, sans relâche. Chaque jour la langue humaine est la fournaise de notre épreuve. Cest, encore ici que vous nous commandez la continence. Donnez-moi ce que vous mordonnez; ordonnez-moi ce quil vous plaît. Vous savez ici les gémissements que mon coeur exhale, et les torrents de larmes que roulent mes yeux. Inhabile à discerner jusquà quel point je suis allégé de ce fardeau de corruption, je tremble pour mes maux secrets ( Ps. XVIII, 3), connus de votre regard, et que le mien ignore. Les autres tentations me laissent toujours quelque moyen de mexaminer, celle-ci presque jamais; car pour les voluptés charnelles, pour les convoitises de la vaine science, je vois lempire que j ai gagné sur mon esprit, par la privation volontaire ou labsence de ces impressions. Et je minterroge alors, en mesurant le degré de vide que jéprouve. Quant à la richesse, que lon ne poursuit que pour satisfaire lune de ces trois concupiscences, ou deux ou toutes ensemble, lesprit se trouve-t-il dans limpossibilité de deviner sil la méprise en la possédant, quil la congédie pour séprouver. Est-ce à dire que, pour nous assurer de notre force à supporter le jeûne de la louange, il faille vivre mal, et en venir à un tel cynisme, que personne ne puisse nous connaître sans horreur? Qui pourrait penser ou dire pareille extravagance? Mais si la louange est la compagne ordinaire et obligée dune vie exemplaire et de bonnes oeuvres, il ne faut pas plus renoncer à la vertu quà son cortége. Et cependant, sans privation et sans absence, puis-je avoir le secret de ma résignation? 61. Que vais-je donc ici vous confesser, Seigneur? Eh bien! je vous dirai que je me plais à la louange, mais encore plus à la vérité quà la louange. Car sil métait donné de choisir la louange des hommes pour salaire derreur ou de démence, ou leur blâme pour prix de mon inébranlable attachement à la vérité, mon choix ne serait pas douteux. Je voudrais bien, toutefois, que le suffrage des lèvres dautrui najoutât rien à la joie que je ressens de ce peu de bien qui est en moi. Mais, je lavoue, le bon témoignage laugmente et le blâme la diminue. Et quand cette affliction, desprit me trouble, il me vient une excuse; ce quel1e vaut, vous le savez, mon Dieu; pour moi, elle me laisse dans le doute. Or, vous ne nous avez pas seulement ordonne la continence qui enseigne ce dont notre amour doit sabstenir, mais encore la justice qui lui montre où il se doit diriger; et vous nous commandez dunir à votre amour celui du prochain, Il me semble donc que cest lavancement de lun de mes frères que jaime ou que jespère, quand je me plais aux louanges intelligentes quil donne, et que cest encore pour lui que je mafflige quand je lentends prononcer un blâme ignorant ou injuste. Quelquefois ,même je mattriste des témoignages flatteurs que lon me rend, soit que lon approuve en moi ce qui me déplaît de moi-même, soit que lon estime au delà de leur valeur des avantages secondaires. Eh! que sais-je? Ce sentiment ne vient-il pas de ma répugnance aux éloges en désaccord avec lopinion que jhi de moi? Non qualors je sois touché de lintérêt du prochain; mais cest que le bien que jaime en moi mest encore plus agréable quand je ne suis pas seul à laimer. Et, en effet, est-ce donc me louer que de contredire mes sentiments sur moi, en louant ce qui me déplaît, en exaltant des (470) qualités indifférentes? Suis-je donc ici un mystère pour moi-même? 62. Mais ne vois-je pas en vous, ô Vérité, que lintérêt seul du prochain doit me rendre sensible à la louange? Est-ce ainsi que je suis? je lignore. Et, en cela, je vous connais mieux que moi-même. Oh! révélez-moi à moi, mon Dieu; que je signale aux prières de mes frères les secrètes blessures de mon âme. Encore un retour sur moi: je veux me sonder plus à fond. Si la seule utilité du prochain me fait agréer la louange, doù vient que le blâme jeté à un autre mintéresse moins que celui qui me touche? Pourquoi suis-je plus vivement blessé du trait qui matteint que de celui dont une même injustice frappe un frère en ma présence? Est-ce encore là un secret qui méchappe? Et que nai-je déjà pris mon parti de me tromper moi-même, et de trahir devant vous la vérité et de coeur et de bouche! Eloignez de moi, Seigneur, cette folie, de peur que mes paroles ne soient pour moi lhuile qui parfume la tête du pécheur (Ps. CXL, 5)!
CHAPITRE XXXVIII.VAINE GLOIRE, POISON SUBTIL.
63. Je suis pauvre et dénué, et tout ce que jai de mieux, cest cette déplaisance de moi-même dont le gémissement intérieur me rend témoignage, et qui ne se lassera de poursuvre votre miséricorde, que vous nayez soulagé mes défaillances, en consommant ma régénération dans la paix ignorée de loeil superbe. Les paroles de notre bouche, nos actions qui se produisent à la connaissance des hommes, amènent la plus dangereuse tentation, cet amour de la louange, qui recrute, au profit de certaine qualité personnelle, des suffrages mendiés, et trouve encore à me séduire par les reproches mêmes que je me fais. Souvent lhomme tire une vanité nouvelle du mépris même de la vaine gloire; et la vaine gloire rentre en lui par ce mépris dont il se glorifie.
CHAPITRE XXXIX.COMPLAISANCE EN SOI-MÊME.
64. Il est encore en nous un autre ennemi, une tentation de même nature; cette complaisance en soi qui se repaît de son inanité, se souciant peu de plaire ou déplaire au prochain. Or, celui qui se plaît à lui-même, vous déplaît souverainement, soit quil prenne en lui pour bien ce qui nest pas bien, ou quil revendique comme son bien propre celui quil tient de vous; soit que, reconnaissant votre don, il lattribue à ses mérites, ou quenfin il confesse votre grâce, mais avec cette joie de légoïsme qui envie aux autres les mêmes faveurs. Parmi tant de périls et dépreuves, vous le voyez, mon coeur tremble; et, si le mal sest apaisé, cest bien moins absence de blessures que célérité de la main dont jai senti laction salutaire.
CHAPITRE XL.COUP DOEIL SUR TOUT CE QUIL A DIT.
65. Dans ce long pèlerinage de ma pensée, où ne mavez-vous pas accompagné, ô Vérité? avez-vous cessé de menseigner ce quil fallait rechercher ou fuir, quand je vous consultais, en vous communiquant selon mon pouvoir les découvertes de loeil intérieur? Jai voyagé hors de moi-même par le sens qui mouvre le monde; jai observé la vie de mon corps et laction de mes sens. Et je suis entré dans les profondeurs de ma mémoire, dans ces nombreuses et immenses retraites, peuplées dune infinité dimages; et je les ai considérées avec épouvante; et jai vu que je ne pouvais rien distinguer sans vous, et jai reconnu que vous étiez fort différent de tout cela. Fort différent aussi de moi-même, de moi, qui, dans cette exploration intérieure, cherchais à faire le discernement exact, et la juste appréciation de mes découvertes : soit que les réalités me fussent transmises par les sens, soit que, mêlées à ma nature, je les interrogeasse en moi-même; soit que je mattachasse au nombre et au signalement de leurs introducteurs, et que, repassant tous ces trésors enfermés dans ma mémoire, ma pensée exhumât les uns et mît les autres en réserve. Oui, vous êtes fort différent de moi, qui fais cela, et de la puissance intérieure par qui je le fais; et vous nêtes pas cette puissance, parce que vous êtes la lumière immuable que je consulte sur lêtre, la qualité, la valeur de toutes choses. Ainsi jécoutais, et jécoute souvent vos leçons et vos commandements. Votre voix fait mes délices, et, dans ce peu de loisirs que me laisse la nécessité de mes travaux, cette joie sainte est mon asile. (471). Et, dans tous ces objets que je parcours à la clarté de votre lumière, je ne trouve de lieu sûr pour mon âme quen vous; il nest que vous, où mon être épars puisse se rassembler pour y demeurer à jamais tout entier. Et parfois vous me pénétrez dun sentiment étrange, douceur inconnue, qui, devenant en moi parfaite et durable, serait je ne sais quoi .qui ne serait plus cette vie. Mais je retombe sous le poids de ma chaîne, et le torrent mentraîne, et je suis lié; et je pleure, et mes larmes ne relâchent pas mes liens. Le fardeau de lhabitude memporte au fond. Où je puis être, je ne veux; où je veux, je ne puis; double misère.
CHAPITRE XLI.CE QUI LE REJETAIT LOIN DE DIEU.
66. Et jai reconnu dans cette triple convoitise la source de mes coupables infirmités, et jai demandé mon salut à votre bras. Car jai vu votre gloire avec un coeur blessé, et, tout ébloui, jai dit : Qui peut voir jusque-là? Et jétais rejeté loin de la splendeur de vos regards (Ps. XXX, 23). Vous êtes la Vérité qui préside sur toutes choses. Et mon insatiable avarice ne voulait pas vous perdre; elle voulait posséder le mensonge avec vous. Ainsi le menteur ne veut pas que la vérité lui soit inconnue. Je vous avais donc perdu, parce que vous ne souffrez pas quon vous possède sans répudier lhéritage du mensonge.
CHAPITRE XLII.ÉGAREMENT DES SUPERBES QUI ONT EU RECOUES AUX ANGES DÉCHUS COMME MÉDIATEURS ENTRE DIEU ET LES HOMMES.
67. Qui trouver, capable de me réconcilier avec vous? Devais-je solliciter les anges? et par quelles prières? par quels sacrifices ? Plusieurs, ai-je ouï dire, travaillant pour revenir à vous, et ne le pouvant deux-mêmes, ont tenté cette voie, et, tombés bientôt dans un désir curieux de visions étranges, ils ont mérité dêtre livrés à lillusion. Superbes, ils vous cherchaient avec tout le faste de la science, le coeur haut et non contrit; la conformité desprit a attiré sur eux lei complices de leur orgueil, les puissances de lair (Ephés. II, 2), dont les prestiges les ont égarés lorsquils cherchaient un médiateur, médecin de leur âme, sans le trouver; car ils navaient devant eux que le diable transfiguré en ange de lumière (II Cor. XI, 14). Chair superbe, ce qui la séduite, cest que le séducteur nétait pas revêtu de chair! Hommes mortels et pécheurs! Mais vous, Seigneur, dont ils cherchaient la paix avec orgueil, vous êtes indépendant de la mort et du péché. Or, il fallait au médiateur entre lhomme et Dieu ( I Tim. II, 5) une ressemblance avec Dieu et une ressemblance avec lhomme. Entièrement semblable à lhomme, il était loin de Dieu; entièrement semblable à Dieu, il était loin de lhomme -; il nétait plus médiateur. Ainsi ce faux médiateur, à qui votre justice secrète permet de séduire lorgueil, a quelque chose de commun avec lhomme : cest le péché; il prétend quelque chose de commun avec Dieu : libre du vêtement charnel de la mortalité, il se donne pour immortel. Mais, comme « la mort est la solde du péché (Rom. VI, 23), il entre, par la communauté du péché, dans la communauté de la mort.
CHAPITRE XLIII.JÉSUS-CHRIST SEUL MÉDIATEUR.
68. Mais le Médiateur de vérité, que le secret de votre miséricorde a fait connaître aux humbles, et que vous avez envoyé pour leur enseigner, par son exemple, lhumilité même, ce Médiateur de Dieu et des hommes, JÉSUS-CHRIST homme, est apparu entre les pécheurs mortels et le JUSTE immortel, mortel avec les hommes, Juste avec Dieu; et comme la vie et la paix sont la solde de la justice, par la justice qui lunit à Dieu, il est venu ruiner dans les impies justifiés la mort dont il voulut être comme eux tributaire. Cest lui qui a été montré de loin aux saints des anciens jours, pour quils fussent sauvés par la foi au sang quil devait répandre, comme nous le sommes par la foi en son sang répandu. Car ce nest quen sa qualité dhomme quil est médiateur; en tant que Verbe, il nest plus terme MOYEN, il est ÉGAL à Dieu, Dieu en Dieu, et avec le Saint-Esprit un seul Dieu. 69. Oh! de quel amour nous avez-vous donc aimés, Père infiniment bon? vous népargnez pas votre Fils unique, vous le livrez pour nous, pécheurs que nous sommes ( Rom. VIII, 32). De quel amour (472) nous avez-vous donc aimés ? Pour nous, « Celui qui na point regardé comme une usurpation dêtre égal à vous, sest rendu obéissant jusquà la mort de la croix ( Philip. II, 6), lui seul libre entre les morts ( Ps. LXXXVII, 6-8), ayant la puissance de « quitter son âme et la puissance de la reprendre (Jean, X, 18); » pour nous, en votre nom, vainqueur et victime, et vainqueur parce quil est victime; pour nous, en votre nom, sacrificateur et sacrifice, et sacrificateur parce quil est sacrifice, lui qui, desclaves, nous fait vos enfants, parce quil est votre Fils et pour nous esclave. Oh! cest avec justice que sur lui repose cette ferme espérance que vous guérirez toutes mes langueurs, par lui qui est assis à votre droite, et sans cesse y intercède pour nous ( Rom. VIII, 34); autrement je tomberais dans le désespoir; car nombreuses et grandes sont mes infirmités, nombreuses et grandes! mais plus grande encore est la vertu de vos remèdes. Nous eussions pu croire votre Verbe trop éloigné de lalliance de lhomme, et désespérer de nous sil ne sétait fait chair, sil neût demeuré parmi nous. 70. Plié sous la crainte de mes péchés et le fardeau de ma misère, javais délibéré dans mon coeur et presque résolu de fuir au désert; mais vous men avez empêché, me rassurant par cette parole: « Le CHRIST est mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus à eux-mêmes, mais à celui qui est mort pour eux ( I Cor. V, 15). » Eh bien! Seigneur, je jette tous mes soucis en votre sein, pour vivre, pour goûter les merveilles de votre loi ( Ps. CXVIII, 18). Vous savez mon ignorance et ma faiblesse; enseignez-moi, guérissez-moi. Ce Fils unique « en qui sont cachés tous les « trésors de la sagesse et de la science ma « racheté de son sang (Coloss. II, 3). » Loin de moi les calomnies des superbes. Je médite ma rançon, et je la mange, et je la bois, et je la distribue; pauvre encore, je désire en être rassasié avec ceux qui la mangent et en sont rassasiés; qui louent le Seigneur parce quils le cherchent (Ps. XXI, 27). (473)
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