TRAITÉ VI
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SERMON
LETTRES

TRAITÉ VI. Adressé à un ami au sujet des mystères de la Rédemption des hommes.

 

1. Vous m'avez écrit avec beaucoup de brièveté, mais, j'en suis persuadé, avec beaucoup d'affection. Je me suis réjoui des sentiments pleins de bonté que vous ressentez à mon égard : quand aux louanges que vous me donnez, j'en suis peu flatté. Il est d'un homme franc de rougir aux éloges qu'il ne mérite pas. Je vous l'avouerai, votre amitié vous a fait tromper à mon sujet; la foi est plus lente à croire, quand. une tendre affection ne l'excite pas. De là vient que vous avez crû si facilement ce que vous regardez avec des yeux trop complaisants. Trois choses me frappent dans la courte lettre que vous m'avez écrite : d'abord, je voudrais déborder envers moi; ensuite, être retenu autour de moi, enfin, être détourné de moi, sans diminuer en vous. C'est l'affection, la fidélité et le zèle : l'affection qui souhaite, la foi qui est favorable, et le zèle pieux d'apprendre la parole de Dieu. Je reçois l'affection, je châtie la foi, j'enflamme le désir. Appliquez l'amour, diminuez la faveur, dirigez le zèle vers un autre objet. Vous trouverez beaucoup moins en moi que vous ne croyez. Peut-être qu'en parlant, je deviendrai un barbare pour vous, moi, que mon silence avait fait prendre pour Philosophe.

2. C'est pourquoi, je loue en vous, avec raison, le goût de la science, mais j'écarte de moi la fonction de professeur. «Je ne suis pas médecin, et dans ma maison il n'y a pas de pain. (Is. III, 7.) Je n'ai pas de quoi guérir celui qui est infirme, ni de quoi soutenir celui qui défaille mais vous n'êtes ni malade, ni pauvre; vous n'avez pas besoin du secours de notre art ou de l'abondance de notre pain. Vous ne demandez ni l'un ni l'autre ; vous voulez goûter je ne sais quelles émanations subtiles et suaves, délicates et douces d'une sagesse plus relevée. Est-ce que je vous parais l'une de ces montagnes qui distillent la douceur, et l'une de ces hauteurs chargées de trésors de lumières? Plût au ciel que je fusse même une colline, parce que «les collines feront couler le lait. » Car si le mot « couler » indique l'abondance, le nom de « lait » diminue la grandeur de ce sens : le lait, en effet, est pour les petits enfants. La distillation, au contraire, parait exprimer quelque chose de bien petit, mais une douceur qui coule infiniment sans s'arrêter, nous nourrit et nous fait avancer immensément. Une chose qui se tire indéfiniment n'exprime-t-elle pas, pour ainsi dire, l'infinité? Moins cette douceur peut être déterminée quant à ses propriétés, plus elle l'emporte sur toute suavité connue. « Les montagnes, » dit le Prophète, « feront goûter la douceur, et les collines feront «couler le lait. » (Joel. III, 18.) Le lait est doux, mais il n'est point la douceur. Quant à la douceur, elle est douce, elle est douceur, c'est d'elle que reçoivent leur saveur délicate toutes les choses qui sont douces, soit dans un genre différent, soit à un degré supérieur : ce qui est doux en participant à la douceur, cesse de l'être, si on le compare à cette source de suavité. Voilà pourquoi on l'appelle simplement douceur, sans spécifier telle ou telle espèce en particulier, afin que l'énergique simplicité du mot fasse entendre l'immensité de la réalité. Cette réalité, le Prophète l'avait aperçue comme profonde et infinie, il voulait la faire connaître, et il ne put l'expliquer : « l’oeil, ô Dieu, n'a pas vu sans vous, ce que vous avez préparé à ceux qui vous attendent. » (Is. LXIV, 4.)

3. Cet abîme sans mesure de la majesté divine dépasse les étroites limites du coeur et de la bouche de l'homme; à peine, comme par de légères fentes, nous en arrive-t-il quelques suintements. Comment renfermer dans des paroles ce que le sentiment n'atteint pas? Car si on lit qu'en quelques points l'esprit scrute tout, même les profondeurs de Dieu, il n'est point dit qu'il les pénètre. Nous n'avons ni le temps ni les forces, pour entrer dans cet intérieur; pour nous lancer dans cette immensité; pour plonger la tête dans cet abîme de splendeurs cachées, et mouiller nos cheveux de ces gouttes de la lumière et non de la nuit, (car, dit le Prophète (Is. XXVI, 19.) cette rosée est une rosée de lumière,) pour en faire rejaillir ensuite quelque chose sur vous. Ce sont des gouttes de ce genre que vous me demandez, vous les voulez en petite quantité, mais en excellente qualité, et vous avez bien raison. Vous savez en effet, qu'à toutes les pages de l'Ecriture,les choses subtiles sont préférées à: celles qui coulent avec abondance, les gouttes aux courants, les menues aux fortes. Aussi, la loi ordonne de répandre le sang des animaux qui sont immolés dans les sacrifices, et de faire goutter celui des oiseaux (Exod. XXIX, et Lev. V.) : l'autel, qui est dehors, et sa base en sont arrosés; mais ce qui est au-dedans, l’autel et le voile ou en sont légèrement touchés ou aspergés sept fois. (Levit. IV et XVI.) Nous lisons aussi que la manne était menue, (Exod. XVI,14,) et que l'encens est réduit en poudre : pour vous apprendre à rapporter ce que vous trouvez dans les Ecritures, de grêle et de ténu, à des sens spirituels et à des interprétations mystiques.

4. Ce sont ces détails qui provoquent en vous une soif plus ardente. Soif excellente : mais plaise au ciel, comme nous le lisons, que celui qui est ivre prenne celui qui a soif, (Deut. XXIX, 19.) cet ivre, dont il est dit qu'il est « plein de grâce et de vérité : » (Joan. 1, 14.) cet ivre, de le plénitude duquel nous avons tous reçu : lui qui est tout à la fois ivre et enivrant, qui est en même temps et celui, qui verse à boire; et la coupe où l'on boit, le vase et le breuvage, le vin pur et mêlé car la sagesse a mélangé le vin dans son calice. (Prov. IX, 2.) O coupe enivrante, que vous ôtes brillante! tout-à-fait brillante, radieuse de vérité, enivrante de bonheur. C'est en elle que sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science de Dieu. (Col. II. 3.) Délicieux mélange en lequel-la grâce s'unit à la vérité, la science à la sagesse, les choses humaines aux réalités divines. Ce qui appartient à la divinité, est tout-à-fait pur, rien n'y est composé de parties, rien n'y est soumis comme une matière, rien ne subit comme une forme, rien n'y est altéré par la diversité soit simultanément soit par succession : mais toutes ces choses, qui en nous et par nous reçoivent de noms et des sens distincts, concourent ici, et forment une simplicité essentielle, sens variation, un mélange que rien ne peut diviser. Voilà les attributs purs et simples : mais considérez-les mêlés aux qualités humaines, en l'unité de personne, par le mystère de l'incarnation, en notre Seigneur Jésus-Christ : de même qu'il y a l'unité de la personne, de même il existe la Trinité de l'essence : au-dehors le corps, au-dedans l'esprit, Dieu au fond. En lui l'éternité a commencé, l'immensité s'accroît, la puissance a défailli, l'opulence s'appauvrit, la sagesse né sait pas, et la parole se tait : « il ne criera pas, » dit le Prophète, « et sa voix ne se fera pas entendre au-dehors. » (Is. XLII, 2.)

5. Qu’est-ce que nous lisons, ô bon Jésus : «la sagesse, crie dehors et sa voix retentit sur les places? (Prov. X, 20.) N'êtes-vous pas la sagesse, sortie de la bouche du Très-Haut? Comment donc se fait-il qu'elle crie dehors et que vous ne criez pas? votre voix ne s'entend pas à l'extérieur, et celle de la sagesse retentit sur les places! N'êtes-vous pas cette sagesse dont parle l'Apôtre : « le Christ nous a été fait, par le Seigneur, Sagesse? » (I Cor. I, 30.) Fait pour nous à la vérité, mais né Sagesse en lui-même : fait pour nous, mais nous plutôt faits Sagesse en lui; car en le Christ Jésus, nous avons été créés, et dans les bonnes oeuvres, et aussi dans les pieux sentiments. Bien plus, nous sommes en lui, et lui est en nous. « Mes petits enfants, que j'enfante de nouveau, jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous. » (Gal. IV 19.) Il est formé en nous pour la vie, il est formé pour la vérité. « Je vis, » dit l'Apôtre, « ce n'est plus moi, c'est Jésus-Christ qui vit en moi. » (Gal. II, 20.) Conséquemment, ce saint personnage ne pouvait-il pas dire : je suis sage, mais ce n'est pas moi, c'est Jésus-Christ qui est sage en moi? Tout est en moi : en moi, la rédemption; en moi, la sainteté, en moi, la sagesse. Bien n'a de sagesse en moi, Seigneur, si ce n'est vous, mais vous n'avez de sagesse en moi, que si je vous goûte et si je goûte en vous les biens d'en-haut. Car la gloire est dans la confusion de ceux qui ont du goût pour, les choses terrestres: « Le Prophète » dit avec raison : que celui « qui se glorifie, qu'il se glorifie de vous savoir et de vous connaître. » (Jer. IX, 24.) Comment donc il est sagesse de Dieu et sagesse de Dieu : sagesse en vous, et sagesse en nous : opérant au-dehors et inspirant au dedans ; apparaissant dans l'oeuvre et ouvrant dans le coeur : qu'est-ce donc que ceci, dis-je, que la sagesse crie au-dehors, et que vous ne criez pas? Votre voix ne se fait pas entendre à l’extérieur, et la sagesse fait retentir la sienne sur les places  publiques. C’est peut-être que criant la science aux ignorants, vous n’êtes pas encore entendu de manière à produire dans les esprits la pleine connaissance. Vous criez au-dehors, par les indices, vous nous marquez ce que vous êtes : et aussi vous ne criez pas, en cachant votre essence. Heureuse l’oreille qui peut saisir les veines du passage de ce léger murmure. Ce sont des veines, parce qu’elles communiquent la vie, qu’elles sont cachées et fermées; et parce qu'il s'en échappe pour nous, quelque chose de plus voisin du murmure ou même du silence, que du cri.

6. Grandement admirable est l'essence de cette majesté, elle est cachée et trop subtile pour que notre coeur lourd et épais puisse l'a saisir : pour la comprendre, tout cœur créé est trop grossier. Voilà pourquoi elle s'entoure d'énigmes et s'en revêt comme d'une couverture sensible ; elle se tempère par un certain mélange d'ombres et d'oeuvres ; enfin, dans, le mystère de l'Incarnation, elle prend un extérieur visible pour être plus facilement saisie, recevoir des hommages plus fréquents, être retenue plus longtemps, et être traitée avec plus de dévotion. Car tout ce qui touche à Jésus-Christ; se trouve subtil, si on le discute, et utile, si on le pratique; Agréable à la bouche, féconde dans la pratique, douce à la méditation; cette doctrine est quelque peu dure, à raison de l'imitation qu'elle réclame. Ce côté paraît affligeant au-dehors, mais elle est arrosée et aspergée par la grâce qui la rend tendrement rude, suavement amère, aride et onctueuse; et comme brûlée sur le gril de la croix, elle est inondée de l'huile de la sainte espérance, comme il est écrit: « Nous réjouissant dans l'espérance, patients dans la tribulation. » (Rom. XII, 12 .) De même on trouve dans les Cantiques : « J'ai bu mon vin avec mon lait: » en ce passage, les mamelles de l'épouse sont comparées aux grappes de la vigne. Grappe délicieuse! foulée par le pressoir de la croix, elle a adouci en nourriture de lait le vin amer et mêlé de myrrhe de la passion, elle a transformé les blessures en mamelles. Pour qui les contemple, ce sont des mamelles; pour qui agit, c'est du vin : suaves à qui les médite, elles sont légèrement amères pour qui les imite. Nous savourons dans ces mamelle, un avant-goût des joies futures dans ces grappes de raisin, par une sorte d'ivresse, nous calmons les mouvements de la chair: dans les mamelles, nous sommes transplantés en Jésus-Christ pour mener une vie nouvelle; dans les grappes de raisin, nous sommes ensevelis pour mourir avec lui  Les mystères sacrés sont des mamelles pour nous, quand par la vertu et les mérites de la passion du Seigneur, nous espérons lesbiens éternels de la grâce : ils sont des grappes quand, voulant imiter les souffrances du Fils de Dieu, nous éloignons notre esprit des sensations de la chair. Par les mamelles, nous sommes réformés en partie selon la perfection totale que nous espérons ; dans les grappes, nous sortons peu à peu de l'état actuel pour être transformés, pour être rendus conformes à l'image, selon laquelle nous avions été créés : « Lorsque le Christ se montrera, nous lui serons semblables. (I. S. Joan, III, 2.)

7. Maintenant, nous ne connaissons certainement qu'en partie. Jusqu'à ce que le Seigneur nous révèle entièrement ce qu'il nous a caché pour notre profit, repassons avec piété dans notre esprit, soit les biens qu'il nous a obtenus, soit les maux qu'il a supportés, contemplant non-seulement ses joies, mais encore ses souffrances. Viendra un temps où les délices tiendront toute la place, et alors la mort sera absorbée dans sa victoire. C'est là ce que veut dire la suite. « Je monterai sur le palmier et j'en saisirai les fruits. » (Cant. VII, 8.) On atteint véritablement la palme, lorsque la mort, le dernier ennemi, est détruite. La palme va bien pour former les couronnes des vainqueurs. « Votre taille est semblable à celle du palmier. » C'est par la foi que nous nous tenons debout, par la foi que nous triomphons : « Car la victoire qui subjugue le monde, c'est notre foi. » (1. Joan. V, 4.) Excellente victoire celle qui vainc le monde, meilleure celle qui terrasse la mort : par le foi nous vainquons le monde, par la foi nous vainquons la mort. «Vous avez, » dit l'Apôtre, « votre fruit pour la sanctification, pour fin la vie éternelle.» (Rom. VI, 22.) « Car la vie éternelle consiste à connaître le vrai Dieu.» (S. Joan. XVII, 3.) La connaissance est donc le terme, la foi est le commencement : nous sommes debout par la foi et nous nous acheminons vers le but; par la foi, nous sommes toujours stables et fermes, les caresses de ce monde ne nous fléchissent pas, ses menaces ne nous ébranlent point : nous marchons vers le but, dépouillés du poids de la corruption, n'ayant pas besoin des secours du monde, ne souffrant pas de ses attaques.

8. Ne passons pas sous silence, la distinction qui se trouve en ce lieu, d'abord on compare au palmier et ensuite on est pris pour palme : ce passage n'exprime pas de similitude, il indique l'union. « L'homme qui s'attache au Seigneur devient un seul esprit avec lui : (I. Cor. VI, 17.) il est tout, esprit; inondé et pénétré d'une joie et d'une lumière spirituelles, il se perd tout entier et ne saisit que son Dieu seul ; il ne se perd point par ces afflictions médicinales qui font «qu'en quittant son âme pour le Seigneur, on la retrouve de suite. » (Matth. X, 39.) Mais par un procédé bien plus heureux; une vaine curiosité ne l'étend ni loin de lui, ni au-dessous de lui : des soucis inévitables ne l'attirent pas sur ce qui l'entoure, et les jouissances privées ne le concentrent pas en lui. Occupée et absorbée par la pensée des choses divines, son âme jouit d'une tranquillité parfaite, éclairée qu'elle est par une douce sérénité et enivrée de délices : sécurité sans danger, sérénité sans nuage, suavité suivie d'un contentement ineffable.

9. Mais ces jouissances sont le partage de ceux qui, déjà sevrés du lait, prennent leur repas solide avant d'entrer dans la gloire : elles sont établies au-dessus de nous, nous ne pouvons pas les saisir. C'est pourquoi, éloignés de ces saints banquets, revenons aux mamelles, des banquets de la contemplation, aux mamelles de la consolation, aux mamelles et aux grappes de raisin : de la simplicité pure et simple de cette nourriture céleste, à ce breuvage mêlé que la sagesse nous a préparé dans cette coupe, en laquelle habite toute la plénitude de la divinité. C'est d'elle qu'il est écrit : « Votre ombilic est une coupe tournée, n'ayant jamais besoin de vases. » (Cant. VII, 2.) Que l'ombilic de votre âme soit donc aussi comme une coupe tournée, affaiblie et polie par la force et l'habileté du fer, rendue légère et rapace: afin que vous puissiez recevoir la liqueur d'en haut et vous en rassasier, méritant qu'on vous applique cette parole : « Votre ombilic est une coupe tournée, n'ayant jamais besoin de vases. » A la femme prostituée, on dit : «Au jour de votre naissance, votre ombilic n'a pas été coupé.» (Ezech. XVI, 4.) Combien aujourd'hui, au jour de leur nativité, et au début de leur conversion, coupent leur ombilic, et donnent ensuite toute liberté au reste de leur chair ! commençant par l'esprit ils terminent par la luxure! Que votre ombilic soit non-seulement coupé, mais taillé autour et toujours circoncis, dans une égalité parfaite : afin que, toute corruption retranchée ainsi que toute vigueur du corps, la source des eaux vives coule sans relâche de cette coupe spirituelle, et que désormais vous ne veniez plus puiser ici.

 

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