SERMON CLXXVII
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SERMON CLXXVII. CONTRE L'AVARICE (1).

 

ANALYSE. — Deux sortes de personnes ont à se tenir en garde contre l'avarice : ceux qui ne sont pas riches et ceux qui le sont, sans vouloir le devenir davantage. I. Si l'on n'est pas riche, qu'on se garde de chercher à le devenir. Les païens ont blâmé ce désir; mais nous avons, pour le condamner, des motifs plus pressants que les leurs. Ne sommes-nous pas les hommes de Dieu ? Or, quand on est d'un rang si haut, il est indigne de s'abaisser aux convoitises terrestres. De plus ce désir entrave notre marche et notre essor vers le ciel. Enfin il ne fait qu'accroître nos besoins et nos peines. II. Si l'on est riche, il faut, pour se préserver de l'avarice, éviter l'orgueil et la fierté ; ne pas s'appuyer sur les richesses, mais sur Dieu ; enfin donner généreusement pour acquérir un trésor dans la vie éternelle.

 

1. Le sujet de notre discours sera cette leçon de l'Apôtre: « Nous n'avons rien apporté dans ce monde et nous ne pouvons en emporter rien. Ayant donc la nourriture et le vêtement, contentons-nous; car ceux qui veulent devenir riches, tombent dans la tentation, dans un filet, et dans beaucoup

 

1. I Tim. I, 7-19.

 

or de désirs nuisibles, lesquels plongent les hommes dans la ruine et la perdition. L'avarice est en effet la racine de tous les maux. aussi plusieurs y ayant cédé, ont dévié de la foi et se sont engagés dans beaucoup de chagrins ». Voilà de quoi vous rendre attentifs et nous déterminer à parler. Ces mots nous mettent en quelque sorte l'avarice devant les yeux ; elle comparaît à titre d'accusée; que (117) nul ne la défende, que tous au contraire la condamnent pour n'être pas condamnés avec elle. Je ne sais quelle influence exerce l'avarice dans le coeur; car tous les hommes, ou, pour m'exprimer avec plus d'exactitude et de prudente, presque tous les hommes l'accusent dans leurs discours et la défendent par leurs actions. Beaucoup ont parlé longuement contre elle; ils l'ont chargée de torts aussi sérieux que mérités; poètes et historiens , orateurs et philosophes, écrivains de tout genre, tous se sont élevés contre l'avarice. Mais l'important est de n'en être pas atteint; ah ! il vaut beaucoup mieux en être exempt que de savoir en montrer la laideur.

2. Toutefois, entre les philosophes, par exemple, et les Apôtres faisant le procès à l'avarice, n'y a-t-il pas quelque différence? Quelle est cette différence ? En examinant la chose de près, nous découvrirons ici un enseignement qui n'est donné que par l'école du Christ. J'ai déjà cité ces mots: « Nous n'avons rien apporté dans ce monde, et nous ne saurions en  emporter rien ; ayant donc la nourriture et le vêtement, contentons-nous ». Beaucoup d'autres que l'Apôtre ont fait cette réflexion. Il en est de même de celle-ci: « L'avarice est la racine de tous les maux ». Mais aucun profane n'a dit ce qui suit: « Pour toi, homme de Dieu, fuis ces choses et recherche la justice, la foi, la charité avec ceux qui invoquent le Seigneur d'un coeur pur (1) ». Non, aucun des profanes n'a dit cela ; tant la piété solide est étrangère à ces bruyants parleurs !

Aussi, mes bien-aimés, c'est pour détourner de nous ou des hommes de Dieu, la pensée de regarder comme de grands hommes ces esprits, étrangers à notre société, qui ont jeté sur l'avarice leur condamnation et leur mépris, que l'Apôtre s'écrie : « Pour toi, homme de Dieu ». Veut-on essayer de les mettre en face de nous? Rappelons-nous d'abord qu'un caractère qui nous distingue, c'est que nous agissons pour Dieu; c'est que le culte du vrai Dieu est une réprobation de l'avarice et que nous devons nous porter avec bien plus de soin à ce qui est un devoir de piété. Quelle honte, quelle confusion et quelle douleur pour nous, si l'on voyait les adorateurs des idoles triompher de l'avarice, et les serviteurs du Dieu unique subjugués par elle, esclaves de

 

1. II Tim. II, 2.

 

cette passion quand un sang divin leur sert de rançon ! L'Apôtre disait encore à Timothée « Je t'ordonne devant Dieu, qui vivifie toutes choses, et devant le Christ Jésus, qui a rendu a sous Ponce-Pilate un si glorieux témoignage à la vérité » ; ici encore constate à quelle distance nous sommes des profanes; « de garder inviolablement ce précepte jusqu'à l'avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que manifestera en son temps le bienheureux, le seul puissant, le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs, qui seul possède l'immortalité et habite une lumière inaccessible, qu'aucun homme n'a vu ni ne saurait voir, et à qui sont l'honneur et la gloire pour les siècles des siècles. Ainsi soit-il ». C'est de la famille de ce grand Dieu que nous faisons partie, nous y sommes entrés par adoption, et grâces, non pas à nos mérites mais à sa bonté, nous sommes devenus ses enfants. Or, ne serait-il pas trop affreux, ne serait-il pas trop horrible d'être enchaînés sur la terre par l'avarice, quand nous disons: « Notre Père qui êtes dans les cieux (1) », à ce Dieu dont l'amour fait tout pâlir; quand aussi le monde où nous sommes nés est si peu fait pour nous, qu'une nouvelle naissance nous attache à Dieu? Usons de ces créatures pour le besoin et non par amour pour elles; que l'univers soit pour nous comme une hôtellerie où on passe et non comme un domaine que l'on habite. Restaure-toi et passe, voyageur, considère à qui tu vas rendre visite quelle grandeur en effet dans Celui qui t'a visité ! En quittant cette vie tu fais place à un autre qui y fait son entrée : n'est-ce pas ainsi qu'on sort d'une hôtellerie pour y être remplacé ? Mais tu voudrais arriver au séjour du repos parfait; que Dieu donc ne s'éloigne pas de toi, car c'est à lui que nous disons: « Vous m'avez conduit dans les sentiers de votre justice par égard à votre nom », et non par égard à mes mérites (2).

3. Ainsi donc autres sont les voies de notre mortalité, et autres les voies de la piété. Les voies de la mortalité sont fréquentées par tous; il suffit d'être né pour y marcher: on ne suit les voies de la piété qu'autant que l'on est régénéré. En marchant dans les premières on naît et on grandit, on vieillit et on meurt; et conséquemment on a besoin du vêtement et de la nourriture. Mais qu'on se contente du

 

1. Matt. VI, 9. — 2. Ps. XXII, 3.

 

118

 

nécessaire. Pourquoi te charger? Pourquoi prendre, durant ce court voyage, non ce qui peut t'aider à parvenir au terme, mais ce qui ne saurait que t'accabler outre mesure? Tes désirs ne sont-ils pas étranges au-delà de toute expression? Pour voyager tu te charges, tu te charges encore ; tu es accablé sous le poids de l'argent, et plus encore sous la tyrannie de l'avarice. Mais l'avarice est l'impureté dans le coeur. Ainsi donc, de ce monde que tu affectionnes, tu n'emportes rien, rien que le vice auquel tu t'attaches. Et, en continuant à aimer ce monde; tu seras tout immonde aux yeux de son Auteur.

Si au contraire tu ne gardes avec modération que les ressources nécessaires au voyage, tu seras dans les bornes prescrites par ces mots de l'Apôtre : « N'aimez point les richesses et contentez-vous de ce qui suffit actuellement (1) ». Remarque ce qu'il place en première ligne. « N'aimez pas », dit-il. Touche-les, mais sans y attacher ton coeur. En attachant ton cœur aux richesses par les liens de l'amour, tu te plonges dans une infinité de chagrins; est-ce d'ailleurs faire attention à ces paroles: «Pour toi, homme de Dieu, fuis ces malheurs? » Il n'est pas dit : Laisse, abandonne; il est dit : « Fuis », comme on fuit un ennemi. Tu cherchais à fuir avec ton or; fuis l'or, que ton cœur s'en échappe et l'or devient ton esclave. Point d'avarice, non; mais de la piété. Ah ! il y a moyen d'employer ton or, si tu en es le maître et non l'esclave. Maître de l'or, tu t'en sers pour le bien ; esclave, il t'applique au mal. Maître de l'or, tu donnes des vêtements qui font louer le Seigneur; esclave, tu dépouilles et tu fais blasphémer Dieu. Or, c'est la passion qui t'en rend l'esclave, et la charité qui t'en affranchit. Fuis donc, sans quoi tu seras asservi. « Pour toi, homme de Dieu, fuis ». Point de milieu, on est ici fugitif ou captif.

4. Voilà bien ce que tu dois fuir; mais tu as aussi quelque chose à rechercher, car on ne fuit pas dans le vide, on ne laisse pas pour ne rien saisir. « Recherche donc la justice, la foi, la piété, la charité » ; sache t'enrichir par là, ce sont.des biens intérieurs dont n'approche pas le larron, à moins que la volonté mauvaise ne lui ouvre la porte. Garde avec soin ce coffre-fort, qui n'est autre que ta conscience;

 

1. Heb. XIII, 5.

 

richesses précieuses que ne pourront te ravir ni larron, ni ennemi, si puissant qu'il soit, ni les barbares, ni les envahisseurs, non, pas même le naufrage; car en.y perdant tout, tu sauve. rais tout. Quoique dépouillé de tout à l'extérieur, n'avait-il rien l'antique patriarche qui disait : « Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté; comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait : que le nom du Seigneur soit béni (1)? » Quelle merveilleuse opulence ! quelles richesses immenses ! Il était privé de tout, mais rempli de Dieu; privé de tout bien qui passe, mais rempli de la volonté de son Seigneur. Eh ! pourquoi tant de fatigues et de voyages à la recherche de l'or ? Aimez cette autre sorte de richesses, et à l'instant même vous en êtes comblés : ouvrez votre coeur, et la source s'y jette. Or c'est avec la clef de la foi que s'ouvre le coeur, et la foi le purifie en l'ouvrant. Ne le crois pas trop étroit pour contenir le divin trésor. Ce trésor n'est autre que ton Dieu et il élargit le coeur en y entrant.

5. Ainsi donc « n'aimez pas l'argent et contentez-vous de ce qui actuellement suffit ». Pourquoi « actuellement ? » Parce que « nous n'avons rien apporté dans ce monde et nous ne saurions en emporter rien ». Voilà pourquoi il faut se contenter, « de ce qui suffit actuellement », sans se préoccuper de l'avenir.. Mais comment est-on séduit par les calculs de l'avarice ? — Eh ! dit-on, si je vis longtemps ? — Celui qui donne la vie, donne aussi de quoi la soutenir. Après tout, je veux bien qu'on ait des revenus; pourquoi, de plus, chercher des trésors ? Si le négoce, si le travail, si le commerce donnent des revenus, pourquoi vouloir encore thésauriser ? Ne crains-tu pas de laisser ton cœur où tu placeras ton trésor, d'entendre sans profit et de répondre menteusement quand on t'invite à l'élever ? Quoi ! lorsque tu réponds -à cette parole sacrée, lorsque ta voix y applaudit, ne sens-tu pas en toi ton cœur même t'accuser? Si déprimé et si accablé que soit ce coeur, ne te dit-il pas secrètement : Tu m'ensevelis sous terre, pourquoi mentir? Ne te dit-il pas encore : Ne suis-je pas où est ton trésor ? Oui, tu ments. Mentirait-il le Maître qui a dit: « Où sera ton trésor, là aussi sera ton coeur (2) ? » Tu oses dire qu'il ne sera pas là, quand la vérité affirme qu'il y sera ? Il ne sera pas là,

 

1. Job, I, 21. — 2. Matt. VI, 12.

 

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reprends-tu, parce que je n'aime pas ce trésor. Montre-le par tes oeuvres. Tu ne l'aimes pas, mais tu es riche. Ta réflexion et ta distinction sont justes; car tu ne confonds pas celui qui est riche avec celui qui veut le devenir, et l'on ne peut nier qu'il n'y ait entre l'un et l'autre une différence sérieuse : d'un côté l'opulence, de l'autre la passion.

6. Aussi bien l'Apôtre lui-même ne dit-il pas Ceux qui sont riches; mais : « Ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation, clans un piège, et dans beaucoup de désirs funestes ». C'est parce qu'ils veulent devenir riches, et non parce qu'ils le sont; de là le mot « désirs » qu'emploie saint Paul; car le désir s'applique à ce que l'on cherche et non à ce que l'on possède. Si insatiable que soit l'avarice, ceux qui possèdent beaucoup, désirent, non pas ce qu'ils ont, mais ce qu'ils veulent acquérir. Un tel possède cette campagne, il voudrait avoir encore celle-là et après elle une autre: ce qu'il désire n'est pas ce qu'il possède, mais ce qu'il- n'a pas. Ainsi en voulant devenir riche il est en proie aux désirs et à une soif ardente, laquelle s'augmente, comme celle de l'hydropique, à mesure qu'il boit. L'avare a donc au cœur une sorte d'hydropisie qui ressemble merveilleusement à l'hydropisie proprement dite. Quoique rempli d'une eau qui met sa vie en danger, l’hydropique en demande toujours ; ainsi l’avare a d'autant plus de besoins qu'il est plus riche. Quand il possédait moins, il demandait moins; il lui fallait moins pour le réjouir, quelques miettes faisaient ses délices ; depuis qu'il est comme rempli de biens, il semble qu'il n'a fait que se dilater pour aspirer à davantage. Il boit sans cesse et toujours, il a soif. Ah ! si j'avais cela, dit-il, je pourrais atteindre jusque-là; je puis peu, parce que j'ai peu. — Au contraire, posséder davantage, ce serait vouloir encore plus, ce serait accroître, non pas ta puissance, mais ton indigence.

7. Je ne tiens pas à ce que j'ai, dis-tu, afin d'avoir le coeur élevé. D'accord; si tu n'y tiens vraiment pas, ton coeur peut être haut placé; quel obstacle empêcherait de s'élever un coeur libre ? Mais n'y tiens-tu pas ? Dis-le toi fidèlement à toi-même, n'attends pas que je t’accuse, interroge-toi. — Non, je n'y tiens pas; je suis riche, il est vrai, mais comme je le suis, sans vouloir le devenir, je n'ai pas à tomber dans la tentation ni dans un filet ni dans ces nombreux et funestes désirs qui plongent l'homme dans la perdition : mal dangereux, mal accablant, horrible et mortelle maladie ! — Je suis riche, dis- tu, je ne veux pas l'être. — Tu es riche et tu ne veux pas l'être ? — Non. — Et si tu ne l'étais pas, ne voudrais-tu le devenir? — Non. — Donc, puisque tu l'es, puisqu'en te trouvant riche matériellement, la parole de Dieu t'a comblé des richesses intérieures, prends pour toi ce qui est dit aux riches. Ce n'est pas ce qui est exprimé dans ces paroles, : « Nous n'avons rien apporté dans ce monde et nous ne saurions en emporter rien; ayant donc le vivre et le vêtement, contentons-nous; car ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation », et le reste. Ces mots en effet: « Ceux qui veulent devenir riches », prouvent que l'Apôtre parlait à ceux qui ne le sont pas. Es-tu donc pauvre ? répète ce langage et tu es riche ; mais répète-le de tout coeur ; dis donc du fond du cœur : Je n'ai rien apporté dans ce monde et je ne saurais en emporter rien ; ayant donc le vêtement et la nourriture, je suis content. Car si je veux devenir .riche, je tomberai dans la tentation et dans le piège. Parle ainsi, et reste ce que tu es. Garde-toi de te plonger dans les nombreux chagrins : ne te déchirerais-tu pas en cherchant à te dépouiller.

Revenons: tu es donc riche? Nous avons d'autres paroles à t'adresser; ne t'imagines pas, ô riche, que l'Apôtre rie t'a rien dit. Il écrivait donc au même, à Timothée, pauvre comme lui. Mais qu'écrivait-il à ce pauvre concernant les riches? Le voici, écoute: « Ordonne aux riches de ce siècle » ; c'est qu'il y a aussi des hommes qui sont les riches de Dieu ; ceux-ci sont même les seuls vrais riches, et tel était ce même Paul qui disait: « J'ai appris à être satisfait de l'état où je me trouve (1) » ; tandis que l'avare n'est satisfait de rien. « Ordonne donc aux riches de ce siècle ». — Que leur dirai-je ? De ne chercher pas à devenir riches ? Mais ils le sont. Qu'ils écoutent ce qui s'adresse à eux; c'est en premier lieu « de ne « pas s'enfler d'orgueil ». Quoi ! on a encore des richesses et on les aime éperdûment ! Mais elles sont comme un nid où l'orgueil se développe et grandit, grandit, hélas ! non pour s'envoler, mais pour y rester. Avant tout donc

 

1. Philip. IV, 11.

 

 

 

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le riche ne doit pas « s'enfler     d'orgueil ». Ainsi sache, ô riche, persuade-toi et te rappelle que tu es mortel et que les pauvres, mortels comme toi, sont tes égaux. Qu'aviez-vous l'un et l'autre en paraissant sur la terre? Sujets tous deux à la maladie, n'êtes-vous pas tous deux attendus par la mort? Sur sa couche de terre le pauvre endure la souffrance, et le riche ne peut l'empêcher de venir à lui sur son lit d'argent. Ainsi donc « ordonne aux riches de ce monde de ne s'enfler pas d'orgueil ». Qu'ils voient dans les pauvres leurs égaux s'ils sont hommes, les pauvres le sont aussi; l'habit est différent, le sang est le même : quoique le riche soit embaumé après sa mort, il n'est pas pour cela exempt de la corruption, elle vient plus tard ; pour venir plus tard, en vient-elle moins réellement? Supposons toutefois que le riche et le pauvre ne pourrissent pas également, ne sont-ils pas sensibles l'un et l'autre? « Ordonne aux riches de ce monde de ne s'enfler pas d'orgueil ». Non, qu'ils ne s'enflent pas d'orgueil, et ils seront en réalité ce qu'ils veulent paraître ; ils posséderont leurs richesses sans les aimer et conséquemment ils n'en seront pas les esclaves.

8. Considère encore ce qui suit: « De ne pas s'enfler d'orgueil et de n'espérer pas dans  l'inconstance des richesses ». Tu aimes l'or; peux-tu être sûr de n'avoir pas à craindre de le perdre? Tu t'es amassé du bien ; peux-tu t'assurer la tranquillité ? « Et de n'espérer pas dans l'inconstance des richesses ». Détache donc ta confiance des objets où tu l'as placée. « Mais au Dieu vivant ». Fixe en lui ton espoir, jette en lui l'ancre qui retient ton coeur, afin que les tempêtes du siècle ne puissent t'en détacher. « Au Dieu vivant qui nous donne abondamment tout pour en jouir ». S'il nous donne tout, combien plus encore se donne-t-il lui-même ? Oui, il est bien vrai qu'en lui nous jouirons de tout. Aussi ce tout qu'il nous « donne abondamment pour en jouir », me semble-t-il n'être que lui. Autre chose est d'user et autre chose de jouir. Nous usons par besoin, nous jouissons par plaisir. Par conséquent Dieu nous donne les choses temporelles pour en user, et lui-même pour en jouir: Mais si c'est lui-même qu'il donne, pourquoi avoir dit tout, sinon parce qu'il est écrit « que Dieu doit être tout en tous (1) ? » En lui

 

1. I Cor. XV, 28.

 

donc place ton coeur pour jouir de lui, et ton coeur sera élevé. Détache-toi d'ici et attache-toi là-haut: quel danger pour toi de rester sans être fixé au milieu de toutes ces tempêtes !

9. « De n'espérer pas dans l'inconstance des richesses » ; l'espoir pourtant n'est pas interdit; « mais au Dieu vivant qui nous donne abondamment tout pour en jouir ». Où est tout, sinon en Celui qui a fait tout ? Il ne ferait pas tout, s'il ne connaissait tout. Qui oserait dire : Dieu a fait cela sans le savoir? Il a fait ce qu'il savait. Cet objet était donc en lui, avant d'être fait par lui ; mais il était en lui d'une manière admirable ; il était en lui, non comme on le voit réalisé, à la façon de ce qui est temporel et passager, mais comme l'idée est dans l'artiste. Celui-ci porte en soi ce qu'il produit extérieurement ; et c'est ainsi que tout est en Dieu souverainement, immortellement, immuablement, toujours au même état, et que Dieu sera tout en tous; mais c'est pour ses saints qu'il sera tout en tous. Lui donc et lui seul nous suffit; aussi est-il écrit : « Montrez-nous votre Père, car il nous suffit. Quoi! reprît alors le Sauveur, je suis avec vous depuis si longtemps et vous ne me connaissez pas ? Me voir, c'est voir mon Père (1) ». Dieu donc est tout, Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit; et c'est avec raison que seul il nous suffit. Ah ! aimons-le, si nous sommes avares; seul il pourra nous satisfaire, si nous convoitons les richesses, car il est dit de lui; « Il comble de biens tes désirs (2) ». Et le pécheur ne s'en contente pas ? Il n'a pas assez d'un bien si grand, si incomparable ? Hélas ! en voulant tout avoir, il a plutôt perdu tout, « l'avarice étant la racine de tous les maux », Aussi est-ce avec raison que par l'organe d'un Prophète le Seigneur adresse ces reproches à l'âme infidèle qui se prostitue loin de lui; « Tu t'es imaginé que tu obtiendrais davantage en te séparant de moi ». Mais, comme ce fils puîné, te voilà réduite à paître des pourceaux (3); tu as tout perdu, tu es restée dans la misère, et c'est bien tard que tu es revenue tout épuisée. Comprends enfin que ce que te donnait ton père était près de lui plus en sûreté. « Tu t'es imaginé que tu obtiendrais davantage en te séparant de moi ». O pécheresse, ô prostituée, ô âme couverte de honte, défigurée, ô âme immonde, tu es pourtant aimée

 

1. Jean, XIV, 8, 9. — 2. Ps. CII, 5. — 3. Luc, XV, 15.

 

121

 

encore. Pour recouvrer ta beauté, reviens donc à la beauté même; reviens et dis à ce Dieu qui peut seul te satisfaire : « S'en aller « loin de vous, c'est se perdre ». De quoi donc ai-je besoin ? Ah ! « mon bonheur est de m'attacher à Dieu (1) ». Donc élève ton coeur ; qu'il ne reste ni sur la terre, ni au milieu de trésors menteurs, ni dans des objets qui ne sont que pourriture. «L'avarice est la racine de tous les maux ». Ne l'a-t-on pas vu dans Adam même ? S'il a cherché plus qu'il n'avait reçu, c'est que Dieu ne lui suffisait point.

10. Mais que feras-tu de ce que tu possèdes, toi qui es riche? Le voici. Tu ne t'enfles plus d'orgueil; c'est bien. Tu n'espères plus dans l'inconstance des richesses, mais au Dieu vivant, qui nous donne tout abondamment pour en jouir; à merveille. N'hésite donc pas à pratiquer encore ce qui suit: « Qu'ils soient riches en bonnes oeuvres ». Méditons ces paroles et croyons ce que nous ne voyons pas encore.

Tu disais : Je possède de l'or, mais sans affection. Remarque que ce défaut d'affection est en toi: si donc tu as pour moi quelque égard, daigne me le montrer aussi; oui, montre à ton frère ce que tu ne dérobes point au regard de ton Dieu. Comment te le montrer, demandes-tu? En voici le moyen: « Qu'ils soient riches en bonnes oeuvres, qu'ils donnent aisément ». Fais consister ton opulence à donner aisément. En vain le pauvre voudrait donner, il ne le peut; mais autant la chose lui est impossible, autant elle t'est facile. Mets donc pour toi l'avantage d'être riche à faire sans délai le bien que tu veux faire. « Qu'ils a donnent aisément, qu'ils partagent ». Est-ce perdre? « Qu'ils s'amassent un trésor qui soit un bon appui pour l'avenir ». Toutefois ne désirons point posséder alors ni or, ni argent, ni domaines, ni rien de ce qui charme ici-bas les regards humains. Quoiqu'on nous dise Transportez, placez là votre trésor, l'Apôtre tient à nous mettre en garde contre ces idées trop charnelles, et il nous dit : « Afin d'acquérir la vie véritable »; non pas cet or qui reste à terre, non pas ces biens qui pourrissent et qui passent, mais « la vraie vie ». Il est vrai, nos biens émigrent en quelque sorte, lorsque d'ici ils montent là-haut; là pourtant nous ne les aurons pas tels que nous les y envoyons.

Le Seigneur notre Dieu veut donc faire de

 

1. Ps. CXXII, 27, 28.

 

nous des espèces de commerçants ;lui-même échange avec nous. Nous donnons ce qui se trouve ici, partout, pour recevoir ce qui est près de lui en pleine abondance ; semblables à ces nombreux négociants qui échangent leurs marchandises, qui donnent ici une chose pour ailleurs en recevoir d'autres. Si, par exemple, tu disais à ton ami : Je t'offre ici de l'or, mais donne-moi de l'huile en Afrique, cet or voyagerait et ne voyagerait pas, mais tu aurais ce que tu désires. Telle est, mes frères, l'idée qu'il nous faut avoir de notre commerce spirituel. Que donnons-nous d'une part et que recevons-nous de l'autre ? Nous donnons ce que malgré la plus énergique volonté nous ne saurions emporter avec nous. Pourquoi le laisser périr? Donnons ici ce qui est moins, pour recevoir ailleurs ce qui est plus. Nous donnons donc la terre pour le ciel, ce qui est temporel pour ce qui est éternel, ce qui se corrompt pour ce qui est inaltérable ; enfin nous donnons ce que Dieu nous a donné pour recevoir en échange Dieu lui-même. Ah ! ne nous lassons point de faire cet échange, d'exercer cet heureux et ineffable négoce. Mettons à profit notre existence sur la terre, notre naissance, notre exil; ne demeurons pas indigents.

11. Ne laissons point entrer dans notre coeur une pensée funeste qui en serait comme le ver rongeur; ne disons point : Je m'abstiendrai de donner, pour ne manquer pas demain. Ne songe pas tant à l'avenir, ou plutôt songes-y beaucoup, mais songe au dernier avenir. « Qu'ils s'amassent un trésor qui soit un bon appui pour l'avenir, afin d'acquérir la véritable vie » . Cependant il faut suivre cette règle de l'Apôtre : « Qu'il n'y ait pas, dit-il, soulagement pour les autres, et pour vous surcharge, mais égalité (1) ». Possède donc; garde-toi seulement d'aimer, de conserver, d'amasser, de couver tes trésors enfouis ; ce serait te confier à l'incertitude même. Combien se sont endormis riches pour s'éveiller pauvres ?

Il y a donc une pensée mauvaise que l'Apôtre a voulu combattre après avoir dit: « N'aimiez pas l'argent, contentez-vous de ce qui suffit actuellement » . Cette pensée funeste est celle qui fait dire : Si je n'ai pas un trésor, qui me donnera lorsque j'aurai besoin ? Sans doute, j'ai abondamment de quoi vivre, j'ai assez ; mais si on tombe violemment sur moi,

 

1. II Cor. VIII, 13.

 

122

 

comment me délivrer ? Que faire, s'il me faut plaider ? Ou trouver des ressources ? — Hélas ! pendant que, sans y réussir, on cherche à calculer tous les maux qui peuvent affliger l'humanité, souvent un seul accident trouble tous les calculs, et il ne reste rien, absolument rien des ressources qu'on alignait. Aussi pour détruire ce ver rongeur, pour anéantir cette pensée, Dieu a-t-il placé dans son Ecriture un enseignement qu'on peut comparer aux parfums destinés à éloigner l'artison des étoffes. Quel est cet enseignement ? Tu songeais aux malheurs qui peuvent tomber sur toi, sans penser peut-être au plus grand de tous? Ecoute: « N'aimez point l'argent, contentez-vous de ce qui actuellement suffit » . Car Dieu même a dit: « Je ne te laisserai ni ne t'abandonnerai (1) ». Tu redoutais je ne sais quel accident, et pour y parer tu conservais ton or. Prends note de l'engagement sacré que Dieu même contracte. « Je ne te laisserai ni ne t'abandonnerai,dit-il ». Si un homme te faisait cette promesse, tu aurais confiance; c'est Dieu, et tu doutes ? Oui, il t'a promis, il a écrit, il t'a donné caution; sois donc sûr. Relis sa promesse, tu l'as en main, tu as en main la caution ; tu as en main Dieu lui-même, devenu ton débiteur, quoique tu le supplies de te quitter tes dettes.

 

1. Héb. XIII, 5.

 

 

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