TRAVAIL D. MOINES
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DU TRAVAIL DES MOINES.

Traduction de M. l'abbé COLLERY.

In OEUVRES  COMPLÈTES DE SAINT AUGUSTIN, traduites pour la première fois en français sous la direction de M. Raulx, Tome XII, p. 241-270. BAR-LE-DUC,1866.

CHAPITRE PREMIER. ARGUMENTS DES MOINES OPPOSANTS. — TEXTES DE L'ÉVANGILE ET DE SAINT PAUL SUR LE TRAVAIL.

CHAPITRE II. RÉFUTATION. — IL FAUT EXPLIQUER LES PAROLES DU SEIGNEUR LES UNES PAR LES AUTRES; DE MÊME, LES TEXTES DE L'APÔTRE.

CHAPITRE III. SAINT PAUL FAIT UN PRÉCEPTE DU TRAVAIL CORPOREL.

CHAPITRE IV. LE VRAI SENS DE SAINT PAUL S'EXPLIQUE D'APRÈS SES AUTRES ÈPITRES.

CHAPITRE V. L'EXEMPLE DE JÉSUS-CHRIST PROUVE QUE LES APÔTRES ONT EU LA PERMISSION DE SE FAIRE ACCOMPAGNER ET SERVIR PAR DES FEMMES.

CHAPITRE VI. CE N'EST PAS AUX SEULS APÔTRES , MAIS BIEN AUSSI A D'AUTRES QUE LE CHRIST A PERMIS DE VIVRE DE L'ÉVANGILE.

CHAPITRE VII. LA FACULTÉ DE NE POINT TRAVAILLER, ACCORDÉE AUX APÔTRES, DOIT S'ENTENDRE DU TRAVAIL CORPOREL.

CHAPITRE VIII. IL EST ÉVIDENT QUE L'APÔTRE PARLE DU TRAVAIL MANUEL.

CHAPITRE IX. LA SUITE DU TEXTE REND LA PENSÉE PLUS ÉVIDENTE.

CHAPITRE X. POURQUOI SAINT PAUL NE VIT PAS DE L'ÉVANGILE.

CHAPITRE XI. ICI, COMME AILLEURS, PAUL OBÉIT A UN SENTIMENT DE COMMISÉRATION POUR LES FAIBLES. — IL CRAINT, EN VIVANT DE L'ÉVANGILE, QUE LES FAIBLES NE S'IMAGINENT QUE L'ÉVANGILE SE VEND.

CHAPITRE XII. EFFRAYÉ DES DANGERS QUE COURAIENT LES FAIBLES, L'APÔTRE AIMA MIEUX TRAVAILLER, QUE DE VIVRE DE L'ÉVANGILE.

CHAPITRE XIII. QUEL ÉTAIT LE TRAVAIL MANUEL DE L'APÔTRE. ENUMÉRATION DES OCCUPATIONS HONNÊTES AU MOYEN DESQUELLES ON GAGNE SA VIE.

CHAPITRE XIV. QUELLES HEURES L'APÔTRE CONSACRAIT-IL AU TRAVAIL? OISIVETÉ DES MOINES.

CHAPITRE XV. EN RECOMMANDANT LE TRAVAIL AUX SERVITEURS DE DIEU, PAUL VEUT NÉANMOINS QUE LES FIDÈLES POURVOIENT A LEURS BESOINS. LE TRAVAIL QUE LES SERVITEURS DE DIEU DOIVENT PRÉFÉRER EST CELUI QUI N'ENGENDRE PAS DE SOUCIS ET S'EXERCE SANS CUPIDITÉ.

CHAPITRE XVI. C'EST EXERCER UN MINISTÈRE A L'ÉGARD DES SAINTS QUE DE LEUR FOURNIR LES CHOSES NÉCESSAIRES A LA VIE CORPORELLE EN RETOUR DES BIENS SPIRITUELS. — QUE LES SERVITEURS DE DIEU OBÉISSENT A PAUL EN TRAVAILLANT ; ET LES BONS CHRÉTIENS AUSSI, EN POURVOYANT A LEURS BESOINS.

CHAPITRE XVII. OBJECTION DES PARESSEUX : ILS VAQUENT A L'ORAISON, A LA PSALMODIE, A LA LECTURE, A LA PAROLE DE DIEU. — IL EST PERMIS DE CHANTER DES PSAUMES EN TRAVAILLANT. — LA LECTURE NE SERT DE RIEN, SI ON NE LA MET EN PRATIQUE.

CHAPITRE XVIII. AUTRE OBJECTION RÉFUTÉE : LA NÉCESSITÉ DE DISPENSER LA PAROLE DE DIEU. PAUL AVAIT DISTRIBUÉ SON TEMPS ENTRE LA PRÉDICATION ET LE TRAVAIL. — LA MEILLEURE ADMINISTRATION EST CELLE OU TOUT SE FAIT AVEC ORDRE.

CHAPITRE XIX.LE TRAVAIL DE SAINT PAUL ÉTAIT VRAIMENT UN TRAVAIL MANUEL.

CHAPITRE XX. DIFFICULTÉ : LES AUTRES APOTRES QUI ONT VÉCU DE L'ÉVANGILE SANS TRAVAILLER ONT-ILS PÉCHÉ ?—  RÉPONSE : LE PRÉCEPTE DU TRAVAIL REGARDE CEUX QUI N'ÉVANGÉLISENT PAS.

CHAPITRE XXI. CEUX QUI VEULENT ÊTRE OISIFS SONT, POUR LA PLUPART, DES CONVERTIS QUI MENAIENT AUPARAVANT UNE VIE PAUVRE ET LABORIEUSE.

CHAPITRE XXII. CONTRE LES MOINES OISIFS ET BAVARDS, DONT L'EXEMPLE ET LA PAROLE DÉTOURNENT LES AUTRES DU TRAVAIL.

CHAPITRE XXIII. LES PARESSEUX ENTENDENT MAL L'ÉVANGILE. L'AUTEUR LES PLAISANTE. — MOINES QUI S'ENFERMENT, POUR N'ÊTRE VUS DE PERSONNE DURANT PLUSIEURS JOURS. — LE PRÉCEPTE ÉVANGÉLIQUE DE NE PAS SONGER AU LENDEMAIN EST EN ACCORD AVEC LE TEXTE DE L'APÔTRE.

CHAPITRE XXIV. FAIRE DES RÉSERVES POUR LE LENDEMAIN N'EST PAS CHOSE DÉFENDUE PAR L'ÉVANGILE.

CHAPITRE XXV. A QUOI SERT-IL D'AVOIR ABANDONNÉ SES OCCUPATIONS, ANTÉRIEURES, S'IL FAUT REVENIR AU TRAVAIL ? —  LA CHARITÉ DANS LA VIE COMMUNE. — IL CONVIENT QUE CEUX MÊMES QUI SORTENT D'UNE CONDITION SUPÉRIEURE, TRAVAILLENT APRÈS LEUR CONVERSION ; A PLUS FORTE RAISON CEUX QUI ONT QUITTÉ UN GENRE DE VIE PLUS HUMBLE.

CHAPITRE XXVI. COMMENT IL FAUT ENTENDRE LA MAXIME : NE PAS S'INQUIÉTER DE LA NOURRITURE NI DU VÊTEMENT. — EN QUEL SENS FAUT-IL PRENDRE L'EXEMPLE DES OISEAUX DU CIEL ET DES LIS DES CHAMPS.

CHAPITRE XXVII. IL FAUT UTILISER NOS MOYENS, SOUS PEINE DE TENTER DIEU.

CHAPITRE XXVIII. TABLEAU FRAPPANT DES MOINES OISIFS ET VAGABONDS.

CHAPITRE XXIX. OCCUPATIONS DE SAINT AUGUSTIN. — IL PRÉFÉRERAIT TRAVAILLER COMME LES MOINES, A DES HEURES DÉTERMINÉES.

CHAPITRE XXX. IL EST A CRAINDRE QUE LA PARESSE DES MAUVAIS NE RALENTISSE ET NE GATE LES BONS.

CHAPITRE XXXI. CONTRE LES MOINES A LONGUE CHEVELURE.

CHAPITRE XXXII. MAUVAISE MANIÈRE DONT LES MOINES CHEVELUS INTERPRÈTENT L'ÉCRITURE. — L'APÔTRE SAINT PAUL A FAIT PROFESSION D'UNE CHASTETÉ PARFAITE. — PRÉCEPTE FAIT AUX HOMMES DE NE POINT SE VOILER LA TÊTE. — L’AME FIGURÉE PAR L'HOMME ET LA CONCUPISCENCE PAR LA FEMME.

CHAPITRE XXXIII. CERTAINS MOINES CHEVELUS, SAINTS HOMMES D'AILLEURS, INVITÉS A SE DÉPOUILLER DE LEUR CHEVELURE.

 

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DU TRAVAIL DES MOINES.

 

Les moines d'Afrique s'étaient divisés sur la question du travail prescrit par ces paroles de l'Apôtre : « Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger ». La plupart y voyaient ce qu' y a vu l'illustre patriarche des moines d'Occident, saint Benoit l'obligation du travail des mains. Quelques-uns voulaient, au contraire, entendre ce texte d'un travail purement spirituel, sans se croire même tenus aux labeurs de la prédication ; les seuls exercices de la vie monastique suffisant, disaient-ils, à titre de labeurs spirituels; ainsi, d'ailleurs, prétendaient-ils observer plus littéralement le texte de l'Evangile : « Considérez les oiseaux du ciel, ils ne sèment point, etc.; les lys des campagnes, ils ne filent point ».

Consulté par Aurèle, évêque de Carthage, saint Augustin démontre le sens des paroles de l'Apôtre, d'après le contexte d'abord ; puis, d'après de nombreux passages de ses autres Epîtres, appuyés d'ailleurs de son exemple. Saint Paul a commandé et pratiqué le travail des mains, bien que ce commandement souffre exception en faveur des prédicateurs de l'Evangile. La comparaison des oiseaux et des lys ne défend que l'inquiétude au sujet du vivre et du vêtir, mais n'autorise pas la paresse. Il censure énergiquement certains moines fainéants et vagabonds, qui exploitaient la piété publique. Il rappelle à d'autres religieux, bien moins blâmables d'ailleurs, l'obligation de porter les cheveux rasés, et base cette obligation sur le précepte de saint Paul.

 

 

CHAPITRE PREMIER. ARGUMENTS DES MOINES OPPOSANTS. — TEXTES DE L'ÉVANGILE ET DE SAINT PAUL SUR LE TRAVAIL.

 

1. Il m'a fallu, saint frère Aurèle, obtempérer d'autant plus religieusement à votre ordre, que j'ai vu plus clairement de qui il me venait par votre pieux organe. Hôte divin de votre coeur, inspirateur en ceci de votre charité de père et de frère, Notre-Seigneur Jésus-Christ me commande par vous de traiter cette question : Faut-il laisser à certains moines, nos fils et nos frères, la triste liberté de ne point obéir à ces paroles de l'apôtre saint Paul « Celui qui ne veut pas travailler, ne doit pas « manger (1) ? » - Puisque le Seigneur, empruntant vos désirs et votre voix pour son oeuvre, veut que je vous adresse à ce sujet une réponse écrite, puisse-t-il aussi m'aider à obéir, et me faire comprendre, au fruit que mon oeuvre produira, que, par sa grâce, j'obéis à lui-même !

2. Le premier point à examiner, c'est l'argumentation des individus de cette profession qui refusent de travailler; le second, c'est ce qu'il faut dire pour les corriger, si nous trouvons qu'en ceci leurs sentiments soient contraires à la loi.

D'après eux, ce n'est pas le travail corporel où se fatiguent le laboureur et l'ouvrier, que l'Apôtre a prescrit quand il disait : « Celui qui

 

1. II Thess.III, 10.

 

ne veut pas travailler, ne doit pas manger ». L'Apôtre ne peut contredire l'Evangile où le Seigneur lui-même se prononce en ces termes: « C'est pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez point où vous trouverez de quoi manger pour le soutien de votre vie, ni d'où vous aurez des vêtements, pour couvrir votre corps; la vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Considérez les oiseaux du ciel: ils ne sèment point, ils ne moissonnent point, et ils n'amassent point dans des greniers; mais votre Père céleste les nourrit : n'êtes-vous pas beaucoup plus qu'eux? Quel est d'ailleurs celui d'entrevous qui puisse avec tous ses soins ajouter à sa taille la hauteur d'une coudée? Pourquoi aussi vous inquiétez-vous pour le vêtement? Considérez comment croissent les lys des champs: ils ne travaillent point, ils ne filent point; et cependant je vous déclare que Salomon même dans toute sa gloire n'a jamais été vêtu comme l'un d'eux. Si donc Dieu a soin de vêtir de cette sorte une herbe des champs qui est aujourd'hui debout et qui sera demain jetée dans le four, combien plus aura-t-il soin de vous, hommes de peu de foi ? Ne vous inquiétez donc point en disant : « Que mangerons-nous, ou que boirons-nous, ou de quoi nous vêtirons-nous? Comme font les païens qui cherchent toutes ces choses; car votre Père sait que vous en avez besoin. Cherchez donc premièrement le (242) royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît. « C'est pourquoi ne soyez pas inquiets pour le lendemain ;car le lendemain aura soin de lui-même, à chaque jour suffit son mal (1) ».

Voilà bien, s'écrient-ils, un texte où le Seigneur nous ordonne d'être sans inquiétude du vivre et du couvert; comment donc l'Apôtre serait-il d'un avis contraire à son maître, en nous commandant même de nous inquiéter au sujet du manger, du boire et du vêtir, jusqu'au point de nous imposer des métiers, des ennuis, des travaux d'ouvriers ? Aussi bien sa maxime: « Qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger», ne peut, selon nous, s'entendre que de ces travaux spirituels, dont lui-même dit ailleurs: « Chacun opère selon le don de Dieu; j'ai planté; Apollon a arrosé; mais Dieu a donné l'accroissement »; et quelques lignes après: « Chacun d'après son travail recevra son salaire. Car nous sommes les collaborateurs de Dieu : vous êtes le champ que Dieu cultive; vous êtes l'édifice que Dieu bâtit. Pour moi, selon la grâce que Dieu m'a donnée, j'ai jeté le fondement comme un sage architecte (2) ».

Ainsi l'Apôtre travaille en plantant, en arrosant, en bâtissant, en jetant les fondements. En ce sens, qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger. Que sert, en effet, à un homme de se nourrir spirituellement de la parole de Dieu, s'il ne procure aussi par là l'édification des autres ? Que servit-il, par exemple, au serviteur paresseux de recevoir un talent et de l'enfouir, sans travailler au profit de son maître ? N'y gagna-t-il pas de se faire enlever à la fin ce talent et de se faire jeter lui-même dans les ténèbres extérieures (3)? — Aussi, continuent les adversaires, voici comment nous agissons, nous : nous faisons de saintes lectures avec ceux qui nous arrivent fatigués des orages du siècle et qui viennent chercher auprès de nous le repos dans la parole de Dieu, dans la prière, les psaumes, les hymnes et les cantiques spirituels. Nous leur donnons allocutions, consolations, exhortations, sujets d'édification appropriés aux besoins que nous constatons dans le genre de vie auquel ils sont appelés. En ne travaillant pas à ces sortes d'oeuvres, nous ne pourrions sans péril recevoir du Seigneur les aliments même spirituels. C'est, en effet, le sens de ces mots

 

1. Matt. VI, 25-34. — 2. I Cor. III 5-10. — 3. Matt. XXV, 24-30.

 

de l'Apôtre : « Qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger».

Ainsi ces hommes prétendent obéir à la fois à l'Evangile et à saint Paul, s'imaginant que l'Evangile a commandé de ne pas s'inquiéter des besoins corporels et temporels de cette vie, tandis que saint Paul n'a voulu parler que de nourriture et de travail spirituels dans ce texte : « Qui ne veut pas travailler ne doit pas manger ».

 

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CHAPITRE II. RÉFUTATION. — IL FAUT EXPLIQUER LES PAROLES DU SEIGNEUR LES UNES PAR LES AUTRES; DE MÊME, LES TEXTES DE L'APÔTRE.

 

3. Ils ne s'aperçoivent pas qu'ils s'exposent à une rétorsion; en effet, on pourrait leur dire, avec tout autant de raison, que dans le texte évangélique, le Seigneur usant de paraboles et de comparaisons n'entend parler que de l'aliment et du vêtement spirituels, au sujet desquels il défend l'inquiétude à ses serviteurs, comme il fait dans cet autre texte : « Quand on vous traînera devant les tribunaux, ne pensez pas à ce que vous devrez dire ; car ce que vous devrez dire vous sera donné à l'heure même, puisque ce n'est pas vous qui parlez, mais l'Esprit de votre Père qui parle en vous (1) ». La parole de sagesse, en effet, est toute spirituelle, et c'est celle-là qu'il ne veut pas que les fidèles préméditent et dont il promet de les munir, sans qu'ils aient besoin de s'en inquiéter. En revanche, continuerait-on, l'Apôtre discute plus clairement, selon la coutume apostolique; il parle simplement plutôt qu'en termes figurés, comme le prouve la manière habituelle et presque exclusive des épîtres apostoliques; et par suite c'est, à la lettre, du travail manuel et de la nourriture corporelle qu'il a dit : « Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger ». — Cette rétorsion rendrait douteuse à leurs propres yeux l'opinion de nos adversaires, à moins que n'envisageant tout le contexte de l'Evangile, ils n'y découvrissent quelque parole du Seigneur qui leur servît à prouver que, vraiment, c'est de la nourriture et du vêtement corporels qu'il nous interdit le souci, quand il dit: «Ne soyez donc pas inquiets de ce que vous mangerez, de ce que vous boirez, de ce qu'il faudra pour vous vêtir ». Si par exemple ils réfléchissaient aux paroles qui suivent : « Les païens

 

1. Matt. X, 19, 20.

 

243

 

s'occupent de ces choses », ils auraient la preuve que les avis du Sauveur portaient sur les besoins du corps et du temps. De même si saint Paul s'était contenté de dire: « Qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger », on pourrait détourner ce texte de son vrai sens. Mais comme il explique très-clairement, en maints autres endroits de ses épîtres, dans quel sens il entend cette maxime, les adversaires font des efforts superflus pour soulever des nuages à leurs propres yeux et aux yeux des autres ; non-seulement jusqu'à refuser de pratiquer le précepte énoncé par la charité apostolique, mais jusqu'à ne pas vouloir, sur ce point, que la lumière se fasse pour eux ni pour personne, ne redoutant point ce qui est écrit : « Il n'a pas voulu s'instruire pour faire le bien (1) ».

 

 

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CHAPITRE III. SAINT PAUL FAIT UN PRÉCEPTE DU TRAVAIL CORPOREL.

 

4. Ainsi, nous avons à démontrer tout d'abord que saint Paul a prescrit aux serviteurs de Dieu les travaux corporels, que devrait d'ailleurs couronner un jour une grande récompense spirituelle; et que, d'après son intention, loin d'avoir besoin de personne pour vivre et pour se vêtir, ils doivent se procurer le nécessaire par leurs propres mains. Nous avons à faire voir ensuite que les préceptes de l'Evangile à l'ombre desquels plusieurs voudraient couvrir, non-seulement leur paresse, mais leur orgueil, ne sont pas contraires au commandement ni à l'exemple de l'Apôtre.

Examinons donc, d'abord, par quelle suite d'idées l'Apôtre est arrivé à cette maxime « Qui ne veut pas travailler ne doit pas manger »; voyons ensuite comment il continue à raisonner, après l'avoir écrite, afin que cette lecture des antécédents et des conséquents, nous accuse bien clairement sa pensée.

« Nous vous ordonnons, mes frères, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de vous retirer d'avec tous ceux d'entre vos frères qui se conduisent d'une manière déréglée, et non selon la tradition qu'ils ont reçue de nous. Car vous savez vous-mêmes ce qu'il faut faire pour nous imiter, puisqu'il n'y a rien eu de déréglé dans la manière dont nous avons vécu parmi vous. Nous n'avons mangé gratuitement le pain de personne; mais nous

 

1. Psal. XXXV, 4.

 

avons travaillé jour et nuit avec peine et fatigue, pour n'être à charge à aucun de vous. Ce n'est pas que nous n'en eussions le pouvoir; mais c'est que nous avons voulu nous donner nous-mêmes pour modèle, afin que vous nous imitiez. Aussi, lorsque nous étions avec vous, nous vous déclarions que celui qui ne veut point travailler, ne doit point manger. Car nous apprenons qu'il y en a parmi vous qui se conduisent d'une manière déréglée, qui ne travaillent point, qui agissent en curieux. Or, nous ordonnons à ces personnes, et nous les conjurons par  Notre-Seigneur Jésus-Christ, de manger leur pain en travaillant en silence (1) ».

Que répondre à ces paroles, surtout que pour ne laisser à personne le droit de les interpréter arbitrairement, et non comme une loi de charité, l'Apôtre a montré par son exemple le sens de son précepte ? En effet , comme l'Apôtre prédicateur de l'Evangile , comme ministre de Jésus-Christ, planteur de sa vigne, pasteur de son troupeau, il tenait du Seigneur même le droit de vivre de l'Evangile ; et cependant, pour s'offrir comme modèle à ceux qui voulaient exiger un salaire non dû, il n'a pas exigé le salaire qui lui était dû. Ecoutez ce qu'il dit aux Corinthiens : « Qui fait jamais la guerre à ses dépens ? Qui plante une vigne, sans en manger le fruit? Qui mène paître un troupeau , sans en recueillir le lait (2) ? » — Ainsi, il ne voulut pas recevoir ce qu'on lui devait, afin de réprimer, par son exemple, ceux qui, sans avoir un rang pareil dans l'Eglise, prétendraient avoir droit à pareille créance. N'est-ce pas bien ce qu'il dit ? « Et nous n'avons mangé gratuitement le pain de personne; mais nous avons travaillé jour et nuit avec peine et fatigue, pour n'être à charge à aucun de vous. Ce n'est pas que nous n'en eussions pas le pouvoir; mais c'est que nous avons voulu nous donner nous-même pour modèle, afin que vous nous imitiez ».

Qu'ils entendent donc ces paroles, ceux que le précepte de l'Apôtre regarde; c'est-à-dire, ceux qui n'ont certes point la puissance qu'il avait, mais qui voudraient, se bornant aux couvres spirituelles, manger leur pain sans l'acheter par le travail corporel ! Et puisque saint Paul prononce : « Nous leur ordonnons et nous les conjurons, en Jésus-Christ, de

 

1. I Thess. III, 6-12. — 2. I Cor. IX, 7.

 

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manger leur pain en travaillant, et en silence », qu'ils se gardent de disputer contre le plus évident des textes apostoliques; c'est une partie du silence qu'ils doivent observer en mangeant le pain du travail.

 

 

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CHAPITRE IV. LE VRAI SENS DE SAINT PAUL S'EXPLIQUE D'APRÈS SES AUTRES ÈPITRES.

 

5. Je donnerais à ce long texte un développement plus soigné et plus approfondi, si je n'avais à citer d'autres endroits de ses Epîtres bien plus claires encore; en les collationnant, ma première citation gagnera en évidence; et ce premier texte fût-il anéanti, les nouveaux témoignages suffiraient à la preuve. Voici, en effet, ce qu'il dit sur le même sujet, écrivant aux Corinthiens : « Ne suis-je pas libre ? Ne suis-je Apôtre ? N'ai-je pas vu Jésus-Christ,  notre Seigneur? N'êtes-vous pas vous-mêmes  mon ouvrage en notre Seigneur ? Quand je  ne serais pas apôtre à l'égard des autres, je  le suis au moins à votre égard; car vous êtes  le sceau de mon apostolat en notre Seigneur.  Voici ma défense contre ceux qui me reprennent : N'avons-nous pas le droit de manger et de boire ? N'avons-nous pas le pouvoir de conduire partout avec nous une femme d'entre nos soeurs, comme font les autres Apôtres, et les frères du Seigneur, et Céphas (1) ? » Remarquez comme il montre d'abord son droit, et son droit à titre d'Apôtre; c'est de là qu'il part en effet : « Ne suis-je pas libre? Ne suis-je pas Apôtre ? » Et il prouve son titre d'Apôtre en ajoutant : « N'ai-je pas vu Notre-Seigneur Jésus-Christ? N'êtes-vous pas vous« mêmes mon ouvrage en notre Seigneur ? »

Ce point prouvé , il montre qu'il a droit, autant que les autres Apôtres, de ne pas travailler de ses mains, mais de vivre de l'Evangile , comme le Seigneur l'a réglé , et il continue à en donner la preuve très-évidente. En effet, si des femmes fidèles et bien pourvues d'ailleurs des biens de la terre, accompagnaient les Apôtres, si elles les aidaient de leur fortune, c'était pour leur procurer les choses nécessaires à la vie. Saint Paul démontre qu'il a le droit de suivre en ceci l'exemple de tous les Apôtres, mais il rappelle aussitôt qu'il n'a point voulu user de ce pouvoir. Quelques-uns,

 

1. I Cor. IX , 1-7. —  Gunaika adelphen periagein, littéralement conduire partout avec nous une femme-soeur. Les Protestants qui ont employé contre le célibat des prêtres ce texte de saint Paul, reçoivent, par avance, une réfutation sans réplique dans saint Augustin.

 

dans ce texte : « N'avons-nous pas le droit de conduire partout avec nous une femme-soeur », ont traduit non pas une femme notre soeur, mais une épouse. L'erreur vient du sens double du mot grec, parce que dans cette langue le même mot signifie épouse et femme. Et cependant l'Apôtre l'a employé de manière a rendre cette erreur impossible, disant non pas simplement une femme, mais une femme-soeur ; et parlant non pas de l'épouser, mais de s'en faire suivre partout. Mais cette équivoque n'a point trompé les autres interprètes, qui tous ont traduit « une femme » , et non pas « une épouse ».

 

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CHAPITRE V. L'EXEMPLE DE JÉSUS-CHRIST PROUVE QUE LES APÔTRES ONT EU LA PERMISSION DE SE FAIRE ACCOMPAGNER ET SERVIR PAR DES FEMMES.

 

6. Si quelqu'un pensait que les Apôtres n'ont pu agir ainsi, ni se laisser suivre par des femmes de sainte vie qui les accompagnaient dans tous les lieux où ils prêchaient eux-mêmes l'Evangile, afin de les pourvoir du nécessaire à leurs frais, je l'inviterais à consulter l'Evangile même et à se convaincre qu'en cela les disciples suivaient l'exemple du Maître. Notre-Seigneur, en effet, compatissant à nos faiblesses, selon la loi de sa miséricorde, et bien qu'il pût se faire servir par les Anges, possédait lui-même une bourse destinée à recevoir l'argent que ne manquaient pas de lui offrir les fidèles vertueux pour la subsistance nécessaire de ses disciples. Cette bourse, il l'avait confiée à Judas, pour nous apprendre à supporter les voleurs dans l'Eglise, si nous ne pouvons les éviter: car, d'après l'Ecriture-Sainte, ce misérable volait ce qu'on y mettait (1). En outre, Jésus voulut se faire suivre par les femmes qui lui devaient préparer et fournir le nécessaire, montrant ainsi qu'à l'égard de l'armée des prédicateurs de l'Evangile et des ministres de Dieu, le peuple avait une dette à payer, comme les provinces aux armées de l'Empire ; et qu'ainsi, lorsqu'un Apôtre, à l'instar de saint Paul, refuserait d'user de son droit et de recevoir son dû, c'est qu'il serait plus généreux envers l'Eglise, en n'exigeant pas son très-juste salaire, et gagnant par son travail sa nourriture de chaque jour. Car l'hôtelier auquel on avait conduit le blessé du chemin de Jéricho, avait reçu cette promesse : « Si vous dépensez

 

1. Joan, XII, 6.

 

davantage, je vous le rembourserai à mon retour (1) ». Paul était ainsi celui qui dépensait davantage, puisque d'après ses paroles mêmes, il portait les armes à ses frais (2). — Or, voici ce qu'on lit dans l'Évangile : « Ensuite Jésus lui-même faisait route par les villes et bourgades , prêchant et évangélisant le royaume de Dieu; et les douze l'accompagnaient, ainsi que plusieurs femmes qui avaient été délivrées de malins esprits ou de maladies, comme Marie surnommée Madelaine, de laquelle sept démons étaient sortis, et Jeanne, de Chuza, intendant d'Hérode, et Suzanne, et plusieurs autres qui l'aidaient de leurs biens (3) ». A l'exemple du Seigneur, les Apôtres recevaient la nourriture qu'on leur devait, et le Seigneur en parle ainsi très-expressément : « Allez, dit-il, prêchez en disant que le royaume des cieux est proche; guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons. Vous avez reçu gratuitement; donnez gratuitement. Gardez-vous de posséder or, argent, ni monnaie dans vos ceintures, ni manteau pour la route, ni double tunique, ni chaussures, ni bâton. Car l'ouvrier mérite sa nourriture (4) ». Voilà le texte où le Seigneur établit le règlement que rappelle l'Apôtre. Car en leur recommandant de ne rien porter avec eux de toutes ces provisions, le Seigneur voulait que, selon leurs besoins, ils dussent recevoir des mains de ceux auxquels ils annonçaient l'Évangile.

 

 

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CHAPITRE VI. CE N'EST PAS AUX SEULS APÔTRES , MAIS BIEN AUSSI A D'AUTRES QUE LE CHRIST A PERMIS DE VIVRE DE L'ÉVANGILE.

 

7. Et pour qu'on n'aille pas croire que ce droit n'ait été octroyé qu'aux douze Apôtres, écoutons le récit de saint Luc : « Ensuite le Seigneur choisit encore soixante et douze autres disciples, qu'il envoya devant lui, deux à deux, dans toutes les villes et dans tous les lieux où lui-même devait aller. Et il leur disait: La moisson est grande, mais il y a peu d'ouvriers. Priez  donc le maître de la moisson qu'il envoie des ouvriers dans sa moisson. Allez, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Ne portez ni bourse, ni sac, ni souliers

 

1. Luc, X, 35. — 2. I Cor. IX, 7-15; II Cor. XI, 7. — 3. Luc, VIII, 1-3. — 4. Matt. X, 7-10.

 

et ne saluez personne dans le chemin. «En quelque lieu que vous entriez, dites d'abord : Que la paix soit dans cette maison ! Et s'il s'y trouve quelque enfant de « paix, votre paix reposera sur lui; sinon, elle retournera      sur vous. Demeurez dans la même maison, mangeant et buvant de ce qu'il y aura chez eux; car l'ouvrier est digne de son salaire (1) ».

Ces paroles indiquent clairement non pas des prescriptions, mais des permissions. Ainsi, tel voulant en profiter, pouvait user des droits que lui créait ce règlement du Seigneur; tel autre n'en voulant point user, n'agissait pas contre un précepte , mais simplement cédait de son droit, et déployait ainsi une charité plus grande et plus de travail encore dans cette propagation de l'Évangile, en retour de laquelle un salaire lui était dû sans qu'il voulût le recevoir. Que si le règlement du Seigneur vous paraît un ordre, dites alors que l'Apôtre aurait péché contre un précepte, puisqu'après avoir lui-même prouvé son droit, il ajoute : « Quant à moi, cependant, je n'ai point usé de ce pouvoir (2) ».

 

 

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CHAPITRE VII. LA FACULTÉ DE NE POINT TRAVAILLER, ACCORDÉE AUX APÔTRES, DOIT S'ENTENDRE DU TRAVAIL CORPOREL.

 

8. Mais revenons plutôt à la suite de ses idées; étudions avez soin tout le passage de son épître : « N'avons-nous pas, dit-il, la permission de manger et de boire? N'avons-nous pas la permission de mener partout avec nous une femme-sœur (3)? » De quelle permission parle l'Apôtre? N'est-ce pas uniquement de celle que le Seigneur a octroyée à ceux qu'il envoie prêcher le royaume des cieux, quand il leur dit : « Mangez de ce qu'il y a chez eux; car l'ouvrier mérite son salaire », et quand il se propose lui-même comme exemple dans l'exercice de ce droit, puisque des femmes très-pieuses aidaient de leur fortune à lui procurer le nécessaire (4) ?

Saint Paul a fait plus ; il démontre, par la pratique de ses collègues dans l'apostolat, la réalité de cette permission accordée par le Seigneur. Car s'il ajoute : « Ainsi agissent et tous les autres apôtres; et les frères du Seigneur

 

1. Luc, X, 1-7. — 2. I Cor. IX,12. — 3. Ibid. 5. — 4. Luc, VIII, 3.

 

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et Céphas (1) » ; ce n'est pas pour les blâmer, mais pour faire voir que lui-même a refusé ce qu'il lui était permis d'accepter; l'usage contraire de ses compagnons dans la sainte milice en est une preuve. « Est-ce que seuls, Barnabé et moi, nous n'avons pas le pouvoir de ne pas travailler ? » Voilà une réflexion qui ne laisse pas le moindre doute aux esprits même les plus bornés, sur l'usage dont il veut parler. Car pourquoi dit-il : « Est-ce que seuls, Barnabé et moi, nous n'avons pas le droit de ne pas travailler? »sinon parce que tous les prédicateurs de l'Evangile et les ministres de la parole de Dieu avaient un droit et le tenaient du Seigneur même, oui, le droit de ne point travailler de leurs mains, mais de vivre de l'Evangile même, en s'occupant exclusivement du travail spirituel que leur imposait la prédication du royaume des cieux, et l'établissement du pacifique empire de l'Eglise ?

Dira-t-on que le seul travail spirituel est désigné par ces paroles de l'Apôtre : « Seuls, Barnabé et moi, n'aurions-nous pas le droit de ne pas travailler? » Non ; car tous les autres apôtres avaient ce même pouvoir de ne pas travailler : par suite, vous, si ingénieux à corrompre et à pervertir les maximes apostoliques au profit de votre opinion, dites, oui, dites, si vous l'osez, que tous les ministres de l'Evangile avaient reçu du Seigneur le pouvoir de ne pas prêcher l'Evangile !

Que si une assertion pareille n'est qu'un trait de souveraine absurdité et de haute folie, pourquoi refusez-vous de comprendre ce qui saute aux yeux de tous, à savoir que le pouvoir accordé aux apôtres de ne pas travailler, s'entend seulement des travaux corporels nécessaires à leur subsistance; parce que, d'après l'Evangile : « L'ouvrier mérite son salaire ».

Donc, Paul et Barnabé n'étaient pas les seuls qui eussent la permission de ne pas travailler; ce pouvoir appartenait à tous leurs collègues; seulement eux-mêmes n'en usaient point, dépensant ainsi pour l'Eglise une surabondance de dévouement et se mettant à la portée des faibles d'après la connaissance des lieux où ils prêchaient l'Evangile.

Aussi bien, afin de ne pas paraître blâmer ses collègues dans l'apostolat, saint Paul s'empresse d'ajouter : « Qui est-ce qui va jamais à la guerre à ses

 

1. I Cor. IX, 5.

 

dépens? qui est-ce qui plante une vigne et n'en mange point le fruit? ou qui est-ce qui mène paître un troupeau, et n'en mange point le lait? Ce que je dis ici n'est-il qu'un raisonnement humain? La loi même ne le dit-elle pas aussi ? Car il est écrit dans la loi de Moïse : Vous ne tiendrez point la bouche liée au boeuf qui foule les grains. Dieu se met-il en peine de ce qui regarde les bœufs? Et n'est-ce pas plutôt pour nous-mêmes qu'il a fait cette ordonnance? Oui, sans doute, c'est pour nous que cela a été écrit. En effet, celui qui laboure doit labourer avec espérance de participer aux fruits de la terre : et aussi celui qui bat le grain doit le faire avec espérance d'y avoir part (1) ».

Ces réflexions prouvent assez la pensée de saint Paul. D'après lui, ses collègues n'ont point exigé plus que leur dû, en se dispensant des travaux corporels qui leur auraient procuré le nécessaire de la vie présente. Au contraire, conformément à la règle de Jésus-Christ, ils ont vécu de l'Evangile et mangé gratuitement le pain de ceux auxquels ils dispensaient gratuitement la grâce divine. Soldats, ils touchaient leur solde; vignerons, ils cueillaient librement, autant qu'il leur en fallait, des fruits de la vigne plantée par leurs mains; le troupeau par eux nourri leur épanchait son lait; la gerbe foulée par eux leur procurait le pain.

 

 

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CHAPITRE VIII. IL EST ÉVIDENT QUE L'APÔTRE PARLE DU TRAVAIL MANUEL.

 

9. Plus clairement encore l'Apôtre enchaîne les affirmations qui vont suivre, et d'avance il clôt absolument tous les faux-fuyants du doute. « Si nous avons jeté parmi vous, dit-il, les semences des choses spirituelles, est-ce donc merveille que nous recueillions de vos biens charnels (2) ? » Or, quelles sont les choses spirituelles semées par l'Apôtre, sinon la parole et le saint mystère du royaume des cieux? Et quels sont les biens charnels qu'il prétend avoir droit de moissonner, sinon ces biens corporels que le ciel nous accorde pour notre vie présente et les besoins de notre chair? Oui, voilà son dû, et voilà aussi ce qu'il déclare n'avoir ni demandé ni accepté des Corinthiens, de peur de créer quelque obstacle à

 

1. I Cor. IX, 7-10. — 2. I Cor. IX, 11.

 

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l'Evangile de Jésus-Christ. En faut-il davantage pour nous convaincre que, s'il a travaillé pour gagner sa nourriture, ce travail fut vraiment un ouvrage corporel, visiblement exécuté par les mains de son corps? En effet, s'il n'avait demandé qu'au travail spirituel le vivre et le couvert, je veux dire, s'il avait reçu le nécessaire par les offrandes de ses chers prosélytes, il aurait bien mauvaise grâce à leur dire : « Si d'autres usent de ce pouvoir à votre égard, pourquoi ne pourrions-nous pas en user plutôt qu'eux ? Mais nous n'avons point usé de ce pouvoir; au contraire, nous préférons tout endurer pour n'apporter aucun obstacle à l'Evangile de Jésus-Christ (1) ». Quel est ce pouvoir dont l'Apôtre affirme n'avoir point usé, sinon le droit que Dieu lui avait accordé sur les fidèles, de recueillir une part de leurs biens charnels pour entretenir en lui cette vie même que nous passons dans notre chair?

Ce pouvoir, d'ailleurs, n'appartenait pas exclusivement à ceux qui furent les premiers à leur annoncer l'Evangile; il s'étendait aussi aux prédicateurs qui visitèrent plus tard leur église et y prêchèrent. Aussi, après avoir dit : « Si nous avons jeté chez vous les semences des biens spirituels, est-ce donc merveille à  nous de recueillir vos biens charnels? » L'Apôtre ajoute : « Si d'autres usent de ce pouvoir à votre égard, pourquoi pas nous, plutôt qu'eux? » Et après avoir indiqué la nature de ce pouvoir donné à tous, il continue : « Mais nous n'avons point usé de ce pouvoir; et nous préférons tout endurer pour n'apporter aucun obstacle à l'Evangile de Jésus-Christ (2) ».

Maintenant, que nos adversaires nous expliquent comment l'Apôtre trouvait sa subsistance corporelle dans ses seuls travaux spirituels, lorsqu'il déclare lui-même hautement n'avoir point usé de ce pouvoir! Mais aussi, dès qu'il ne gagnait point sa vie par les travaux spirituels, il reste à avouer qu'il se la gagnait par les travaux corporels, et qu'il a pu dire en conséquence : « Et nous n'avons mangé gratuitement le pain de personne; mais nous avons travaillé jour et nuit avec peine et avec fatigue, pour n'être à charge à aucun de vous ».

« Ce n'est pas que nous n'en eussions le pou« voir; mais c'est que nous avons voulu nous

 

1. I Cor. IX, 12. — 2. I Thess. III, 8, 9.

 

donner nous-mêmes pour modèle, afin que vous nous imitassiez (1) ». « Car nous supportons tout, ajoute-t-il, pour ne point créer d'obstacle à l'Evangile de Jésus-Christ (2) ».

 

 

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CHAPITRE IX. LA SUITE DU TEXTE REND LA PENSÉE PLUS ÉVIDENTE.

 

10. En effet, l'Apôtre revient volontiers et de toute manière, et bien souvent, à rappeler

à la fois et son droit, et le sacrifice qu'il en fait : « Ne savez-vous pas, dit-il, que les ministres du temple mangent de ce qui est offert dans le temple ? que ceux qui servent à l'autel ont part aux oblations de l'autel : « Ainsi le Seigneur a réglé que ceux qui annoncent l'Evangile vivraient de l'Evangile. « Mais pour moi, je n'ai usé d'aucun de ces droits (3) ».

Peut-on être plus affirmatif, plus clair? Je crains vraiment qu'en voulant disserter sur ce texte pour l'expliquer, je n'obscurcisse un point par lui-même évident et lumineux. Car ceux qui ne comprennent point ou qui font semblant de ne pas comprendre de telles paroles de l'Apôtre, bien moins encore comprendront, ou voudront avouer qu'ils comprennent les miennes; à moins toutefois qu'ils n'aient, pour me comprendre facilement, une raison que voici : c'est q n'il leur est permis de comprendre mes raisonnements et de s'en moquer, tandis qu'ils n'ont pas la même permission pour les paroles de l'Apôtre. Aussi bien, quand ils ne peuvent interpréter celles-ci au gré de leur opinion, le texte apostolique fût-il clair et évident, ils répondent qu'il est obscur et incertain, n'osant pas dire qu'il exprime l'erreur et le mal. L'homme de Dieu leur crie : « Le Seigneur a réglé que ceux qui annoncent l'Evangile, vivraient de l'Evangile ; mais moi, je n'ai usé d'aucun de ces droits»; et la chair et le sang viennent essayer de corrompre la rectitude même, d'obstruer l'évidence, d'obscurcir la lumière. A les entendre, Paul faisait l’oeuvre spirituelle et vivait de cette oeuvre. Si cela est vrai, il vivait donc de l'Evangile. Pourquoi dès lors a-t-il dit: «Le Seigneur a réglé que ceux qui annoncent l'Evangile vivraient de l'Evangile, mais moi je n'ai usé d'aucun de ces droits ?» — Voudrait-on entendre

 

1. II Thess. III, 8,9. — 2. I Cor. IX, 12. — 3. I Cor. IX, 13,15.

 

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ce mot, vivre, au sens spirituel? Alors l'Apôtre ne se gardait auprès de Dieu aucune espérance, puisqu'il ne vivait pas de l'Evangile, et qu'il l'avouait en disant : « Je n'ai usé de rien de semblable ». — Evidemment, au contraire, pour s'assurer l'espérance de l'éternelle vie, l'Apôtre bien certainement vivait spirituellement de l'Evangile. Donc, en ces paroles : « Je n'ai usé de rien de pareil », lui-même et sans ombre de doute nous fait entendre qu'il s'agit de la vie de notre chair. Car l'Apôtre a dit que le règlement du Seigneur autorise les prédicateurs de l'Evangile à tirer leur vie de l'Evangile, c'est-à-dire, cette vie qui a besoin d'aliments et de vêtements. L'Apôtre, encore, a dit précédemment de ses collègues dans l'Apostolat qu'ils ont usé de ce droit. C'est en ce sens que Notre-Seigneur a déclaré: que l'ouvrier mérite sa nourriture; que l'ouvrier mérite son salaire. Et telle est bien aussi la nourriture, et tel le salaire destiné à sustenter la vie des ministres de l'Evangile, et qui leur est dû certainement, bien que l'Apôtre ne l'ait pas reçu de ceux qu'il évangélisait, disant avec vérité: « Je n'ai usé d'aucun droit semblable ».

 

 

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CHAPITRE X. POURQUOI SAINT PAUL NE VIT PAS DE L'ÉVANGILE.

 

11. Il insiste, et il ajoute, de peur qu'on ne suppose qu'il n'a rien reçu parce qu'on ne lui a rien offert: « Je ne vous ai point écrit ceci pour qu'on en use ainsi envers moi; puisque j'aimerais mieux mourir que de souffrir que quelqu'un me fît perdre cette gloire ». Quelle gloire, sinon celle qu'il a voulu avoir devant Dieu, par cette condescendance si chrétienne envers les faibles? Au reste, il s'explique aussitôt avec la dernière évidence : « Car si je prêche, dit-il, je n'ai pas lieu d'en tirer ma gloire; puisque j'y suis tenu rigoureusement » ; il y va de ma vie même physique; « car, malheur à moi si je n'évangélise pas ! » c'est-à-dire, bien mal m'en adviendra, puisque je serai torturé par là faim et que je n'aurai pas de quoi vivre. — Il poursuit et ajoute : « Si je prêche en vrai volontaire, j'en aurai la récompense ». Il s'appelle un volontaire de la prédication, dans le cas où il s'y livrera sans y être poussé par aucune nécessité de soutenir son existence; car, alors, il se promet une récompense, celle sans doute d'une gloire éternelle auprès de Dieu. « Mais si je n'agis qu'à regret, continue-t-il, je dispense seule« ment ce qui m'a été confié » ; c'est-à-dire si la seule nécessité de pourvoir aux besoins de la vie présente me force à prêcher, je ne fais que dispenser ce qui m'a été confié. C'est comme s'il disait: En remplissant un mandat rigoureux, j'annonce Jésus-Christ cependant, je prêche la vérité; quoique je n'agisse que par occasion, qu'avec la recherche de mes intérêts, et sous la pression du besoin d'un émolument terrestre qui m'est indispensable. Dans ce cas, bien que les autres profitent de mes efforts, moi, au contraire, je n'aurai point auprès de Dieu cette récompense glorieuse et éternelle. «Quelle sera donc ma récompense?» ajoute-t-il.

Puisque saint Paul se pose une question, différons de prononcer jusqu'à ce _que lui-même y réponde. Et pour mieux saisir sa pensée, supposons que nous l'interrogeons nous-mêmes. — Dites, grand Apôtre, quelle sera votre récompense, puisque vous refusez cette récompense terrestre, qui est due même aux dignes prédicateurs de l'Evangile, celle qui n'est point le mobile de leur prédication, mais qui la suit toutefois, et qu'ils acceptent quand on la leur offre, d'après la règle du Seigneur? Quelle sera votre récompense, à vous? Ecoutez sa réponse : « Je veux en évangélisant établir l'Evangile sans frais pour personne » ; c'est-à-dire je veux que l'Evangile ne coûte rien à ceux qui l'embrassent, pour leur ôter cette idée que la prédication puisse paraître dans ses ministres un honteux marché. — Et toutefois il vient et revient encore sur cette autre pensée que le droit du Seigneur Jésus lui confère un pouvoir, bien qu'il n'en use pas : « Pour ne pas mésuser, dit-il, du pouvoir qui m'appartient en prêchant l'Evangile ».

 

 

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CHAPITRE XI. ICI, COMME AILLEURS, PAUL OBÉIT A UN SENTIMENT DE COMMISÉRATION POUR LES FAIBLES. — IL CRAINT, EN VIVANT DE L'ÉVANGILE, QUE LES FAIBLES NE S'IMAGINENT QUE L'ÉVANGILE SE VEND.

 

12. En preuve, toutefois, qu'il n'agissait ainsi que par condescendance pour l'humaine faiblesse, écoutons ce qui suit: « Car étant, dit-il, libre à l'égard de tous, je me suis rendu serviteur de tous, pour gagner à Dieu plus de personnes. J'ai vécu avec ceux qui « sont sous la loi, comme si j'avais encore été sous la loi, bien que je n'y fusse plus assujéti, pour gagner ceux qui sont sous la loi; avec ceux qui n'avaient pas la loi, comme si je n'en eusse pas en moi-même (bien que j'en eusse une à l'égard de Dieu, ayant celle de Jésus-Christ),pour gagner ceux qui n'avaient pas la loi » ,

La ruse ni la feinte n'inspiraient point ici sa conduite, mais bien la condescendance et la miséricorde. Je veux dire qu'il ne voulait pas se faire passer pour juif, comme quelques-uns l'ont conclu (1) de ce qu'à Jérusalem il observait les rites de l'ancienne loi. Il agit alors, en effet, d'après cette maxime que lui-même a franchement et hautement formulée: « Quelqu'un est-il appelé étant déjà circoncis? Qu'il ne prétende pas au prépuce (2) », c'est-à-dire qu'il se garde de vivre comme s'il était entré avec le prépuce, comme s'il avait réparé le dépouillement de sa chair. En ce cas, en effet, et l'Apôtre le déclare en un autre endroit :  « Votre circoncision est devenue prépuce (3) ». Saint Paul était donc conséquent avec cette maxime bien arrêtée qui lui faisait dire: « Un circoncis est-il appelé? Qu'il ne prétende plus au prépuce. Un autre est-il appelé sans circoncision? Qu'il ne se fasse point circoncire ». Par suite, il a tenu franchement la conduite qui parut une feinte aux yeux d'hommes sans attention ou sans connaissance de son état. Car il était Juif et déjà circoncis, quand il fut appelé à la foi; il ne voulut donc pas se couvrir du prépuce, c'est-à-dire, il se garda de vivre comme s'il n'avait jamais été circoncis, bien qu'il eût le droit dès lors de tenir cette conduite. — Il n'était pas sans doute sous la loi, comme ceux qui l'observaient servilement; mais toutefois il était assujéti à la loi de Dieu et de Jésus-Christ. Car la loi n'était pas autre chose que la loi de Dieu même, bien que les Manichéens pervers aient coutume de faire cette distinction. Autrement, et si, d'après eux, l'Apôtre doit passer pour avoir simulé le Judaïsme quand il en observa les rites, il faut dire qu'il a simulé aussi le paganisme et sacrifié aux idoles, puisqu'il avoue s'être affranchi de la loi avec ceux qui n'avaient pas la loi, désignant ainsi évidemment les gentils, que nous appelons les païens.

 

1. Voir S. Jérôme. Lettre LXXV, inter Augustinianas. — 2. I Cor. VII, 18. — 3. Rom. II, 25.

 

Admettons donc trois états à l'égard de la loi: l'homme a été sous elle, en elle, et sans elle. Sous la loi, vous trouvez les Juifs charnels. Dans la loi, les Juifs spirituels et les Chrétiens; d'où l'on voit que ceux-ci gardèrent ces prescriptions de leurs pères, mais sans prétendre imposer aux païens convertis cet insupportable fardeau; et c'est pour cela qu'eux-mêmes étaient circoncis. Enfin, sans la loi vivaient les Gentils qui n'avaient pas encore embrassé la foi. L'Apôtre déclare s'être conformé à eux par une condescendance miséricordieuse, et non par une métamorphose odieuse et hypocrite. Comprenons donc qu'il venait en aide au juif charnel et au païen dans la mesure où lui-même aurait voulu être aidé s'il avait été païen ou juif; heureux de porter par miséricorde les dehors de leurs faiblesses, sans pour cela les séduire par des évolutions mensongères. Aussi a-t-il le droit de poursuivre et de dire aussitôt : « Je me suis fait faible avec les faibles, pour gagner les faibles à Dieu ». Il partait de ce principe, pour énoncer toutes les autres maximes que nous venons d'entendre. Se faire faible pour les faibles, n'était point mentir: de même, tous ses actes énoncés plus haut n'étaient pas des mensonges.

Car, en particulier, quelle faiblesse avoue-t-il avoir commise en faveur des faibles ? Aucune ; mais, par condescendance pour eux et seulement pour n'avoir pas l'air de vendre l'Evangile, craignant même d'encourir de fâcheux soupçons qui auraient empêché le progrès de la parole sainte chez ces hommes ignorants des choses, l'Apôtre ne voulut pas même accepter ce qui lui était dû d'après le droit fondé par Jésus-Christ. L'eût-il voulu recevoir, qu'il n'eût trompé personne, puisque c'était une dette; il n'a pas trompé davantage en refusant de l'accepter. Car il n'a pas nié l'existence de cette créance; il l'a même prouvée comme certaine tout en déclarant qu'il n'en avait point usé, et qu'il ne voulait point en user. Voilà, en définitive, en. quoi il s'est fait faible. il a refusé d'user de son droit, tant il se revêtait d'amour et de miséricorde, ne pensant qu'aux procédés dont il aurait voulu qu'on se servît envers lui, s'il avait été lui-même assez faible pour soupçonner de mercantilisme les prédicateurs de l'Evangile, en les voyant accepter leur salaire.

 

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CHAPITRE XII. EFFRAYÉ DES DANGERS QUE COURAIENT LES FAIBLES, L'APÔTRE AIMA MIEUX TRAVAILLER, QUE DE VIVRE DE L'ÉVANGILE.

 

13. C'est de cette faiblesse qu'il dit en un autre passage : « Nous nous sommes faits comme de petits enfants au milieu de vous; nous avons agi comme la mère nourrice qui a soin de ses enfants ». Le contexte de tout ce morceau explique mieux encore sa pensée dans ce sens. « Car nous n'avons usé, poursuit-il, d'aucune flatterie, comme vous le savez vous-mêmes; nous n'avons point cherché l'occasion de satisfaire la cupidité, Dieu nous en est témoin; ni la gloire qui vient des hommes, de vous ni d'autres; et quoique nous eussions pu, comme les apôtres de Jésus-Christ, vous charger de notre subsistance, nous nous sommes faits parmi vous semblables aux petits enfants et pareils à la nourrice qui a soin de ses enfants (1) ».

Ainsi cette affirmation, qu'il fait aux Corinthiens, du droit attaché à son apostolat et qu'il partage avec les autres apôtres tout en déclarant qu'il n'en a point usé, cette affirmation de son droit, il la répète dans ce passage de l'épître aux Thessaloniciens, dans ces mots surtout: « Quoique nous eussions pu vous « être à charge, comme les apôtres de Jésus-Christ», d'après la parole même du Seigneur : « Que l'ouvrier mérite son salaire ».

Que saint Paul parle ainsi toujours sous l'inspiration de la même idée, le texte précité nous en donne la preuve: « Nous n'avons pas pris occasion, dit-il, de satisfaire notre cupidité; Dieu nous en est témoin ». En effet, le règlement du Seigneur établissait une dette en faveur des dignes prédicateurs de l'Evangile ; et ceux-ci, en prêchant, ne cherchaient point ce profit, mais seulement les intérêts du règne de Dieu, en retour duquel on leur offrait le nécessaire. Mais d'autres prédicateurs trouvaient l'occasion que saint Paul nous révèle : « Ceux-là, dit-il, ne servent point Dieu, mais leur ventre (2) ». Pour retrancher à ces misérables cette occasion de vénalité, l'Apôtre allait jusqu'à abandonner le recouvrement d'une dette très-légitime.

Cette pensée n'est pas moins évidente dans la seconde aux Corinthiens, où l'Apôtre déclare que d'autres églises ont suppléé à ses

 

1. Thess. II, 5-7. — 2. Rom. XVI, 18.

 

besoins. C'est, qu'en effet, il paraît que l'Apôtre était réduit chez les Corinthiens à un tel excès d'indigence, que d'autres églises éloignées lui envoyaient le nécessaire, tandis qu'il refusait d'accepter rien de pareil de ceux qu'il évangélisait alors. Ecoutons-le : « Est-ce que j'ai fait une faute, lorsqu'afin de vous relever, je me suis rabaissé moi-même, en vous prêchant gratuitement le royaume de Dieu? J'ai dépouillé les autres églises en recevant d'elles l'assistance dont j'avais besoin pour vous servir. Et lorsque je demeurais parmi vous, et que j'étais dans la nécessité, je n'ai été à charge à personne; mais nos frères qui étaient venus de Macédoine ont suppléé aux besoins que je pouvais avoir; et j'ai pris garde de ne vous être à charge en quoi que ce soit, comme je le ferai encore à l'avenir. Je vous assure, par la vérité de Jésus-Christ qui est en moi, qu'on ne me ravira point cette grâce dans toute l'Achaïe. Et pourquoi? Est-ce que je ne vous aime pas? Dieu le sait. Mais je fais cela, et je le ferai encore, afin de retrancher une occasion de se glorifier à ceux qui la cherchent, en voulant paraître tout à fait semblables à nous, pour trouver en cela un sujet de gloire (1) ».

L'occasion qu'il déclare retrancher ici se trouve donc être exactement la même qu'il a indiquée dans l'autre passage, en disant : « Nous gardant, Dieu le sait, de toute cupidité (2)». — Et cette déclaration de sa seconde épître aux Corinthiens : « Je me suis abaissé  pour vous faire grandir (3) », revient à celle qu'il leur a faite dans sa première épître : « Je me suis fait faible avec les faibles » ; et c'est, enfin, ce qu'il. écrit aux Thessaloniciens: « Je me suis fait comme un petit enfant au milieu devons; et tout pareil à la nourrice qui prend soin de ses enfants (4) ».

Aussi, faites attention à la suite de ce dernier texte : « Voilà comment, dans l'affection que nous ressentions pour vous, nous aurions souhaité de vous donner non-seulement la connaissance de l'Evangile de Dieu, mais aussi notre propre vie, tant était grand l'amour que nous vous portions. Car vous n'avez pas oublié, mes Frères, quelle peine et quelle fatigue nous avons souffertes, et comme nous vous avons prêché l'Evangile de Dieu, en travaillant jour et nuit, pour n'être à

 

1. II Cor. XI, 7-12 . — 2. Loc. jam cit. — 3. Ibid. —  4. Ibid.

 

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charge à aucun de vous (1) ». En effet, il avait dit plus haut : « Nous pouvions cependant vous donner cette charge, comme les apôtres de Jésus-Christ ». Mais le danger des faibles, mais la crainte que des soupçons calomnieux ne leur fissent haïr l'Evangile pour une apparence de vénalité, frappent d'épouvante les entrailles paternelles, maternelles même de l'Apôtre, et lui dictent cette conduite.

Tel est encore son langage dans les Actes des Apôtres, lorsqu'étant à Milet, il envoie à Ephèse pour faire venir les prêtres de cette église, et leur dit entr'autres choses : « Je n'ai désiré de personne ni argent, ni or, ni vêtements ; et vous savez vous-mêmes que ces mains, que vous voyez, ont fourni à moi et à tous ceux qui étaient avec moi, tout ce qui nous était nécessaire. Je vous ai montré en toute manière qu'il faut soutenir ainsi les faibles en travaillant, et se souvenir de ces paroles que le Seigneur Jésus lui-même a dites : Qu'il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir (2) ».

 

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CHAPITRE XIII. QUEL ÉTAIT LE TRAVAIL MANUEL DE L'APÔTRE. ENUMÉRATION DES OCCUPATIONS HONNÊTES AU MOYEN DESQUELLES ON GAGNE SA VIE.

 

14. Ici, l'on me demandera peut-être : supposé que l'Apôtre se livrât, pour gagner sa vie, à des travaux corporels, quelle occupation choisissait-il ? quelles heures donnait-il au travail, et à quelles heures prêchait-il ? — Je réponds : Mettons que je l'ignore ; il n'en sera pas moins vrai qu'il a travaillé de son corps et gagné sa vie ainsi, sans vouloir user du droit, accordé par Notre-Seigneur aux ministres évangéliques, de vivre de l'Evangile : voilà des faits que les textes précédents mettent absolument hors de doute ; car ce n'est pas une affirmation que l'Apôtre ait prononcée une fois et en passant ; et la funeste habileté de l'esprit le plus subtil et le plus fourbe ne peut la détourner de son sens, ni la plier au service d'une autre idée.

L'opposition de nos contradicteurs venant donc se briser contre cette masse de textes si forts et si nombreux, pourquoi me demandent-ils quel genre de profession exerçait l'Apôtre et en quel temps il l'exerçait ? Je ne sais qu'une chose. Il n'était point voleur, ni par

 

1. I Thess. II, 8, 9. — 2. Act. XX, 33-35.

 

adresse ni par effraction, ni par brigandage; il n'était ni conducteur de chars, ni veneur, ni histrion; ni voué à des gains infâmes. Il travaillait, en toute vertu et honneur, à quelque métier utile à la société, comme sont les professions où l'on manie le fer ou le bois, la pierre ou le cuir, les travaux des gens de la campagne ou tout autre métier semblable. Car l'honneur ne condamne pas certains ouvrages que condamne l'orgueil de certaines gens qui aiment à s'appeler hommes d'honneur et n'aiment pas à l'être en effet. — Non, l'Apôtre ne dédaignerait pas, lui, de mettre la main à quelque ouvrage rustique ni de s'appliquer à un travail d'ouvrier. Il a dit : « Soyez sans reproche en face des Juifs, des Grecs et de l'Eglise de Dieu (1)» ; et ici il n'a lui-même à craindre le blâme d'aucun d'eux. Produirez-vous contre lui les Juifs ? Leurs patriarches gardaient les troupeaux. Les Grecs, que nous appelons aussi les païens? Les ouvriers en cuir leur ont fourni des philosophes même très-honorables. L'Eglise de Dieu? Mais un homme si juste qu'il a été choisi pour témoin d'une virginité inviolable dans le mariage même, oui, l'époux de la Vierge Marie, Mère du Christ, était un artisan. Concluez donc que tout travail d'homme en ce genre est bon, pourvu qu'il soit innocent et sans fraude ; condition suprême d'ailleurs, prévue et recommandée par l'Apôtre qui, craignant que la nécessité de gagner sa vie ne jette le travailleur en quelque oeuvre mauvaise, a soin de dire : « Que celui qui était voleur, ne vole plus; mais qu'il travaille davantage et honnêtement de ses mains, afin d'avoir même à donner à celui qui aurait besoin (2) ». Un seul point est donc nécessaire à savoir : c'est que , dans ses travaux corporels , l'Apôtre faisait encore le bien.

 

 

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CHAPITRE XIV. QUELLES HEURES L'APÔTRE CONSACRAIT-IL AU TRAVAIL? OISIVETÉ DES MOINES.

 

15. Mais quelles étaient habituellement les heures de son travail , ou bien encore quelle en était la durée, calculée de façon à ne pas nuire à sa prédication ? La réponse est-elle possible ? Bien sûr, il travaillait pendant le jour et pendant la nuit, lui-même ne nous a pas laissé ignorer cette circonstance (3). Nos gens, au contraire, si inquiets en apparence et

 

1. I Cor. X, 32. — 2. I Éphes. IV, 28. — 3. I Thess. II, 9; II Thess. III, 8.

 

252

 

si affairés de savoir quel temps l'Apôtre donnait au travail, eux-mêmes que font-ils? Sont-ils donc de ceux qui ont rempli du saint Evangile les contrées qui s'étendent au large dans le parcours de Jérusalem à l'Illyrie ? Ont-ils entrepris de visiter tout ce qui reste encore de nations barbares et de les gagner au pacifique empire de l'Eglise ?.... Ah ! lorsque nous savons de ces gens qu'ils se réunissent dans une oisiveté entière en une sainte communauté, volontiers nous avouons que Paul a tenu une conduite merveilleuse. En effet, chargé. de la sollicitude immense de toutes les églises déjà créées ou encore en formation' et dont le soin et le labeur reposaient sur lui, Paul travaillait encore de ses propres mains ; grâce à ce travail, il ne fut à charge à aucun des fidèles chez lesquels il demeurait à Corinthe, bien qu'il y ait eu vraiment besoin, mais tout ce qui lui manquait fut suppléé par les frères qui vinrent de Macédoines.

 

 

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CHAPITRE XV. EN RECOMMANDANT LE TRAVAIL AUX SERVITEURS DE DIEU, PAUL VEUT NÉANMOINS QUE LES FIDÈLES POURVOIENT A LEURS BESOINS. LE TRAVAIL QUE LES SERVITEURS DE DIEU DOIVENT PRÉFÉRER EST CELUI QUI N'ENGENDRE PAS DE SOUCIS ET S'EXERCE SANS CUPIDITÉ.

 

16. En effet, Paul a prévu cette sorte de nécessité où pourraient se trouver les saints. Ceux-ci, tout en obéissant à sa maxime de manger en silence le pain du travail, sont exposés cependant, pour maintes causes, à manquer d'un supplément nécessaire à leur subsistance. Aussi, après les avoir instruits et prévenus en ces termes : « Quant à ceux qui en sont là, nous leur commandons et nous les conjurons en Jésus-Christ Notre-Seigneur de manger en silence leur pain par le travail », l'Apôtre craint que les chrétiens plus aisés, ceux qui ont de quoi fournir le nécessaire aux serviteurs de Dieu, ne prennent occasion de là pour se ralentir , et par précaution, il ajoute aussitôt : « Vous, au contraire, mes frères, gardez-vous de faiblir à bien faire (3) » .

Et quand il écrit à Tite : « Faites prendre les devants à Zénas, docteur de la loi, et à Apollon, en prenant bien garde qu'il ne leur manque rien » , il veut aussi montrer le moyen qui les préservera de tout besoin, et

 

1.   Rom. XV, 19. — 2. II Cor. XI, 9. — 3. II Thess. III, 12,13.

 

ajoute aussitôt : « Que nos frères apprennent aussi à être toujours les premiers à pratiquer les bonnes oeuvres, lorsque la nécessité le demande, afin qu'ils ne demeurent point stériles et sans fruit (1) ».

Il a des précautions semblables pour Timothée, qu'il appelle son plus aimé fils. Il le savait faible de santé, comme il le prouve assez en l'avertissant de ne pas boire d'eau, mais d'user d'un peu de vin à cause de son estomac et de ses fréquentes maladies (2). Timothée ne pouvait donc se livrer à un travail corporel ; et ne voulant sans doute pas dépendre, pour sa subsistance quotidienne, de ceux auxquels il dispensait la parole évangélique, peut-être cherchait-il quelque autre occupation où il exerçât plutôt ses facultés intellectuelles. Car autre chose est de se réserver, en travaillant, toute sa liberté d'esprit, comme fait l'ouvrier ordinaire, quand il n'est ni frauduleux ni avare, ni tourmenté du désir de s'enrichir ; autre chose est d'occuper son esprit même à certains calculs, pénibles en dehors même du travail matériel, dans le but de faire ainsi de l'argent , comme c'est la profession , par exemple, des négociants, des courtiers, des loueurs. Ces gens mènent les affaires par leurs soins, sans toutefois travailler de leurs mains, et ils occupent ainsi leur intelligence même par le désir inquiet de s'enrichir. Timothée pouvait se jeter dans de pareilles occupations, puisque sa faiblesse physique lui rendait impossible le travail des mains. Paul, dans cette appréhension, lui prodigue en ces termes les avis, les encouragements, les consolations : « Travaillez comme un bon soldat de Jésus-Christ. « Celui qui est enrôlé au service de Dieu ne s'embarrasse point dans les affaires séculières, il ne veut plaire qu'à celui qu'il sert en volontaire. Celui qui prend part aux combats publics, n'est couronné qu'après avoir légitimement combattu (3) ». Et de peur que son disciple, réduit à l'extrémité, ne lui dise : « Je ne puis travailler la terre, et je rougis de mendier (4) », l'Apôtre ajoute : « Un laboureur qui travaille, doit le premier récolter  des fruits (5) » ; dans le même sens qu'il avait dit aux Corinthiens : « Qui donc alla jamais à la guerre à ses dépens? qui est-ce qui plante la vigne et ne mange point de son fruit ? Qui est-ce qui fait paître le troupeau et ne boit

 

1. Tit. III, 13,14. — 2. I Tim. V, 2, 3. — 3. II Tim. II, 3 et seq. — 4. Luc, XVI, 3. — 5. II Tim. II, 6.

 

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point de son lait? » —  C'est ainsi que saint Paul rassure pleinement ce chaste prédicateur de l'Evangile, qui ne l'enseignait pas pour en faire marché, mais qui ne pouvait cependant gagner de ses mains le nécessaire de sa vie. Il veut lui faire comprendre qu'en prenant son nécessaire sur des fidèles, qu'il servait comme l'armée sert une province, qu'il cultivait comme une vigne, qu'il paissait comme un troupeau, ce n'était pas mendier, c'était exercer un droit.

 

 

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CHAPITRE XVI. C'EST EXERCER UN MINISTÈRE A L'ÉGARD DES SAINTS QUE DE LEUR FOURNIR LES CHOSES NÉCESSAIRES A LA VIE CORPORELLE EN RETOUR DES BIENS SPIRITUELS. — QUE LES SERVITEURS DE DIEU OBÉISSENT A PAUL EN TRAVAILLANT ; ET LES BONS CHRÉTIENS AUSSI, EN POURVOYANT A LEURS BESOINS.

 

17. Ainsi, tenant compte soit des occupations des serviteurs de Dieu, soit des infirmités corporelles dont ils ne peuvent être absolument exempts, l'Apôtre non-seulement permet, mais conseille fort à propos aux vrais fidèles de suppléer à tous leurs besoins.

Ne parlons plus, en effet, de ce droit dont l'Apôtre témoigne n'avoir point usé, mais dont il impose la charge aux fidèles, en disant « Que celui qui reçoit la sainte instruction de « la parole, assiste en tout bien celui qui l’instruit (1) ». Non, ne parlons plus de ce droit tant de fois invoqué par saint Paul au profit des prédicateurs de l'Evangile, sur ceux qui reçoivent la prédication.

Il s'agit maintenant des saints de l'église de Jérusalem, de ces fidèles qui avaient vendu et distribué tous leurs biens, et qui dès lors habitaient cette cité dans une sainte communauté de vie, sans jamais plus parler de propriété privée, n'ayant plus en Dieu qu'un seul cœur et une seule âme (2). C'est pour ces simples fidèles que saint Paul réclame le nécessaire; c'est leur cause qu'il plaide auprès des églises des Gentils. Tel est le sens de ce passage de l’Epître aux Romains : « Maintenant je m'en vais à Jérusalem porter aux saints quelques aumônes. Car les églises de Macédoine et d'Achaïe ont résolu avec beaucoup d'affection de faire quelque a part de leurs biens à ceux d'entre les saints

 

1. Galat. VI, 6. — 2. Act. II, 44 et IV, 32.

 

de Jérusalem qui sont pauvres. Oui, elles l'ont résolu, et, de fait, elles leur sont redevables. Car, si les Gentils ont participé à leurs richesses spirituelles, elles doivent aussi leur faire part de leurs biens temporels (1) ».

Ce passage ressemble à celui où il dit aux Corinthiens : « Si nous avons jeté chez vous les semences des biens spirituels, est-ce donc merveille que nous moissonnions vos biens charnels (2) ? »

Et de même dans la seconde épître aux mêmes Corinthiens : « Mais il faut, mes frères, que je vous fasse savoir la grâce de Dieu envers les églises de Macédoine. C'est que leur joie s'est d'autant plus redoublée, qu'ils ont été éprouvés par de plus grandes afflictions ; et que leur profonde pauvreté a répandu avec abondance les richesses de leur charité sincère. Car, je leur rends ce témoignage, qu'ils se sont portés d'eux-mêmes à donner autant qu'ils pouvaient, et même au-delà de ce qu'ils pouvaient ; nous conjurant, avec beaucoup de prières, de recevoir l'aumône qu'ils offraient pour prendre part à l’assistance destinée aux saints. Et ils n'ont pas fait seulement en cela ce que nous avions a espéré d'eux, mais ils se sont donnés eux-mêmes premièrement au Seigneur et puis à nous par la volonté de Dieu. C'est ce qui nous a porté à supplier Tite que, comme il a déjà commencé, il achève aussi de vous rendre parfaits en cette grâce, et que, comme vous êtes riches en toutes choses, en foi, en paroles, en science, en toutes a sortes de soins, et en l'affection que vous nous portez, vous le soyez aussi en cette sorte de grâce. Ce que je ne vous dis pas néanmoins pour vous imposer une loi, mais seulement pour vous porter, par l'exemple de l'ardeur des autres, à donner des preuves de votre charité sincère. Car vous savez quelle a été la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui, étant riche, s'est rendu pauvre pour l'amour de vous, afin que vous devinssiez riches par sa pauvreté. C'est ici un conseil que je vous donne, parce que cela vous est utile, et que vous n'avez pas seulement commencé les premiers à faire cette charité, mais que vous en avez de vous-mêmes formé le dessein dès

 

1. Rom, XV, 5, 27. — 2. I Cor. IX, 11.

 

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l'année passée. Achevez donc maintenant ce que vous avez commencé de faire dès lors, afin que comme vous avez une si prompte volonté d'assister vos frères, vous les assistiez aussi effectivement de ce que vous avez. Car lorsqu'un homme a une grande volonté de donner, Dieu la reçoit, ne demandant de lui que ce qu'il peut, et non ce qu'il ne peut pas. Ainsi je n'entends pas que les autres soient soulagés, et que vous soyez surchargés; mais que, pour ôter l'inégalité, votre abondance supplée maintenant à leur pauvreté, afin que votre pauvreté soit soulagée un jour par leur abondance, et qu'ainsi tout soit réduit à l'égalité, selon ce qui est écrit de la manne : celui qui en recueillit beaucoup n'en eut pas plus que les autres ; et celui qui en recueillit peu n'en eut pas moins. Or, je rends grâces à Dieu de ce qu'il a mis au coeur de Tite la même sollicitude que j'ai pour vous. Car non-seulement il a bien reçu la prière que je lui ai faite ; mais s'y étant porté avec encore plus d'affection par lui-même, il est parti de son propre mouvement pour vous aller voir. Nous           avons envoyé aussi avec lui notre frère, qui est devenu célèbre par l'Evangile dans toutes les églises; et qui de plus, a été choisi par les églises pour nous accompagner dans nos voyages, et prendre part au soin que nous avons de procurer cette assistance à nos frères, pour la gloire du Seigneur, et pour seconder notre bonne volonté; et notre dessein en cela a été d'éviter que personne ne puisse nous rien reprocher sur cette aumône abondante, dont nous sommes les dispensateurs. Car nous tâchons de faire le bien avec tant de circonspection, qu'il soit approuvé non-seulement de Dieu, mais aussi des hommes (1) ».

Ces paroles nous montrent, d'abord jusqu'à l'évidence, combien l'Apôtre voulait imposer aux saintes populations une large sollicitude en faveur des dignes serviteurs de Dieu et assurer à ceux-ci le nécessaire. C'est un simple conseil qu'il donne, parce que cette charité profite plus à ceux qui la font qu'à ceux qui la reçoivent. Et cependant, ces derniers ont d'autres avantages de leur côté : ainsi, un saint usage de ce don généreux de leurs frères, l'attention à ne point servir Dieu en vue de cette aumône, la précaution de ne l'accepter

 

1. II Cor. VIII, IX, 1.

 

que comme supplément à un état nécessiteux et non comme un encouragement à la paresse. — Mais ces paroles, aussi, nous révèlent la sollicitude personnelle à saint Paul, son scrupule dans ce ministère de charité. Non content d'envoyer cette offrande par Tite, il rappelle que lui-même veut avoir un compagnon de ses voyages, choisi pour ce ministère parles Eglises, un homme de probité reconnue, un homme de Dieu « dont la louange en l'Evangile, ajoute-t-il, retentit dans toutes les Eglises ». Et il s'est fait choisir ce compagnon, dit-il, pour éviter la critique des hommes qui, sans ce témoignage de ses saints coassociés dans ce ministère, pourraient le faire passer aux yeux des faibles et des impies comme recevant pour son propre compte, comme s'attribuant personnellement ce qu'il recevait pour suppléer aux nécessités des saints, au lieu de le porter et de le distribuer aux indigents.

18. Il dit un peu plus loin : «  Il serait superflu de vous écrire davantage touchant à cette assistance qui se prépare pour les saints de Jérusalem. Car je sais avec quelle affection vous vous y portez; et c'est aussi ce qui me donne lieu de me glorifier de vous devant les Macédoniens, leur disant que la province d'Achaïe était disposée à faire cette charité dès l'année passée; et votre exemple a excité le même zèle dans l'esprit de plusieurs. C'est pourquoi j'ai envoyé nos frères vers vous, afin que ce ne soit pas en vain que je me sois loué de vous en ce point, et qu'on vous trouve tout prêts, selon l'assurance que j'en ai donnée; de peur que si ceux de Macédoine, qui viendront avec moi, trouvaient que vous n'eussiez rien préparé, ce ne fût à nous, pour ne pas dire à vous-mêmes, un sujet de confusion dans cette conjoncture, de nous être loués de vous. C'est ce qui m'a fait juger nécessaire de prier nos frères d'aller vous trouver avant moi, afin qu'ils aient soin que la charité, que vous avez promis de faire, soit toute prête, avant notre arrivée; mais de telle sorte que ce soit un don offert par la charité, et non arraché à l'avarice. Or, je vous avertis, mes frères, que celui qui sème peu moissonnera peu ; et que celui qui sème avec abondance moissonnera aussi avec abondance. Ainsi que chacun donne ce qu'il aura résolu (255) en lui-même de donner, non avec tristesse, ni comme par force; car Dieu aime celui qui donne avec joie (1). Et Dieu est tout-puissant pour vous combler de toute grâce; afin qu'ayant en tout temps et en toutes choses tout ce qui suffit pour votre subsistance, vous ayez abondamment de quoi exercer toutes sortes de bonnes oeuvres, selon ce qui est écrit : Le juste distribue son bien; il donne aux pauvres; sa justice demeure éternellement (2). Dieu qui donne la semence à celui qui sème vous donnera le pain dont vous avez besoin pour vivre, et multipliera ce que vous aurez semé, et fera croître de plus en plus les fruits de votre justice; afin que vous soyez riches en tout, pour exercer avec un coeur simple toutes sortes de charités; ce qui nous donne sujet de rendre à Dieu de grandes actions de grâces. Car cette oblation, dont nous sommes les ministres, ne supplée pas seulement aux besoins des saints, mais elle est riche et abondante par le grand nombre d'actions de grâces qu'elle fait rendre à Dieu; parce que ces saints, recevant ces preuves de votre libéralité, par notre ministère, se portent à glorifier Dieu de la soumission que vous témoignez à l'Evangile de Jésus-Christ; et de la bonté avec laquelle vous faites part de vos biens, soit à eux, soit à tous les autres : et de plus elle est riche et abondante par les prières qu'ils font pour vous, et par l'amour qu'ils vous gardent à cause des grâces éminentes que vous avez reçues de Dieu. Dieu soit loué de son ineffable don (3) ».

Quelle pleine onction de sainte allégresse parfume le coeur de l'Apôtre, lorsqu'il parle de cet échange de secours par lesquels l'armée du Christ et son peuple pourvoient à leurs mutuels besoins, se renvoyant l'une à l'autre les biens du corps et les biens de l'âme ! Avec quelle force éclate le cri de joies saintes, dans ces paroles : « Grâces soient rendues à Dieu pour ce don inénarrable ».

19. Ainsi, d'abord, l'Apôtre, disons mieux, l'Esprit-Saint qui possédait, remplissait et dirigeait son coeur, n'a pas cessé d'adresser aux chrétiens qui jouiraient de quelque aisance dans le monde, une pressante exhortation. C'est de ne laisser jamais manquer de nécessaire ceux d'entre les serviteurs de Dieu qui, voulant occuper dans l'Eglise un plus haut

 

1.  Eccli. XXXV, 11. — 2. Psal. CXI, 9. — 3. II Cor. IX, 1-15.

 

rang de sainteté, auraient brisé tous les liens des espérances du siècle, et consacré à la milice de Dieu leur âme désormais affranchie. — Par contre, les hommes ainsi voués obéiront aussi aux leçons de saint Paul: il leur impose la compassion pour les faibles; le devoir de briser avec l'amour du bien personnel pour travailler de leurs plains au bien commun, et l'obéissance sans murmure à leurs supérieurs. Enfin, dans les offrandes des fidèles vertueux, ils ne verront qu'un supplément à leur propre travail, aux labeurs qu'ils s'imposeront pour gagner leur vie; car il peut leur rester des besoins encore, à raison des faiblesses physiques de quelques-uns d'entr'eux, ou bien à cause de leurs occupations ecclésiastiques et de l'étude nécessaire des saintes doctrines.

 

 

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CHAPITRE XVII. OBJECTION DES PARESSEUX : ILS VAQUENT A L'ORAISON, A LA PSALMODIE, A LA LECTURE, A LA PAROLE DE DIEU. — IL EST PERMIS DE CHANTER DES PSAUMES EN TRAVAILLANT. — LA LECTURE NE SERT DE RIEN, SI ON NE LA MET EN PRATIQUE.

 

20. Je voudrais savoir ce que font, à quoi s'occupent ceux qui se refusent aux travaux corporels. — A prier, répondent-ils, à psalmodier, à lire, à prêcher la parole de Dieu. — Sainte vie assurément, vie louable et embellie de la suavité de Jésus ! Mais s'il n'est pas permis de quitter de telles occupations, on ne doit non plus ni manger, ni préparer chaque jour les aliments, pour pouvoir ensuite les servir et s'en nourrir. Or, si les serviteurs de Dieu sont forcés, parles besoins impérieux de la faiblesse physique, d'employer à ces détails un temps déterminé, pourquoi ne pas assigner aussi certaines fractions du temps à l'observation des préceptes de l'Apôtre? Car, enfin, une seule prière de l'obéissance respectueuse se fait exaucer plus vite que dix mille oraisons du mépris désobéissant.

D'ailleurs, tout en travaillant des mains, on peut chanter les divins cantiques et alléger son travail même par un appel à Dieu. Ne savons-nous pas à quelles vanités et le plus souvent même à quelles obscénités empruntées aux fables de la scène, tous les ouvriers adonnent et leurs coeurs et leurs voix, sans que leurs mains quittent l'ouvrage? Qui empêche donc qu'un serviteur de Dieu, tout en (256) travaillant des mains, médite la loi du Seigneur et chante le nom du Seigneur Tout-Puissant (1)? Sans doute il se réservera un temps spécial pour apprendre les choses saintes que sa mémoire doit lui rappeler. Et c'est pourquoi précisément les bonnes oeuvres sont prescrites aux fidèles, qui ont à suppléer aux nécessités matérielles du religieux. Ainsi le temps qu'il emploiera à perfectionner son âme, ces heures où les travaux du corps lui deviennent impossibles, ne lui apporteront pas une indigence accablante.

Comment, en vérité, ceux qui prétendent s'occuper de la lecture n'y trouvent-ils pas le précepte de l'Apôtre? Quelle étrange perversité, de ne vouloir pas suivre ce que prescrit cette lecture même, tout en voulant y vaquer; et de ne pas vouloir pratiquer ce qu'on lit, sous le prétexte de lire plus longtemps ce qui est bon? Qui ne sait que nous profitons d'autant plus vite d'une bonne lecture, que plus vite nous mettons cette lecture en action?

 

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CHAPITRE XVIII. AUTRE OBJECTION RÉFUTÉE : LA NÉCESSITÉ DE DISPENSER LA PAROLE DE DIEU. PAUL AVAIT DISTRIBUÉ SON TEMPS ENTRE LA PRÉDICATION ET LE TRAVAIL. — LA MEILLEURE ADMINISTRATION EST CELLE OU TOUT SE FAIT AVEC ORDRE.

 

21. Supposons toutefois qu'il faille charger tel moine en particulier du ministère de la parole, et qu'il y soit assez occupé pour n'avoir plus le temps de travailler : s'ensuit-il que tous les autres habitants du monastère puissent, comme lui, quand viennent leurs frères de condition séculière, leur expliquer les textes sacrés ou élucider une question quelconque ? Quand bien même tous les moines auraient ce talent, chacun devrait n'en user qu'à tour de rôle, non-seulement pour laisser aux autres la facilité de s'occuper des travaux nécessaires, mais aussi parce qu'il suffit qu'un seul parle, même quand plusieurs écoutent.

L'Apôtre lui-même aurait-il eu le temps de travailler de ses mains, s'il n'avait fixé des heures spéciales pour dispenser aux peuples la parole divine? Dieu lui-même n'a pas voulu nous laisser ignorer cette règle de saint Paul; nous savons par l'Ecriture sainte quel métier il exerçait, et quel temps aussi il employait à la prédication de l'Evangile.

 

1. Psal. I, 2 et XII, 6.

 

A Troade, par exemple, l'Apôtre se trouvait pressé par l'approche imminente du jour fixé pour son départ. Aussi quand, le lendemain du sabbat, les frères se réunirent pour rompre le pain, telle fut l'ardeur et l'importance des entretiens sacrés, qu'ils se prolongèrent jusqu'à minuit, comme si chacun avait oublié que ce n'était pas un jour de jeûne (1). —Au contraire , quand l'Apôtre habitait quelque temps une localité et qu'il y enseignait chaque jour , peut-on douter qu'il n'eût certaines heures spécialement consacrées à remplir ce devoir ? Ainsi , pendant son séjour dans Athènes, trouvant en cette ville les plus empressés chercheurs de toutes choses, il suivit la ligne de conduite que nous indique l'Ecriture : « Avec les Juifs, il discutait dans la synagogue ; avec les Gentils, habitants de la cité, il parlait en place publique et pendant tout le jour, s'adressant à tous ceux qui s'y trouvaient (2) ». En effet, la synagogue ne l'appelait pas tous les jours, puisque la coutume n'y imposait de prédication que le sabbat; tandis qu' « en place publique, dit le texte sacré, il prêchait tous les jours », sans doute à cause des habitudes des Athéniens. Car, continue le texte sacré, quelques-uns des philosophes Epicuriens et Stoïciens conféraient avec lui. Et un peu plus bas : « Or les Athéniens et tous les étrangers qui demeuraient dans leur ville, ne passaient tout leur temps qu'à dire ou à entendre quelque chose de nouveau ».

Supposons que l'Apôtre n'a pu travailler des mains durant tout le séjour qu'il fit à Athènes; c'est pour cela que les frères de Macédoine suppléaient alors à ses besoins, comme il le dit dans la seconde épître aux Corinthiens; quoique après tout il ait pu travailler encore à d'autres heures et pendant les nuits, parce que sa force de corps et d'âme pouvait y suffire.

Mais une fois sorti d'Athènes, que dit de lui l'Ecriture ? « Il prêchait dans la synagogue tous les jours de sabbat (3) ». Ceci se passait à Corinthe. Toutefois, lorsqu'à Troade la nécessité d'un prochain départ le força de prolonger l'entretien jusqu'à minuit, c'était le lendemain du sabbat, que nous appelons le dimanche (4). Cette circonstance nous apprend qu'il se trouvait alors non plus avec les Juifs, mais avec les chrétiens, d'autant plus que

 

1. Act. XX, 7. — 2. Ib. XVII, 17. —3. Ib. 18, 21, 4. — 4. Ib. XX, 7.

 

257

 

l'historien sacré lui-même nous dit qu'ils étaient réunis pour la fraction du pain. Voilà, en effet, la plus sage manière de se gouverner ; c'est de distribuer ainsi toutes choses en leur -temps, et de faire chacune à son tour; on évite par là une confusion, un tumulte d'affaires qui jette l'esprit humain dans un trouble inextricable.

 

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CHAPITRE XIX.LE TRAVAIL DE SAINT PAUL ÉTAIT VRAIMENT UN TRAVAIL MANUEL.

 

22. Le même passage nous apprend encore quel métier exerçait l'Apôtre. « Après cela,  est-il dit, Paul étant parti d'Athènes, vint à Corinthe. Et ayant trouvé un juif nommé Aquilas, originaire du Pont, qui était nouvellement venu d'Italie avec Priscille, sa femme, parce que l'empereur Claude avait ordonné à tous les Juifs de sortir de Rome, il se joignit à eux. Et parce que leur métier était de faire des tentes, et que c'était aussi le sien, il demeurait chez eux et y travaillait (1) ».

Car si nos contradicteurs essaient d'entendre ce texte dans un sens allégorique, ils font voir où en sont leurs progrès dans les lettres ecclésiastiques, qu'ils se vantent pourtant d'étudier.

Au reste, qu'ils se rappellent les textes déjà cités. « Seuls, Barnabé et moi, n'aurions-nous pas le pouvoir de ne pas travailler (2)?» Mais, ajoute-t-il, « nous n'avons pas usé de ce pouvoir (3) ». Ainsi encore : « Nous pouvions vous être à charge comme les Apôtres de Jésus-Christ (4) », mais au contraire, dit-il, « nous avons travaillé jour et nuit pour n'être à charge à aucun de vous (5) ». — Ainsi, enfin « Le Seigneur a réglé que ceux qui annoncent l'Evangile , vivraient de l'Evangile ; mais moi , je n'ai usé d'aucun de ces droits (6) ».

Ces textes et les autres semblables, nos adversaires n'ont qu'à les expliquer encore à contre-sens; ou bien, s'ils sont vaincus par l'éclat tout-puissant de la lumière et de la vérité, ils n'ont plus qu'à les comprendre et à obéir; ou, enfin, si la force ou. la volonté leur manque pour s'y soumettre, ils ont à reconnaître du moins qu'avec cette volonté on vaut

 

1. Act. XVIII, 1-4. — 2. I Cor. IX, 6. — 3. Ibid. 12. — 4. I Thess. II, 7. — 5. I Thess. III, 8. — 6. I Cor. IX, 14, 15.

 

 mieux, qu'avec cette force on est plus heureux qu'eux-mêmes.

En effet, alléguer contre la loi de véritables infirmités corporelles ou même en prétexter d'imaginaires, ce n'est pas s'abuser ou abuser les autres jusqu'au point de faire croire que la perfection dans les religieux sera d'autant plus grande, que la paresse règnera chez eux davantage , après qu'on aura trompé leur simplicité. Oui, traitons humainement celui qui éprouve une véritable faiblesse de corps; abandonnons à la justice de Dieu celui qui la met en avant, sans pouvoir être convaincu de mensonge; mais disons que du moins ni, l'un ni l'autre n'accrédite une règle pernicieuse. En effet, dans le premier cas, le loyal serviteur de Dieu se met au service de son frère véritablement infirme; dans le second cas, placé en face du menteur, ou bien il le croit, parce qu'il ne le regarde pas comme un pervers, mais il n'imite point pourtant sa perversité; ou bien il ne le croit pas et le juge un trompeur, et alors il ne l'imite pas davantage. Vienne, au contraire, un frère qui dise : « Voici la vraie perfection; c'est de ne faire aucun ouvrage corporel, à l'imitation des oiseaux du ciel, et quiconque travaille de ses mains agit contre l'Evangile ». Tout individu faible d'esprit qui écoute et qui croit de telles maximes, est bien à plaindre, non pas comme fainéant dès lors, mais comme indignement trompé.

 

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CHAPITRE XX. DIFFICULTÉ : LES AUTRES APOTRES QUI ONT VÉCU DE L'ÉVANGILE SANS TRAVAILLER ONT-ILS PÉCHÉ ?—  RÉPONSE : LE PRÉCEPTE DU TRAVAIL REGARDE CEUX QUI N'ÉVANGÉLISENT PAS.

 

23. Une difficulté s'élève ici. Quoi donc ! dira-t-on peut-être, en ne travaillant pas, tes autres apôtres, les frères du Seigneur et Céphas ont-ils péché, ou bien ont-ils créé des obstacles à l'Evangile ? Car saint Paul déclare, lui, n'avoir point usé de son droit pour ne pas entraver la propagation de la foi. Dites-vous qu'ils ont péché en ne travaillant pas? — Vous niez alors qu'ils aient reçu le pouvoir de vivre de l'Evangile et sans le travail des mains. Dites-vous qu'ils avaient reçu le droit de ne pas travailler? Maintenez-vous la règle (258) du Seigneur, que « les prédicateurs de l'Evangile peuvent vivre de l'Evangile », et même, en général, « que l'ouvrier mérite son salaire (1) », tout en remarquant que saint Paul n'a pas voulu profiter de ce droit et qu'il a fait pour l'Eglise plus que son devoir? — C'est dire que les Apôtres n'ont pas péché. Mais s'ils n'ont pas péché, c'est qu'ils n'ont point suscité d'obstacles à l'oeuvre de Dieu ; car entraver les progrès de l'Evangile, c'est bien certainement un péché. Concluons, ajoutent nos adversaires , que les choses étant ainsi , nous pouvons en toute liberté, nous aussi, user ou ne point user de ce pouvoir.

24. Pour résoudre brièvement cette difficulté, je n'aurais qu'un mot à dire, et je le dirais en toute raison : Croyez absolument à saint Paul. — Il savait, lui, pourquoi chez les églises de la gentilité, il fallait porter l'Evangile sans ombre de vénalité. Aussi, sans blâmer les apôtres ses collègues, il prouvait le caractère spécial de son ministère. En effet, les Apôtres, assistés certainement par le Saint-Esprit, s'étaient partagé pour le monde entier les fonctions évangéliques; Paul avec Barnabé devaient s'adresser plutôt aux Gentils (2), et leurs collègues plutôt aux circoncis (3). Mais que l'Apôtre ait commandé le travail à tous ceux qui n'avaient pas reçu le droit que vous savez, voilà un fait évident, et tout ce que nous avons dit le prouve surabondamment. Or, nos pauvres frères s'arrogent bien témérairement, ce me semble, ce droit exceptionnel. Ils l'ont, je l'avoue, s'ils annoncent l'Evangile; et, comme ministres de l'autel et dispensateurs des sacrements, ils ne se l'arrogent pas, ils le réclament à juste titre.

 

 

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CHAPITRE XXI. CEUX QUI VEULENT ÊTRE OISIFS SONT, POUR LA PLUPART, DES CONVERTIS QUI MENAIENT AUPARAVANT UNE VIE PAUVRE ET LABORIEUSE.

 

25. Si, du moins, ils étaient de ceux qui, dans le siècle, possédaient assez de fortune pour vivre en ce monde sans travail manuel, mais qui, s'étant convertis à Dieu, l'ont distribuée aux pauvres, il faudrait croire à leur infirmité, et la supporter. De tels hommes, en effet, élevés, je ne dirai pas, avec le vulgaire, plus soigneusement, mais, à dire vrai, plus

 

1. Matt. X, 10. — 2. Act. XIII, 2. — 3. Galet. II, 9.

 

mollement que personne, ne peuvent d'ordinaire endurer la fatigue des travaux corporels. Peut-être cette classe d'hommes était nombreuse dans Jérusalem ; et c'est d'eux qu'il est écrit qu'ils vendaient leurs propriétés et en apportaient le prix aux pieds des Apôtres, pour les distribuer entre les fidèles selon les besoins de chacun (1). Ces Juifs vinrent de près, et ils rendirent de grands services aux Gentils que Dieu appelait de loin et arrachait au culte des idoles; leur charité contribuait à accomplir cette parole de l'Ecriture : « La loi sortira de Sion; et la parole du Seigneur viendra de Jérusalem (2) ». En retour de ce service éminent, les chrétiens convertis de la gentilité, devinrent, selon l'Apôtre, débiteurs de ces Israélites. « Oui, dit-il, ils sont leurs débiteurs », et il déclare à quel titre : « Car si, continue-t-il, les Gentils ont eu part à leurs biens spirituels, ainsi doivent-ils les aider de leurs biens charnels (3) ».

 

 

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CHAPITRE XXII. CONTRE LES MOINES OISIFS ET BAVARDS, DONT L'EXEMPLE ET LA PAROLE DÉTOURNENT LES AUTRES DU TRAVAIL.

 

De nos jours, au contraire, le plus souvent, on voit se consacrer à Dieu des gens de condition servile, parfois aussi des affranchis ou des esclaves à qui leurs maîtres ont donné ou sont prêts à donner la liberté tout exprès dans ce but ; des individus enlevés à la vie des champs ou à des métiers d'artisan et à des travaux plébéiens; des hommes enfin dont l'éducation première est d'autant plus heureuse qu'elle a été plus ferme et plus rude. Si le couvent les refuse, c'est une faute grave; car de leurs rangs déjà l'on a vu sortir des personnages vraiment grands et exemplaires. Car « Dieu a choisi ce qu'il y a de plus faible, pour confondre ce qu'il y a de plus fort; il a choisi ce qu'il y a d'insensé dans le monde, pour confondre les sages; ce qu'il y a dans le monde de plus méprisé, ce qui paraît même n'être rien absolument, pour anéantir ce qui est, afin qu'aucun homme ne se glorifie devant lui (4) ». Telle est donc aussi la sainte et pieuse pensée qui fait admettre des hommes mêmes qui n'apportent encore aucune preuve certaine que leur vie soit décidément

 

1. Act. II, 45 et IV, 34. — 2. Isaï. II, 3. — 3. Rom, XV, 27. — 4. I Cor. I, 27-29.

 

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changée et amendée. Car, sont-ils venus par suite d'une résolution ferme de servir Dieu? Ou, au contraire, échappés vides et pauvres à une vie indigente et laborieuse, ne cherchent-ils qu'à être nourris, vêtus, et en outre même honorés par ceux qui avaient habitude jusqu'alors de les mépriser et de les accabler? On ne saurait prononcer.

Pour eux, du moins, dans la question du travail, ils ne peuvent s'excuser par la raison de faiblesse physique; les habitudes de leur vie antérieure les condamneraient. Aussi cherchent-ils à se couvrir à l'ombre d'une discipline perverse, et par une interprétation misérable d'un texte évangélique, ils voudraient renverser les maximes apostoliques. Véritables oiseaux du ciel, en vérité, mais par l'orgueil qui leur fait essayer un vol téméraire; herbe des champs, oui, mais par leur terre à terre déplorable et charnel !

26. Il leur arrive, en effet, ce que le même. saint Paul reprochait aux jeunes veuves oublieuses des saintes règles : « Niais, de plus, elles s'apprennent à être oisives, et non-seulement oisives, mais curieuses et bavardes, et causant de choses dont elles ne devraient pas s'entretenir (1) ». Ainsi parlait-il de femmes coupables; ainsi parlons-nous avec douleur et gémissement de ces hommes coupables aussi, qui bavards autant qu'oisifs, se permettent le langage le plus inconvenant contre l'Apôtre même, dans les Epîtres duquel nous lisons ce passage. Sans doute, il en est dans leurs rangs qui ont embrassé la sainte milice avec l'unique et ferme volonté de plaire à Celui au service duquel ils se sont enrôlés (2). Un tempérament fort et une santé parfaite leur permettraient certainement, non-seulement d'étudier et de s'instruire, mais encore de travailler des mains comme le veut saint Paul. Mais ils accueillent les discours de ces hommes oisifs et corrompus, sans pouvoir, novices inhabiles, en apprécier la fausseté ; et la contagion pestilentielle les pervertit et leur communique la même corruption. Dès lors, non contents de ne point imiter l'obéissance des saints qui travaillent en silence et des monastères qui vivent, selon la règle apostolique, sous une discipline très-salutaire, ils insulteront aux plus parfaits; ils vanteront la paresse comme observance évangélique, ils accuseront la miséricorde comme prévarication contre

 

1. I Tim. V, 13. — 2. II Tim. II, 4.

 

l'Evangile. — Et cependant, ménager la bonne réputation des serviteurs de Dieu, c'est exercer la miséricorde envers les âmes faibles, mieux encore qu'on n'exerce la charité envers les corps souffrants, lorsqu'on partage son pain avec les indigents. Aussi, plût au ciel que ces gens si portés à ménager leurs mains, ménageassent aussi tout à fait leurs langues ! Car s'ils donnaient l'exemple du silence autant que celui de la paresse, ils entraîneraient moins de victimes dans leurs errements.

 

 

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CHAPITRE XXIII. LES PARESSEUX ENTENDENT MAL L'ÉVANGILE. L'AUTEUR LES PLAISANTE. — MOINES QUI S'ENFERMENT, POUR N'ÊTRE VUS DE PERSONNE DURANT PLUSIEURS JOURS. — LE PRÉCEPTE ÉVANGÉLIQUE DE NE PAS SONGER AU LENDEMAIN EST EN ACCORD AVEC LE TEXTE DE L'APÔTRE.

 

27. Voici maintenant qu'à l'encontre d'un Apôtre de Jésus-Christ, les adversaires nous citent l'Evangile de Jésus-Christ. Admirable travail de paresseux, qui voudraient empêcher au nom de l'Evangile, une conduite que saint Paul nous prescrit et qu'il a tenue lui-même pour ne pas créer d'empêchements à l'Evangile ! Et cependant si nous voulions les forcer de vivre selon la lettre de l'Evangile interprétée même encore d'après leur manière, ils seraient les premiers à s'efforcer de nous convaincre qu'il ne faut point entendre ces textes au sens qu'eux-mêmes leur donnent. La raison, en effet, la seule raison qui leur fasse dire qu'ils ne doivent point travailler, c'est que les oiseaux du ciel ne sèment point, ne moissonnent point, et que le Seigneur nous a proposé leur exemple pour ne pas penser à ces sortes de besoins. Pourquoi donc ne pas étudier dans le même sens la suite du texte ? Il n'est pas seulement dit que les oiseaux ne sèment ni ne moissonnent; le livre saint ajoute encore : « qu'ils n'amassent point dans des apothèques (1) ». Or, cette expression peut se traduire par greniers, ou même littéralement, par dépôts de réserve. Pourquoi donc nos gens veulent-ils avoir mains oisives et pleins greniers? Pourquoi amasser et conserver ce qu'ils reçoivent du travail d'autrui, afin d'y puiser chaque jour? Pourquoi faire moudre le grain et cuire les aliments? Les oiseaux du ciel ne font rien de semblable. — D'ailleurs,

 

1. Matt. VI, 26.

 

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se trouve des obligeants qui se laissent persuader de faire faire pour nos moines tous ces ouvrages, jusqu'à leur apporter jour par jour les aliments tout préparés, du moins estce par eux-mêmes qu'ils vont chercher l'eau à la fontaine, ou la prendre aux puits et citernes pour leur usage immédiat: autant de choses que ne font point les oiseaux.

Après tout même, si l'on veut, admettons que de bons fidèles, des sujets tout dévoués au Roi immortel des siècles, s'empressent de se mettre au service des plus vaillants soldats de Dieu, jusqu'à leur épargner la peine même de remplir une urne d'eau. Ainsi ferait-on peut-être, si nos moines, par un degré inouï de perfection, avaient surpassé les premiers chrétiens de Jérusalem. En effet, quand ceux-ci furent menacés d'une famine déjà prédite par les prophètes de leur Eglise (1), les bons fidèles de la Grèce leur envoyèrent du grain, dont je suppose qu'à Jérusalem on fit ou fit faire du pain: encore un soin que ne prennent pas les oiseaux.

Enfin, admettons ce que j'ai commencé à déclarer déjà; admettons que nos gens ont surpassé d'un degré quelconque de perfection les chrétiens héroïques de Jérusalem. Si, pour tout ce qui a trait aux besoins les plus élémentaires de la vie, ils font comme les oiseaux, ils ont à démontrer encore que les hommes servent les oiseaux comme eux-mêmes voudraient être servis. Or, l'on ne traite ainsi que les oiseaux captifs et renfermés auxquels on ne se fie pas et dont on craint qu'ils ne s'envolent pour ne plus revenir. Encore ceux-ci préfèrent-ils jouir de leur liberté et prendre leur nécessaire dans les champs, plutôt que de le recevoir tout servi et préparé de la main des hommes.

28. Poursuivons. — Nos gens se verront surpassés par un nouveau et plus sublime degré de perfection. D'autres, en effet, se feront une règle de sortir tous les jours dans nos campagnes, comme le bétail au pâturage, afin d'y ramasser ce qu'ils trouveront pendant un temps convenable, et de ne rentrer que rassasiés et repus. Qu'il serait bien aussi toutefois, qu'à cause des gardes, le Seigneur daignât accorder des ailes à ces serviteurs de Dieu, puisqu'en les trouvant ainsi dans les propriétés particulières, on pourrait bien non pas les arrêter comme voleurs, mais leur donner

 

1. Act. XI, 28-30.

 

la chasse, comme à des étourneaux !En cas pareil, celui-là imiterait l'oiseau autant que possible, qui pourrait ne jamais se laisser prendre par le chasseur.

Eh bien !que tous octroient aux serviteurs de Dieu, sortie parfaitement libre et à leur gré sur tous les champs, avec droit d'en revenir en toute sûreté après réfection convenable. Ainsi une loi avait-elle prescrit au peuple d'Israël que personne n'arrêterait dans son champ aucun individu comme voleur, sauf celui qui voudrait emporter avec lui quelque objet (1) qu'on laissât aller par conséquent libre et impuni l'homme qui n'aurait touché que ce qu'il aurait mangé. D'après ce principe, quand les disciples du Seigneur prirent quelques épis, les Juifs les accusèrent de violer le sabbat et non d'être voleurs (2). Mais comment faire aux époques de l'année où l'on ne trouve pas dans les champs la nourriture toute prête à manger? Essayez donc d'emporter chez vous des aliments que vous devez faire cuire et apprêter; on vous dira, en vous appliquant dans votre sens même un texte de l'Evangile : Laissez ; les oiseaux du ciel ne font point comme vous!

29. Faisons encore une concession. L'on pourra, durant toute l'année, trouver dans les champs, soit sur les arbres, soit dans les herbages, soit parmi les racines, des aliments susceptibles d'être mangés sans cuisson préalable. On se donnera d'ailleurs assez d'exercice et de mouvement, pour que les mets qui d'ordinaire veulent être cuits, se mangent crus sans inconvénient. Il sera possible aussi de sortir pour trouver sa pâture, même pendant les plus grandes rigueurs de l'hiver. Ainsi n'aura-t-on besoin ni d'enlever un aliment pour aller le préparer, ni de rien réserver pour le lendemain.

Voilà encore un régime de vie impraticable à des hommes qui s'isolent de la société pendant de longs jours, sans permettre d'ailleurs qu'on entre chez eux, et qui s'enferment ainsi pour vivre dans une plus grande ferveur d'oraison. Ils ont l'habitude, en effet, d'enfermer avec eux des provisions vulgaires et de peu de prix, mais suffisantes toutefois pour tout le temps où ils ont résolu de se cacher à tout regard humain. Encore une chose que ne font point les oiseaux.

Lorsqu'ils s'abandonnent, au reste , à ces

 

1. Deut. XXIII,  24, 25. — 2. Matt. XII, 1, 2.

 

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pieux exercices d'un admirable recueillement, ayant d'ailleurs tous les loisirs de s'y livrer, et qu'ils nous appellent, non par une orgueilleuse enflure mais par une sainteté charitable, à suivre leurs exemples, je suis si loin de les blâmer, que j'avoue ne pouvoir les louer comme ils le méritent. Mais que dirons-nous de ces hommes, cependant, si d'après leur sens même , nous invoquons l’Evangile ? Oserons-nous leur déclarer que plus ils sont saints, moins ils ressemblent aux oiseaux ? Car, à moins de mettre en réserve la nourriture de plusieurs jours, ils ne pourront , comme ils le font, s'astreindre à la clôture. Et il leur faut, comme nous, entendre cette parole évangélique : « Ne pensez pas au lendemain (1) ».

30. Disons, pour nous résumer en quelques mots :

Ceux qui s'essaient à renverser les maximes si évidentes de l'Apôtre en leur opposant un texte si mal compris de l’Evangile, devraient aussi ou ne point penser au lendemain, à l'imitation des oiseaux du ciel, ou se soumettre à saint Paul, comme des fils bien-aimés; je dis mieux, ils devraient faire l'un et l'autre, parce que les deux recommandations concordent. Non, Paul, serviteur de Jésus-Christ (2), ne pourrait donner un conseil contraire à celui de son Maître.

Voici donc ce que nous leur dirons hautement : Si, d'après votre manière d'entendre les oiseaux du ciel dans l’Evangile, vous ne voulez pas vous procurer par le travail de vos mains la nourriture et le vêtement, gardez-vous aussi de rien mettre en réserve pour le lendemain, car les oiseaux ne font point de réserves pareilles. — Si, au contraire, on peut se permettre des provisions pour le lendemain sans aller contre le texte de l'Evangile où il est dit : « Considérez les oiseaux du ciel; ils ne sèment ni ne moissonnent, ni n'amassent point dans les greniers (3) », on peut aussi n'aller ni contre l’Evangile ni contre l'exemple des oiseaux, en gagnant cette vie charnelle par le travail du corps.

 

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CHAPITRE XXIV. FAIRE DES RÉSERVES POUR LE LENDEMAIN N'EST PAS CHOSE DÉFENDUE PAR L'ÉVANGILE.

 

31. En effet, si vous les pressez, d'après

 

1. Matt. VI, 34. — 2. Ibid. — 3. Rom. I, 1.

 

l’Evangile, de ne rien mettre en réserve pour le lendemain, ils ont contre vous d'excellentes réponses.

Pourquoi donc le Seigneur même eut-il une bourse, pour y serrer l'argent qu'il recevait (1) ? Pourquoi si longtemps avant la famine prédite envoya-t-on du grain à nos pères dans la foi (2) ? Pourquoi les Apôtres procurèrent-ils à l'indigence des saints le nécessaire en telle abondance qu'il ne leur manqua rien de longtemps, de sorte que notre bienheureux Paul put écrire dans sa lettre aux Corinthiens : « Quant aux aumônes qu'on recueille pour les saints, faites la même chose que j'ai ordonnée aux églises de Galatie. Que chacun de vous mette à part chez soi, le premier jour de la semaine, ce qu'il voudra, l'amassant peu à peu selon sa bonne volonté, afin qu'on n'attende pas mon arrivée pour recueillir les aumônes. Et lorsque je serai arrivé, j'enverrai avec des lettres de recommandation ceux que vous aurez jugés propres pour porter vos charités à Jérusalem. Si la chose mérite que j'y aille moi-même, ils viendront avec moi (3) ». Ils nous allèguent ces faits et plusieurs autres encore, avec autant d'abondance que de vérité.

Nous répondons à notre tour : Vous voyez donc que, malgré la parole du Seigneur: « Ne pensez pas au lendemain » , vous n'êtes point forcés par ce texte à ne rien épargner pour le lendemain : pourquoi prétendez-vous alors que ce texte vous oblige à ne rien faire ? Pourquoi n'acceptez-vous pas l'exemple des oiseaux pour ne rien mettre en réserve, tandis que vous voulez, à leur exemple, vous dispenser do tout travail ?

 

 

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CHAPITRE XXV. A QUOI SERT-IL D'AVOIR ABANDONNÉ SES OCCUPATIONS, ANTÉRIEURES, S'IL FAUT REVENIR AU TRAVAIL ? —  LA CHARITÉ DANS LA VIE COMMUNE. — IL CONVIENT QUE CEUX MÊMES QUI SORTENT D'UNE CONDITION SUPÉRIEURE, TRAVAILLENT APRÈS LEUR CONVERSION ; A PLUS FORTE RAISON CEUX QUI ONT QUITTÉ UN GENRE DE VIE PLUS HUMBLE.

 

32. On dira : Que sert donc à un soldat de Dieu d'avoir abandonné les affaires qui l'occupaient dans le siècle pour se tourner tout entier vers la sainte milice et la vie spirituelle,

 

1. Joan. XII, 6. — 2. Act. XI, 28-30. — 3. I Cor. XVI, 1-4.

 

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s'il lui faut encore, comme un ouvrier, s'occuper à des travaux vulgaires ?

Mais est-il donc facile aussi d'expliquer en théorie à quoi sert l'oracle rendu par le Seigneur à un riche qui lui demandait le moyen d'acquérir la vie éternelle ? Jésus-Christ lui dit ce qu'il faut faire pour être parfait : Vendre ce qu'il avait, distribuer tout pour le soulagement des pauvres, et puis le suivre (1). Eh bien ! quel homme à suivi Notre-Seigneur d'un pas plus vif et plus libre, que celui qui a dit : « Je n'ai pas couru en vain ; je n'ai pas non plus en vain travaillé (2)? » Or il a prescrit ces travaux et il a mis lui-même son précepte en pratique. Instruits et formés par cette imposante autorité, nous y trouvons assez de motifs pour suivre l'exemple de l'abandon de nos biens matériels et de l'acceptation du travail corporel.

Toutefois, aidés par le Seigneur lui-même, peut-être il nous est donné de savoir quelque peu ce que gagnent les serviteurs de Dieu à délaisser les affaires du siècle, même à la condition de travailler ensuite de leurs mains.

Voilà un homme qui, de riche qu'il était, se convertit à cette vie austère, sans avoir aucune infirmité qui le condamne au repos. Avons-nous assez perdu la saveur sainte de Jésus-Christ pour ne pas comprendre quelle plaie de vieil orgueil il vient ainsi guérir quand , après s'être retranché les superfluités qui entretenaient dans son coeur des ardeurs mortelles, il pousse l'humilité jusqu'à accepter la tâche d'un ouvrier pour gagner le modique salaire de la vie naturelle?

Supposons , au contraire , la    conversion d'un indigent à la vie monastique. Quelles devront être ses vues ? Lui aussi cessera d'agir comme il agissait; il renoncera à tout désir d'augmenter le peu qu'il avait; il ne cherchera plus ses intérêts, mais ceux de Jésus-Christ (3) ; il embrassera la charité qui caractérise la vie commune, décidé à vivre dans la société d'hommes qui n'ont en Dieu qu'un coeur et qu'une âme, dans un état où « personne ne « considère ce qu'il possède comme lui appartenant en propre, mais où tout est commun « à tous (4) ».

Les anciens chefs de la république terrestre sont ordinairement loués en termes magnifiques par leurs littérateurs, pour avoir préféré à leurs intérêts privés l'intérêt commun de tout un peuple de concitoyens. Tel fut, parmi

 

1. Matth. XIX, 21. — 2. Philip. I,16. — 3. Philip. II, 21. — 4. Act. IV, 32.

 

eux, Scipion, ce triomphateur de l'Afrique domptée, lequel n'aurait pu rien donner en mariage à sa fille, si un décret du sénat ne l'avait dotée aux frais du trésor public (1).

Quel coeur et quel dévouement ne doit donc pas avoir pour sa chère république, le citoyen de la cité éternelle, de la Jérusalem céleste ? N'est-ce pas le moins pour lui, que de laisser en commun tout le fruit du travail de ses mains pour son frère bien-aimé, et, si celui-ci manque de quelque chose, d'y suppléer par ces fonds de communauté, heureux de dire avec celui dont il a suivi le précepte et l'exemple : « Nous semblons ne rien avoir et nous possédons tout (2) ? »

33. Redisons-le donc, d'abord, à ces hommes qui ont abandonné ou distribué aux pauvres un ample patrimoine ou une certaine quantité de biens, et que leur humilité pieuse et salutaire détermine à demander place parmi les pauvres de Jésus-Christ. Ils ont donné ainsi une grande preuve de courage; ils ont de plus contribué largement, ou dans une certaine mesure du moins, à pourvoir de leurs biens aux besoins de la communauté; et par suite, les fonds de celle-ci et la charité fraternelle leur devraient en retour la subsistance gratuite. Toutefois, s'ils sont assez forts et qu'on ne les emploie pas aux travaux spirituels de l'Eglise, qu'ils s'occupent, eux aussi, de travaux manuels pour ôter toute excuse à certains paresseux , venus d'un milieu plus humble , et partant plus endurcis à la peine. Ils feront ainsi une oeuvre de miséricorde plus belle encore que lorsqu'ils ont distribué tous leurs biens aux indigents. — Au reste, s'ils s'y refusent, qui oserait les y forcer ? Néanmoins , il faudra trouver pour eux dans le monastère certains travaux qui les affranchissent davantage de la fatigue du corps, mais qui réclament le soin d'administrateurs vigilants, afin qu'eux-mêmes ne mangent pas non plus gratuitement leur pain, puisque ce pain désormais appartient à la communauté. Et l'on ne devra pas faire attention à quels monastères ou dans quel endroit chacun aura fait à ses frères indigents l'abandon de ce qu'il possédait. Car la république chrétienne est une ; et pour cette raison, tout chrétien qui donne ses biens pour subvenir aux nécessités du prochain en quelque lieu que ce soit, doit recevoir du trésor de Jésus-Christ en n'importe quel lieu, et y retrouver

 

1. Scipion, dans Valerius, liv. IV, c. 4. — 2. II Cor. II, 10.

 

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son nécessaire. Car partout où lui-même a donné à ses frères, qui donc a reçu , sinon Jésus-Christ ?

Un mot maintenant à ceux qui, en dehors de la sainte association, gagnaient leur vie par le travail. Ils forment le grand nombre de ceux qui entrent dans les monastères, par la raison qu'ils forment aussi le grand nombre dans le genre humain. S'ils ne veulent pas travailler, qu'ils ne mangent point. Si les riches viennent dans la milice chrétienne chercher l'humiliation par piété, ce n'est pas pour que les pauvres trouvent l'élévation par l'orgueil. Il serait souverainement indécent qu'un genre de vie qui fait avec des sénateurs des hommes de travail, fît avec des ouvriers des hommes de loisir, et qu'un lieu où se rendent des propriétaires de grands domaines après avoir renoncé à leurs délices, fût habité par des paysans vivant dans la mollesse.

 

 

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CHAPITRE XXVI. COMMENT IL FAUT ENTENDRE LA MAXIME : NE PAS S'INQUIÉTER DE LA NOURRITURE NI DU VÊTEMENT. — EN QUEL SENS FAUT-IL PRENDRE L'EXEMPLE DES OISEAUX DU CIEL ET DES LIS DES CHAMPS.

 

34. On réplique : Le Seigneur a pourtant dit : « Ne soyez point inquiets, pour votre vie, de ce que vous mangerez; ni, pour votre corps, comment vous le vêtirez (1) ».

Sans doute ; et c'est parce qu'il avait dit d'abord : « Vous ne pouvez servir Dieu et l'argent ». — En effet, celui qui prêche l'Evangile dans l'unique but d'avoir de quoi manger et de quoi se vêtir, doit se croire tout ensemble au service de Dieu, dont il prêche la parole; et au service de l'argent, puisqu'il prêche pour gagner ce nécessaire: voilà l'œuvre double que le Seigneur déclare impossible. Dès lors, celui qui prêche l'Evangile pour ce motif, est convaincu de servir, non pas Dieu, mais l'argent, bien que Dieu se serve de lui, à son insu, pour le progrès spirituel du prochain. Telle est la maxime principale que Notre-Seigneur fait suivre de celle-ci : « Et c'est pourquoi je vous dis: ne soyez pas inquiets, pour votre vie, « de ce que vous mangerez; ni, pour votre corps, comment vous le vêtirez ». Il ne défend pas qu'on se procure ces choses dans la mesure

 

1. S. Matt. chap. VI. S. Augustin en explique plusieurs versets consécutifs.

 

du besoin et par des moyens honnêtes; mais il ne permet pas qu'on en fasse son but, qu'on travaille pour cet objet, surtout dans les œuvres qu'impose la prédication de l'Evangile. Il s'agit donc de l'intention; et, ce mobile de nos oeuvres, Jésus-Christ l'appelle notre oeil. Aussi, pour arriver à la conséquence qui nous occupe, il avait commencé par poser ce principe : « Votre œil est la lampe de votre corps; si votre œil est simple, tout votre corps sera lumineux; mais si votre oeil est mauvais, tout votre corps sera ténébreux ». Autrement : telle est l'intention qui détermine votre acte, tel est aussi votre acte lui-même. — Pour en venir à cette maxime, le Seigneur avait fait précédemment en ces termes le précepte de l'aumône : « Gardez-vous d'enfouir vos trésors dans la terre, où la rouille et les vers les dévorent, où les voleurs les déterrent et les dérobent. Amassez-vous plutôt des trésors dans le ciel, où ni la rouille ni les vers ne les mangent, où les voleurs ne les déterrent ni ne les dérobent. Car où est votre trésor, là aussi est votre coeur». Et c'est immédiatement qu'il ajoute: « Votre œil est le flambeau de votre corps », sans doute afin que ceux qui font l'aumône ne la fassent pas dans l'intention de plaire aux hommes, ou de retrouver sur la terre le bien qu'ils ont fait. De là encore, l'Apôtre, en commandant à Timothée de donner des avis aux riches, lui dit et Qu'ils donnent facilement, qu'ils fassent part et de leurs biens, qu'ils se préparent un trésor « qui soit un fondement solide pour l'avenir, afin d'arriver à la véritable vie (1) ».

Ainsi, Dieu a voulu élever vers la vie future et la céleste récompense l'oeil de ceux qui font des aumônes, afin que leur œil étant simple, toutes leurs actions soient lumineuses. C'est ce suprême salaire qu'il désigne encore quand il dit ailleurs: « Celui qui vous reçoit, me reçoit; et celui qui me reçoit, reçoit Celui qui m'a envoyé. Celui qui reçoit un prophète en sa qualité de prophète, recevra la récompense « du prophète; et celui qui reçoit un juste en qualité de juste, recevra la récompense du juste; et quiconque aura donné seulement un verre d'eau froide à boire à l'un de ces plus petits, comme étant un de mes disciples, je vous le dis en vérité, il ne perdra pas sa récompense (2) ».

Ainsi le Seigneur craint que l'on ne trompe

 

1. I Tim. VI, 18, 19. — 2. Matt. X, 40-42.

 

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et surprenne l'oeil de ceux qui donnent le nécessaire aux pauvres qu'on trouve parmi les prophètes, les justes et les disciples de Jésus; et que l'œil, aussi, de ceux qui sont l'objet de ces bienfaits, ne se gâte à son tour, en ce sens qu'ils auraient la volonté de servir Jésus-Christ dans le but de se les attirer. C'est pour cela qu'il dit : « Non, personne ne peut servir deux maîtres »; et bientôt après « Vous ne pouvez servir Dieu et l'argent », et aussitôt, enfin, comme conclusion inévitable « C'est pourquoi je vous dis: ne soyez pas inquiets, pour votre vie, de ce que vous mangerez, ni, pour votre corps, comme vous le couvrirez (1) ».

35. Quant à la maxime suivante qui a trait aux oiseaux et aux lis des champs, Notre-Seigneur la prononce pour que personne au monde ne tombe dans cette erreur funeste, de croire notre Dieu indifférent aux besoins indispensables de ses serviteurs. Puisqu'au contraire sa Providence s'étend jusqu'à créer et protéger des créatures aussi chétives, combien moins refusera-t-il de nourrir et de vêtir les hommes qui travaillent de leurs mains ! — Toutefois, pour éviter que ses serviteurs ne rabaissent leur sainte milice à la seule ambition de ces choses matérielles, le Seigneur leur donne un avis important. C'est qu'en payant la noble dette de notre enrôlement sacré sous sa bannière, notre intention se dirige non pas vers ce but terrestre, mais vers son royaume et sa justice. A cette condition, le reste nous sera donné, soit que le travail de nos mains y suffise, soit même que nos infirmités physiques nous empêchent d'y pourvoir, soit encore que sa sainte milice nous enchaîne à des labeurs qui ne nous permettent aucune autre occupation.

 

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CHAPITRE XXVII. IL FAUT UTILISER NOS MOYENS, SOUS PEINE DE TENTER DIEU.

 

Une remarque essentielle : Dieu a dit certainement : « Invoque-moi au jour de la tribulation, je te délivrerai; et tu me glorifieras (2) ». Cette promesse n'obligea cependant point saint Paul à ne pas fuir, à ne pas se laisser descendre dans une corbeille le long d'un mur pour échapper aux mains d'un persécuteur (3); il ne crut pas devoir plutôt attendre qu'on l'arrêtât et que Dieu le délivrât ensuite,

 

1. Matt. VI, 24. — 2. Psal. XLIX, 15. — 3. Act. IX, 25.

 

comme il avait sauvé les enfants du milieu des flammes (1). — Le Seigneur lui-même a pu dire: « Si l'on vous persécute dans une ville, fuyez dans une autre (2) », sans contredire cet autre oracle qu'il a également prononcé : « Si vous demandez quelque chose à mon Père en mon nom, il vous le donnera (3) ». — Rappelez-vous, enfin, les disciples de Jésus-Christ fuyant la persécution, et supposez qu'on leur eût posé des questions comme celles-ci: Pourquoi ne pas plutôt affronter les persécuteurs? Pourquoi ne pas invoquer le Seigneur votre Dieu et attendre qu'il vous délivre par des prodiges, comme il fit pour Daniel jeté aux lions et pour saint Pierre enchaîné? Les disciples répondraient: Il n'est point permis de tenter Dieu; c'est à lui d'agir, s'il lui plaît, de cette façon merveilleuse, quand nous aurons épuisé tout expédient, mais tant qu'il nous laissera la faculté de nous enfuir, si la fuite nous sauve, c'est encore lui qui nous aura sauvés.

Par analogie, quand les serviteurs de Dieu ont le temps et la force en suffisance pour suivre le précepte et l'exemple de l'Apôtre et pour gagner leur vie par le travail de leurs mains, si l'on vient à soulever contre eux l'objection des oiseaux du ciel qui ne sèment, ni ne moissonnent, ni n'amassent dans des greniers; ou bien encore des lis qui ne travaillent ni ne filent, la réponse leur sera facile; ils diront : Si une infirmité ou une occupation nous empêchait de travailler, Dieu nous donnerait la nourriture et le vêtement, comme aux oiseaux, comme aux lys, qui n'ont point de labeurs semblables aux nôtres; mais nous ne devons point tenter notre Dieu, quand nous pouvons travailler nous-mêmes; ce pouvoir que nous avons, nous ne l'avons que de sa bonté, et si nous vivons par ce moyen, c'est par un don de Dieu que nous vivons, puisqu'il nous a donné de le pouvoir. Et c'est pourquoi nous sommes sans inquiétude des biens nécessaires à la vie. Tant que nous pouvons travailler, nous sommes nourris et vêtus par ce même Dieu qui donne aux hommes l'aliment et le vêtement; et quand le travail nous est impossible, nous sommes encore nourris et vêtus par ce même Dieu qui donne aux oiseaux leur pâture et aux lys leur parure, parce que nous valons bien mieux qu'eux. Ainsi, dans notre sainte milice, nous ne pensons pas au

 

1. Dan. III, 50. — 2. Matt. X, 23. — 3. Jean. XVI, 23.

 

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lendemain; parce que les biens temporels où le lendemain est compté pour beaucoup, n'ont point été le but de notre saint enrôlement; nous n'avons eu en vue que les biens éternels, où l'on ne connaît qu'un aujourd'hui sans fin; de sorte qu'affranchis des affaires du siècle, c'est à Dieu seul que nous voulons plaire (1).

 

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CHAPITRE XXVIII. TABLEAU FRAPPANT DES MOINES OISIFS ET VAGABONDS.

 

36. Les choses étant ainsi, veuillez, saint frère Aurèle, puisque par vous le Seigneur me donne cette grande confiance, veuillez me permettre d'adresser quelques mots à nos bien-aimés fils eux-mêmes, à nos très-chers frères; car je sais avec quel amour vous les enfantez, ainsi que je les engendre moi-même, jusqu'à ce que se forme en eux la discipline apostolique.

O serviteurs de Dieu et soldats de Jésus-Christ, pouvez-vous à ce point vous cacher à vous-mêmes les ruses du plus redoutable ennemi ? Hostile à votre réputation, à cette odeur si bonne et si pure de Jésus-Christ; heureux d'empêcher que les âmes droites ne disent au Seigneur: « Nous courrons à l'odeur de vos parfums (2) », et n'échappent ainsi à ses pièges sataniques; il ne veut, lui, qu'étouffer ces parfums sacrés sous ses poisons infects; et voilà pourquoi il a dispersé partout un si grand nombre d'hypocrites sous l'habit monastique, les promenant dans toutes les provinces, sans avoir ici plus qu'ailleurs mission ni fixité, sans vouloir nulle part ni s'arrêter ni résider. Les uns vendent habituellement des ossements de martyrs, plus ou moins authentiques; les autres font parade de leurs franges et de leurs manteaux; d'autres prétendront avec mensonge avoir appris que leurs père et mère ou proches parents vivent en tel ou tel pays, et ils se disent en voyage pour les aller rejoindre. Et tous demandent, tous exigent les dépens de leur indigence lucrative, ou le salaire d'une sainteté d'emprunt. Et de temps à autre, et un peu partout, ils se font arrêter en flagrant délit de manoeuvres coupables, ou bien ils sont reconnus par un hasard quelconque. Alors, sous le nom général de moines, on blasphème votre genre de vie, si bon, si saint, que, pour l'honneur de Jésus-Christ,

 

1. II Tim. II, 4. — 2. Cantic. I, 4.

 

nous voudrions voir se propager dans l'Afrique tout entière comme dans le reste du monde ! N'êtes-vous donc pas enflammés du zèle de Dieu? Ne sentez-vous pas votre coeur brûler au dedans de vous-mêmes, et le feu vous consumer dans vos méditations (1) ? Ne voulez-vous pas accabler de vos saintes oeuvres leurs couvres si mauvaises, et leur retrancher l'occasion de ces marchés honteux, si blessants pour votre considération même, si féconds en scandales pour les faibles? Ayez pitié de vous-mêmes et compassion du prochain ; prouvez à tous les hommes que vous ne cherchez pas dans le loisir une subsistance facile, mais bien au contraire le royaume de Dieu par la voie étroite et rude de vos saintes institutions. Vous avez la même raison qu'avait l'Apôtre: celle de retrancher l'occasion à ceux qui cherchent l'occasion (2) ; et de rappeler à la vie par votre bonne odeur, ceux que suffoquent déjà leurs poisons infects.

 

 

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CHAPITRE XXIX. OCCUPATIONS DE SAINT AUGUSTIN. — IL PRÉFÉRERAIT TRAVAILLER COMME LES MOINES, A DES HEURES DÉTERMINÉES.

 

37. Nous ne lions pas des fardeaux pesants; nous ne les plaçons sur vos épaules sans vouloir nous-mêmes y toucher du doigt (3). Etudiez-nous, et convenez que nos occupations sont pénibles, que plusieurs parmi nous portent un corps malade et affaibli, qu'enfin les églises dont nous sommes les serviteurs ont certains usages, qui ne nous permettent pas de vaquer aux travaux que nous vous exhortons de pratiquer.

Sans doute nous serions en droit de dire « Qui est-ce qui jamais servit sous les drapeaux à ses frais? Qui donc plante une vigne sans manger de son fruit? Qui donc mène un troupeau sans en boire le lait (4)? » — Et cependant j'ose sur mon âme prendre Jésus à témoin, parce qu'ici je parle en son nom avec toute sécurité : Si je ne consultais que mon avantage personnel, combien j'aimerais chaque jour, à des heures déterminées, comme c'est la règle dans les monastères bien gouvernés, m'imposer quelque travail des mains, et avoir tout le reste de mon temps libre et disponible pour lire, pour prier; pour

 

 

1. Psal. XXXVIII, 4. — 2. II Cor. XI, 12. — 3. Matt. XXIII, 4. — 4. I Cor. IX, 7.

 

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m'occuper de quelque point d'Ecriture sainte ! Quelle douce vie, en regard de celle où l'on doit subir les embarras si bouleversants de causes qui vous sont étrangères et suscitées uniquement à propos d'affaires séculières, qu'il faut trancher par un jugement ou prévenir par une sage intervention.

Voilà un genre d'ennuis auquel l'Apôtre nous a enchaînés, non par son décret sans doute, mais par celui du Maître qui dictait ses paroles. Et toutefois, nous ne lisons pas que l'Apôtre lui-même ait subi cette sorte d'embarras : son apostolat l'entraînait à de tout autres labeurs. Il n'a pas dit : « Si donc vous avez des différends entre vous pour les affaires du siècle», soumettez-nous les causes, ou établissez-nous vos juges ; mais bien

« Prenez pour arbitres les hommes les plus bas placés dans l'Eglise. Ou plutôt, car je parle pour vous faire honte, n'y a-t-il donc point parmi vous une seule personne sage, qui puisse être juge entre ses frères ? Faut-il au contraire qu'un frère plaide contre son frère, et encore devant les infidèles (1) ? » — C'est donc parmi les simples fidèles fixés dans la localité même et d'ailleurs remarquables par leur sagesse, ce n'est pas parmi les prédicateurs obligés de courir çà et là pour l'Evangile, que saint Paul a voulu faire choisir les examinateurs d'affaires semblables. Aussi n'a-t-il jamais été écrit de lui qu'il se soit occupé de choses de ce genre; tandis que nous ne pouvons nous excuser à cet endroit, nous, personnages si misérables pourtant; car, à défaut de sages, l'Apôtre veut des juges même de ce peu de valeur, plutôt que de laisser porter au barreau profane les affaires des chrétiens. Nous acceptons toutefois ce rude travail, encouragés par les consolations d'en-haut, animés par l'espérance de la vie éternelle, voulant enfin porter du fruit par la patience. Serviteurs de l'Eglise de Dieu, nous nous devons surtout à ses membres les plus infirmes, bien que dans cet admirable corps nous ne soyons que des membres sans mérite. Je passe sous silence d'autres soucis innombrables de l'ordre spirituel, que nul peut-être ne soupçonne s'il n'en a pas fait l'expérience, et je reviens à dire : Non, nous ne lions point de lourds fardeaux; nous ne les plaçons pas sur vos épaules, sans vouloir nous-mêmes y toucher du doigt. Dieu voit notre disposition, en

 

1. I Cor. VI, 46.

 

effet, puisqu'il connaît nos coeurs : oui, si l'échange nous était possible sans faillir à notre devoir, nous aimerions mieux embrasser les oeuvres à la pratique desquelles nous vous exhortons, que celles dont l'accomplissement nous est imposé. Sans doute, tous sans exception, vous comme nous, en travaillant chacun dans notre rang et notre devoir, nous marchons dans la voie étroite, dans la peine et la souffrance ; mais les joies de l'espérance nous rendent aussi le joug du Seigneur bien doux et son fardeau bien léger; c'est lui, en effet, qui nous convie au repos, après avoir lui-même traversé la vallée de larmes où il n'a point vécu non plus sans douleur.

Si donc vous êtes et nos frères, et nos fils, et les co-serviteurs d'un même maître; ou plutôt, si nous sommes vos serviteurs en Jésus-Christ, écoutez nos avis, reconnaissez nos préceptes, acceptez notre doctrine. Si, au contraire, nouveaux Pharisiens, nous lions des fardeaux pesants pour les placer sur vos épaules, faites ce que nous vous disons, tout en blâmant ce que nous faisons (1). Nous nous inquiétons fort peu, au reste, d'être jugés par vous ou par toute autre puissance humaine (2). La pureté de l'amour qui nous inspire cet intérêt pour vous, est sous l'oeil de Dieu. Qu'il en juge, puisqu'il nous a inspiré les idées mêmes que nous plaçons maintenant sous ses yeux. Enfin; pensez de nous ce que vous voudrez. Seulement, l'apôtre saint Paul vous commande et vous conjure dans le Seigneur de manger votre pain en travaillant en silence, c'est-à-dire paisiblement et sous la règle de l'obéissance'. Or, je le crois, vous n'avez contre l'Apôtre aucun soupçon mauvais, vous avez même une foi parfaite en Celui qui parle par cette bouche inspirée.

 

 

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CHAPITRE XXX. IL EST A CRAINDRE QUE LA PARESSE DES MAUVAIS NE RALENTISSE ET NE GATE LES BONS.

 

38. Mon très-cher Aurèle, vénéré frère dans les entrailles de Jésus-Christ, vous avez maintenant ma pensée sur le travail des moines, aussi bien traitée que me l'a permis Celui qui, par votre bouche, m'a commandé de l'écrire. Je n'ai pas tardé à prendre la plume, parce qu'une crainte surtout me préoccupait : celle que des frères vertueux et fidèles à obéir aux

 

1. Matt. XXIII, 3. — 2. I Cor. IV, 3. — 3. II Thess. III, I2.

 

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préceptes apostoliques ne s'entendissent jeter le nom de prévaricateurs de l'Evangile, par des êtres paresseux et désobéissants; je voulais que ceux qui ne travaillent pas ne pussent douter du moins de leur infériorité absolue auprès de ceux qui travaillent. Est-ce chose supportable, en effet, que des hommes en révolte obstinée contre les avis les plus salutaires de l'Apôtre, ne soient pas simplement tolérés à raison de leur infirmité spirituelle, et qu'on les exalte même comme plus parfaits? Faut-il que des monastères basés sur des principes plus purs se laissent corrompre à leur tour par ce double appât d'un droit absolu autant que lâche à la paresse, et d'un faux renom de sainteté ?

Et vous autres aussi, simples fidèles, nos frères et fils, qui prenez habitude de pencher de ce côté et de défendre par ignorance leurs prétentions téméraires, sachez que vous avez à vous corriger vous-mêmes pour rendre leur correction possible, sans que, pour cela, vous faiblissiez dans la pratique de la bienfaisance. Oui, subvenez promptement et avec joie aux nécessités des serviteurs de Dieu : loin de vous blâmer, nous serons très-heureux de vous bénir; mais craignez, par une pitié très-malheureuse, de nuire au bien éternel de ces pauvres gens, plus encore que vous n'aideriez à leur bien temporel.

39. En effet, Dieu est moins offensé, quand du moins le pécheur n'est point « loué dans  les désirs coupables de son âme et que l'auteur d'iniquités ne reçoit pas encore de bénédictions (1) ».

 

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CHAPITRE XXXI. CONTRE LES MOINES A LONGUE CHEVELURE.

 

Or, est-il une iniquité plus grande que de prétendre aux services respectueux de ses inférieurs, quand on refuse soi-même respect et soumission aux supérieurs? — Je désigne ici l'Apôtre et non pas nous-mêmes; c'est à lui que ces gens désobéissent jusqu'à laisser croître leur chevelure; et voilà pourtant un point sur lequel il n'admet pas même la contradiction, car il a dit: « Si quelqu'un aime à contester, il nous suffit de répondre que ce n'est point là notre coutume ni celle de l'Eglise. Or, cela, je vous le prescris (2) ». Il veut donc

 

1. Psal. IX, 24, 3. — 2. I Cor. XI, 14, 16.

 

qu'en ce point l'on ne cherche pas l'habileté de ses raisonnements, mais qu'on n'ait d'attention que pour son autorité de Maître.

Au reste, dans quel but, je le demande, entretenir ainsi de longs cheveux contre le précepte si évident de l'Apôtre? Doit-on pousser l'abstention du travail jusqu'à interdire celui du perruquier? La prétention d'imiter les oiseaux de l'Evangile fait-elle redouter à ces religieux une façon d'être déplumés qui rendrait le vol impossible?

Je crains de m'étendre sur ce travers, parce que parmi nos frères chevelus, il en est tels qui, à part ceci, méritent à bien des égards et même presque en tout notre vénération. Mais, plus nous les aimons en Jésus-Christ, plus nous avons de sollicitude à les avertir. Car nous ne craignons pas que leur humilité méprise notre admonition, puisque nous désirons trouver des moniteurs comme eux quand il nous arrive de chanceler ou de nous égarer.

Nous avertissons donc ces saints religieux de ne point s'ébranler aux discours de vains raisonneurs, et de ne jamais suivre dans un abus condamnable des gens auxquels', dans tout le reste, ils sont si loin de ressembler. Heureux de promener leur hypocrisie et leur vénalité, ceux-ci craignent qu'une sainteté à cheveux ras soit moins prisée qu'à longue chevelure; aux hommes qui les contemplent, ils veulent rappeler l'idée de ces antiques prophètes de l'Ecriture, des Samuel et des autres personnages qui se refusaient au rasoir. Ils ne réfléchissent pas à la différence de ce voile prophétique des anciens, et de ce dévoilement inscrit dans l'Evangile dont saint Paul a dit : « Quand vous serez convertis au Seigneur, alors le voile sera ôté (1) ». En effet, la chevelure des saints, pendant ces temps antiques, avait le même sens symbolique que le voile jeté entre la face de Moïse et les regards du peuple d'Israël. Et, que la chevelure soit un voile, c'est encore le même saint Paul qui le déclare, avec une autorité qui accable ici nos adversaires, car il dit expressément : « Si un homme laisse croître ses cheveux, c'est une honte à lui (2) ».

Cette honte , disent-ils , nous l'acceptons comme juste expiation de nos péchés. —Voilà bien faire tomber le rideau d'une hypocrite humilité pour abriter sous son ombre l'orgueil et la vénalité ! Est-ce donc que l'Apôtre

 

1. II Cor. III, 16. — 2. I Cor. XI, 4-16.

 

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nous donnerait une leçon d'orgueil, quand il dit: « Tout homme qui prie ou qui prophétise ayant la tête couverte, déshonore sa tête » ; et plus bas : « L'homme ne doit point se voiler la tête, parce qu'il est l'image et la gloire de Dieu (1) ? » Oser dire : « l'homme ne doit pas ! » Il ne sait sans doute enseigner l'humilité! — Toutefois, si le symbole de l'ère prophétique, devenu une honte sous le règne de l'Evangile, si le voile plaît tant à leur humilité, eh bien ! qu'ils se tondent et qu'ils se voilent la tête avec un cilice ! Mais non, car leur tête n'aurait plus cet extérieur qui attire l'argent; et puis Samson ne se voilait pas d'un cilice, mais bien de sa chevelure (2).

 

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CHAPITRE XXXII. MAUVAISE MANIÈRE DONT LES MOINES CHEVELUS INTERPRÈTENT L'ÉCRITURE. — L'APÔTRE SAINT PAUL A FAIT PROFESSION D'UNE CHASTETÉ PARFAITE. — PRÉCEPTE FAIT AUX HOMMES DE NE POINT SE VOILER LA TÊTE. — L’AME FIGURÉE PAR L'HOMME ET LA CONCUPISCENCE PAR LA FEMME.

 

40. Pour défendre leur chevelure, nos gens ont inventé encore un argument, presque impossible à redire, et déplorable autant que ridicule. — L'homme, avouent-ils, a reçu de l'Apôtre défense de porter longue chevelure; mais «ceux qui se sont faits eunuques pour le royaume des cieux (3) », ne sont plus des hommes.

Etrange folie ! vraiment : parler ainsi c'est emprunter contre les oracles les plus évidents de l'Ecriture les armes et l'esprit de la plus détestable impiété; c'est persévérer dans une voie tortueuse; c'est tenter d'introduire une doctrine empoisonnée; ce n'est plus être cet « homme heureux qui n'est point allé dans l'assemblée des impies, qui ne s'est point arrêté dans la voie des pécheurs, qui ne s'est point assis dans la chaire de pestilence (4)». En effet, celui qui méditerait jour et nuit sur la loi de Dieu, y trouverait saint Paul lui-même qui, professant certainement la chasteté parfaite, a pu dire : « Je voudrais que tous les hommes vécussent comme moi-même (5)». Et cependant, vierge, il veut être et se montrer homme aussi, non-seulement en vivant

 

1. I Cor. XI, 4, 7. — 2. Judic. XVI, 17. — 3. Matt. XIX, 12. — 4. Psal. I, 1. — 5. I Cor. VII, 7.

 

comme tel, mais en faisant l'aveu qu'il l'est toujours. Voici ses paroles: «Quand j'étais enfant, je parlais comme un enfant, j'avais les goûts de l'enfant et les pensées de l'enfant; mais quand je suis devenu homme, je me suis défait de tout ce qui tenait de l'enfant (1) ». — Mais que rappelé-je l'Apôtre, puisque nos contradicteurs prouvent par leur langage qu'à l'endroit même de Notre-Seigneur et sauveur Jésus-Christ, ils ne savent que penser? Car est-ce d'un autre que lui qu'il est dit : « Jusqu'à ce que nous parvenions tous à l'unité d'une même foi et d'une même  connaissance du Fils de Dieu, à l'état d'un homme parfait et à la mesure de l'âge et de la plénitude de Jésus-Christ, afin que nous ne soyons plus comme des enfants qui flottent et se laissent emporter à tout vent de doctrine, par la tromperie des hommes et par leur adresse à machiner l'erreur (2) ? » Telles sont, en effet, les tromperies qui leur servent à duper les inhabiles; telle est l'adresse et telles sont les machinations de l'ennemi qui les emportent eux-mêmes au hasard; et dans ces évolutions malheureuses ils entraînent et forcent aussi à évoluer tristement les âmes des faibles qui s'attachent à leurs doctrines, de sorte qu'elles ne savent plus où elles en sont.

Ainsi, encore, ils ont ouï ou ils ont lu ce texte de l'Ecriture : « Vous tous qui avez été baptisés en Jésus-Christ, vous vous êtes revêtus de Jésus-Christ; ici donc il n'y a plus juif, ni gentil ; esclave ni libre; homme ni femme (3) » ; et ils ne comprennent pas que cela est dit uniquement au point de vue de la concupiscence charnelle des sexes; parce que, dans cet homme intérieur dont nous prenons la nature nouvelle par le renouvellement de notre âme (4), le sexe ainsi entendu s'efface et n'est plus. — Qu'ils ne renient donc point leur qualité d'hommes, sous prétexte qu'ils ne font point les fonctions de leur sexe viril. Quand des chrétiens mariés les remplissent, ils ne sont pas chrétiens sans doute à cause des fonctions qui leur sont communes avec tous autres gens même non chrétiens, avec les animaux mêmes. Autre chose est l'action permise à l'humaine faiblesse, ou la dette payée à la propagation physique de l'espèce; autre chose est un signe adopté par la profession de chrétien et dans le but de gagner

 

1. I Cor. XIII, 11. — 2. Ephes. IV, 13, 14. — 3. Galat. III, 27, 28. — 4. II Cor. IV, 16.

 

une vie éternelle et incorruptible. Par suite, ce précepte qui défend aux hommes de se voiler la tête reçoit figurément son application dans notre corps, mais réellement il s'accomplit dans notre âme où se trouve l’image et la gloire de Dieu, comme le prouvent les paroles mêmes qui le formulent: « L'homme, est-il dit, ne doit pas se couvrir la tête, parce qu'il est l'image et la gloire de Dieu ». Et, où se trouve cette image de Dieu, saint Paul encore nous le révèle en disant : « N'usez point de mensonge les uns envers les autres; dépouillez le vieil homme avec ses oeuvres, et revêtez-vous du nouveau, qui se renouvelle pour connaître Dieu selon l'image de celui qui l'a créé (1) ».

Peut-on douter que ce renouvellement s'opère dans l'âme? Si l'on en doutait encore, qu'on écoute un oracle encore plus exprès «Selon la vérité de Jésus, vous devez déposer le vieil homme quant à son ancienne conduite, l'homme qui se corrompt suivant ses passions d'erreur. Au contraire, renouvelez-vous dans l'intérieur de votre âme, et revêtez-vous de l'homme nouveau qui a été créé selon Dieu (2) ». — Eh quoi, les femmes n'ont-elles rien à prétendre à ce renouvellement de l'âme, de cette partie où se trouve l'image de Dieu? Qui oserait le dire? Toutefois leur sexe physique ne porte point le trait et le signe de cette image : aussi on leur commande d'être voilées. Elles sont femmes, et par là même, elles représentent plutôt cette partie de nous-mêmes qu'on peut appeler concupiscentielle, qui doit être sous l'empire de l'âme, comme celle-ci doit être elle-même soumise à Dieu dans toute vie parfaite et bien réglée.

Ainsi, dans un seul et même homme, il y a l'âme et la concupiscence ; l'une qui conduit, l'autre qui est conduite; l'une qui commande, l'autre qui obéit : la différence des sexes en deux personnes humaines, l'homme et la femme, reproduit aussi ce double trait. Tel est le mystère qui fait dire à l'Apôtre que l'homme ne doit point se voiler la tête, et que la femme doit porter le voile. Car l'âme s'élève avec d'autant plus de gloire vers les régions supérieures, que vous mettez plus de force à arracher la concupiscence loin des basses régions; et un jour arrive enfin où l'homme tout entier; avec ce corps même aujourd'hui mortel et si fragile, se revêt, par la résurrection dernière,

 

1. Coloss. III, 9, 10. — 2. Ephes. IV, 21-24.

 

d'incorruptibilité et d'immortalité; et, dès lors, la mort est ensevelie dans sa victoire (1).

 

 

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CHAPITRE XXXIII. CERTAINS MOINES CHEVELUS, SAINTS HOMMES D'AILLEURS, INVITÉS A SE DÉPOUILLER DE LEUR CHEVELURE.

 

41. Que désormais donc ceux qui ne veulent pas agir avec droiture, cessent du moins d'enseigner l'erreur. A d'autres, toutefois, s'adresse le blâme que nous formulons ici : il ne tombe pas sur ceux qui ont uniquement le travers de porter longue chevelure, bien que cette violation d'un précepte apostolique malédifie et trouble grandement l'Eglise. En effet, telles personnes ne voulant pas penser le moindre mal au sujet de ces religieux, sont forcées de plier dans un sens mauvais les paroles si claires de l'Apôtre ; telles autres préfèrent avant tout défendre la saine interprétation des Ecritures, plutôt que de flatter n'importe quels hommes. De là naissent entre des frères, les uns plus faibles, les autres plus fermes, des disputes bien amères et bien dangereuses. Je n'en doute pas : ceux de nos religieux qu'en tout le reste nous admirons et nous aimons, s'ils connaissaient cet état des esprits, s'empresseraient d'y porter remède. Non, notre blâme ne tombe pas sur eux.

Mais plutôt nous les prions et les supplions par la divinité et par l'humanité de Jésus-Christ et par la charité du Saint-Esprit; qu'ils cessent désormais de donner ce scandale à ces faibles, pour lesquels Jésus-Christ est mort ! qu'ils ne portent point à cet excès la douleur et le tourment dans notre coeur ! Car une pensée nous afflige : des hommes pervers pourraient imiter cet abus pour tromper le public; ils le feraient d'autant plus volontiers qu'ils aperçoivent ce travers en des personnes que tant d'autres vertus nous commandent d'honorer par les témoignages les plus légitimes de l'amour chrétien. Toutefois si après cet avis ou plutôt cette prière de notre part, ils croient devoir persévérer dans leur habitude, nous ne voudrons que gémir et pleurer. Il suffit qu'ils sachent nos voeux; s'ils sont les serviteurs de Dieu, ils se montreront miséricordieux; s'ils oublient la miséricorde, je ne veux rien leur dire de plus sévère.

 

1. I Cor. XV, 54.

 

270

 

Si vous approuvez toutes ces considérations où j'ai peut-être été plus diffus que ne le permettraient vos occupations et les miennes, faites-les connaître à nos frères et fils, en faveur desquels vous avez daigné m'imposer cette tâche. Si je dois au contraire en retrancher ou y corriger quelque chose, la réponse de Votre Béatitude me l'apprendra.

 

 

Traduction de M. l'abbé COLLERY.

 

 

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