LETTRES
Précédente ] Accueil ] Remonter ]

Accueil
Remonter
TRAITÉ I
TRAITÉ II
TRAITÉ III
TRAITÉ IV
TRAITÉ V
TRAITÉ VI
TRAITÉ VII
SERMON
LETTRES

LETTRES DU MÊME GILLEBERT.

 

LETTRE PREMIÈRE. AU FRÈRE RICHARD. Richard offensé, comme il le semble, par une réprimande ou par je ne sais quelle parole rude, reçoit, après avoir été apaisé de nouveau, les louanges de Gillebert. 1

LETTRE SECONDE. A UN CERTAIN ADAM. Il l'exhorte à se souvenir de la résolution qu'il a prise et à embrasser l'état religieux. 2

LETTRE TROISIÈME. AU FRÈRE GUILLAUME. Il le détourne du voyage périlleux qu'il voulait faire à la cour, et il lui recommande de marcher dans une autre voie, celle du progrès spirituel. 5

LETTRE QUATRIÈME. A UN AMI. En peu de mots, il lui dit qu'il ne peut acquiescer à sa demande. 8

 

 

LETTRE PREMIÈRE. AU FRÈRE RICHARD. Richard offensé, comme il le semble, par une réprimande ou par je ne sais quelle parole rude, reçoit, après avoir été apaisé de nouveau, les louanges de Gillebert.

 

1. Vous mettez en pratique, mon cher Richard, le proverbe ancien et nouveau : « Il faut tout mettre en délibération avec son ami : cependant il faut d'abord délibérer sur lui. « Ne vous confiez pas à votre ami, » dit le Prophète, « et n'ayez pas confiance en celui qui vous conduit. Pour celle qui dort dans votre sein, tenez votre bouche fermée. « (Mich. VII) Les amitiés feintes font qu'on soupçonne celles qui sont vraies, et la rareté de cette vertu fait douter de sa sincérité. Heureux celui qui ne pèche d'aucun côté, qui se montre prudent quand il s'agit de contracter amitié, et qui n'est pas trop inquiet à s'en pourvoir. Il est inutile de confier une semence au sable, il est encore beaucoup plus malheureux de ne pas semer du tout, en considérant les vents et les nuages. Nous possédons avec inquiétude les choses les plus viles, et nous ne faisons rien quand nous avons les biens les plus précieux (je veux parler de l'amitié). Qui est-ce qui relève son ami qui tombe, quand il ne se trouve personne qui étaye sa maison croulante? Je vous ai parlé de la sorte, pour que la rareté fasse briller en vous cette vertu, et pour que le, nombre de ceux qui la négligent rehausse ceux qui la cultivent.

2. En parcourant votre lettre, je me suis rappelé cette parole du philosophe : « Après une mauvaise récolte, il faut semer. » Vous me paraissez soupirer avec tant d'ardeur après le doux commerce de l'amitié, qu'en vous sauvant du naufrage, vous recommencez de suite votre navigation. Peut-être que le résultat d'une heure récompensera les désagréments causés par une longue attente. Et, pour me servir de la philosophie, qui vous est familière, en vous je fais l'expérience de cette parole de l'Apôtre : « la charité couvre la multitude des péchés. » (I. Petr. IV, 8.) Vous châtiez avec tant de retenue la faute d'un ami, que vous paraissez demander pardon et non faire des reproches. Vous m'attaquez avec une méchanceté si tendre, que je me sens doucement recouvert de ce sel qui doit toujours se trouver dans les sacrifices du Seigneur. Vous avez volé vers moi, comme un séraphin tout embrasé et répandant des flammes, et, avec le charbon brûlant, que vous avez pris à l'autel, volis purifiez le manquement de mes lèvres. Plus ma faute me paraît grave, plus la réprimande m'est agréable. Vraiment j e vous trouve autre que je ne pensais. Vous m'avez fait goûter votre prudence, car c'est dans la patience que le sage se reconnaît. J'admire et je vénère votre tolérance. Vous cachez les injures, vous rappelez à la grâce celui qui vous a attaqué , vous calmez celui qui était excité, vous récompensez celui qui ne méritait rien, ou plutôt qui avait mal mérité. Vos présents me sont agréables, agréables à cause de celui qui les fait, agréables à cause de leur usage. Ils vous représentent à moi et m'instruisent. Les cadeaux du sage ne peuvent être muets. Que voulez-vous me dire par le bâton, sinon que je sois droit et ferme? que je n'aie point la fragilité et la flexibilité du roseau, selon cette parole du Prophète : « le roseau d'Egypte, est un bâton brisé, il perce la main de celui qui s'y appuie. (Is. XXXVI. 6. IV Reg. XVIII, 21.) Vous m'avez trouvé semblable à ce roseau, et vos mains auraient pu être blessées à l'endroit où vous m'avez trouvé si cassant et si rude; mais vos mains sont plus solides, et elles repoussent les épines qui les attaquent. Mains bénies, qui ne savent pas briser le chalumeau brisé, mais qui plutôt le consolident, et n'éteignent pas le lin qui fume encore ? « Ils seront confondus, ceux qui travaillent le lin, » s'écrie le Prophète, « ceux qui peignent et tressent des tissus subtils? » (Is. XIX, 9.) C'est pourquoi j'ai été confondu, moi qui, sous la laine de votre simplicité, ai voulu tisser le lin de ma dissimulation : en punition de cette duplicité vous m'avez peut-être envoyé un double calice. « Le poids et le poids, la mesure et la mesure, c'est chose abominable. » (Prov. XX, 23.) «Malheur à qui fait boire son ami, donnant son fuel, et l'enivrant pour apercevoir sa nudité: au lieu de gloire, il sera rempli d'ignominie. » (Habac. II, 15.)

3. A quoi tendent ces paroles, mon frère, sinon à vanter votre douceur et à condamner ma conduite injuste? Mais comme il serait long d'entrer dans tous les détails, je vous adresse un mot qui résume et conclut tout. J'ai parlé sans sagesse, et comme une des femmes insensées. Je reconnais ma faute : pardonnez-la. Vous ne refuserez pas à mes prières, un oubli que vous m'offrez de vous-même. Je pourrais alléguer des excuses, atténuer l'excès de mon offense, faire retomber sur un autre le poids de ce péché, et détourner le fer dont j'ai été blessé sur la tête de celui qui l'a lancé : je m'en abstiens, et je préfère recourir aux prières et aux instances. Je ne veux pas, en couvrant ce qui est déchiré, déchirer ce qui a été couvert en quelque sorte, et, pour protéger ma poitrine, blesser le côté d'un autre. Voici seulement ce que je dirai: votre maison n'est pas bien unie : ses écailles ne sont pas fermement soudées l'une à l'autre, et l'esprit de discussion trouve trop facilement passage parmi elles. (Job. XVII, 8.) Du reste, que j'aie différé, que je sois resté longtemps sans vouloir, que j'exécute tard, que j'aie dit que vous me seriez à charge, je réponds strictement. Nous disons beaucoup de choses en parlant, plutôt en sondant les pensées des autres qu'en affirmant les nôtres. Car je vous parlerai en toute sincérité et dans tout le sentiment de mon coeur : j'ai désiré et je désire votre amitié, mais j'ai diffère, pour réaliser avec plus de facilité notre union, pensant que la conformité d'habitudes et de goûts me ferait trouver en vous plus de consolations que de charges. Fasse le ciel que je vous retrouve pour toujours, plus tôt que pour un temps, afin que nous restions ensemble et sans retour. Adieu.

 

Haut du document

 

 

LETTRE SECONDE. A UN CERTAIN ADAM. Il l'exhorte à se souvenir de la résolution qu'il a prise et à embrasser l'état religieux.

 

1. Combien je vous désire dans les entrailles de Jésus-Christ, ô mon cher Adam ! Plût à Dieu que vous le connussiez, mes paroles ne peuvent assez vous le dire. Depuis longtemps j'avais formé ce désir, mais une sorte de désespoir en tempérait l'énergie. Maintenant il s'est grandement accrû, il a pris une vivacité extraordinaire, et m'a fait violemment souhaiter votre conversion, bonheur dont vos paroles m'avaient donné un bien léger espoir : je craignais (soit dit sans vous blesser) que ces expressions ne vous eussent échappé dans un moment de ferveur. Mais comment que vous les ayez proférées, qu'elles aient été lancées dans un mouvement subit de ferveur, ou qu'elles soient le résultat d'une sage délibération, je ne puis que bien augurer de vous, averti par les exemples encourageants que j'ai remarqués autour de vous. Plaise au ciel que nos exemples vous ébranlent et vous instruisent, et que, prenant les ailes de la colombe, vous me devanciez, par une course abrégée et rapide, dans le séjour du repos, vous qui vous serez mis tard à l'oeuvre. Devenant bientôt l'exemple des autres, quelle large carrière vous ouvrirez à leur sainte jalousie; et, pour parler des nôtres, quelle grande facilité de salut vous leur procurerez par votre conversion! Il me semble que j'entends déjà que fou chantera pour vous cette parole des cantiques : « tirez-nous après vous, nous courons à l'odeur de vos parfums. »

2. Heureux, et doublement heureux, si votre conversion devient pour les autres une occasion de salut : si vous attirez à la vie et à la vérité, ceux qui, en cet instant, marchent après vous; je voulais dire, si vous les tirez de la vanité, mais j'ai craint de contrister un coeur tendre et nouvellement formé en Jésus-Christ. Ce n'est pas que j'attaque l'étude des arts, le souvenir facile des belles lettres; et l'intelligence qui en fait saisir les beautés, ces belles lettres et ces beaux arts forment la plénitude de la science. La connaissance des arts libéraux est bonne, mais à la condition que l'on s'en servira bien; c'est-à-dire comme d'un degré et d'un reflet; où l'on ne s'arrête pas, où l'on ne se fixe pas, mais au moyen desquels on remonte aux secrets plus élevés, plus saints et plus cachés de la sagesse, on pénètre dans sa retraite suave et profonde, dans la lumière inaccessible que Dieu habite. Voilà ce que j'appelle l'art des arts, et la loi, et la forme, et la règle, et la raison et le type universel, uniforme et invariable ; de même que nous ne pouvons le dépasser, de même. nous ne pouvons nous arrêter en deçà. En comparaison de cette science, toute sagesse, quelle qu'elle soit, si grande qu'on la suppose, est non-seulement vaine, si elle ne l'égale pas; mais encore injuste et coupable, si elle ne se,dirige point vers elle ; si elle attire et sollicite notre étude, de telle sorte qu'elle la retienne et l'amuse en elle-même, que, meurtri par cette limite, l'esprit s'arrête, subissant le refus de pouvoir entrer dans de plus intimes secrets ; repu qu'il est de vanité et de mets représentés en peinture; pour qu'il n'ait jamais faim et ne goûte jamais combien le Seigneur est doux. Qu'y a-t-il d'agréable, si ce n'est pas le Seigneur? Cette connaissance des choses naturelles, étroite et obscure, à laquelle on n'arrive que par de longs circuits et des chemins très-âpres, fait vos délices, elle a gagné votre âme et subjugué votre amour. Quel effet produirait donc la Sagesse créatrice, qui a donné l'existence à toutes Ces réalités, et qui les éclaire pour les faire connaître ? Sa connaissance ne provoquera-t-elle pas avec plus d'ardeur votre désir, ne répandra-t-elle pas avec plus de suavité sa douceur dans vos sens apaisés, et n'excitera-t: elle point en vous, par des sentiments inusités, une soif insatiable? « Car ceux qui me mangent, « dit-elle, « auront encore soif : parce que mon esprit est plus doux que le miel. » (Eccl. XXIV, 29.)

3. Vous avez, mon ami, en. votre âme, de vastes places pour contenir ce, miel : je veux dire votre esprit pénétrant et exercé, la science que vous avez acquise de plusieurs connaissances subtiles. Pour moi, je les considère comme des cellules capables de recevoir des rayons, mais cellules encore vides. Venez donc, faites provision, que vos vases se remplissent, qu'ils débordent, qu'ils regorgent, qu'ils reviennent sur nous, nous vous appliquerons avec applaudissement cette parole du Cantique « vos lèvres sont un rayon qui distille le miel. (Cant. IV, 11.) O quand vous entendrai-je parler dans la maison du Seigneur, nous exposer les sens divins et sacrés de la doctrine! Quand nous ferez-vous sentir, comme une pluie qui tombe finement, vos considérations sur la majesté, l'éternité, l'immensité et la simplicité de l'essence divine : où rien n'est petit, car tout est simple; où rien n'est multiple, car tout est immense, tout infini, non par une succession d'instants, non par l'étendue grossière des lieux, mais par une puissance essentielle et innée. Cette essence est entière partout, mais entière en elle-même, parce qu'en nul autre être sa vertu, sa vérité, sa volonté n'est étendue ou exprimée. On y peut trouver des dénominations graduées et distinctes par rapport à nous, mais en réalité elle est chose unique et hors de toute possibilité de division. Tout y est délicieux à étudier. C'est ce qui est écrit : « l'oeil ne se rassasie pas devoir, l'oreille ne se lasse pas d'entendre. » (Eccl. I, 8.) Je vous entendrai avec plaisir nous développer ces sujets; et quand vous vous serez plongé dans les abîmes de cet Océan infini pour en explorer les profondeurs, je serai heureux de vous voir répandre la douce rosée de cette sagesse vitale sur ceux de vos frères qui ne peuvent point par eux-mêmes apprendre davantage. Quand vous vous serez donné à la contemplation des bienfaits de Dieu, je vous écouterai expliquer avec plus de détails, développer avec plus d'abondance, ce que vous pensez du pardon, de la grâce, de la gloire de ce que Dieu nous a donné ou rendu ou ajouté par surcroît, de tout ce qu'il a souffert pour nous, ou nous a obtenu ; nous proposer les souffrances qui ont été supportées au temps passé par Jésus-Christ, et les gloires qui nous seront communiquées dans l'avenir, l'attente de ces récompenses, les éléments de la loi, les règles des moeurs et les degrés qui assurent le renouvellement et amènent les progrès de l'âme. Voilà un sujet abondant, voilà une occupation désirable. Il n'en est point où puisse s'exercer avec plus de succès et plus de fruit l'esprit le plus ardent et le plus orné.

4. Je vous ai tenu ce langage, afin que vous ne vous excusiez point sur l'étude vaine des lettres; afin que, privé de la lumière, vous ne poursuiviez point l'ombre; afin que, détourné par les arguments d'Aristote, vous ne redoutiez pas notre silence et notre simplicité. Car c'est ce silence et cette simplicité qui nous fournissent surtout l'occasion de nous transformer, allant de clarté en clarté, en l'image même du Seigneur, que nous contemplons comme à visage découvert sous l'influence de l'esprit même de Dieu. (II Cor. III, 18.) Consacré à un tel usage, notre silence vous paraît-il silence et inertie? C'est en lui qu'on apprend et qu'on pratique le grand art d'aller en ligne droite vers Dieu, de se transformer et se changer en le nouvel homme, en le nouvel Adam, d'arriver jusqu'au sens du Christ., en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science? (Col, II, 3.) C'est là que se trouvent toujours, et qu'on a presque sous la main, les veines brillantes de ce métal sacré, si pourtant on aime mieux creuser profondément dans ce sol, que d'aller mendier au-dehors.

5. Je ne rappelle point en ce moment les bienfaits que le ciel vous a accordés, les grâces du Seigneur et votre ingratitude; une si mauvaise récompense donnée en retour de présents si magnifiques. Je parle, en les adoucissant autant que possible, des charmes dangereux du siècle vers lesquels nous entraîne un attrait puissant, de sorte que nous tournons le dos au Seigneur, au lieu de lui présenter directement notre visage : je n'expose pas les ennuis qui nous servent de remèdes dans la vie présente; je ne considère pas les peines de la vie future, et je ne vous en propose pas la gloire et je n'assigne point un long terme à votre crainte, ou à votre attente. Je prends le motif de ma persuasion dans le gage de la vie actuelle, non dans les récompenses à venir; dans les prémices et non dans la plénitude. Il n'est pas en mon pouvoir de développer davantage ce sujet dans mes paroles, et il n'est pas digne que la majesté d'une si haute matière se rappetisse dans notre bouche. Seulement, faites-en l'expérience, et vous saurez combien les voies dû Seigneur excitent la joie de nos cantiques, même dans le lieu de notre pèlerinage, et comment les moissons de la fin du siècle sont préparées dans l'allégresse de la semence. Ne différez pas d'une année : ne résistez pas à la grâce qui se présente d'elle-même. Malheur à moi si vous repoussez de vous le don que j'ai trouvé en vous. Allez d'un pied alerte et joyeux, où vous appellent vos premiers attraits. Vous avez voulu que j'envoyasse vers vous, et plaise au ciel que l'on vous rencontre où je vous ai quitté, je veux dire à la porte, sur le seuil et sur le point de sortir de la vie séculière. Si je vous semble nécessaire en quelque chose, je me donnerai tout à vous, ce sera payer une dette. J'attends votre présence plutôt qu'une lettre. Adieu.

 

Haut du document

 

LETTRE TROISIÈME. AU FRÈRE GUILLAUME. Il le détourne du voyage périlleux qu'il voulait faire à la cour, et il lui recommande de marcher dans une autre voie, celle du progrès spirituel.

 

A son cher frère Guillaume, G. Abbé, salut dans le Seigneur.

 

1. L'arrivée de notre très-cher frère R... nous a grandement réjoui la nouvelle de votre bonne santé a accru encore notre joie: cet excellent frère nous a porté vos salutations et demandé en retour, le secours de nos prières. Plaise au ciel que nos forces suffisent plus abondamment encore que d'ordinaire à s'acquitter de ce devoir, et que je le remplisse d'autant plus pleinement que vous avez résolu de nous épargner pour le reste. Car je vous ai entendu assez souvent et à plusieurs reprises, me recommander de prier plus spécialement pour vous, et pour le reste de me tenir en repos. Cela est très-bien, mon frère, c'est la disposition qui convient à un homme de vertu. Quoi donc ? Est-il une autre demande que personne puisse formuler avec plus de plaisir, ou qu'un moine puisse adresser avec plus de liberté? Rougissez en voyant le peu de retenue de certains religieux qui devraient tout attendre, surtout le nécessaire, du Père abbé du monastère, et qui, en mendiant de toutes parts des suffrages, se procurent des peaux fines et recherchées, des habits fastueux, des manteaux étrangers et d'autres mondanités dans les odeurs, les couleurs et les saveurs, choses qui excitent la volupté et servent d'instruments à la vanité. Ceux qui auraient dû se priver de ce qui est accordé à l'usage ordinaire, vous les verriez s'adonner sans rougir au luxe et au faste. Ce défaut est loin de vos habitudes, cette parole, que vous avez si souvent redite, en est une preuve et vous purifie de l'apparence de cette lèpre qui répand trop loin ses ravages. Donc, je suis dur et inhumain, quoiqu'en tout le reste je sois charmant, comme ils le disent eux-mêmes; sur ce sujet, mon visage est plus noir que le charbon, parce que je ne sais accorder que ce que j'ai coutume de demander dans mes prières. Qu'ils parlent tant qu'ils voudront, que de leur malice ils tirent mon avarice, et que dans leur mollesse ils trouvent ma dureté. Pour moi, j'ai fait de mon visage une pierre fort dure, et après avoir brisé leur manteau, j'espère que je ne serai point confondu. Que je sois moins affable, que je sois plus tenace, je me laisserai volontiers adresser ce reproche, pourvu que les chiens, ou plutôt que ces petits chiens tendres et délicats ne mangent pas le pain des enfants, pourvu que les hardes des pauvres de Jésus-Christ n'alimentent pas la parure superflue des autres, et que je ne tire pas un vain nom et une fausse popularité du ventre garni d'un frère.

2. M'oubliant pour revenir à vous, c'est moi qui ai quelque chose à vous demander : vous avez sollicité mes prières, je m'attache plutôt à vous adresser des exhortations, car un grand zèle m'anime pour vous. Je crains que vos sentiments ne s'éloignent de la simplicité qui est en Jésus-Christ : je crains que les prières ne soient inutiles pour vous quand de vous-même vous courez à votre chute, et que vous ne réclamiez en vain d'être délivré, si, de votre propre mouvement, vous vous précipitez vers le piège. Vous êtes sur le point de partir pour la cour, ainsi que je l'entends dire; vous êtes au moment de vous rendre dans l'endroit où vous soupçonnez que vous rencontrerez des obstacles. Vous allez renouveler vos anciennes relations avec le chef, réveiller vos désirs ensevelis et éteints, et, selon ce qui est dit de l'autruche, en trouvant l'occasion, déployer vos ailes que vous avez tenues longtemps serrées et pliées. (Job. XXXIX. 13.) Mais la cigogne et l'hirondelle connaissent le jour de leur migration, quand souffle un vent plus tiède. (Jerem. VIII, 7.) Je vous parle ouvertement, et vous dis en face ce que peut-être d'autres disent tout bas. Vous partez pour la cour, et je ne sais si on vous y a appelé. Qu'y ferez-vous? Traiterez-vous avec le chef du soin de votre âme? Chercherez-vous dans ses paroles le calme au bouillonnement de votre coeur? Il en sera peut-être ainsi, mais cette fraîcheur sera ce froid dont il est dit : « la charité de plusieurs se refroidira. » (Matth. XXIV, 12.) Ecoutez ces reproches du Prophète : « que vous ferai-je, ô Ephraim ? que vous ferai-je, ô Juda? votre justice est ,comme le nuage du matin, et comme la rosée qui disparaît le matin. » (Ose. VI, 3.) Oui, justice d'un matin, ou mieux, justice d'un moment ceux qu'elle décore, à peine ont-ils commencé par l'esprit qu'ils achèvent par la chair. Dans les Cantiques, l'époux se plaint d'avoir souffert bien des âmes de ce genre. « Ma tête est pleine de rosée et les boucles de mes cheveux sont chargées des gouttes de la nuit.» Car, étant montées par l'éminence de leur genre de vie, comme sur la tête du Seigneur, elles s'arrêtent aux cheveux, et, rendues insensibles par une application trop grande aux choses extérieures et étrangères à l'esprit vital de leur vocation, elles ne savent pas goûter les choses de Dieu. Ne trouvant pas en elles de quoi reposer sa tête,le bien-aimé,s'il trouve quelqu'un qui soit au-dedans, le prie de lui ouvrir l'entrée.

3. Fasse le ciel que vous aussi vous demeuriez dans cet intérieur, que lorsque Jésus frappe, vous lui donniez de suite l'hospitalité dans votre coeur, vous écriant, dans un juste sentiment de gloire : « Mon secret est à moi! mon secret est à moi! » (Is. XXIV. 16.) Et par un heureux retour, vous entendrez cette parole de louange : « Ma soeur, mon épouse, est un jardin fermé, une fontaine scellée. (Cant. IV, 12.) Scellée du sceau de la lumière et de la joie du coeur, du sceau de l'Esprit aux sept dons, empreinte que nul autre ne peut briser que celui qui, par un privilège spécial, entre par la porte orientale fermée aux étrangers, selon ce mot du Prophète : « les étrangers ne passeront plus désormais par Jérusalem. » (Ezech. XLIV, 2.) Renfermé en ce paradis de volupté, bien plus, devenu comme un champ fertile, semblable à la fontaine des jardins dont les eaux ne tarissent jamais, vous serez sourd à la voix des étrangers. Si l'ambition du siècle vous fatigue, si l'occasion de rencontrer des dignités vous sollicite, vous répondrez de suite par ces paroles de l'épouse : j'ai posé ma tunique, comment la reprendrai-je? J'ai lavé mes pieds, comment les salirai-je de nouveau? (Cant. V. 3.)

4. Vous voyez assurément, mon frère, pourquoi j'emploie des paroles à demi formulées et semblables à des ombres, qui enveloppent ma pensée plutôt qu'elles ne l'expriment, sachant que je m'adresse à un sage vous voyez, dis-je, ce qu'est tout ce que je veux vous dire; je désire vous détourner de ce voyage plein de dangers, et, par mes avertissements, comme par une sorte de faux, trancher les occasions glissantes qui mènent à une chute facile : selon le précepte du prophète, je cherche à vous aplanir le chemin raboteux, tirant les pierres de la route. (Is. LXII. 10.) J'ai beaucoup de sollicitude pour vous, j'ai beaucoup de confiance en vous. Autrement, je préférerais voir se ralentir pour un temps nos anciennes relations, que de passer sous silence ce que je crois intéresser votre salut : j'aimerais mieux perdre votre amitié que de voir exposer la vertu d'humilité qui est bien tendre et nouvelle en votre coeur. Vous marchiez bien, prenez garde que la fascination de la bagatelle n'obscurcisse vos biens, (Sap. IV, 12.) et que votre conscience, si elle reste sans atteinte, ne se trouve exposée au moins . par la réputation. Vous marchiez bien, ai-je dit; où allez vous à présent avec tant de hâte? Vous marchiez bien : mais de quoi cela vous servira-t-il, si vous n'arrivez pas jusqu'au bout? Devant être bientôt parvenu au terme, vous voulez dépenser beaucoup de temps pour mériter ce reproche de saint Paul . Vous avez supporté tant de fatigues sans cause, si pourtant c'est sans cause.» (Gal. III. 14.)

5. Plût à Dieu que vous fussiez près de moi en ce moment, et qu'aux vifs éclats de ma voix, vous saisissant comme par la main, je pusse vous conduire avec Abraham dans la terre de Chanaan, c'est-à-dire, du « mouvement. » Car « ceux qui ont confiance au Seigneur changeront leur vaillance. » (Is. XL, 13.) Excellente mutation qu'indique le même Prophète : « Cinq villes seront dans la terre d'Egypte, parlant la terre de Chanaan, l'une d'elles s'appellera la ville du soleil. (Is. XIX, 18.) Transformation heureuse, des ténèbres de l'Egypte passer dans la région de la lumière, et, après avoir été attaché à la maison du Pharaon, entrer dans la cité du soleil! Oui, mouvement très-bon, parce que les obscurités se transforment en lumières et la pluralité en unité. Là où sont plusieurs éléments, le trouble se fait sentir, et une seule chose est nécessaire. Opération agréable, par laquelle les yeux chassieux de Lia deviennent le regard vif et pur de Rachel, et la sollicitude de Marthe la tranquillité de Marie. De là résulte que les villes qui étaient de l'Egypte, c'est-à-dire des ténèbres, sont appelées les villes du soleil, et qu'au lieu de cinq on ne parle plus que d'une. Il se sentait changé, le personnage qui s'écrie dans le Psaume : « Mon âme, bénis le Seigneur et n'oublie jamais les biens qu'il t'a faits. C'est lui qui pardonne toutes tes iniquités, lui qui guérit toutes tes infirmités. Il retire ton âme de la mort, et te couronne dans sa miséricorde et ses bontés. (Ps. CII, 1.) Il parle en cet endroit le langage de Chaman lorsqu'il rappelle tant de changements survenus en lui : passage de l'iniquité au pardon, de l'infirmité à la guérison, de la mort à la vie qui ne finit point, et, à chaque degré, son coeur reconnaissant, rend grâces à l'auteur de tout bien : et, marque certaine de ses saints progrès, dans un langage qui sent la transformation, il dit avec le Psalmiste : « c'est maintenant que j'ai commencé; ce renouvellement est l'oeuvre du Très-Haut. » (Ps. LXXVI, 2.) Récoltons la doctrine des Apôtres de la semence jetée en terre par les Prophètes : ce qu'Isaïe enseigne à mots couverts, saint Paul le déclare expressément : « Vous avez été jadis ténèbres, » s'écrie-t-il, « à présent, vous êtes lumière dans le Seigneur. » (Eph. V, 8.) Vous avez entendu le changement; ce même saint nous donne un avis relativement à la persévérance : « marchez comme des enfants de lumière. » (Ibid.) Qui chemine en plein jour ne trébuche pas. Que votre lumière grandisse jusqu'au jour parfait; et quand vous serez au bout, paraissez commencer. Entendez comme saint Paul lui-même courait et passait en grandissant, non-seulement des ténèbres à la lumière, mais de la clarté à une clarté plus vive. «Pour nous, » dit-il, « à visage découvert, contemplant la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, allant de clarté en clarté.» (II. Cor. III. 18.)

6. Quand vous verrez prospérer dans le monde quelques-uns de ceux qui ont renoncé au siècle, n'en soyez pas ébranlé: mais, les voyant trébucher comme des aveugles en plein midi, soyez tout fier et dites : Seigneur, je n'ai pas connu la fatigue en vous suivant. Car ceux qui espèrent dans le Seigneur renouvelleront leur vigueur; ils voleront sans se fatiguer; ils marcheront et ne défailleront jamais. (Is. XL, 31.) Ce serait besogne trop longue, si j'entreprenais de vous conduire par les mutations de chaque vertu, comme par des stations, à travers la terre de Chanaan. Et d'abord, il faut que l'imitateur du pieux patriarche vienne à « Sichem, » au lieu où, sur ses épaules abaissées et humiliées (car Sichem veut dire épaules), il recevra le fardeau très-léger de Jésus-Christ. Car « il est bon pour l'homme d'avoir porté dès son enfance le joug du Seigneur. » (Lam. III, 27.) Il « offrira son visage à qui voudra le frapper, il sera rassasié d'opprobres. » (Ib. 30.) Et remarquez que cette parole « rassasié » ne veut pas dire une certaine patience faible qui goûte, du bout des lèvres seulement, l'amertume, pour la repousser aussitôt qu'elle en sent l'approche, mais plutôt une infatigable avidité de ressentir l'adversité. De Sichem, après une heureuse souffrance et une utile épreuve, après avoir passé « Géraris, » de la muraille renversée des vieilles inimitiés, des trous de la pierre et des fentes des rochers, que l'âme, prenant son libre essort à la voix de son époux, s'échappe vers les eaux de « Bersabée. » (Gen. XXVI, 1.) De « Sichem, dis-je, c'est-à-dire de l'humiliation et de la prière, qu'elle vienne « à Bersabée; au puits des « sept agneaux, » ou plutôt à la source de toutes les grâces (Gen. XXI, 30.) Car Dieu accorde sa grâce aux humbles. (S. Jac. IV, 6.) Et parce que, dans un autre sens, ce mot veut dire « puits de la satiété,» d'après cette invitation du Seigneur : « venez à moi, vous tous qui êtes fatigués, et je vous referai; (Matth. XI, 28.) Après avoir senti l'affliction, elle marche avec empressement vers la réfection, sentant sa soif accrue parce qu'elle a bu d'une liqueur trop agréable ; elle fait l'expérience de cet éloge véritable de la sagesse « qui se nourrit de moi, aura encore faim. » (Eccli. XXIV, 29.) J'ai résolu de garder dès à présent le silence, car peut-être l'ennui s'est emparé de vous à cause de mon verbiage. Adieu; cherchez-moi, s'il vous plaît, le commentaire de saint Jérôme sur Isaïe, afin qu'il soit préparé lorsque je vous enverrai un commissionnaire.

 

Haut du document

 

LETTRE QUATRIÈME. A UN AMI. En peu de mots, il lui dit qu'il ne peut acquiescer à sa demande.

 

Ne vous en offensez pas; l'excès de vos paroles fortifie mon obstination : bien plus, l'importunité de ceux qui vous prennent pour intercesseur affaiblit un peu en moi l'autorité de vos mérites. Je suis surpris qu'ils ne m'aient point mis sur le dos le Seigneur abbé des Fonts (Abbaye cistercienne au diocèse d’York ), pour m'écraser une fois encore sous le poids de cette pesante nuée de patrons. Pour vous fixer par un seul mot, j'ai voulu vous refuser par mon silence, plutôt qu'en paroles, ce que vous m'avez demandé: Je le fais avec retenue, comme j'ai coutume de traiter les autres choses que j'ai pris le parti de ne pas faire : je diffère ma réponse plutôt que je ne la formule, jusqu'au moment prochain où nous pourrons conférer ensemble; Adieu.

 

Haut du document

 

 

Précédente Accueil Remonter