|
|
SERMON CLXX. AU CIEL LA VRAIE JUSTICE (1).ANALYSE. Pourquoi l'apôtre saint Paul regarde-t-il comme un fumier la justice qu'il a pratiquée en vivant irréprochablement sous le joug de la loi? Saint Augustin en donne trois raisons principales. La première, c'est que par suite du péché originel, dont le Christ fut exempt, tous les hommes ressentent des inclinations perverses qui ne les laissent pas innocents devant Dieu. La seconde, c'est que les Juifs s'attribuaient à eux-mêmes la justice qu'ils observaient sous la loi, au lieu de la faire remonter jusqu'à Dieu, sans la grâce de qui on ne peut rien. La troisième enfin, c'est que toute la perfection pratiquée sur la terre n'est rien si on la compare à la perfection et à la félicité du ciel. Attachons-nous donc invinciblement au Christ qui nous y conduit.
1. Il y a une liaison si intime entre tous ces textes sacrés, qu'ils semblent ne former qu'une seule leçon : c'est que tous, aussi bien, sont du même auteur. Nombreux sont les ministres qui exercent le ministère de la parole; mais tous puisent à une source unique. Dans le passage de l'Apôtre qui vient de nous être lu, on pourrait s'étonner de rencontrer ces paroles : « Après avoir pratiqué sans reproche la justice de la loi, j'ai considéré comme une perte, à cause du Christ, ce qui était un avantage pour moi. Non-seulement, poursuit-il, je l'ai considéré comme une perte, je le regarde même comme un vil fumier, afin de gagner le Christ et d'être trouvé en lui, possédant, non ma propre justice, qui vient de la loi, mais la justice qui vient de la foi en Jésus-Christ ». Comment assimiler à une perte et à un fumier la vie irréprochable qu'on a
1. Philip. III, 6-16.
menée conformément à la justice de la loi ? Qui a donné cette loi ? N'est-ce pas Celui qui devait venir ensuite pardonner aux coupables qui l'auraient enfreinte ? Il est bien vrai qu'il est venu pardonner à ceux que la loi considérait comme criminels; mais la loi considérait-elle comme criminels ceux qui dans leur vie observaient irréprochablement la justice qu'elle commandait ? D'ailleurs, si le Fils de Dieu est venu apporter aux infracteurs de la loi le pardon de tous leurs crimes, aurait-il refusé ce pardon à l'apôtre Paul affirmant qu'il a vécu sous la -loi sans mériter de reproche ? Ecoutons le même Apôtre; ailleurs il s'exprime ainsi Ce n'est point, dit-il, à cause de nos oeuvres, « mais en considération de sa miséricorde, « qu'il nous a sauvés dans le bain régénérateur (1) ». Il dit encore : « Moi qui étais auparavant blasphémateur, persécuteur et
1. Tit. III, 5.
95
outrageux, j'ai obtenu miséricorde (1) », et le reste. Ainsi, d'un côté il affirme avoir vécu irréprochablement sous la loi, et d'autre part il se représente comme si grand pécheur qu'en considérant le pardon qu'il a obtenu, il n'est aucun pécheur qui doive désespérer de son salut. 2. Etudiez avec soin, mes frères, et pesez attentivement le sens de ce passage où l'Apôtre compare à une perte et à un vil fumier la vie irrépréhensible qu'il a menée sous la loi; et où il se représente comme ayant été dans le même moment, avant d'avoir reçu le baptême et la grâce, observateur et infracteur de la loi. Ce n'est pas sans raison qu'il emploie le mot perte : écarte ici la funeste pensée de croire que d'après lui l'auteur de la loi serait différent de l'auteur de l'Evangile , comme se l'imaginent faussement les Manichéens et d'autres hérétiques. Selon eux effectivement on ne doit pas attribuer la loi de Moïse au distributeur de la grâce évangélique la loi vient du Dieu mauvais et la grâce du Dieu bon. Pourquoi serions-nous surpris d'une telle assertion, mes frères? Si ces malheureux ne voient que ténèbres dans les obscurités de la loi, c'est qu'ils ne s'en font pas ouvrir la porte en y frappant avec piété. Il est vrai néanmoins que le même Apôtre dit quelquefois en des termes très-clairs que la loi est bonne (2) ; quoiqu'il enseigne encore qu'elle a été donnée afin de multiplier le péché et, par là, de multiplier la grâce davantage encore (3). C'est que les hommes présomptueux , en faisant tout ce qu'ils se croyaient permis, enfreignaient la loi secrète de Dieu. Comme ils ne se croyaient aucunement coupables, Dieu leur donna visiblement sa loi ; il la leur donna, non pour les guérir, mais pour leur montrer qu'ils étaient malades. Cette loi devançait donc l'arrivée du Médecin afin de détromper le malade, qui se croyait en bonne santé , et c'est pour ce motif qu'elle lui a dit : « Tu ne convoiteras point (4) ». De plus, la loi n'était point violée avant d'avoir été promulguée, « car il n'y a point de prévarication, dit saint Paul, quand il n'y a point de loi (5) ». On péchait sans doute avant la loi; mais en péchant après la loi on péchait davantage, puisque la prévarication s'ajoutait au péché. L'homme alors
1. I Tim. I, 13. 2.
reconnut qu'il était vaincu par les passions désordonnées que ses mauvaises habitudes avaient nourries contre lui-même. Et pourtant il était déjà assujetti au péché par le fait même qu'il descendait d'Adam. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre : « Nous étions, nous aussi, enfants de colère par naissance (1) » ; et à Job, que pas même l'enfant d'un jour n'est exempt de péché (2) ; non de péché actuel, mais de péché originel. 3. Prête maintenant l'oreille à un psaume qui révèle ce qu'il y a dans notre âme, qui met à nu nos désordres les plus secrets. On y dit au Sauveur, au nom du genre humain : C'est contre vous seul que j'ai péché, et devant vous que j'ai fait le mal ». Ce n'est pas seulement au nom de David que se tient ce langage, c'est également au nom d'Adam, le père de l'humanité. Voici la suite : « C'est contre vous seul, a-t-il été dit, que j'ai péché, et devant-vous que j'ai fait le mal; afin, « ajoute-t-on, que vous soyez justifié dans vos discours ». Quel sens donner à ces mots adressés au Christ? Lisons encore . « Et que vous soyez victorieux quand on vous jugera (3) ». Dieu le Père n'a pas été jugé, le Saint-Esprit ne l'a pas été non plus; il n'y a que le Fils qui ait été jugé, il l'a été dans la nature humaine qu'il a daigné prendre avec nous, mais non pas au moyen de l'union des sexes; car sa mère était Vierge quand elle crut, vierge quand elle le conçut, vierge quand elle l'enfanta, et vierge toujours. Voilà pourquoi il est dit : « Afin que vous soyez victorieux lorsqu'on vous jugera ». De fait, n'a-t-il pas été vainqueur lorsqu'on l'a jugé, puisqu'il a été jugé sans; qu'on découvrît en lui de péché, puisque le jugement souffert par lui a mis en lumière sa patience et non ses crimes ? On juge souvent des hommes qui sont innocents, innocents dans la cause qui se débat; car sous d'autres rapports ils sont loin de l'être, attendu qu'aux yeux de Dieu la pensée est une faute, comme l'action aux yeux des hommes. Oui, ta pensée est un acte devant Dieu; il en est à la fois le témoin et le juge, comme ta conscience en est l'accusateur. Il n'y a donc que le Sauveur qui ait été véritablement innocent quand il a été jugé; aussi fut-il alors victorieux; victorieux, non pas de Ponce-Pilate, qui le condamna, ni des Juifs,
1. Eph. II, 3. 2. Job, XIV, 4, sept. 3. Ps. L, 6.
96
acharnés contré lui, mais du diable même, du diable qui recherche nos péchés avec toute l'activité que lui inspire l'envie. 4. En effet, que dit de lui le Seigneur Jésus? « Voici venir le prince de ce monde ». Souvent déjà il a été dit à votre charité que le monde désigne les pécheurs. Pourquoi les pécheurs sont-ils appelés le monde ? Parce que leur amour les y attache; attendu que ceux qui ne l'aiment point ne sont pas censés l'habiter : « Notre vie est dans les cieux », dit saint Paul (1). Or, si en aimant Dieu on habite au ciel avec Dieu, il est sûr qu'en aimant le monde, on habite le monde avec le prince du monde. D'où il suit que tous les amis du monde sont le monde; car ils l'habitent, non-seulement de corps, comme tous les justes, mais encore d'esprit, ce qui est le propre des pécheurs qui ont le démon pour chef. Ne dit-on pas la maison pour désigner ceux qui l'habitent? C'est ainsi que nous disons d'une maison de marbre que c'est une mauvaise maison, et d'une demeure enfumée que c'est une bonne maison. Viens-tu à rencontrer une maison enfumée habitée par des gens de bien ? Tu dis : Voilà une bonne maison, tandis qu'en passant devant un palais couvert de marbre et orné de superbes lambris, mais habité par des criminels, tu dis : Voilà une mauvaise maison : ainsi tu appelles maison, non pas les murailles ni les appartements, mais les habitants eux-mêmes. C'est dans le même sens que l'Ecriture appelle monde ceux qui tiennent au monde, non par le corps, mais par le coeur. Ce qui explique ces paroles : « Voici venir le prince de ce monde ». « Et il ne trouve rien en moi ». Le Christ est le seul en qui le démon ne revendique rien. Puis, comme si on lui demandait : Pourquoi donc mourez-vous ? le Sauveur ajoute . « Or, afin qu'on sache que j'accomplis la volonté de mon Père, levez-vous, marchons (2) ». Il se lève et va souffrir. Pourquoi ? Pour accomplir la volonté de mon Père ». C'est donc en témoignage de cette innocence incomparable que le Psalmiste lui dit : « C'est contre vous seul que j'ai péché, et devant vous que j'ai fait le mal ; afin que vous soyez justifié dans vos discours et victorieux lorsqu'on vous jugera » ; puisqu'on ne découvrira en vous aucun mal. Pourquoi au contraire s'en trouve-t-il
1. Philip. III, 20. 2. Jean, XIV, 30, 31.
en toi, ô humanité ? Le voici : « Pour moi, j'ai été formé dans l'iniquité, et ma mère m'a conçu dans le péché (1) ». C'est David qui s'exprime ainsi. Comment est né David ? Cherche, et tu constateras qu'il est né d'une épouse légitime et qu'il n'est pas le fruit de l'adultère. C'est pourtant de cette naissance qu'il dit : « J'ai été formé dans l'iniquité ». N'est-ce pas pour nous faire entendre qu'il y a là un germe de mort que chacun tire de l'union de l'homme et de la femme ? 5. Chacun donc porte en soi la concupiscence ; et quand il entend la loi lui dire : « Tu ne convoiteras pas (2) », il ne peut se dissimuler qu'il y a en lui ce qu'interdit la loi et que conséquemment il la viole. Mais en reconnaissant en lui cette concupiscence dont il est l'esclave, qu'il s'écrie : « Il est vrai, je me plais intérieurement dans la loi de Dieu; mais je vois dans mes membres une autre loi qui s'élève contre la loi de mon esprit et qui m'assujettit à loi du péché, laquelle est dans mes membres ». Qu'après s'être ainsi reconnu malade , il implore son Médecin : « Malheureux homme que je suis, qui me dé. « livrera du corps de cette mort ? » Le Médecin répondra : « La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (2) ». « La grâce de Dieu » ; non tes mérites. Pourquoi dans ce cas l'Apôtre a-t-il dit qu'il avait vécu sous la loi avec justice et sans mériter de reproche? Remarquez : c'est sans mériter de reproche de la part des hommes. Il est effectivement un degré de justice où l'homme peut atteindre sans mériter de reproches de la part d'autres hommes. Ainsi la loi disant . « Tu ne convoiteras pas le bien d'autrui », les hommes ne te reprocheront rien si tu t'abstiens de ravir ce qui n'est pas à toi. Mais comme tu peux le convoiter sans le ravir, tu demeures en 1e convoitant soumis à la condamnation de Dieu; tu te rends coupable contre la loi, mais aux yeux seulement du Législateur. Admettons toutefois que tu ne mérites aucun reproche; pourquoi dans ce cas comparer ta justice à une perte, au fumier même? Cette objection forme un noeud bien étroit; mais 7 sera dénoué par Celui qui sait nous en dénouer tant d'autres; et pour mériter cette grâce, si j'interroge avec une soumission pieuse, vous demanderez avec une pieuse intention. Tout
1. Ps. L, 6, 7. 2. Exod. XX, 16. 3. Rom. VII, 22-25.
97
ce que faisaient les Juifs pour se rendre irrépréhensibles aux yeux des hommes, et pour vivre sous la loi sans reproche, ils se l'attribuaient; ils revendiquaient pour eux le mérite d'avoir observé la justice légale. Ils ne pouvaient l'observer parfaitement, mais ils taisaient ce qu'ils pouvaient, et ils le faisaient mal en s'en attribuant le mérite. 6. Pour observer complètement la loi, il faudrait donc ne plus convoiter. Qui en est capable dans cette vie ? Cherchons des lumières dans le psaume qu'on vient de chanter. « Exaucez-moi à cause de votre justice », et non pas à cause de la mienne. Si l'auteur sacré disait : Exaucez-moi à cause de ma justice, il revendiquerait ce qu'il a mérité. Il est vrai que parfois il parle aussi de sa propre justice ; mais ici il s'exprime plus clairement. Quand en effet il parle de sa propre justice, il entend celle qu'il a reçue. N'est-ce pas ainsi que nous disons: «Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien (1)? » Comment entendre autrement ces deux mots : notre, et donnez ? Il s'exprime donc plus clairement en disant «Exaucez-moi à cause de votre justice ». Il ajoute : «Et n'entrez pas en jugement avec votre serviteur ». Que signifient ces mots : « Et n'entrez pas en jugement avec votre serviteur ? » Ne venez pas me juger; ne me demandez pas compte de tout ce que vous avez prescrit, de tout ce que vous avez commandé. Ah ! vous me trouverez coupable, si vous entrez en jugement avec moi. J'ai plutôt besoin de votre miséricorde que de votre rigoureux jugement. Mais pourquoi? pourquoi dire: « N'entrez pas en jugement avec votre a serviteur? » Il l'explique aussitôt : « C'est que nul homme vivant ne sera justifié en votre présence (2) ». Je suis votre serviteur ; pourquoi me faire comparaître devant votre tribunal ? Je recourrai à la clémence de mon Maître. Pourquoi ? Parce que nul homme vivant ne sera justifié en votre présence »; Qu'est-ce à dire ? que durant cette vie il n'y a devant Dieu aucun juste véritable. Devant Dieu, car on peut être juste aux yeux des hommes. Ainsi c'est devant les hommes que l'Apôtre aurait observé, sans mériter de reproche, la «justice qui vient de la loi » ; tandis qu'aux yeux de Dieu « nul homme vivant ne sera justifié ».
1. Luc, XI, 3. 2. Ps. CXLII, 1, 2.
7. Que faire alors ? crier : « N'entrez pas en jugement avec votre serviteur ». Crier encore : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ». Nous avons entendu le premier cri poussé par le Psalmiste , le second par l'Apôtre. C'est qu'une fois parvenus au degré de justice où vivent les anges, à ce degré où il n'y aura plus de convoitise, eh ! quelle différence il y aura entre nous-mêmes et nous-mêmes ? Qu'on compare une justice à l'autre ; l'une ne sera vis-à-vis de l'autre que perte et que fumier. Considérez encore qu'en se croyant capable d'accomplir simplement la justice qui consiste à observer ce qui passe aux yeux des hommes pour être l'honnêteté et l'innocence, on s'arrête en chemin, on ne désire pas davantage, puisqu'on croit être parvenu au suprême degré et comme on s'attribue un grand mérite, on est orgueilleux. Un pécheur humble, néanmoins, vaut mieux qu'un juste orgueilleux. Aussi l'Apôtre désire-t-il « posséder en lui, non sa propre justice, qui vient de la loi », et dont se contentaient les Juifs, « mais la justice qui vient de la foi en Jésus-Christ ». Puis il ajoute : « Afin de parvenir de quelque manière à la résurrection d'entre les morts ». C'est pour ce moment qu'il compte accomplir la justice, la posséder dans toute sa plénitude. Or, comparée à cette résurrection glorieuse, la vie présente n'est que fumier. Ecoute l'Apôtre l'enseigner plus clairement encore : « Afin de parvenir de quelque manière à la résurrection d'entre les morts : ce n'est pas que j'aie encore atteint ce but nique je sois déjà parfait. Non, mes frères, conclut-il, je ne crois pas l'avoir atteint ». Voyez-vous comme il compare la justice à la justice, le salut au salut, la foi à la claire vue, l'exil à la patrie ? 8. Considérez comment il veut parvenir à ce qu'il ne croit pas avoir encore atteint. « Il est «une chose que je fais », dit-il. Laquelle? N'est-ce pas de vivre dans la foi et dans l'espoir de ce salut éternel où règnera dans toute sa perfection, cette justice près de laquelle il faut considérer comme perte tout ce qui passe, et comme fumier tout ce qu'on doit réprouver ? Poursuivons. « Il est une chose, c'est qu'oubliant ce qui est en arrière et m'élançant vers ce qui est en avant, je cours au but, à la palme où Dieu, m'appelle d'en (98) haut par Jésus-Christ ». S'adressant ensuite à ceux qui auraient été tentés de s'estimer parfaits : «Nous tous qui sommes parfaits, dit l'Apôtre, ayons ces sentiments ». Il vient de se dire imparfait; et maintenant il se dit parfait ! Pourquoi ? N'est-ce point parce que la perfection de l'homme consiste à savoir qu'il n'a pas atteint -la perfection? Nous tous qui sommes parfaits, ayons ces sentiments. Et si vous en avez d'autres, Dieu vous éclairera également sur ce point ». En d'autres termes : Si vous estimez avoir fait quelque progrès dans la justice, vous découvrirez en lisant les Ecritures et en vous faisant une idée exacte de la vraie et parfaite justice, que vous êtes coupables encore; le désir de l'avenir vous fera condamner le présent; vous vivrez de foi, d'espérance et de charité; vous comprendrez que vous êtes loin de voir encore ce que vous croyez, de posséder ce que vous espérez, et d'être parvenus au but suprême de vos désirs. Si l'on peut avoir une charité si vive au milieu des ombres du voyage, quelle charité n'aura-t-on pas dans les splendeurs de la patrie? On ne saurait donc douter qu'en préconisant la justice de Dieu sans établir la sienne, l'Apôtre n'ait dit comme le Psalmiste : « Exaucez-moi à cause de votre justice; et n'entrez pas en jugement avec votre serviteur; car nul homme vivant ne sera justifié en votre présence ». 9. C'est en parlant de cette vie qu'il est dit à Moïse : « Nul n'a vu la face de Dieu sans mourir (1) ». Ainsi nous ne devons pas vivre de cette vie dans l'espérance de voir maintenant cette face divine; il nous faut plutôt mourir au monde afin de vivre éternellement pour Dieu. Ah ! lorsque nous contemplerons cette face adorable dont les charmes l'emportent infiniment sur toutes les convoitises, nous ne pécherons plus ni par actions ni par désirs. Elle est si douce, mes frères, elle est si belle, que rien ne saurait plaire quand une fois on l'a vue. Nous goûterons alors un rassasiement insatiable, un rassasiement sans dégoût; toujours rassasiés, nous aurons toujours faim. Vois dans l'Ecriture ces deux pensées. « Ceux qui me boivent, dit la Sagesse, auront encore soif, et ceux qui me mangent auront faim encore (2) ». Ne crois pas néanmoins qu'on doive souffrir alors de la faim ou
1. Exod. XXXIII, 20. 2. Eccli. XXIV, 29.
de quelque autre besoin, écoute plutôt le Seigneur : « Quiconque boira de cette eau n'aura point soif de toute l'éternité (1) ». Quand viendra ce bonheur ? t'écries-tu. Quelque soit le moment où il arrive, ne laisse pas d'attendre le Seigneur, d'espérer le Seigneur, d'agir avec courage et d'affermir ton coeur (2). Nous reste-t-il autant de siècles qu'il s'en est écoulé ? Depuis Adam jusqu'à nos jours, calcule combien se sont montrés qui ne sont plus. Nous n'avons plus, en quelque sorte, que quelques jours; c'est ainsi qu'il faut parler des ans qui doivent s'écouler encore, si on les compare aux âges évanouis. Excitons-nous donc les uns les autres; que Celui-là nous excite surtout qui est descendu parmi nous, qui s'est élancé dans la carrière en s'écriant: Suivez-moi; qui est monté le premier au ciel, afin de pouvoir, du haut de ces régions élevées, secourir sur la terre ses membres dans la peine, et qui s'est écrié du haut de ce trône : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu (3) ? » Que nul donc ne désespère; ce qui nous est promis finira par nous être accordé, et c'est alors que la justice sera parfaite en nous. 10. L'Evangile vous a fait entendre aussi un enseignement semblable. « C'est la volonté de mon Père, y dit le Sauveur, que de tout ce qu'il m'a donné rien ne se perde, mais que tous possèdent la vie éternelle, et je les ressusciterai au dernier jour (4) ». Il s'est ressuscité au premier jour, il nous ressuscitera au dernier. Le premier jour était pour le chef de l'Eglise; car Jésus Notre-Seigneur est pour nous lui-même un jour qui ne connaît pas de soir. Le dernier jour est la fin des siècles. Ne dis pas : Quand viendra-t-il ? Si éloigné qu'il soit pour le genre humain, pour chacun il est proche le dernier jour de chacun étant le jour de la mort. Sitôt en effet que tu quitteras cette terre, tu recevras ce que tu auras mérité, en attendant que tu ressuscites pour recueillir le fruit de tes oeuvres. Dieu couronnera alors moins tes mérites que ses dons. Il reconnaîtra, si tu l'as gardé, tout ce qu'il t'avait départi. Ainsi donc, mes frères, n'ayons plus de désir que pour le ciel, n'en ayons plus que pour l'éternelle vie. Gardez-vous de vous plaire ù vous-mêmes comme si vous aviez déjà vécu
1. Jean, IV, 13. 2. Ps. XXVI, 14. 3. Act. IX, 4. 4. Jean, VI, 39.
99
dans la justice et de vous comparer aux pécheurs; semblables à ce Pharisien qui faisait son propre éloge (1), et qui n'avait pas entendu l'Apôtre nous dire : « Ce n'est pas que j'aie encore atteint le but ou que je sois déjà parfait ». Saint Paul, par conséquent, n'était point arrivé encore au terme de ses désirs. Il avait bien reçu un gage : « Il nous a donné, disait-il, son Esprit pour gage (2) ». Mais il aspirait à posséder ce que lui promettait ce gage. Ce gage sans doute était déjà une participation à ce bonheur : quelle différence, toutefois ! Nous en jouirons alors bien autrement qu'aujourd'hui. Nous en jouissons aujourd'hui, grâce à cet Esprit divin, par la foi et par l'espérance; mais nous aurons alors la vue même et la réalité; et ce sera toujours le même Esprit, le même Dieu, la même plénitude. Maintenant il nous crie de loin comme à des absents, il se montrera alors tout près de nous; il nous appelle aujourd'hui dans l'exil, il nous nourrira et nous rassasiera alors dans la patrie. 11. Comment, le Christ s'est fait notre voie,
1. Luc, XVIII, 11. 2. II Cor. V, 5.
et nous désespérons d'arriver ? C'est une voie qui ne peut avoir de terme, qui ne saurait être coupée, que ne peuvent défoncer ni les pluies ni les inondations, dont les brigands enfin ne peuvent se rendre maîtres. Marche avec confiance dans cette voie sacrée, marche, sans te heurter, sans tomber, sans regarder derrière, sans t'arrêter, sans t'égarer. Evite tous ces écueils,et tu parviens au terme. Mais une fois parvenu, glorifie-toi de ce bonheur, et non de toi. Se louer soi-même, ce n'est pas louer Dieu, c'est s'éloigner de lui. Mais hélas ! s'éloigner du feu, c'est lui laisser sa chaleur et se refroidir; s'éloigner de la lumière, c'est lui laisser son éclat et se plonger dans les ténèbres. Ah ! ne nous éloignons ni de la chaleur de l'Esprit-Saint ni de la lumière de la Vérité. Nous ne faisons maintenant qu'entendre sa voix; nous la verrons alors face à face. Que nul donc ne soit content de soi, que nul n'outrage personne. Cherchons tous à avancer, mais sans porter envie à ceux qui avancent et sans mépriser ceux qui reculent, et nous jouirons avec bonheur de l'accomplissement de cette promesse évangélique : « Je les ressusciterai au dernier jour ».
|