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SECOND SERMON POUR LE SIXIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE. Sur les sept miséricordes.
1. « Je chanterai éternellement les miséricordes du Seigneur (Psal. LXXXVIII, 2). » Qu'est-ce donc que, je ne sais quelle pensée insensée murmure à mes oreilles, sur le fardeau de 1a pénitence et vient en aggraver le poids sur ma tête ? Je sens qu'il y en a un autre plus doux, j'en conviens, mais beaucoup plus grand que celui-là, car Dieu m'accable tellement de ses miséricordes, il m'entoure et me charge de tant de bienfaits que je ne puis plus sentir un autre fardeau que celui-là. En effet, que pourrai-je rendre à Dieu pour tout ce dont il me comble ? Quand il m'a tant donné et redonné, que me parlez-vous d'un autre fardeau que celui de ses dons ? mon esprit s'affaisse, oui, c'est le mot, il s'affaisse à la pensée de tant de bienfaits. Je sens que je ne puis témoigner comme il faut ma reconnaissance, et pourtant l'ingratitude pèse infiniment à mon coeur. Et je vous assure, mes bien chers frères, que, selon moi, rien ne déplaît à Dieu comme l'ingratitude, surtout chez les enfants de la grâce, dans les hommes de la conversion; car ce vice obstrue les canaux de la grâce : dès qu'il entre dans une âme, il n'y a plus de place en elle pour la grâce. Voilà pourquoi, mes frères, je ressens une si grande tristesse, et mon coeur est miné par une douleur continuelle, en voyant tant de personnes si portées à la légèreté et au rire, et si faciles à se laisser aller aux paroles oiseuses et aux discours bouffons. Je crains, en effet alors, que ces gens-là n'oublient un peu plus qu'ils ne le devraient la miséricorde divine, et que, par suite de leur ingratitude pour les nombreux bienfaits qu'ils ont reçus, ils ne finissent par être abandonnés par la grâce que déjà ils ne regardent plus comme une grâce. 2. Que dirai-je d'un homme qui persévère avec un coeur endurci dans l'impatience et le murmure, ou qui se repent de s'être attaché à Dieu, qui a regret en dépit de la morale et de la raison, du bien qu'il a fait, qui enfin, non-seulement n'a aucune reconnaissance pour la miséricorde de Dieu, cela n'est que trop évident, mais même n'y répond que par le mépris? Elle déshonore (a), autant qu'il est en elle, celui de qui elle a été appelée, l'âme qui demeure à son service dans la tristesse et dans le chagrin, et quand je parle de tristesse, j'entends celle qui est selon la chair et qui produit la mort. Croyez-vous qu'on lui donnera une grâce plus grande que celle qu'elle a déjà reçue ? Bien loin de là, on lui ôtera même celle qu'elle semble encore avoir. En effet, ne regarde-t-on point avec raison comme perdu ce qu'on donne à un ingrat!
a Une autre leçon fait dire en cet endroit à saint Bernard : « Elle honore peu le Seigneur... lâme qui le sert dans la tristesse et le chagrin, si toutefois on peut le servir dans la tristesse qui est selon la chair. »
Et n'a-t-on pas regret d'avoir donné une chose qu'on voit périr? Il faut donc que celui qui, non-seulement veut conserver les grâces qu'il a reçues, mais désire les voir augmenter, se montre plein de dévotion et de reconnaissance. Il est bien certain que quiconque voudra rechercher des motif de reconnaissance envers Dieu, ne peut manquer d'en trouver un grand nombre, car personne ne peut se soustraire à sa douce influence. Mais il n'en est pas qui aient plus de motifs de reconnaissance que ceux que Dieu a séparés du monde, et a choisis pour les attacher uniquement à son service, si toutefois, selon le mot de l'Apôtre, nous n'avons point reçu l'esprit du monde mais l'esprit de Dieu pour connaître les dons que Dieu nous a faits ( I Cor. II 12). Il est bien clair que nous trouverons bien des choses pour lesquelles nous aurons des actions de grâce à rendre à Dieu. En effet, quel est celui d'entre nous, Seigneur, qui pourrait ne pas s'écrier avec le Prophète : Vous avez été d'une grande miséricorde pour moi (Psal. LXXXV, 13) ? Aussi ai-je l'intention de vous rappeler en quelques mots quelques-unes des miséricordes de Dieu, afin que ceux d'entre nous qui sont sages en prennent occasion de se montrer plus sages encore. 3. Or, je trouve, en jetant un regard sur moi, que Dieu m'a fait sept sortes de miséricordes et je ne doute pas que vous ne le trouviez également sans peine si vous vous repliez en vous-mêmes. La première, c'est que lorsque j'étais encore dans le monde, il m'a préservé d'une foule de péchés, c'est sa première miséricorde, sinon la première de ses miséricordes, c'est, dis-je, la première des sept qu'il m'a faites. Qui ne sait, en effet, que de même que je suis tombé alors dans une foule de péchés, j'aurais pu en commettre beaucoup d'autres encore, si la bonté du Tout-Puissant ne m'avait gardé ? Je reconnais et proclame hautement que si Dieu ne m'eût aidé, je serais, ou peu s'en faut, tombé dans tout les péchés possibles. Or quelle grâce, et quelle bonté n'est-ce point de sa part, d'avoir conservé par sa grâce une âme ingrate et insouciante de la grâce, et de l'avoir, nonobstant ses dispositions, protégée avec tant de bienveillance en mille circonstances, alors qu'elle était révoltée contre la grâce et n'en tenait aucun compte? Quant à votre seconde miséricorde, ô mon Dieu, où trouver des paroles capables de dire combien elle a été bonne, libérale et gratuite à mon égard? je vous offensais, ô mon Dieu , et vous faisiez comme si vous ne vous en aperceviez point; je ne me privais point de pécher, et vous, vous ne vous lassiez point de retenir votre main, au lieu de me frapper. Je prolongeais mon iniquité sans fin, et vous, Seigneur, vous prolongiez de même votre bonté. Mais à quoi m'aurait servi cette attente si vous ne laviez fait suivre de la grâce du repentir? Elle n'eût servi qu'à mettre le comble à ma damnation, selon ce que vous avez dit un jour : « Voilà ce que vous avez fait et moi je me suis tu (Psal. XLIX, 21). » 4. La quatrième grâce que Dieu m'a faite, c'est donc lorsqu'il a visité mon coeur et l'a changé en lui faisant trouver amer ce qui lui avait d'abord paru doux pour son malheur. C'est alors que moi, qui avais trouvé du bonheur dans le mal que je faisais, et qui m'étais réjoui des pires choses, je commençai enfin à repasser les années de ma vie dans l'amertume de mon âme. Mais à présent, Seigneur, que vous avez remué la terre de mon coeur, que vous l'avez bouleversée, venez la guérir, car elle est toute brisée. On en a vu beaucoup qui se sont repentis de leurs fautes, mais d'un repentir qui n'a point produit de fruits, parce que leur repentir a été réprouvé aussi bien que leur première faute. La quatrième miséricorde de Dieu c'est donc l'accueil miséricordieux qu'il a fait à mon repentir. C'est de m'avoir mis du nombre de ceux dont le Psalmiste a dit : « Heureux ceux à qui leurs iniquités ont été remises et dont les péchés sont couverts (Psal. XXXI,1).» 5. La cinquième miséricorde que j'ai reçue de vous, Seigneur, c'est la force de me contenir désormais et de vivre d'une manière plus sainte, cette force qui m'empêche de retomber dans mon péché et de me retrouver ainsi dans un état pire que le premier. Il est manifeste, en effet, Seigneur, que ce n'est que pas le fait d'une humaine, vertu mais d'une force divine, que de secouer de son cou le joug du péché qu'on y a souffert une fois, car « quiconque fait le péché est esclave du péché (Joan. VIII, 34), » et, ne peut plus recouvrer sa liberté que par le secours d'une main vigoureuse. Enfin, après nous avoir délivrés du mal par ces cinq miséricordes, il nous fait opérer le bien par ses deux dernières miséricordes, en sorte que ces paroles du Psalmiste se trouvent accomplies : « Détournez-vous du mal et faites du bien (Psal. XXXVI, 27). » Or, ces deux dernières miséricordes sont la grâce d'acquérir des mérites, c'est-à-dire la grâce qui nous fait mener une bonne vie, et l'espérance d'en obtenir la récompense, cette grâce qui fait espérer de votre bonté, Seigneur, à l'homme même indigne et pécheur qui en a reçu tant de preuves, la possession même du ciel.
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