TRAITÉ VII
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LETTRES

TRAITÉ VII. (A l'abbé Roger.) Ce traité a deux parties. Dans la première, l'auteur attaque les ambitieux et les présomptueux. Dans l'autre, il loue Roger des qualités qui le rendent propre à la prélature et l’exhorte à la persévérance.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

SECONDE PARTIE. Il y loue Roger comme possédant les qualités propres à la Prélature, et lui ordonne de ne pas la déposer : cependant il lui en expose d'abord les difficultés et les charges.

 

1. Vous demandez, mon cher Roger, de vous persuader de conserver la fonction que vous avez, et d'adoucir, par mes réflexions, la crainte que vous inspire un pouvoir environné de périls. C'est vouloir que je jette de l'huile sur le feu, et qu'à l'occasion d'un seul, j'enflamme, par le souffle de mes paroles, la cupidité de plusieurs, déjà si ardents d'elle-même. Mais, pourquoi parler de souffle ? « Une légère haleine, » ainsi qu'il est écrit, « fera brûler des charbons semblables. » (Job. XII, 12.) Qui que vous produisiez en cette matière, il sera un orateur assez éloquent et il persuadera facilement : là où les coeurs de presque tous les hommes sont attachés irrévocablement, tous, nous inculquons parfaitement tout ce qui se rapporte à ce sujet : quand on arrive à un objet qui plaît, il ne faut pas de travail, il ne faut pas répandre les paroles en l'air. C'est de ce travers que se moqué le prophète en se le reprochant : «Dites-nous des choses qui nous plaisent, voyez des erreurs pour nous, ne dites pas ce qui est juste et droit. » (Is. XXX, 10.) Excellente cause qui, par elle-même et de son propre fond, remplit le rôle de l'orateur, et sans les secours de l'art, attire et fléchit les âmes des auditeurs. Cette persuasion sera inutile et elle ne tend qu'à rendre méchants les cupides, qu'à enlever le faible obstacle de pudeur qui seul semble s'opposer à l'ambition, et qui renferme les mouvements violents du coeur, comme les eaux de la mer dans une outre. Elle ouvrira non la fenêtre, mais la porte, et fera tomber sur une fournaise déjà embrasée, toute la violence de ses soufflets. La tige de l'ambition est assez vigoureuse, et l'homme y donne ses fruits comme dans une terre joyeuse, ou plutôt il y développe la force luxuriante de toutes ses puissances.

2. Voilà la racine d'amertume qui, en s'élevant, donne de l'embarras; par elle beaucoup sont souillés et on ne peut l'extirper : et pourquoi demandez-vous qu'on l'arrose ? Cette plante vivace pullule sous la main de ceux qui l'arrachent, et vous voulez que par des exhortations, on la cultive avec soin? Car si ce germe maudit est mort en vous, de toutes parts il croît autour de vous, et vous étant adressée avec utilité, mon exhortation, tombant sous les yeux des autres, causera leur ruine. « Cette plante se rencontre partout, elle se propage comme la bruyère dans le désert.» (Jerem. XVII et XLI.) Et je ne sais si nulle part, elle se développe davantage que dans les terres où la soif se fait sentir, et où croupissent les eaux amères. Voyez ceux dont la peau est desséchée, dont le jeûne a fait pâlir le visage, dont le travail a rendu les mains dures et pleines de callosités, qui s'éloignent et rêvent dans la solitude, qui sont couverts de sacs, et dont la vermine rongeait le corps; voyez, dis-je, si dans la terre de leur solitude et de leurs misères, l'ambition ne multiplie pas avec abondance ces tiges nombreuses et vigoureuses. Et même, au milieu des arbres de vie du paradis et de ses plantations joyeuses, au séjour où l'homme n'avait pas le voile des habits pour cacher ses péchés; dans ce sol si fertile, cette tige maudite parut. Dieu avait pourtant créé tous les êtres fort bons.

3. Mais pourquoi parler du paradis ? La solitude du ciel, les élévations angéliques d'où étaient bannies éminemment la faiblesse et la condition humaine, produisirent aussi cette plante dans sa malheureuse fertilité. Le pauvre en est dans la chute de ces esprits qui s'efforçaient de s'élever en sens contraire. Ecoutez ce que dit leur prince : « Je placerai mon trône sur les astres du ciel, je monterai par-dessus la hauteur des nuages, je serai semblable au Très-Haut.» (Is. XIV, 13.) Ces sentiments, il ne les exprimait pas de bouche, il les disait par ses désirs; non parmi les astres, dit-il, non parmi les nuages, mais « sur les astres et au-dessus de la hauteur des nuages. » Créé donc au milieu des étoiles du matin et l'un des Fils de Dieu, non content de partager le sort des autres, il voulut posséder seul le sanctuaire de Dieu, et s'asseoir sur « la montagne du testament, » car l'héritage paternel est transféré par le testament. « Je trônerai sur le mont du testament. » Où vise une témérité coupable? Pourquoi :vouloir usurper à votre profit ce qui appartient au Fils unique ? C'est lui qui est le Fils; lui qui est l'unique; lui, l'image du Dieu invisible; lui, la splendeur de sa gloire et la figure de sa substance, et vous dites : « je serai semblable au Très-Haut ? » Vous lui serez semblable, vous ne l'êtes donc point encore. Quant au Fils unique, il lui est toujours et entièrement semblable, il n'a pas reçu cet honneur par l'adoption, il le tient de sa naissance; ces droits de la puissance paternelle, il les a obtenus, non par grâce, mais par nature. Le ferme, l'immuable et l'éternel testament de l'essence divine, c'est l'unité indivisible ; et vous avez l'audace de vouloir gravir cette montagne du testament? « Je m'élèverai au-dessus des astres et au-dessus des hauteurs des nuages. » C'était bien assez d'avoir poussé la témérité jusqu'au point d'oser n'être pas content des biens qu'on avait reçus en communauté avec les autres. Là, vous pouvez placer la borne de votre orgueilleuse prétention et le terme auquel vous aspirez. « Je serai semblable au Très-Haut. » Vous dépassez la hauteur des nuées et vous vous comparez au Très-Haut? Vous dépassez ceux qui ont été créés avec vous, et vous vous égalez au Créateur ? Voilà des désirs désordonnés, vous avez usurpé une élévation qui ne vous est pas due: c'est pour cela que vous avez été renversé de votre place et du lieu où vous étiez assis, et «votre orgueil a été plongé jusque dans l'enfer. » Le Seigneur vous avait planté comme une vigne choisie, comme une tige franche; mais vous, au jour même qui vous vit planter, vous êtes devenu soudain une vigne sauvage, et avant la moisson, vous avez laissé tomber toutes vos fleurs. Vous avez fleuri, mais vos fleurs ont été stériles, elles n'ont pas été réservées pour donner leur fruit à la récolte; elles ne sont point arrivées à la maturité; mais comme il est dit ensuite au même endroit : « Une plante parfaite a germé sans être mûre : aussi vos rameaux ont été coupés, rameaux stériles et infructueux qu'a retranchés la faux de la justice divine. Et vous-même, selon l'insulte que vous lance le Prophète, (Is. XXXIV.) comme une souche inutile, vous avez été jeté du lieu de votre repos et de votre gloire, et désormais votre séjour a été fixé au centre de la ruse et au milieu de la douleur. Cette tige de l'orgueil pouvait paraître dans le paradis, mais elle n'y pouvait rester, car toute plante que le Père céleste n'a pas mise en terre, sera arrachée. (Matth. XV, 13.) Vous avez voulu vous fixer dans un lieu qui ne vous était pas dû, aussi, comme un germe bâtard, vous n'avez pas poussé de profondes racines. Et personne ne prend pour lui l'honneur, il faut qui il soit appelé par le Seigneur : vous avez usurpé ce qui ne vous convenait nullement, aussi vous avez perdu ce qui vous avait été donné.

4. Hélas! aucune région, aucun lieu n'est à l’abri des invasions de cette plante. Cette racine de cupidité fait pulluler ses rejetons partout, partout elle les fait produire leurs fruits, elle couvre la face de la terre, et comme si elle se souvenait du premier séjour qui la vit paraître, elle s'attache de préférence à ceux qui portent l'image du Père céleste. Quand donc, Seigneur, arracherez-vous cet arbuste infidèle, ce germe étranger? Quand s'accomplira ce qu'a dit le Prophète : « La vigne de Sabama est devenue déserte, les maîtres des nations ont coupé ses fléaux.» (Is. XVI, 8.) Sabama signifie « soulevant une hauteur. » Qu'est-ce que soulever une hauteur, sinon exalter ses mérites? « Je ne suis pas, » disait le pharisien, « comme le reste des hommes. » (Luc. XVIII, 12.) Le Christ nous a donné d'autres leçons : « Quand vous aurez tout accompli, dites : nous sommes des serviteurs inutiles. » Il m'a appris, non à exalter le mérite des vertus et des oeuvres, mais à le diminuer : il l'a enseigné et il l'a pratiqué, comme il est écrit «Jésus commença à faire et à instruire. » (Act. I, 1.) Car, étant « en la forme de Dieu, il s'anéantit lui-même. » (Phil. II. 7.) Et il devint comme le reste des hommes, il abaissa sa grandeur, et vous exaltez la vôtre? Qu'entend-on par la vigne de Sabama, sinon les sentiments d'une âme orgueilleuse, le sentiment qui s'élève contre la science de Dieu, ce sentiment dont l'Apôtre dit : » Ayez en vous les sentiments qui se trouvent dans le Christ Jésus, etc. » Et encore : « N'ayant pas des sentiments élevés, mais marchant d'accord avec les humbles. » (Rom. XII, 16.) Ecoutez une pensée superbe, qui s'exalte et s'évanouit comme la fumée : « Je visiterai, » dit le Seigneur, « le fruit du coeur orgueilleux du roi de Babylone et (arrogance de ses yeux. Car il a dit : j'ai agi dans la force de mon bras, et j'ai compris dans ma sagesse. » (Is. X, 12.) Et ailleurs : « N'est-ce pas là cette Babylone que j'ai bâtie ? » (Dan. IV, 27.)

5. Vous avez entendu l'expression de ce sentiment orgueilleux qui s'exalte; vous avez compris quelle est cette vigne de Sabama. Plût à Dieu qu'elle fût abandonnée et que personne ne la cultivât? Ecoutez à présent l'Apôtre, écoutez le maître et le docteur des Gentils : «Car les rois des nations ont coupé ses tiges. » Entendez comment il menace Sabama de châtiment : « N'ayez pas de superbe, mais craignez. Ordonnez aux riches de n'avoir point de sentiments orgueilleux. » (I. Tim. VII, 17.) Ils ont fait disparaître ce qui se montrait, ils n'ont pu atteindre ce qui était caché. La racine, c'est la cupidité, la tige, c'est l'honneur, c'est l'élévation; la concupiscence est comme la racine, les soucis sont comme les pampres. Remarquez l'énergie de ce langage, nous, nous pensons que les délices se trouvent dans les places élevées, le Prophète les appelle des fléaux. Ils flagellent véritablement, ils écorchent l'âme et blessent le coeur tendre, et appliqué à aimer Jésus-Christ. Bien malheureux celui que les choses du dehors ont endurci, au point qu'il ne les regarde pas comme des fléaux, mais comme des joies. « Ils m'ont flagellé, et je ne l'ai pas senti. La vigne de Sabama est devenue déserte. (Is. XVI, 8.) Vraiment abandonnée de nos pères qui surent cultiver, non leurs terres, mais la piété, qui s'attachèrent, non à la fortune, mais à la religion. Autres temps! autres moeurs ! A présent, tous entretiennent en eux les sentiments du monde, ils se glorifient d'en avoir l'esprit et la sagesse, cette sagesse qui est folie devant Dieu, qui ne sait pas et même ne peut pas être soumise à la loi de Dieu. La cupidité en effet ne peut obéir à la charité, elle ne sait pas porter les fardeaux des autres : mais bien plutôt, elle met les siens sur les épaules des autres. Quêteurs insatiables, distributeurs très-avares, c'est en eux que Saül naît véritablement de Cis. Cis signifie dur. Saül se traduit par demande, c'est-à-dire, l'avidité vient de l'avarice, et la dureté de l'étroitesse. L'aquilon est un vent rude, c'est lui qui a gelé les eaux; l'autan est doux; quand il souffle, les aromates de la miséricorde et de la charité se mettent à couler. Cis est un père dur; doux est celui qui a donné naissance à Jésus-Christ : «afin que vous soyez, » dit le Sauveur, « les enfants de votre Père, qui fait lever son soleil sur les bons et les méchants. » (Matth. V, 45.)

6. Quelle différence on trouve dans ceux qui estiment les choses, quand il s'agit d'acheter, non les oeuvres mais les marchandises, et d'en faire le commerce ! Avec quelle habileté, ils tirent de l'ouverture de leur sac double poids ! Ils semblent nés et élevés non pour être moines, mais pour être trafiquants : c'est ce goût qui domine en eux, celui qu'ils ressentent pour le Christ est assez tenu, assez médiocre et assez sec. C'est pourquoi le Prophète s'écrie : « A qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé? Et il montera comme un maigre rejeton devant lui, et comme une tige qui sort d'une terre desséchée. » (Is. LIII, 1.) En eux, rien de robuste, rien d'élevé, tout est faible et bas, et à part la racine de foi simple, ils ont à peine quelque teinte de la sagesse divine et plus haute; saint Paul dit : « Fructifiant et croissant dans la science de Dieu. » (Col. I, 10.) Eux, au contraire, non contents de leur propre ignorance, ils méprisent les connaissances des autres, et, appréciateurs jaloux, ils appellent imbécillité, l'étude de la sagesse; ils flétrissent du nom de folie ou d'orgueil, la prudente subtilité qu'on apporte en ce travail, gagnant le pain qui périt et non celui qui reste pour la vie éternelle : et si parfois ils rentrent des champs dans la maison, ils sont indignés en entendant les choeurs et leurs symphonies, ils murmurent à la vue de la joie de leur plus jeune frère. C'est un excellent jeune homme, celui dont l'Apôtre parle en ces termes : « Revêtez le nouvel homme qui a été créé selon Dieu. » (Eph. IV, 24.) Oui, bon jeune homme dont l'Apôtre dit encore : « Une nouvelle créature en Jésus-Christ, les choses vieilles ont passé, tout est devenu nouveau. » (II. Cor. V, 17.)  Imprudent fut l’aîné, il connut la fatigue, il ne connut pas la joie. Il est vraiment vieux, il persiste à vivre dans ce qui est passé, il prend souci de ce qui est du vieil homme, il s'occupe de la chair, non en se livrant à ses délices, mais en s'abandonnant à ses préoccupations; dans le désir qui le dévore de vouloir acquérir beaucoup de possessions, sinon d'en user sans tempérance. « Ces hommes, » mais « qui, « dit l'Apôtre, « veulent devenir non luxurieux, mais riches, tombent dans des désirs nombreux, inutiles et nuisibles. » (I. Tim. VI, 9.) Le désir inutile et nuisible se trouve, lorsque amené par le besoin, il est augmenté par trop de soucis. L'ardeur de posséder est une mauvaise soif. Voilà la terre altérée d'où la racine de la foi et de la piété, germe des tiges basses et grêles, qui s'élèvent à peine au-dessus du sol. Il ne peut manquer d'en être ainsi, là où les désirs du monde croissent dans toute leur force et multiplient librement leurs vains rejetons. Heureux qui les retranche de son âme, heureux celui en qui est déserte et abandonnée la vigne de Sabama, cette vigne qui dresse sa hauteur, la hauteur de sa conduite, est un degré éminent vers la prélature. Sabama, en effet, signifie quelquefois conduite : car ceux qui semblent être parvenus en quelque sorte au début de la conversion, sont plutôt ces grandes tiges qu'agite le vent de l'ambition. D'elle-même, cette plante se développe suffisamment : elle pousse là où elle n'est pas semée, et elle croit quand elle est coupée : ainsi, elle n'a pas besoin d'être mise en terre, mais bien d'être enlevée; il faut, non la cultiver, mais l'extirper.

7. Assez sur ce sujet, car il n'est pas utile de faire pour les autres l'exhortation que vous me demandez. Mais puisque nous avons déjà dit quelque chose contre l'ambition, il convient de ne point garder un silence absolu sur la matière de la présomption. Nous avons déjà attaqué en partie ceux que leur cupidité particulière fait aspirer aux hautes places : confondons, ou plutôt avertissons aussi ceux qui se glorifient d'être contraints de les accepter sous prétexte de charité fraternelle. Par un sentiment de charité fraternelle, par un sentiment louable, ils trouvent lourde l'occupation qu'imposent ces charges, le repos leur serait agréable : mais une pensée vaine, bien plus, une pensée insolente et orgueilleuse, leur fait craindre d'abandonner la prélature, de peur qu'il ne se rencontre personne à qui on puisse la confier . ceux qui l'éprouvent sont sages à leurs propres yeux et prudents devant eux-mêmes : non contents de cette place remplie de vanité, comme Elie, ils se regardent comme restés seuls. (III. Reg., XLX, 44.) Ils se considèrent comme un Moïse, mais au-dessus de ce saint personnage. Car il disait « Seigneur, pourvoyez à envoyer un autre Prophète, » (Exod. IV, 13); eux disent: il n'est pas d'autre homme que vous puissiez envoyer. « Un homme, » dit Isaïe, « prendra son père, le domestique de son père tu as un vêtement, sois notre prince. » Que répond-il? « Je ne suis pas médecin, et dans ma maison il n'y a ni pain ni vêtement. Ne faites pas de moi un prince. » (Is. III, 7.) Comme s'il disait. il ne suffit pas que j'aie un vêtement, s'il n'est pas assez grand pour que j'en fasse part aux autres. Pour occuper les charges supérieures, ce n'est pas assez d'avoir le vêtement de la discipline, le vêtement de la conduite et de l'observance extérieure, de régler l'homme extérieur, qui en toute action me sert comme d'un habit, cela ne me suffit pas, cela suffit encore moins pour les autres. Ce qui est loué en moi est bien peu de chose, on est en droit d'exiger davantage. C'est peu que je sois sain, si je ne puis pas guérir les autres. Aussi il dit . « Ne m'établissez pas prince, je ne suis pas médecin, dans ma maison il n'y a ni pain ni vêtement. » Je ne suis pas médecin, dit ce personnage, et celui-ci dit : je suis seul médecin. De quelque côté qu'il porte ses regards, il ne voit que maladresse, impureté, ruse ou paresse, seul, il se trouve serviteur fidèle et prudent : voilà pourquoi il dit en sa pensée n'établissez pas d'autre chef que moi, de crainte qu'un enfant ne soit votre prince, ou que des efféminés ne vous gouvernât. Ces hommes-là n'ont point besoin de la persuasion que vous cherchez auprès de moi. Bien qu'ils ne se réjouissent pas de la place élevée qu'ils occupent, ils se consolent cependant par les résultats de leurs travaux : le désir de la paix et du repos, leur font fuir le travail, mais d'un autre côté, ils tressaillent de joie à là vue des fruits abondants de leurs oeuvres. J'arrête ici le cours de mes paroles, parce que vous êtes déjà appelé ailleurs, et même peut-être, comme c'est l'usage, vous êtes sollicité par plusieurs occupations.

 

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SECONDE PARTIE. Il y loue Roger comme possédant les qualités propres à la Prélature, et lui ordonne de ne pas la déposer : cependant il lui en expose d'abord les difficultés et les charges.

 

1. Dans le discours qui précède, nous nous sommes attaché à réprimer à la fois les présomptueux et les ambitieux: dans celui-ci, nous voulons exciter ceux qui craignent plus qu'il n'est juste. Quelle différence, grand Dieu, entre les uns et les autres! Quel déluge de calomnies venues du siècle a fait tomber la plumé de mes doigts, et a également écarté du sujet que je traitais, et ma main et mon esprit! Je suis tombé véritablement en la pleine mer et la tempête m'a englouti. Quand est-ce, ô bon Jésus, que vous m'arracherez au tumulte de ces flots; et sinon à la tempête, du moins à la pusillanimité dé lame ? L'orage gronde et grandit de toutes parts, et moi je suis faible d'esprit, mon coeur n'est pas large; je ne puis, par le souffle de mes méditations,      apaiser le choc des nuages et calmer la ragé des vents. Je ne puis, dans le vase de mon coeur, allier la joie spirituelle aux disputes bruyantes. « Ma couche est étroite, » ainsi que s'exprime le prophète, « il faut que l'un des deux tombe, et une couverture étroite ne peut en abriter deux. » (Is. XXVIII, 20.) Le saint Patriarche Jacob goûtait tour à tour les embrassements de ses épouses, et ne pouvant les tenir à la fois toutes les deux embrassées, il passait difficilement de la couche de l'une en la couche de l'autre. Heureux à son jugement, s'il avait pu appartenir entièrement à la seule Rachel. Assailli par de si fréquents assauts, notre esprit aurait pu en être réchauffé, et devenir plus dur par l'expérience même contre l'adversité. Et souvent il s'endurcit par les épreuves nombreuses qui s'élèvent contre lui. O que de fois, je me crois assez fort pour résister aux tourbillons du mondé qui fondent sur moi ! Ce n'est pas que je veuille disparaître, et, comme il est écrit, me dérober au vent et me mettre à l'abri de l'orage. (Is. XXXII, 2) Mais si quelquefois mon âme s'alanguit dans les doux embrassements de Rachel, je rentre de suite dans ma tendresse ordinaire, et je deviens dur et fort pour résister aux tribulations. Je ne trouve rien de mieux que de fuir, par le changement d'une humble place, les injures qui se font sentir, et que d'entrer, à la face d'un tel danger, dans les cavernes des rochers.

2. Malheur à celles qui sont enceintes et qui nourrissent, surtout en ces jours ! Très-heureuses les mamelles qui n'ont pas allaité; car celui qui a besoin de se nourrir de lait est petit enfant, il porte une âme trop faible pour supporter la détresse et la perte de ses biens. Tels sont ceux pour qui il faut poursuivre des procès, demander des conseils, sonder les gouverneurs, repousser les ravisseurs, confondre les plaideurs, récompenser les juges, rendre conformes au siècle ceux qui, avec saint Paul, vivaient dans les cieux. Des temps furent, où nous sucions le lait des nations, où la mamelle des rois nous allaitait, et voici qu'on nous réclame avec instance ce que peut-être nous avions sucé avec un peu d'intempérance. Mais quand on presse avec trop de violence des mamelles arides, avec le lait des sujets temporels on fait couler le sang, non point le sang du corps, mais celui de l'âme; ce sang vital et intérieur qui est renfermé dans les veines de l'esprit, ce sang dont le Prophète dit : « mon âme, bénis le Seigneur et que tout ce qui est en moi, exalte son nom qui est saint. » (Ps. CII, 1.) C'est ce sang, dis-je, qu'on boit et qu'on absorbe avec trop de précipitation. Hélas! comme tout est soumis au changement et à la vicissitude! Dans la guerre est la paix pour nous, et dans la paix la guerre. Dans la paix se trouve une amertume insupportable; mais pour nous qui sommes obligés de vaquer aux affaires du monde, nous que l'Egyptienne tient enveloppés dans le manteau de la Prélature, et astreint à la nécessité de pourvoir au bien des autres, qui sommes encore dans la vie animale, comme ceux à qui s'adresse l'apôtre ; « que tout âme soit soumisse aux puissances plus élevées. (Rom. XIII, 1.) Quant à celui qui est spirituel, il juge tout et il n'est jugé par personne. » (I Cor. II, 15).

3. Mais à quoi bon tout ceci? Est-ce pour vous faire abandonner entre les mains de l'Egyptienne, le manteau de la charge que vous avez reçue? Pour que vous le quittiez, dis-je, et que vous le fuyez comme Joseph, parce qu'elle vous expose à des périls, ou que vous le déposiez avec David, comme trop lourd? Car pour danser avec plus de facilité, il se dépouilla du vêtement qui le couvrait par-dessus. (II Reg. VII, 20.) Le corps a assez de sa lourdeur, et sa propre pesanteur lui est suffisamment à charge. Est-ce que je veux vous faire quitter l'habit de votre dignité? Mais c'est le contraire que je me propose. J'ai entrepris en effet de vous persuader de ne pas laisser la charge pastorale; vous l'avez reçue selon toutes les règles et vous l'administrez comme il convient. L'ayant acceptée avec peu d'envie, vous êtes toujours disposé à l'abandonner, soit par la crainte du danger, soit par la soif du repos. Pour un homme qui éprouvait de tels sentiments, il était à craindre que, son esprit flottant dans une sorte d'indécision, il ne se glissât quelque négligence dans son administration. Mais comment m'efforcerai-je de vous inculquer ce dont je me suis arraché presque la conviction à moi-même ! Il existe entre nous une différence très-considérable. Ouvrier malhabile, j'ai à me fatiguer beaucoup en travaillant une matière difficile; pour vous, tout va au gré de vos désirs et répond à votre volonté.

4. Vous ne pouvez cacher ce que J'évidence publie. L'extérieur, si vous l'examinez, est riche et assuré : aucun besoin ne vous y gène, pas une attaque qui vous inquiète. Votre monastère est placé en un lieu retiré et touffu, arrosé et fertilisé par le cours des eaux; au printemps, la vallée, remplie d'arbres, qui l'entoure, retentit du chant agréable des oiseaux, charmes tels qu'ils rappelleraient un mort à la vie, qu'ils feraient disparaître les dégoûts de l'esprit le plus difficile, et amolliraient la dureté du coeur le plus indévot. Leur agrément représente les jouissances futures que nous réserve la félicité du ciel, ou nous reproduit quelques vestiges du bonheur que goûtait dans le Paradis terrestre, la nature humaine dans son intégrité. Mais en ceci, me direz-vous, il n'est aucun mérite, aucune vertu. Je ne le puis nier, car toutes ces choses sont des moyens : si elles ne servent pas à acquérir des mérites, elles ne contribuent pas peu à faire goûter le repos. Ce sentiment ne nous éloigne pas des anciens qui ont légué la tradition de la vie religieuse, avec l'autorité d'un passé reculé et d'une pureté plus grande; ce sentiment, dis-je, ne nous sépare pas d'eux, et ce qu'ils ont cru empêchement à la perfection, nous ne le prêchons pas comme instrument de sainteté. Ils. ont prononcé que les lieux fertiles et agréables étaient un obstacle au progrès de l'âme : nous disons qu'ils sont le soulagement de celle qui est plus infirme; et de celle qui ne peut pas dire encore « mon âme a refusé d'être consolée, je me suis souvenu de Dieu, et j'ai été réjoui. » (Ps. LXXXVI, 3.) « Je puis tout en celui qui me fortifie.» (Phil. IV, 13.) Les anciens Pères ont cherché des lieux horribles et arides, afin d'avoir de quoi pratiquer l'abstinence, et afin d'éviter de distraire l'âme par les préoccupations d'ici-bas. Ils se livrèrent avec plus d'entrain au travail corporel pour gagner la liberté du coeur, pour éviter la légèreté, qui promène l'âme sur toutes sortes d'objets, et aussi pour fuir la fatigue de faire des recherches. Ils donnaient aussi plus au travail des mains qu'à la culture des champs; ils soulageaient par le gain du repos les besoins de la matière faible ou plutôt nulle en eux ; peu les contentait, soit pour affliger le corps, soit pour soulager l'âme. Le coeur est en effet tristement distrait et distendu par bien des angoisses quand il a à pourvoir pour longtemps à beaucoup de besoins. Ils obéirent à leur époque; obéissons à la nôtre. Notre âge, en déclinant, a établi d'autres moeurs. A présent, grâce à la Providence, il est des choses abondantes pour ceux qui restent, et il en est de curieuses pour ceux qui arrivent. Je n'appelle point arrivants ceux qui sont séculiers; m'appartient-il d juger de ceux qui sont dehors? Bien que chez eux non plus ne soi point observée la réserve ordinaire, ils supportent avec peine le manque là où ils croient qu'existe l'abondance de tout. Mais pourquoi rap peler ceux qui font un Dieu de, leur ventre? Ceux-là même qui professent et qui prêchent l'abstinence, les principaux de l'ordre, comme ils font les dégoûtés dans les maisons étrangères, comme ils vont à  la recherche des repas soignés et préparés avec art, comme ils rident le front, gonflent les narines et détournent les yeux si on apporte un plat moins délicat et moins festival.

5. Mais puisque la malice de ce temps en est venue à cet excès : votre main fournit à tout; vous pouvez suffire à l'apparât et pourvoir à l'usage ordinaire, au besoin du pauvre et à la vanité du riche. Quoi encore ! Quels officiers avez-vous? qu'ils sont vaillants, habiles, appliqués, et, ce qui passe avant tout, fidèles! A peine est-il nécessaire que l’on vous rapporte le résumé de l'administration des biens extérieurs. Presque jamais vous ne sortez du tabernacle du Seigneur; on vous voit très-rarement (bien que les vôtres y paraissent quelquefois) dans les assemblées, dans les réunions, à l'entrée des places publiques, où sont à présent dispersées les pierres du sanctuaire. Il y a là une grande preuve que le trouble ne vous est point agréable et qu'il n'y a pas pour vous nécessité pressante de sortir. Votre main, votre oeil, votre pied ne vous scandalisent pas; s'il en était autrement, bien qu'avec douleur, il faudrait plutôt couper et séparer le membre de la tête, que la tête du corps. Vous n'avez donc sous ce rapport, aucun sujet d'abandonner votre office. Peut-être je paraîtrai vous faire souffrir et vous apporter des consolations trop douces, indignes d'une âme instruite et éprouvée. Quoi donc si la pauvreté se fait sentir, si surviennent tout-à-coup les injures, les calomnies, la gêne dans les ressources de la maison paternelle ou commune, la perte même du peu qui en avait été conservé, le danger de la part des faux frères, faudra-t-il que l'homme fort et fidèle succombe? Faudra-t-il quitter la place, et, contre l'avis de saint Paul, abandonner l'assemblée. (Heb. X, 25.) Loin de là, il faut la garder, il faut la défendre avec d'autant plus de courage que les temps sont plus dangereux. Vous avez passé par tous ces genres de mort: et vous qui avez couru à travers tant de difficultés, vous cesseriez de marcher, quand vous vous trouvez dans un terrain en plaine? Ou bien, après avoir supporté la privation, vous ne saurez pas être dans l'abondance ayant éprouvé la faim avec saint Paul, vous ne sauriez pas être rassasié avec lui? (Phil. IV, 12.) Bien plus, dans la bonne et la mauvaise fortune, vous avez fait preuve d'un esprit bien formé, continuant sans relâche, et comme par un fil non interrompu, la suite de l'administration que vous avez commencée. Pour moi, laissant dans l'ombre ces choses plus élevées, j'ai voulu prendre une route plus basse et vous rappeler ce. qui peut éloigner de vous les causes d'inquiétude : nous avons su que dans la plus grande pauvreté, vous étiez toujours tranquille, travaillant plus par votre foi et vos mains que par une mendicité honteuse ou un vil trafic.

6. Mais puisque nous avons beaucoup parlé de la facilité de l'administration, il est juste de ne pas omettre de parler de l'habileté qu'elle réclame. Dirai-je l'habileté ou la grâce? Disons-mieux, l'habileté et la grâce. Entre les mains d'un ouvrier maladroit, la meilleure matière ne sera propre à rien; et l'habileté elle-même sera nuisible ou .inefficace, si elle est privée de la direction de la grâce. « Si le Seigneur ne bâtit une maison, c'est en vain que travaillent ceux qui la construisent. » (Ps. CXXVI, 1.) Vous cacherez peut-être les qualités que vous avez, reçues: mais le résultat révèle très-haut ce que l'humilité dissimule. Ne pourrais-je pas rappeler en ce moment, les biens, l'argent, les vases, les habits, les bâtiments, les hommes, tout ce que vos mains ont fait naître ou augmenter, en ce qui regarde la religion ou les biens extérieurs, depuis que le Seigneur vous a lié pour travailler à sa place, et pour briser derrière lui la glèbe des vallées? Quelle moisson a surgi de saintes âmes ! Comme vos vallons regorgent de froment, de ce froment dont il est dit : « qu'y a-t-il de bon en lui ou de beau, sinon le froment des élus, et le vin qui fait germer les vierges ? » (Zach. IX, 17.) Vous ne pouvez administrer, sans la grâce, des biens qui par vous ont produit des fruits si considérables de gloire. Il s'est vu des choses tout-à-fait glorieuses au lieu de votre séjour, c'est votre main qui les a réalisées. Parce qu'il avait été abandonné et exposé au mépris et que nul ne déclinait vers lui, voici comment il est placé pour l'admiration des siècles, après que la tempête et la pauvreté ont disparu sans retour. Comment les pierres de vos murailles ont-elles été disposées avec ordre, pt comment avez-vous été fondé sur les pierres,précieuses? Si votre base repose sur les saphirs, où est votre faite ? Vous êtes bâti sur les diamants. Le fondement indique l'humilité, ce saphir signifie la. pureté l'humilité de la conscience, la pureté de la science : l'humilité de la conduite, la pureté de la contemplation. Vous êtes fondé, dis-je, sur les saphirs : aussi il est écrit : « vos Nazaréens sont plus éclatants que la neige, plus blancs que le lait, plus rouges que l'ivoire vieillie, plus beaux que les saphirs. » (Lament. IV, 7.) Dans la première de ces qualités, ils sont contrits, dans la seconde, nourris; dans la troisième, fortifiés; dans la quatrième, purifiés. Pénitents, dans l'une, innocents dans l'autre, aimants dans la suivante, contemplatifs dans la dernière. D'abord mortifiés, ensuite vivifiés, puis, enflammés, et enfin, illuminés. Et tout cela,, parce que vous êtes fondé sur le saphir. C'est vous qui remplissez le rôle de fondement par l'exemple et le soin avec lequel vous pourvoyez à tout: vous vous montrez saphir par votre parole et votre sagesse. Votre voix est agréable, votre visage aimable à regarder ; voix de votre parole et face de votre exemple; voix de la prédication et face de la contemplation : aussi les jeunes âmes vous ont trop aimé. Que si vous vous retirez, à quel autre pourront-elles dire : montrez-nous votre visages, et que votre voix sonne, à nos oreilles ? De quel autre pourront-elles imiter les exemples et retenir les sentences? Qui est semblable à vous, pour appeler, et avertir et exposer l'esprit de l'ordre ? Qui pourra placer un autre fondement tel que celui qui a été posé, ô abbé Roger ? Vos fils sont comme des plantations nouvelles; vos filles sont ornées : elles sont parées comme un temple; vos greniers sont pleins, vos brebis sont fécondes, donnant des fruits abondants. Comment n'appellerions-nous pas heureux, comment ne proclamerions-nous pas saint, l'homme à qui sont tous ces biens? Est-ce que le Seigneur n'est pas son Dieu, lui qui possède tant de richesses.

7. Voilà donc les marques qui montrent clairement que le Seigneur vous a placé dans votre ministère, et ne vous en a point rejeté. C'est ce qui persuade que vous devez garder le poste que vous occupez avec tant d'utilité. Quand tant de bonnes oeuvres réjouissent votre conscience, pourquoi donc avez-vous besoin que nous vous persuadions? Vos vertus domestiques vous prêchent de garder votre charge pour qu'un autre lie la prenne pas ; votre savoir faire vous le crie aussi fort que la maladresse des autres : heureux succès et mauvais successeur. Je connais votre esprit, vos goûts, vos habitudes, ce que la nature vous a donné, ce que le travail vous a acquis; je sais avec quelle facilité vous vous éloigneriez de cet emploi, s'il se trouvait une personne à qui vous puissiez le confier dignement. Le sentiment et la raison se combattent en vous : le sentiment de l'humilité, et la raison du bien public. Vous trouveriez agréable de vous consacrer à Dieu et à vous : mais il vous est pénible de laisser votre place vide. Oui, bien vide : qui l'occupera en effet? Qui nous donnera un autre Jacob, qui passe le Jourdain, n'ayant que son bâton, et qui revient maintenant avec plusieurs troupeaux? (Gen. XXXII, 10.) Qui, dis-je, nous préparera un tel personnage, qui sache passer avec modération de Lia à Rachel, se consolant de la laideur de l'une par sa fécondité, et de la stérilité de l'autre, par l'éclat de sa beauté? On ne trouve pas de religieux qui vous ressemble, qui soit attaché à la contemplation de sorte que son travail n'en souffre jamais; qui, pour le repos de la sagesse, ne néglige pas les soins du gouvernement; qui sous prétexte d'utilité, ne tombe pas dans l'oisiveté; qui n'exalte pas Lia au point de condamner ou de mépriser Rachel, pour qui Lia n'est pas stérile, ni Rachel laide. Qui nuit et jour soit brûlé par la chaleur et le froid, craignant toujours dans son inquiétude que le troupeau ne soit en souffrance; encore plus inquiet de réparer, par ses propres efforts, le dommage que les brebis ont souffert, de le compenser par ses larmes, par ses jeûnes, sa compassion, sa prière et ses exhortations; qui dans ses revenus ne regarde jamais l'idole de l'avarice ayant ses biens à ses côtés, mais non dans son coeur, dans ses coffres, et non dans le lieu saint : qui s'adonne à la piété et non à l'amour esclave de l'argent, comme il est dit : « tout obéit à l'or. (Eccle. X, 19.) Et encore : « l'avarice est l'esclavage qui assujettit aux idoles. » (Col. III, 5.) Qui ne connaisse pas l'avarice dans sa conduite extérieure, et les idoles des formes corporelles dans la contemplation des réalités éternelles, et qui, dans l'une aussi bien que dans l'autre, conserve son intention et son regard purs et sages. Vous enverrez plusieurs aux affections tendres pour Dieu, au visage radieux, pur et beau comme celui de Rachel, soit dans leur conduite soit dans leur connaissance, mais leur résolution est faible et féminine; ils ont besoin d'être conduits par la volonté d'un autre Jacob. Rachel, quand elle ne consulta pas Jacob sur la conduite qu'il fallait tenir, enleva en cachette les idoles de Laban son père. Elle enleva, dis-je, les idoles de Laban, elle enleva certains simulacres de l'honnêteté mondaine, de la faveur du siècle, de l'apparence extérieure exigée dans la société. Laban signifie action de blanchir.

8. Ne vous semblent-ils pas avoir enlevé en route quelques idoles de Laban, et les simulacres de la vanité du inonde? ceux qui ajoutent à la religion, je ne sais quels agréments superflus, qui tempèrent les règles de l'antique observance par des dispositions nouvelles; ils mouillent leur vin d'eau, en changeant la vigne, où les pères ont travaillé avec tant de vigueur, en un jardin délicat où croissent des plantes potagères, et la vie dure des moines en la vie délicate des mondains. Car, de même qu'il est dit : « leur ventre est leur Dieu,» (Phil. III, 19.) de même on peut dire : la vanité est leur Dieu ; et ainsi de suite pour chacun des objets qui font les délices et la joie des personnes séculières. Combien je crains qu'en revenant de la Mésopotamie de Syrie, nous ne portions plusieurs de ces idoles avec nous, non en secret, mais publiquement, non à l'insu de Jacob, mais de son plein consentement. Ces idoles de son père, qu'elle enleva avec tant d'envie, Rachel les enveloppa avec précaution, couvrant, excusant du prétexte de sa faiblesse, ce qu'elle tenait avec un sentiment si féminin et si mou. Mais ce que Laban adora, ce que Rachel cacha, Jacob ne le connut pas : l'objet des hommages de Laban, des affections de Rachel inspirait de l'horreur à ce saint Patriarche ; ce que Laban honora en public, ce que Rachel cacha en secret en s'exposant, Jacob l'ensevelit à jamais. II ensevelit, dis-je, il enfouit sous la terre les Dieux étrangers aux pieds d'un térébinthe, sous l'arbre de la foi; il fit disparaître le souvenir de la vaine ambition et de l'orgueil du siècle. (Gen. XXXV.)

9. Il est dit dans la promesse qui est faite à l'âme fidèle après la tentation : « Elle se répandra comme le térébinthe et comme le chêne qui étend ses rameaux sur le térébinthe, qui est après la ville des Sichimites. ( Is. VI, 13.) Sichima signifie « épaules. » Excellentes épaules que celles dont il est écrit : « l'extérieur de son dos a l'éclat pâle de l'or. » (Ps. LXVII, 14.) Forte est l'épaule de Jésus-Christ : « sa puissance a été placée sur ses épaules. » (Is. IX, 6.) C'est après cette ville de Sichima qu'a été mis le térébinthe, il a été planté dans la passion et la foi de Jésus-Christ. Heureux celui qui, par la vertu de cet arbre, triomphe de toutes les puissances et de toutes les principautés, et qui enfouit sous ses racines, toutes les idoles de la vanité : « leur simulacre est chose vaine et semblable au vent. » Aussi la pompe du monde est comparée avec raison aux simulacres. Un tel succès n'est pas accordé à l'âme infirme, délicate et efféminée; c'est le lutteur qui l'obtient, c'est celui qui supplante. Rachel ne l'obtient pas, mais bien Jacob : encore qu'il y ait eu plusieurs Rachel, il n'y a pas beaucoup de Jacob : il se trouve rarement celui qui sait supplanter Esaü, tromper Laban, enfouir ses Dieux : enfouir, dis-j e, et ensevelir le vieil homme, la vanité du monde, la conformité avec ses usages, afin de ne les plus suivre, mais de se réformer dans la nouveauté d'un sentiment pieux, établi dans la similitude de la mort de Jésus-Christ, pour imiter aussi ce divin Sauveur dans la ressemblance de sa résurrection. Nous condamnons, nous détruisons et nous enterrons les idoles de Laban, quand nous cachons l'image de l'homme antique et terrestre que nous avons portée, et quand nous étalons, comme le térébinthe, la figure de l'homme nouvel et céleste.

10. Je distingue avec soin tout ceci, dans la crainte que l'homme n'obéisse et que la femme ne commande; de peur que le fort ne soit dans l'oisiveté, et le faible, à la tête des affaires; afin que Jacob ne se retire pas, et que Rachel ne vienne point prendre sa place. Bien que ces nouveaux rejetons qui ont commencé de paraître ces jours-ci, composés, brillants, et blanchis, sorte de race de Laban qu'on appelle « blanchi, » n'imitent point, en cette affaire, la modestie de Rachel; elle excusa sous le prétexte, et couvrit, sous le voile de l'infirmité humaine, les idoles de la vanité mondaine . eux, ils colorent la pratique de la superfluité et de la vanité séculière du nom d'humanité; n'expurgeant pas le vieux levain, ils le présentent joyeux et pleins de gloire aux étrangers, sous l'appareil soigné d'un repas pompeux et abondant. Il serait long de parcourir les espèces nombreuses de vanité, et de dresser un catalogue des sentiments superbes. Ce sont ces personnages que vous voyez véritables Thrasons (Soldat très-vain) dans leurs actes, cabaretiers dans les repas; Gnatons (Sicilien très-vorace) dans les lieux de vacarme : ce sont ceux qui veulent être des Catons dans les assemblées, des Cicérons dans les plaidoiries, des Virgiles dans la poésie : enfin, dans les conversations, ils sont comédiens, ils ne sont pas moines. Ils répandent à profusion des paroles joyeuses, piquantes de sel, paroles bien différentes de celles dont l'Apôtre dit : « que toujours votre discours soit assaisonné de sel dans la grâce. » (Col. IV, 6.) Mais plutôt pénétré de ce sel dont le Seigneur dit : «que si le sel s'affadit et perd toute sa force, » par quoi salera-t-on ? (Matth. V, 13.)

11. C'est à cause d'hommes de ce genre, qu'à mon avis, vous devez être maintenu à votre place et non changé; et à cause d'autres, s'il en existe (comme on l'assure) en qui sont restés des vestiges de la rudesse primitive : de crainte qu'en rejetant le sel qui est bon, nous ne prenions celui qui est gâté, et que cette parole du Prophète ne s'applique à nous «ses moissons seront détruites dans la sécheresse, des femmes viennent et l'instruisent. » Je pourrais vous décrire toutes les vertus du Patriarche et trouver un éloge plus grand en prenant une comparaison dans le nom de Jacob : mais je m'en abstiens, de peur qu’en disant à grande voix du bien de mon ami, je ne paraisse en dire du mal. Pour vous, si vous ne m'êtes pas entièrement inconnu, bien que parfois la pensée de ces biens se présente en votre esprit, vous ne vous les attribuez jamais en propre. C'est assez parler de la facilité du gouvernement, de l'abondance des grâces qui l'accompagnent, et de la rareté de ceux qui pourraient vous remplacer. La charge qui vous a été confiée, vous pouvez vous en acquitter avec aisance et facilité, et je ne sais si un plus jeune pourrait le faire d'une façon plus excellente. Je ne vois rien qui mette obstacle à la réalisation de cette décision, si ce n'est que vous promettez dans une position plus humble une plus grande abondance de mérites ; pour vous, peut-être, mais non pour les autres; pour vous serait ce surcroît, et non pour l'Église de Jésus-Christ, et par conséquent il ne serait pas non plus pour vous, en qui seul, Jésus-Christ ne petit gagner ce qu'il perdra en plusieurs autres. Mais si vous le trouvez bon, réservons ce sujet pour une autre fois: maintenant, en effet, nous avons enseveli notre chère et il faut que nos paroles fassent place aux Psaumes.

 

 

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