XVIIIème ENTRETIEN
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DIX-HUITIÈME ENTRETIEN

DE CE QU’IL FAUT OBSERVER QUAND ON TIRE LES VOIX POUR LA RÉCEPTION [A L’HABIT] OU PROFESSION DES SOEURS

 

Il y a fort longtemps que quelques Soeurs me firent une question par laquelle elles me demandaient quelle méthode et quel motif il fallait avoir pour donner sa voix, tant aux filles que l’on reçoit au Noviciat qu’à celles que l’on veut admettre à la Profession. Et bien que la question soit ancienne, pour y avoir 1 longtemps qu’elle m’a été faite, je n’y ai toutefois guère pensé et suis toujours demeuré votre débiteur jusques à maintenant que j’y répondrai, disant que le motif que l’on doit avoir pour donner sa voix consiste en deux points. Le premier est qu’il faut que ce soit à des personnes bien appelées de Dieu; le second, qu’elles aient les conditions requises pour votre manière de vie.

Or, je fais ici ce discours, parce qu’il m’a semblé plus à propos de traiter de ce sujet par forme d’entretien et colloque familier 2 que d’en faire un sermon; d’autant qu’en cette façon, cette matière se pourra traiter plus librement et familièrement. Et quant à la première partie, les Novices y auront leur part ; mais pour la seconde, elles auront patience jusques à l’année qui vient, que nous la redirons s’il en est besoin.

 

1. parce qu’il y a — 2. conférence familière

 

Or donc, quant à ce premier point, qu’il faut qu’une fille soit bien appelée de Dieu pour être reçue en Religion, quand je parle de cet appel et vocation, il ne faut pas penser que j’entende parler des vocations générales, telle qu’est celle par laquelle Notre-Seigneur appelle tous les hommes au christianisme; ni encore de ces paroles si redoutables qui sont en l’Evangile a: Plusieurs sont appelés, mais peu sont élus. Dieu appelle tous les hommes à être chrétiens parce qu’il désire de donner à tous la vie éternelle b; mais pour cela tous ne viennent pas, quoique tous soient invités, et partant peu sont élus. C’est-à-dire, il y en a quelques-uns qui correspondent et suivent l’attrait de Dieu, mais peu viennent, en comparaison des appelés. Ce premier point est bien général et bien redoutable.

Mais parlons plus en particulier de ces vocations. Plusieurs sont bien appelés de Dieu en la Religion, et néanmoins il y en a encore peu d’élus, c’est-à-dire il y en a peu de ceux-là qui maintiennent et conservent leur vocation. Ceux-ci sont bien appelés, mais quoiqu’ils aient bien commencé, ils ne sont toutefois pas fidèles à correspondre à la grâce ni à persévérer à faire ce qui peut conserver leur vocation et la rendre bonne et assurée. Il y en a d’autres qui n’étant point bien appelés, néanmoins étant venus, ils ont été élus, et leur vocation a été bonifiée et ratifiée de Dieu ; et ceci est un autre point. D’autres viennent par dépit et ennui en Religion, et quoiqu’il semble que ces vocations ne soient point bonnes, on en

 

a. Matt., XX, 16 ; XXII, 14. — b. I Tim., II, 4.

 

a néanmoins vu qui, y étant ainsi entrés, ont été des choisis et élus; et c’est encore un autre point. Nous mettrons tous ces points les uns sur les autres, et tâcherons de les tous reconnaître, pour voir et trouver la bonne vocation. Plusieurs sont encore incités d’entrer 3 en Religion par quelque désastre et infortune qu’ils ont eu au 4 monde; d’autres, par le défaut de la 5 santé, ou beauté corporelle, desquels souventes fois la vocation est très bonne, et bien qu’ils aient un motif qui de soi n’est pas bon, néanmoins Dieu s’en sert pour appeler telles personnes à la Religion. Enfin ce sont des choses inscrutables que les voies de Dieu c, et une chose admirable, belle et aimable que la variété des vocations et des moyens desquels Dieu se sert pour appeler ses créatures, lesquels doivent être honorés et révérés par nous autres mortels.

Vous voyez donc combien c’est une chose grande et bien difficile que de reconnaître une bonne vocation; néanmoins, c’est la première chose qui est requise pour donner sa voix, de savoir si cette fille proposée est bien appelée et si sa vocation est bonne. Comment donc, y ayant une si grande variété de vocations et de si différents motifs, pourrons-nous reconnaître les bonnes d’avec les mauvaises, et comment est-ce que l’on pourra faire pour n’être pas trompés ? Oh ! certes, il est vrai que c’est une chose de grande importance que celle-ci et laquelle est bien difficile néanmoins elle ne l’est pas tant que nous soyons entièrement frustrés des moyens de reconnaître

 

e. Rom., XI, 33

3. invités à entrer — 4. dans le — 5. manque de

 

quand une vocation est bonne. Or, entre plusieurs que je pourrais alléguer, je dirai celui-ci comme le meilleur de tous: que la bonne vocation n’est autre chose qu’une volonté ferme et constante qu’a la personne appelée, de vouloir servir Dieu en la manière et au lieu auquel la divine Majesté l’appelle; et cela est la meilleure marque que l’on puisse avoir pour reconnaître quand une vocation est bonne.

Mais remarquez que, quand je dis une volonté ferme et constante de vouloir servir Dieu en la manière et au lieu où Dieu l’appelle, je ne dis pas qu’elle fasse, dès le commencement, tout ce qu’il faut faire en sa vocation avec une fermeté et constance si grande qu’elle soit exempte de toute répugnance, difficulté ou dégoût en ce qui est de sa vocation. Non, je ne dis pas cela, ni moins que cette fermeté et constance soit telle qu’elle la rende exempte de faire des fautes, ni si ferme qu’elle ne vienne jamais à chanceler ni varier en l’entreprise qu’elle a faite de pratiquer les moyens qui la peuvent conduire à la perfection. Oh ! non, certes, ce n’est pas cela que je veux dire, car tout homme est sujet à telle passion, changement et vicissitude, et tel aimera aujourd’hui une chose qui ne l’aimera pas demain; un jour ne ressemble jamais à l’autre. Tel aimera aujourd’hui l’humilité et dira que c’est une aimable vertu, que c’est la plus belle et la plus nécessaire de toutes, et en ce temps-là voudrait employer toutes ses forces pour l’acquérir; et le lendemain en sera dégoûté, ou bien ne la prisera ni estimera pas tant qu’il faisait hier. L’on dira bien que c’est une grande vertu, mais bien qu’elle soit grande, si n’est-elle pas la plus aimable de toutes à cause qu’il faut tant de peine pour l’acquérir que c’est pitié, et puis, après cela, encore n’en a-t-on point ou peu. Voyez combien nous sommes variables et sujets à l’inconstance !. Ce n’est donc pas parmi ces divers mouvements et accidents qu’il faut juger de la fermeté et constance de la volonté au bien que l’on a une fois embrassé; mais oui bien si parmi cette variété de divers mouvements et accidents la volonté demeure ferme à ne point quitter le bien qu’elle a une fois embrassé; encore qu’elle sente le dégoût ou le refroidissement en l’amour de l’humilité, elle ne laisse pas pour cela de se servir et user des moyens qu’elle sait ou qui lui sont marqués pour l’acquérir. C’est en cela que nous voyons la constance de la volonté, tellement 8 que, pour avoir une marque d’une bonne vocation, il ne faut point une constance sensible, mais qui soit en la partie supérieure de l’esprit, et qu’elle soit effective.

Il n’est pas requis pour savoir si Dieu veut que nous soyons Religieux ou Religieuses, que sa divine Majesté nous parle sensiblement, ou nous envoie du Ciel quelque Ange pour nous signifier sa volonté; ni moins est-il besoin d’avoir des révélations pour ce sujet. Il ne faut non plus l’examen de dix ou douze docteurs de la Sorbonne pour examiner si l’inspiration est bonne ou mauvaise, s’il la faut suivre ou non ; mais il faut bien cultiver et correspondre au premier mouvement, et puis 7 ne se faut point mettre en peine s’il

 

6. de sorte — 7. il

 

vient des dégoûts et des refroidissements touchant cela ; car si l’on tâche de tenir toujours sa volonté bien ferme à vouloir rechercher le bien qui nous est montré, Dieu ne manquera pas de faire réussir 8 le tout à sa gloire. Or, quand je dis ceci, je ne parle pas seulement pour nous autres, mais pour les filles qui sont encore au monde, desquelles certes on doit avoir de la jalousie et du soin de leur 9 aider parmi leurs bons désirs. Quand elles ont le premier mouvement un peu fort, rien ne leur est difficile, il leur semble qu’elles franchiraient toutes les difficultés; mais quand elles viennent 10 à sentir quelques vicissitudes, et que ces sentiments ne sont plus si sensibles en la partie inférieure, il leur semble aussi que tout soit perdu et qu’il faille tout quitter: car l’on veut lors, et puis l’on ne veut pas. Ce que l’on sent alors n’est pas suffisant pour faire quitter le monde. — Je le voudrais bien, disent-elles, mais je ne sais pas si c’est la volonté de Dieu que je sois Religieuse, d’autant que l’inspiration que je sens à cette heure ne me semble pas assez forte. Il est bien vrai que je l’ai eue plus forte que maintenant, mais comme elle n’est pas de durée, cela me fait douter qu’elle ne soit pas bonne. J’en ai ouï parler à mes père et mère, ou bien à quelque autre je ne sais où, et ainsi l’envie m’en est venue, mais cela s’est 11 aussitôt passé ; ce qui me fait croire que telle inspiration n’est pas de Dieu. —Enfin il faut faire mille examens pour connaître si elles suivront cette inspiration.

Certes, quand je rencontre telles âmes, je ne

 

8. tourner — 9. pour les — 10. commencent.— 11. est

 

 

m’étonne point de leurs dégoûts et refroidissements, ni moins crois-je que pour iceux leur vocation en soit moins bonne ; mais il faut seulement en cela avoir soin de les aider en leur apprenant à ne se point étonner de ces changements et vicissitudes, mais les encourager à demeurer fermes parmi iceux. — Et bien, leur faut-il dire, cela n’est rien ; si bien vous avez été persuadée à vous faire Religieuse par vos parents ou par qui que ce soit, dites-moi, n’avez-vous pas senti l’inspiration ou mouvement dans votre coeur pour la recherche d’un si grand bien? — Oui, disent-elles, il est bien vrai ; mais cela s’est aussitôt passé. — Oui bien, peut-être, la force de ce sentiment, mais non pas en telle sorte qu’il ne vous en soit demeuré aucune affection pour cela, puisque vous dites que vous sentez toujours je ne sais quoi qui vous attire de ce côté-là. Et ce qui me met en peine, dites-vous, c’est que cet attrait ne vous semble pas assez fort pour une telle résolution. — Or je réponds à ces sortes de gens : Ne vous mettez pas en peine de ce sentiment sensible, ne l’examinez pas tant; contentez-vous de la constance de votre volonté, laquelle parmi tout cela ne perd point son premier dessein ou l’affection d’icelui; soyez seulement soigneuses de le bien cultiver et de bien correspondre à ce premier mouvement. Ne vous souciez point de quel côté il vient, car Dieu a plusieurs moyens d’appeler ses serviteurs ou servantes à son service ; il ne se sert pas seulement de la prédication qui, comme une divine semence, est jetée en la terre de nos coeurs par la bouche des prédicateurs. Il est vrai que l’on se sert de ce moyen ici plus que de nul autre pour la conversion des hérétiques et infidèles. Et plusieurs ont été touchés, par le moyen des prédicateurs, non seulement à se faire chrétiens, mais aussi ont été appelés de Dieu à des vocations particulières : comme fut saint Nicolas de Tolentin, lequel étant en un sermon d’un bon Père qui prêchait le martyre de saint Etienne, et oyant dire que saint Etienne vit les cieux ouverts et le Fils de Dieu assis à la dextre 12 de son Père d, il fut tellement touché qu’il se résolut 13 à cet instant-là de quitter le monde; et depuis ce moment il n’eut point de repos qu’il ne se fût fait Religieux; ce qu’il fit après avoir déclaré son dessein, et étant reçu, il devint un si bon Religieux que, comme tel, il vécut et mourut saintement. Les exemples de ceux qui ont été appelés de Dieu comme lui par la prédication sont presque innombrables.

D’autres ont été touchés par la lecture des borts livres; d’autres pour avoir ouï lire des paroles sacrées de l’Evangile, comme saint François et saint Antoine, lesquels oyant dire ces paroles : Va, vends tout ce que tu as et le donne aux pauvres, et me suis e; ou bien : Quiconque veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même, prenne sa croix et me suive f, et plusieurs autres, quittèrent tout, et firent avec un courage admirable ce que Notre-Seigneur leur commandait par la lecture.

Combien y en a t-il qui ont été appelés de Dieu

 

d. Act., VII, 55. — e. Matt., XIX, 21. — f. Ibid., XVI, 24 ; Luc., IX, 23.

12. droite — 13. résolut

 

par le moyen de la lecture des bons livres ? Certes, c’est une chose innombrable. Vous savez que deux gentilshommes, lisant la Vie de saint Antoine, furent tellement touchés de Dieu, qu’ils quittèrent à cet instant le service de l’empereur de la terre pour servir le Dieu du Ciel. Entre tous les livres, la grande Guide des pécheurs, de Grenade, a servi à plusieurs pour leur faire faire 14 une forte détermination de quitter le monde et de se rendre Religieux, ainsi que plusieurs m’ont assuré ; aussi est-ce un livre excellent que celui-ci, où l’on remarque les traits les plus admirables et les plus pénétrants qui se puissent dire. .J’ai ouï raconter à des Religieux, comme plusieurs personnes avaient été touchées de Dieu de quitter le monde en lisant ce livre; et moi, j’ai parlé à plusieurs qui m’ont assuré qu’elles avaient reçu leur vocation en le lisant.

Vous avez sans doute lu la Vie du bienheureux Père saint Ignace de Loyola, Fondateur et premier Père des Jésuites : il fut touché de Dieu par la lecture des bons livres. Il était gentilhomme de fort bon lieu, brave selon le monde et grand guerrier. Le commencement de sa conversion fut par un désastre qui lui arriva: un coup d’arquebuse lui vint atteindre la cuisse et la lui rompit, tellement qu’il le fallut emporter en son logis pour le panser. Etant tout ennuyé pour se voir ainsi réduit, il demanda des livres de guerre pour se divertir. Mais on lui apporta la Fleur des Saints, non point celle qu’a fait le Père Ribadeneira, car il n’était pas encore né, mais d’autres Fleurs

 

14. prendre

 

qui étaient jà 15 alors ; et en les lisant, il fut touché de telle sorte qu’il quitta tout et se résolut d’être soldat de Jésus-Christ. Il fit cette résolution 16 si efficace qu’il ne se donna point de repos qu’il ne l’eût mise à exécution, et a été un grand serviteur de Dieu.

Il y en a d’autres qui ont été touchés par des ennuis et désastres qui leur sont venus 17, ce qui les a fait dépiter contre le monde à cause qu’il s’était moqué d’eux ou les avait trompés; et eux, fâchés d’avoir reçu un tel affront et fâcherie, l’ont quitté comme par dépit. Notre-Seigneur s’est souvent servi de tels moyens pour appeler plusieurs personnes à son service, qu’il n’eût pu avoir en autre façon. Car, combien que Dieu soit tout-puissant et puisse tout ce qu’il veut, si est-ce qu’il ne veut point nous ôter la liberté qu’il nous a une fois donnée; et quand il nous appelle en son service, il veut que ce soit de notre bon gré et non par force ni par contrainte. Car si bien ceux-ci viennent à Dieu comme dépités contre le monde qui les a fâchés, ou bien à cause de quelques travaux 18 ou afflictions qui les tourmentent, si ne laissent-ils pas pour cela de se donner à Dieu d’une franche liberté; et certes, souventes fois telles personnes ont bien réussi et ont été de grands serviteurs de Dieu, même quelquefois plus grands que ceux qui y sont entrés par des motifs plus apparents.

Vous aurez peut-être lu ce que raconte Platus, d’un gentilhomme, brave 19 selon le monde,

 

15. existaient déjà —16. il prit cette résolution d’une manière —17. arrivés — 18. peines, souffrances — 19. accompli

 

lequel étant un jour bien paré et frisé, sur un cheval bien empanaché, ne mettait son soin que de plaire aux dames qu’il muguettait; et comme il bravait, voilà que son cheval le passa chevalier, et le renversa par terre au milieu de la rue dans un monceau de boue, dont il sortit tout sale et crotté. Ce pauvre jeune homme fut si honteux et confus, que, tout en colère, il se résolut à cet instant de se faire Religieux, disant : Ah ! traître monde, tu t’es moqué de moi, mais je me moquerai aussi de toi; tu m’as joué d’un trait, mais je t’en jouerai bien d’un autre, car je n’aurai jamais part avec toi : dès cette heure je me résous fermement de me faire Religieux. Et de fait, il fut reçu en Religion où il vécut fort saintement; et néanmoins sa vocation venait d’un dépit.

Il y en a eu d’autres desquels les motifs ont été encore plus mauvais que celui-ci; car j’ai ouï raconter à un Capucin une chose qui est arrivée de notre temps, c’est pourquoi je suis bien aise de la dire. Ce bon Père donc me dit en parlant des vocations, qu’un gentilhomme, brave d’esprit et de corps et de fort bon lieu, voyant passer un jour des Pères de leur Ordre, se prit à dire à des jeunes seigneurs, ses compagnons, qui étaient avec lui : Il me prend envie de savoir comme vivent ces pieds déchaux 20, et pour cela, de me rendre parmi eux, non point à dessein d’y toujours demeurer, ains seulement pour trois semaines ou un mois, pour remarquer tout ce qu’ils font, afin de m’en rire et 21 moquer par après avec vous autres. Ayant fait ainsi son complot, il poursuit

 

20. déchaussés — 21. d’en rire et m’en

 

fort et ferme son entreprise, si bien que là 22 à quelque temps il fut reçu. Mais la divine Providence qui s’était servie de ce moyen pour le retirer du monde, bonifia et rectifia sa vocation en convertissant sa fin et son intention, de mauvaise qu’elle était en bonne. Certes, son intention était très mauvaise; car qu’est-ce, je vous prie, entrer en Religion pour voir ce que l’on y fait, à dessein d’en sortir pour s’en rire et moquer avec ses compagnons? C’était à la vérité une très mauvaise fin, si Dieu ne l’eût changée ; ce qu’il fit, car ce jeune gentilhomme en pensant prendre les autres fut pris lui-même; n’ayant passé que peu de jours en la Religion où il était entré, il fut soudain tout à fait changé, persévéra fidèlement en sa vocation, et depuis a été un grand serviteur de Dieu.

Voici encore un exemple qui est de notre âge 23. Le Révérend Père Général des Feuillants, qui certes a été un grand serviteur de Dieu et un homme de grande sainteté (lequel j’ai connu et ai ouï de ses prédications), entra néanmoins au service de Dieu pour une fin qui n’était point tant bonne, car il semblait que c’était plutôt pour chercher l’honneur et sa commodité 24 que pour y être appelé de Dieu ; il acheta son abbaye, ou bien son père l’acheta pour lui. Et cependant, sa vocation fut tellement bonifiée et rectifiée de Dieu, et il a tellement réformé sa vie, qu’il a été un miroir de vertu; c’est lui qui a réformé les Feuillants et les a remis en leur première perfection.

 

22. de là — 23. temps — 24. son avantage

 

Il y en a d’autres, ainsi que nous avons dit tantôt, de qui la vocation n’est de soi pas meilleure que celle-ci. Ce sont ceux qui vont en Religion à cause de quelque défaut corporel ou naturel, comme pour être boiteux, borgnes, ou pour être laids et tels autres défauts; et, ce qui semble encore pire, c’est qu’ils y sont portés par leurs parents, lesquels trop souvent, quand ils ont des enfants qui ont ces défauts que nous venons de dire ou quelques autres, les laissent au coin du feu, disant: Ils ne sont pas bons pour le monde, il les faut mettre en Religion ; ce sera autant de décharge pour notre maison. Sur cela, ils se mettent en peine de leur trouver des bénéfices. Les enfants, parce que c’est leur père qui prend soin d’eux, se laissent conduire où l’on veut, sous l’espérance de vivre du bien de l’autel. —D’autres ont une grande quantité d’enfants: Et bien, disent-ils, il faut décharger la maison, envoyant les cadets en Religion, afin que les aînés aient tout et qu’ils puissent paraître au monde; ceux-là seront bons pour être de l’Eglise, ils vivront trop bien au coin de l’autel. Mais bien souvent Dieu fait voir la grandeur de sa clémence et miséricorde, en se servant de ces fins et intentions, qui d’elles-mêmes ne sont nullement bonnes, pour faire de telles personnes de grands serviteurs de sa divine Majesté, laquelle se fait voir en ceci très admirable.

Ainsi ce divin Artisan se plaît à faire de beaux édifices avec des bois fort tortus et qui n’ont nulle apparence d’être propres à chose du monde. Et tout ainsi qu’une personne qui ne sait que c’est de la menuiserie, voyant quelque bois tout tortu en la boutique d’un menuisier, s’étonnerait d’entendre dire que d’icelui l’on puisse faire quelque beau chef-d’oeuvre (car, dirait-il, si cela est comme vous dites, combien de fois faudra-t-il passer le rabot par dessus, avant que d’en pouvoir faire un tel ouvrage), ainsi la divine Providence fait pour l’ordinaire de beaux chefs-d’oeuvre avec des bois tortus; et en somme fait entrer en son festin les boiteux et les aveugles g, pour nous faire voir qu’il ne sert de rien d’avoir deux yeux et deux jambes pour aller en Paradis; qu’il vaut mieux aller au Ciel avec une jambe, un oeil ou un bras, que d’en avoir deux et se perdre h. O Dieu, c’est sans nulle comparaison ! Or, telles sortes de gens étant venus ainsi en Religion, ont souvent fait de grands fruits et persévéré fidèlement en leur vocation.

Il y en a eu d’autres qui ont été bien appelés, qui néanmoins n’ont pas persévéré; ains, après avoir demeuré 25 quelque temps, ils ont tout quitté. Et de ceci nous avons l’exemple de Judas, lequel nous ne pouvons douter qu’il ne fût bien appelé; car Notre-Seigneur le choisit et l’appela à l’apostolat de sa propre bouche quand il dit : Je vous ai choisis, ce n’est pas vous qui m’avez choisi i, car personne ne peut aller à Dieu s’il n’est appelé de lui J. Tirez-moi, dit l’Epouse, et je courrai après l’odeur de vos parfums k; par lesquelles paroles elle montre qu’il faut qu’elle soit tirée pour

 

g. Luc., XXV, 21. — h. Matt., XVIII, 8, 9 ; Marc. IX, 42. — 1. Joan., XV, 16.— j. Ibid., VI, 44, 66. — k. Cant., I, 3.

25. y être demeurés

 

courir. Et certes, quand Notre-Seigneur dit à ses Apôtres qu’il les a choisis, il ne fait nulle exception, ains. il parle de Judas aussi bien que des autres. Donc ,il était bien appelé; Notre-Seigneur ne se pouvait tromper en le choisissant, car il avait le discernement des esprits. D’où vient donc qu’étant si bien appelé, il ne persévéra pas en sa vocation ? Oh! voyez-vous, c’est qu’il abusa de sa liberté, et ne se voulut pas servir des moyens que Dieu lui donnait pour ce sujet; mais au lieu de les embrasser et en user à son profit, il fit tout le contraire, en abusant et les rejetant; et quant et quant il se perdit. Car c’est une chose certaine que quand Dieu appelle quelqu’un à quelque vocation, il s’oblige, par conséquent, par sa prudence et Providence divine, de lui fournir toutes les conditions requises pour se rendre parfait en sa vocation. Quand il appelle quelqu’un au christianisme, il s’oblige de lui fournir tout ce qui est requis pour être bon chrétien; tout de même, quand il appelle quelqu’un pour être prêtre ou évêque, il s’oblige aussi de lui fournir tous les moyens nécessaires à sa charge; et quand il appelle quelqu’un pour être Religieux ou Religieuse, il leur promet à même temps de leur donner les moyens requis pour être parfaits en cette vocation.

Or, quand je dis que Notre-Seigneur s’oblige, il ne faudrait pas penser que ce soit nous qui l’ayons obligé à ce faire en nous faisant Religieuses, car on ne saurait l’obliger comme nous nous obligeons les uns les autres ; mais Dieu s’oblige soi-même par soi-même, poussé et provoqué à ce faire par les entrailles de son infinie bonté et miséricorde l ; tellement que, me faisant Religieux, Notre-Seigneur s’est obligé de me fournir tout ce qu’il faut que j’aie pour être bon Religieux, non point par devoir, mais par sa miséricorde et infinie Providence; tout ainsi que quand un roi lève des soldats pour faire la guerre, sa prudence et prévoyance veut qu’il prépare des armes pour ses soldats, car quelle apparence y a-t-il de les envoyer combattre sans armes ? Que s’il ne le fait, il est taxé d’une grande imprudence, d’autant qu’ils le sont allés trouver sous l’espérance qu’il les fournirait de 26 toutes les armes propres à faire leurs fonctions. Mais trouvant que le prince n’a point pensé aux armes et aux munitions qui sont requises à une telle entreprise, il est soudain jugé digne de risée.

Or, la divine Providence ne manque jamais de soin ni de prudence touchant ceci; et pour nous le mieux faire croire, elle s’y est obligée, en sorte qu’il ne faut jamais entrer en doute qu’il y ait de sa faute quand nous ne réussissons pas bien. Mais remarquez que quand je dis que Dieu s’est obligé à fournir les aides requises 27 ceux qu’il appelle en quelque vocation, je n’entends pas de dire qu’il ne les donne qu’à ceux à qui il les a promises 28. Oh ! non, car je me tromperais, d’autant que souvent il les a données et les donne encore à ceux à qui il ne les a pas promises et auxquels il ne s’est point obligé. Par exemple: voilà un homme que Djeu n’a pas appelé

 

I. Luc., I, 78.

26. leur fournirait — 27. l’aide requis, les secours requis — 28. promis

 

pour être prêtre ni évêque, et qui néanmoins, sachant qu’il y a quelque bénéfice ou un évêché vacant, il se met à courir la poste et emploie tous ceux qu’il sait avoir du crédit à la cour pour l’obtenir du roi; et enfin, par la faveur de plusieurs personnes, il est fait et créé évêque. Or, Dieu ne l’a pas appelé pour l’être, et partant il ne s’est pas obligé de lui donner les conditions requises pour être bon évêque ; aussi ne les donne-t-il pas toujours. Pourtant, la libéralité de Notre-Seigneur est telle et si grande, qu’il ne laisse pas pour cela quelquefois de les donner comme s’il s’y était obligé; mais à ceux qu’il a choisis, il ne manque jamais. Et ce que je dis d’un évêque, je le dis de toutes sortes de vocations quelles qu’elles soient.

Il y a encore une chose à remarquer, qui est que Dieu ne s’est pas obligé à donner toutes les conditions requises tout à coup 29, ni les rendre parfaits en leur vocation en un instant. L’on se tromperait, car les Religions ne seraient pas nommées hôpitaux, comme elles sont. J’ai déjà montré ailleurs que, de tout temps, les Religions ont été appelées hôpitaux, et les Religieux d’un nom grec qui veut dire guérisseurs, qui sont dans les hôpitaux pour se guérir les uns les autres, comme les lépreux de sainte Brigitte. Il ne faut donc pas penser qu’entrant en Religion nous soyons parfaits tout promptement, car j’ai déjà dit plusieurs fois que nous ne venons pas parfaits en la Religion, mais oui bien pour tendre à la perfection. Et cette Congrégation, non plus que toutes les autres

 

29. tout d’un coup, tout de suite

 

Religions, n’est pas une assemblée de filles parfaites, ains de filles qui tendent et prétendent à la perfection ; c’est une école où l’on vient pour apprendre les moyens qu’il faut tenir pour se perfectionner, et pour ce faire, il est nécessaire d’avoir la volonté ferme et constante d’embrasser les moyens de nous perfectionner selon notre vocation et l’Institut où nous sommes appelés.

Ce n’est donc pas les mines tristes, les faces pleureuses et les personnes soupirantes 30 qui sont toujours les mieux appelées ; ni celles qui mangent le plus de crucifix, qui ne veulent bouger des églises, qui sont toujours parmi les hôpitaux, ni encore ceux qui commencent avec grande ferveur. Il ne faut point regarder les larmes des pleureurs, ni écouter les soupirs des soupirants, ni faire considération sur les mines et cérémonies extérieures pour reconnaître ceux qui sont bien appelés ; mais à ceux qui ont une bonne volonté ferme et constante de vouloir être guéris, et qui pour cela travaillent avec fidélité pour recouvrer la santé spirituelle.

Il ne faut point aussi tenir pour une marque d’une bonne vocation ces ferveurs qui font que l’on ne se contente point en sa vocation, mais que l’on s’amuse à quelques désirs, qui sont pour l’ordinaire vains et apparents, d’une plus grande sainteté de vie; car pendant que l’on s’amuse à rechercher ce qui le plus souvent n’est pas parfait, l’on ne fait pas ce qui nous peut rendre parfaits en celle que nous avions embrassée. Nous avons un exemple de ceci en un jeune homme qui était prêtre de l’Oratoire, lequel était si fervent qu’il

 

30. qui soupirent de désir

 

lui semblait que la manière de vie des Pères de l’Oratoire n’était pas assez parfaite pour contenter sa ferveur ; c’est pourquoi il pensa qu’il devait sortir de là pour entrer en une Religion formelle 31. Ce que voyant, le bon Père Philippe de Néri, qui était son Supérieur, l’y conduisit par la main; et le voyant entrer avec tant de ferveur au lieu 32 où il savait par divine inspiration qu’il ne devait point demeurer, il se prit à pleurer à chaudes larmes, tellement que ces bons Religieux, qui jugeaient que c’était d’abondance de consolation, lui dirent: Hé, mon Père, il faut que la consolation que vous ressentez soit bien grande! vous feriez bien mieux de modérer un peu vos larmes que non pas de les laisser couler de la sorte. Mais ce bienheureux Philippe de Néri, illuminé d’une lumière toute divine, leur répondit : Ah! je ne pleure pas à cause de la consolation que je ressens, mais je jette des larmes de compassion de voir ce jeune homme quitter une manière de vie pour en prendre une autre et que, y entrant avec une si grande ferveur, il n’y persévèrera néanmoins pas. Ce qui arriva puis après, ainsi qu’il l’avait prédit.

Voilà donc comme les jugements de Dieu sont occultes et secrets, et comme vous voyez que les uns, étant entrés en Religion par dépit et par moquerie, y persévèrent; et les autres, y étant bien appelés et ayant commencé avec grande ferveur, finissent mal et quittent tout. C’est donc une chose très difficile que de savoir si une fille est bien appelée de Dieu, pour lui donner sa voix;

 

31. qui a reçu sa constitution définitive — 32.

 

car si bien je la vois fervente, peut-être ne persévèrera-t-elle pas. Ce sera son mal ; ne laissez pas de lui donner votre voix, si vous voyez qu’elle ait cette volonté constante de se vouloir guérir et être pansée, car si elle veut recevoir les aides que Notre-Seigneur s’est obligé de lui donner, elle persévérera. Et même, bien qu’il ne les lui eût pas promises, ne s’y étant pas obligé, d’autant qu’il ne l’avait pas appelée, elle peut néanmoins se rendre capable de les recevoir. Que si elle le fait seulement pour un temps et qu’elle ne persévère pas après quelques années, à son dam ! vous n’en pouvez mais, c’est elle et non vous qui en êtes la cause. Voilà donc, ce me semble, en quoi consiste cette première partie; mais avant que de commencer la seconde, les Soeurs Novices se retireront et prieront Dieu pour nous pendant que nous parlerons de l’autre.

Il ne me reste maintenant à dire que ce qui appartient à vous autres Professes, qui est ma seconde partie: à savoir, les conditions que doivent avoir les filles que l’on reçoit céans ; en second lieu, celles qu’on reçoit au Noviciat, et troisièmement, celles que l’on admet à la Profession. Quant à la première réception, je n’ai guère à dire là-dessus, car on ne peut pas beaucoup connaître (je dis quant à la première entrée pour l’essai) ces filles qui viennent avec une si bonne mine que rien plus. Parlez-leur: à leur dire 33, elles feront tout ce que l’on voudra. Elles ressemblent à saint Jean et à saint Jacques auxquels Notre-Seigneur demandant s’ils boiraient bien le calice

 

33. à les entendre

 

de sa Passion, répondirent hardiment et franchement que oui m; et cependant ils l’abandonnèrent la nuit de sa Passion. Ces filles en font de même: elles font tant de prières, tant de révérences, elles témoignent tant de bonne volonté que l’on ne les peut bonnement éconduire; et en effet, l’on n’y doit pas faire de trop grands regards 34, ce me semble. Je ne parle pas à cette heure en forme de prédicateur, mais par simple conférence en laquelle chacun dit son opinion; voilà pourquoi je ne dis pas qu’il ne le faille pas faire, mais oui bien qu’il me semble que l’on n’y doit pas avoir grahd regard. Je dis ceci pour l’intérieur, car certes, il est bien difficile en ce temps-là de le pouvoir connaître, principalement des filles qui viennent ici de loin; tout ce que l’on peut faire, c’est de savoir qui elles sont et telles choses qui regardent l’extérieur et le temporel, puis leur ouvrir la porte et les mettre à leur premier essai. Si ce sont des filles du lieu 35, l’on peut observer leurs façons de faire, et, par la conversation que l’on a avec elles, reconnaître quelque chose de leur intérieur; mais je trouve qu’il est encore bien malaisé, car elles tiennent toujours la meilleure mine et posture qu’elles peuvent.

Il me semble que pour ce qui est de la santé corporelle et infirmités du corps, l’on n’y doit point faire ou fort peu de considération, d’autant qu’en notre Institut l’on y peut recevoir les infirmes et imbéciles 36 comme les fortes et robustes, puis

 

m. Matt., XX, 22.

34. grandes considérations—35. de la ville, de ce lieu — 36. faibles

 

qu’il a été fait en partie pour elles; pourvu que les infirmités ne soient si pressantes qu’elles les rendent tout à fait incapables d’observer la Règle et inhabiles à 37 faire ce qui est de leur vocation. Mais excepté cela, je ne leur refuserais jamais ma voix, non pas même quand elles n’auraient qu’une jambe, ou qu’elles seraient aveugles ou manchottes; si nonobstant cela elles avaient les autres conditions requises à cette vocation, je leur donnerais ma voix. Et que la prudence humaine ne vienne point ici dire : Et s’il se présentait toujours de telles personnes, les faudrait-il recevoir ? .— Je dis que oui ; pourvu, comme j’ai dit, qu’elles eussent toujours les conditions de l’esprit qui sont requises à cette vocation, je ne voudrais faire nulle considération sur leurs défauts du corps. Oui, mais si toutes étaient aveugles ou malades, qui les servirait ? Ne vous mettez pas en peine de cela, car il n’arrivera pas ; laissez-en le soin à la divine Providence, laquelle y saura bien pourvoir, et y appellera les fortes nécessaires à leur service. S’il s’en présente des infirmes, Dieu soit béni; s’il s’en présente des robustes, à la bonne heure! Le monde use pour l’ordinaire de tels discours quand il voit entrer plusieurs personnes en Religion, et, comme en désapprouvant leur retraite, dit : Et si tous les hommes et femmes se faisaient Religieux et Religieuses, qui maintiendrait le monde ? nous le verrions bientôt prendre fin. Mais, encore disent-ils, qui les nourrirait? — Oh! prudence humaine, ne vous mettez pas en peine de cela, car il n’arrivera pas; il

 

37. incapables de

 

n’en demeurera toujours que trop dans le monde.

Il y avait une fille qui était aveugle, laquelle poursuivait en votre Maison de Paris; et pendant que j’y étais, plusieurs personnes s’employèrent pour la faire recevoir; elle le désirait fort. C’était une très bonne fille et j’eusse bien désiré qu’on l’eût en cela consolée. Et à la vérité, si elle n’eût eu des conditions qui ne le permettaient pas, je lui eusse donné ma voix nonobstant qu’elle fût aveugle; car en somme, les maladies qui n’empêchent point d’observer la Règle ne doivent point être considérées en ces Maisons ici. Voilà ce que j’ai à dire touchant la première réception.

Venons à la seconde, qui est de recevoir une fille au Noviciat. Je ne trouve pas qu’il y ait de grandes difficultés ; néanmoins on y doit faire plus de considérations qu’en la première réception, car on a bien plus de moyens de remarquer leurs humeurs, actions et habitudes. L’on voit bien si elles sont colères ou tendres, ou telles autres passions ; mais tout cela ne les doit point empêcher d’être admises au Noviciat, ni ne doit point retenir les Soeurs de leur donner leurs voix, pourvu qu’elles aient une bonne volonté de s’amender, de se soumettre et de se servir des médecines et médicaments propres à leur guérison. Et bien qu’elles aient de la répugnance à ces remèdes et les prennent avec grande difficulté, cela ne veut rien dire, pourvu qu’elles ne laissent pas d’en user ; car les médecines sont toujours amères au goût, et n’est pas possible de les prendre avec la suavité que l’on ferait si elles étaient bien appétissantes ; mais pour cela elles ne laissent pas de faire leur opération, et quand elles la font meilleure c’est lorsqu’elles font plus de travail et de peine. Tout de même en est-il d’une fille qui a ses passions fortes: elle est colère et pour cela elle fait plusieurs manquements, faisant dix ou douze ruades 38 par jour. Or, si avec cela elle veut bien être corrigée et mortifiée, et qu’on lui donne les remèdes propres à sa guérison, combien qu’elle les prenne avec travail 39 et s’en fâche un peu, il ne faut pas pour cela lui refuser sa voix, car elle a non seulement la volonté de guérir, mais encore elle prend les remèdes qui lui sont donnés pour ce sujet, quoique avec peine et difficulté.

Il y en a d’autres qui ont été mal nourries 40 et civilisées 41, et qui auront la nature 42 rude et grossière 43. Il n’y a point de doute que celles-ci n’aient plus de peine et de difficulté que les autres qui ont le naturel plus doux et traitable, et qu’elles seront plus sujettes à faire des fautes que celles qui ont été mieux nourries. Mais si néanmoins elles veulent bien être guéries et témoignent une volonté ferme à vouloir se servir des remèdes, quoi qu’il leur coûte, je leur donnerais ma voix nonobstant ces chutes; car ces personnes-là, après beaucoup de travail, font de grands fruits en la Religion, deviennent de grands serviteurs et servantes de Dieu et acquièrent une vertu forte et solide; car la grâce de Dieu supplée au défaut de la nature, et il n’y a point de doute que souvent où il y a moins de naturel il y a plus de grâce.

 

38. actes d’impatience, de colère — 39. peine — 40. mal élevées — 41. sont malhonnêtes — 42. le naturel — 43. grossier, incivil

 

 

Donc, quoique les filles que l’on reçoit au Noviciat aient beaucoup de mauvaises habitudes, le coeur rude et grossier, témoignant à leur visage d’avoir beaucoup de passions (car quand on craint, on devient pâle ; quand on nous avertit de quelque chosé qui nous fâche, la couleur monte au visage et l’on devient rouge, ou bien la fâcherie nous tire les larmes des yeux), tout cela ne doit point retenir de donner sa voix, pourvu que cette fille veuille être guérie. En somme, pour recevoir une fille au Noviciat, il ne faut savoir sinon si elle a une bonne volonté de vivre en une grande soumission, se servant des moyens qui lui sont donnés pour se perfectionner; car ayant cela, je lui donnerais ma voix. Et voilà, ce me semble, tout ce qui se peut dire touchant cette seconde réception.

Venons maintenant à la troisième, qui est une chose de très grande importance; à savoir, la réception des filles à la Profession. En ceci il est requis d’une plus grande considération, et il me semble que l’on y doit observer trois choses. La première, que les filles que l’on propose pour la Profession soient saines, non de corps comme j’ai déjà dit (car je n’y voudrais faire nulle considération, si ce n’était en des choses qui le méritassent), mais j’entends saines de coeur et d’esprit; c’est-à-dire, qu’elles aient le coeur bien disposé pour vivre en une entière souplesse et soumission. La deuxième, qu’elles aient l’esprit bon et quand je dis un bon esprit, je n’entends pas dire de ces grands esprits qui sont pour l’ordinaire vains et pleins de suffisance, qui étaient au monde des boutiques de vanité et qui viennent en Religion, non pas pour s’humilier, mais comme s’ils voulaient faire des leçons de philosophie et théologie, voulant tout conduire et gouverner. C’est à ces esprits qu’il faut bien prendre garde; non qu’il n’en faille point recevoir, car si l’on voit qu’ils puissent ou veuillent être changés et humiliés, ils pourront bien, avec le temps et la grâce de Dieu, faire cette métamorphose, qu’ayant été au monde une boutique de vanité, ils en soient en Religion une d’humilité; ce qui arrivera sans doute si, avec fidélité, ils se servent des remèdes qui leur sont donnés pour leur guérison; car c’est une chose assurée que, qui est fidèle aux 44 petites choses, Dieu le constituera sur des grandes n. Quand je parle donc d’un esprit bon, j’entends parler d’un esprit médiocre, qui ne soit ni trop grand ni trop petit. Oh! certes, quand une fille n l’esprit ainsi fait, c’est une bonne condition, car ces esprits-là font toujours beaucoup sans que pour cela ils le sachent. Ils s’appliquent à faire et s’adonnent aux vertus solides; ils sont traitables et l’on n’a pas beaucoup de peine à les conduire, car facilement ils comprennent combien c’est une chose bonne de se laisser gouverner.

La troisième chose qu’il faut observer, c’est si cette fille a bien travaillé pendant l’année de son Noviciat; si elle n bien souffert et bien profité des médecines qu’on lui a données, propres à la guérir de son mal, si elle a bien voulu souffrir, si elle a fait valoir les résolutions qu’elle fit en

 

n. Matt., XXV, 21, 23.

44. dans les

 

entrant en son Noviciat, de changer et amender ses mauvaises humeurs et inclinations, car l’année du Noviciat lui n été donnée pour cela. Que si l’on voit qu’elle persévère fidèlement en sa bonne résolution, que sa volonté demeure ferme pour continuer à se vouloir amender, et que l’on ait remarqué qu’elle se soit appliquée à se réformer et se former selon la Règle et les Constitutions, et que cette volonté lui dure toujours, voire de vouloir mieux faire, cela est un très bon signe et une bonne condition pour lui donner sa voix.

Vous me dites que l’on voit bien que cette fille travaille à son amendement et témoigne une bonne volonté, mais par ci par là elle ne laisse pas de faire de grandes fautes et même assez souvent: comme l’on peut connaître qu’elle ait cette bonne volonté de s’amender, puisque en toute l’année de son Noviciat ses chutes ont été si fréquentes ? — Or voyez-vous, bien qu’en cette année-là elle doive travailler à la réformation de ses moeurs et habitudes, ce n’est pas à dire pour cela qu’elle ne doive point faire de chutes, ni qu’elle doive à la fin de son année être parfaite; car regardez au sacré collège de Notre-Seigneur, les Apôtres encore qu’ils fussent bien appelés, et qu’ils eussent bien travaillé en la réformation de leur vie, combien firent-ils de fautes non seulement en la première année, mais aussi en la seconde et troisième. Tous disaient et promettaient merveille, voire même de suivre Notre-Seigneur à la mort et dans la prison o, mais la nuit de la Passion, que l’on vint prendre leur bon Maître, tous l’abandonnèrent p

 

o. Luc., XXII, 33. — p. Matt., XXVI, 56.

 

et mêmement 45 les trois que Notre-Seigneur, ce me semble, caressait le plus, auxquels il avait découvert ses secrets, les menant toujours avec lui et à la montagne de Thabor et au jardin des Olives ; ces trois-là, dis-je, qui semblaient être les plus forts pour résister aux assauts de leurs passions, firent aussi de grandes fautes. Le glorieux saint Pierre, qui était si fervent, combien en fit-il ? Certes, il était grandement sujet à faire des échappées, mais pour cela il ne fut point rejeté de Notre-Seigneur, d’autant qu’il connaissait bien qu’il avait toujours la volonté de s’amender ferme et constante. Il fit de grandes fautes la première année de son noviciat, mais il en fit encore de plus grandes la seconde, et celle qu’il fit en la troisième encore plus grande que toutes les autres, car ce fut en icelle qu’il renia son doux Maître et Seigneur. Sa nature était cause en partie qu’il faisait de ces fréquentes et plus lourdes fautes. Saint Jean, qui avait un naturel plus doux, n’était pas si sujet à ces saillies ; néanmoins, il ne laissa pas de quitter son Maître et de s’enfuir avec les autres, bien que ce ne fut pas pour longtemps, car il retourna, puis il ne le quitta jamais plus. Mais saint Jacques, non seulement l’abandonna quand il fut question de mourir, ains en ceci il fit encore pis que les autres, car il ne retourna point le trouver. Voilà donc comme les chutes ne doivent point être cause que l’on rejette une fille, quand parmi tout cela elle demeure avec une forte volonté de se redresser et de se vouloir servir des moyens que l’on lui donne pour ce sujet.

 

45. même

 

C’est tout ce que j’ai à dire touchant les conditions que les filles que l’on veut recevoir à la Profession doivent avoir, et ce que les Soeurs doivent observer pour leur donner leurs voix. Je ne sais pas que dire davantage sur ce sujet si l’on ne me demande là-dessus quelque chose.

Vous me dites, s’il se trouvait une fille qui fût fort sujette à se troubler pour de petites choses, que son esprit fût souvent plein de chagrin et d’inquiétude, et que, parmi tout cela, elle ne témoignât guère d’amour pour sa vocation; et que néanmoins, cela étant passé et son coeur accoisé 46, elle promît de faire des merveilles, ce qu’il faudrait faire ? — Il est tout certain qu’une telle fille étant si changeante n’est pas propre pour la Religion. Mais parmi tout cela, ne veut-elle point être guérie ? Ne veut-elle point qu’on lui applique les remèdes propres à sa guérison ? Si cela est, il lui faut ouvrir la porte et la mettre dehors. — L’on ne sait, dites-vous, si cela procède faute de volonté de se guérir, ou bien qu’elle ne comprenne pas en quoi consiste la vraie vertu. — Voyez-vous, si après lui avoir fait bien entendre ce qu’il faut qu’elle fasse pour son amendement elle ne le fait pas, ains se rend incorrigible, il la faut rejeter, parce qu’il est tout certain que cela ne procède pas faute de jugement, ni de pouvoir comprendre en quoi consiste la vertu, ni moins encore de ce qu’il faut qu’elle fasse pour son amendement; mais que c’est par le défaut de la volonté qui n’a ni persévérance, ni constance à se servir de ce qu’elle sait être requis

 

46. tranquillisé

 

pour son amendement. Et partant, encore qu’elle dise quelquefois qu’elle fera monts et merveilles, je vois néanmoins qu’elle ne le fait pas, ains persévère en cette inconstance de volonté, je ne lui donnerais pas ma voix.

Vous dites, ma chère fille, qu’il y en a qui sont si tendres qu’elles ne peuvent supporter qu’on les corrige sans se troubler, et que cela les rend malades fort souvent. — Si cela est, il leur faut ouvrir la porte; car puisqu’elles sont malades et qu’elles ne veulent pas qu’on leur applique les remèdes propres à leur guérison, l’on voit clairement que, faisant ainsi, elles se rendent incorrigibles, ne donnant point d’espoir de pouvoir être guéries. Pour ce qui est de cette tendreté, c’est un si grand mal, que l’on ne saurait avoir trop de zèle pour s’en délivrer. La tendreté, tant sur l’esprit que sur le corps, est l’un des plus grands empêchements qui soient en la vie religieuse, et partant il faut avoir un très grand soin de ne pas recevoir celles qui en sont démesurément atteintes. La tendreté de l’esprit est encore plus dangereuse que celle du corps, d’autant que l’esprit étant plus noble que le corps, cette maladie l’ayant atteint en est plus difficile à guérir. Si tant est que celle qui a ce mal ne veuille pas souffrir qu’on lui applique les emplâtres sur sa plaie, je ne lui donnerais pas ma voix. Et pourquoi? Parce que ne voulant point se servir des remèdes qui lui sont propres, elle ne peut point être affranchie de son mal, ni recouvrer sa santé.

Vous demandez encore ce que l’on doit juger d’une fille qui témoigne souvent par ses paroles qu’elle se repent d’être entrée en Religion ? Certes, si elle persévère en ces dégoûts de sa vocation et à se repentir, et que l’on voie que cela la rende lâche et négligente à se former selon l’esprit de sa vocation, il la faut mettre dehors. — Vous me dites comme l’on connaîtra si cela vient par exercice 47 ou tentation? — Cette demande est bonne, mais elle est bien difficile néanmoins cela se peut connaître par le profit qu’elle fera de telles pensées, dégoûts ou repentir, si avec simplicité elle se découvre de telle chose et qu’elle soit fidèle à se servir des remèdes qu’on lui donnera là-dessus; car Dieu ne permet jamais rien pour notre exercice qu’il ne veuille que nous en tirions profit, ce qui se fait toujours quand on est fidèle à se découvrir et, comme j’ai dit, simple à croire et à faire ce que l’on nous dit: c’est la vraie marque que l’exercice de cette fille vient de Dieu. Mais quand on voit qu’elle use de son propre jugement, que la volonté est puis après 48 séduite et gâtée, persévérant en son dégoût, alors la chose est en mauvais état et quasi sans remède.

Quant à celle qui rit sur tout ce qu’on lui dit, ainsi que vous me dites, il lui faut demander le sujet qui la meut 49 à rire. — Elle dit qu’elle ne le sait. — Ni moi aussi 50 je ne sais pas de quoi elle rit. — Dites-vous qu’elle ne s’étonne de rien qu’on lui dise, ains va toujours son train ordinaire. — Ne fait-elle pas son profit de ce qu’on lui dit, ou si elle ne s’amende pas de ce qu’on la corrige ? Fait-elle plus d’état de son propre jugement

 

47. épreuve—48. ensuite—49. l’excite—50. moi non plus

 

et de son propre esprit que de la direction qu’on lui donne? En cela, se rend-elle incorrigible ? Si cela est, je ne lui donnerais pas ma voix; mais si elle se veut amender et qu’elle veuille qu’on la guérisse, en ce cas je ne ferais nulle difficulté de la lui donner. — Mais vous me dites, ma chère fille, que l’estime qu’elle a de tout ce qu’elle fait est si grande, qu’il semble qu’elle ne fasse point d’état de tout ce qu’on lui dit. — Si elle veut être sainte d’une sainteté particulière, c’est autre chose, mais certes, ces saintetés-là sont toujours à craindre. Que si l’on veut être saint d’une vraie sainteté, il faut qu’elle soit commune, comme celle de Notre-Seigneur et de Notre-Dame. De plus, la sainteté n’est jamais connue de ceux qui la possèdent, et celui qui est saint, plus il l’est, et moins pense-t-il l’être.

Que dites-vous, ma chère fille ? comme vous pourrez faire pour connaître tels esprits pour leur donner en bonne conscience votre voix, puisque vous ne pouvez avoir connaissance de ces esprits-là, sinon par le moyen de la Supérieure? — Il les faut bien observer; et puis, vous en êtes bien informée par ce qui s’en dit au Chapitre; car, pourquoi est-ce que les Chapitres se tiennent, sinon afin qu’entendant les opinions de toutes les Soeurs, l’on se résolve mieux soi-même sur ce que l’on doit faire ? — Elle est forte, dites-vous, en son propre jugement: elle le sera donc bientôt en sa propre volonté. — Mais ne veut-elle point se corriger de cela ? Si elle juge, comme vous dites, les actions des autres, il la faut enseigner 51 à

 

51. il faut lui apprendre

 

ne le plus faire, à se juger soi-même et non les autres. Que si elle sait si bien remarquer ce qui est propre aux autres et non à soi-même, hé, que voulez-vous faire à cela ? ce sont des misères de l’esprit humain. La Supérieure et la Maîtresse des Novices sont bien obligées à cette Soeur de ce qu’elle sait si bien remarquer ce qu’il faut qu’elles fassent! De tout cela il la faut bien instruire à s’en corriger, et lui enseigner qu’en lisant les Règles et Constitutions elle remarque ce qui la concerne seulement, car il faut qu’elle s’amende.

Vous dites si la Supérieure et la Maîtresse ne disent rien des filles au Chapitre, et qu’ayant remarqué que cette fille manque souvent de promptitude à l’obéissance, ou à telles autres observances, si vous ne devez pas laisser d’en parler ou de lui donner votre voix? — Il faut, ma chère fille, aller simplement en cette besogne, et faire en cela ce que la conscience vous dicte. Oh.! certes, encore que les choses sont petites en soi, il ne faut pas pour cela laisser de les faire avec beaucoup de soin et d’affection, car rien n’est petit en Religion, et qui méprise les petites observances viendra bientôt à négliger les grandes d. Mais il faut considérer si cette Soeur ne se veut pas amender de cela (à cause que ce n’est que petite chose à ses yeux) et qu’elle se rende incorrigible ; car cela serait très mauvais.

O ma chère fille, dites-vous si l’on pourrait faire des épreuves aux Novices, en leur disant quelque chose qui les pourrait bien mortifier, que les Professes mêmes, toutes Professes qu’elles

 

q. Luc., XVI, 10.

 

sont, auraient prou peine de supporter? — Véritablement, il ne faudrait pas qu’une Professe, voulant éprouver la patience d’une Novice, lui aille donner en pleine récréation un coup de poing sur le nez ! Mais il est vrai que l’on peut demander congé à la Supérieure de les éprouver, et il est toujours mieux de le faire par obéissance que de sa propre volonté; car il y aurait danger que, voulant mortifier les autres, vous n’oubliassiez de vous mortifier vous-même.

Vous dites maintenant si, quand l’on aurait quelque créance 52 que les parents d’une fille l’auraient sollicitée de se mettre 53 en Religion, l’on ne la pourrait pas bien éprouver sur cela ? — Il 54 se pourrait bien faire. Mais quoique son père et sa mère l’eussent persuadée de se faire Religieuse, sa vocation ne laisserait pas d’être bonne, puisque, comme nous avons dit, Dieu se sert souvent de ces voies-là pour attirer à soi ses créatures; et quand bien 55 sa vocation ne serait pas bonne au commencement, Dieu la peut rectifier. Mais ce qu’il faut savoir de cette fille, est si elle a une bonne volonté de vivre en parfaite obéissance et soumission.

Dites-vous, ma fille, s’il faut faire considération de donner sa voix à une fille qui n’est pas cordiale, ou qui n’est pas égale à l’endroit de toutes les Soeurs, faisant voir qu’elle a plus d’inclination à l’une qu’à l’autre? — Il ne faut pas être si rigoureuse pour toutes ces petites choses, car cette inclination est la dernière pièce de notre

 

52. assurance, certitude — 53. à entrer — 54. cela — 55. lors même que

 

renoncement. Avant que l’on puisse arriver à ce point de n’avoir pas d’inclination à l’une plus qu’à l’autre, et que ces affections soient tellement mortifiées qu’elles n’en paraissent point, il y faut du temps. Certes, la grande sainte Paule qui était si sainte, aimait tellement son mari et ses enfants qu’elle pleurait toujours tant à leur trépas qu’elle en pensait mourir de douleur, tant son inclination d’aimer était grande, sans qu’elle y pût remédier. Elle ne laissait pas pour cela d’être une grande Sainte, ni d’être bien résignée à la volonté de Dieu.

Vous désirez savoir si l’on ne peut pas conférer avec la Supérieure des filles dont on ne connaît pas assez l’esprit ? — Cela se fait au Chapitre, mais il se peut encore faire en particulier. — Que dites-vous, ma fille ? Si le sentiment des autres Soeurs était tout contraire à ce que vous savez, et qu’il vous vînt l’inspiration de dire quelque chose que vous avez reconnue, qui est à l’avantage de cette Soeur, s’il ne faudrait pas laisser 56 de le dire ? — Oh ! certes non, quoique le sentiment des autres soit tout contraire au vôtre et que vous soyez seule en cette opinion; car cela pourra leur servir encore pour se résoudre à ce qu’elles doivent faire. Le Saint-Esprit réside aux 57 Communautés, et sur la variété des opinions on se résout de faire ce que l’on juge être plus expédient pour la gloire de Dieu. Or, quant à cette inclination que vous avez que les autres donnent leur voix ou qu’elles ne la donnent pas, combien que vous donniez ou ne donniez pas la vôtre, doit

 

56. omettre — 57. dans les

 

être méprisée et rejetée comme une autre tentation. Mais de dire parmi les Soeurs : Je donnerais bien ma voix à cette Soeur, mais je voudrais bien que les autres ne lui donnassent pas la leur, c’est ce qu’il ne faut jamais faire ni dire. — Vous craignez qu’en disant votre sentiment, qui est contraire à tous les autres, vous ne vous trompiez en votre propre jugement. — Oh! pardonnez-moi, ma chère fille, ce n’est pas là le propre jugement ; il faut dire simplement et véritablement ce que Dieu vous inspire.

Que dites-vous, ma chère fille? car je ne vous entends point; les enfants font tant de bruit à 58 la rue qu’ils m’empêchent de bien entendre ce que vous dites. — Dites-vous, ma fille, que quand on ordonne quelque chose à une fille, elle dit qu’il est bien difficile de le faire et d’observer un tel point des Constitutions. — Mais voyez-vous que pour cela elle laisse de le faire? Car ce n’est rien d’avoir des difficultés quand on ne laisse pas pour elles de faire ce qu’il faut; quelquefois on fait 59 ces difficultés plus grandes qu’elles ne sont pas et cela se fait facilement. C’est pourquoi il ne faut pas tant prendre garde à ce qu’elle dit qu’à ce qu’elle fait.

Et vous, ma fille, vous dites que vous connaissez des Religieuses lesquelles, encore que les filles demandent plusieurs fois leurs habits pour sortir, disant qu’elles ne sauraient s’obliger à une telle vocation, elles ne les leur donnent pourtant pas, et que l’on attend jusques au dixième mois de leur Noviciat. Que si elles ont persévéré

 

58. dans — 59. croit

 

en leur désir jusque là, on les renvoie; mais si cela se passe 60 on ne laisse pas de les garder.

— Cela est bon, mais je ne voudrais pas les retenir de force 61 quand elles voudraient sortir avant ce temps-là, ni prescrire aucun temps pour les renvoyer; je voudrais bien avoir un peu de patience pour voir si ce dégoût se passerait 62 . Il est vrai qu’il y en a dont l’on a de la peine à reconnaître 63 l’esprit, et vous avez raison, ma fille, de demander si l’on ne pourrait pas retarder leur Profession. Oui, cela se peut faire afin de les mieux reconnaître.

Vous demandez s’il faut faire quelque considération quand on s’aperçoit qu’il y a des filles qui font leurs actions pour les yeux de la Supérieure ou de la Maîtresse. — Celles-là ont une bonne fin, mais il leur faut apprendre à la purifier. Il est quelquefois bon de faire quelque chose pour ses Supérieurs, car puis après, on vient à le faire purement pour Dieu. A ce propos, je vous dirai qu’il y avait dernièrement une bonne femme laquelle me vint trouver avec résolution de ne point pardonner à une personne qui l’avait offensée; et comme je la persuadais à le faire, après beaucoup de résistance elle me dit qu’elle le ferait pour l’amour de moi, et non pour l’amour de Dieu. J’eus bien de la peine par après à l’en faire dédire. Or, celles que vous dites qui font 64 pour les yeux des Supérieurs, et plus pour un que pour un autre, en font de même: elles montrent bien par là qu’elles font ce qu’elles font pour la

 

60. passe — 61. par force — 62. passerait — 63. connaître — 64. agissent

 

créature et non pour le Créateur; car si elles le faisaient pour lui, tous Supérieurs leur seraient égaux. Mais que voulez-vous! cela se peut bien purifier.

Vous demandez encore si une fille était sourde ou qu’elle eût telle autre infirmité, si elle pourrait être reçue ? — C’est ce que j’ai déjà dit, que je ne voudrais faire nulle considération aux infirmités du corps, si elles n’étaient bien pressantes toutefois, la surdité rend quasi une personne incorrigible, car on a de la peine à la faire amender, d’autant qu’on ne lui peut faire entendre ce qu’il faut qu’elle fasse; mais pour les autres, je n’y voudrais guère regarder. — Oh! ma chère fille, n’est-ce pas ce que j’ai déjà dit : Si tout le monde se faisait Religieux, qui le maintiendrait ? Ainsi en dites-vous : Si l’on ne recevait que des infirmes, qui les servirait ? Il ne nous faut pas être si prudents, car Dieu saura bien appeler les fortes au soulagement des faibles.

Eh bien, ma chère fille, si une Soeur était sujette à parler par complaisance et flatterie, il lui faudrait pardonner et lui apprendre à ne le plus faire, s’il se peut; mais voyez-vous, il faut du temps pour mortifier les passions et inclinations. En tous ces manquements, il faut faire comme nous faisons en la confession. Voilà un homme qui se vient confesser à moi; il s’accuse d’avoir blasphémé deux cents fois le nom de Dieu : je lui dis plusieurs choses pour son amendement, je le vois plein de bonne volonté de s’amender, je lui donne sur cela l’absolution. S’il revient une autre fois et me dit: Je m’accuse d’avoir blasphémé cent fois le nom de Dieu. Oh ! certes, je lui donne l’absolution; car je vois clairement son amendement, et partant je juge qu’il ne veut pas demeurer incorrigible. Ainsi en faut-il faire des filles quand on voit qu’elles s’amendent; encore qu’elles ne laissent pas de commettre des fautes, il ne les faut pas rejeter, car par l’amendement elles témoignent de ne vouloir pas demeurer incorrigibles.

Vous dites si une fille qui n’aurait pas guère 65 de bonnes conditions, et qui, outre cela, serait quasi toujours en l’infirmerie, s’il ne faudrait pas faire considération pour lui donner sa voix, car étant toujours malade, à n ne la peut pas éprouver ni reconnaître son esprit. — Je réponds à cela que si elle n’a pas les conditions propres 66 pour être de 67 cette vocation, il n’y a point de doute qu’il y faut regarder; mais pour ce qui est de ses infirmités corporelles, je ne voudrais pas que l’on y fit trop de considération, si elles n’étaient telles qu’elles l’empêchassent d’observer la Règle. Et pour ce qui est de reconnaître son esprit, certes, l’on reconnaît mieux le naturel et l’esprit d’une personne en la maladie qu’en nulle autre chose, et la maladie est une continuelle épreuve.

N’avez-vous plus rien à dire? Quelle heure est-il ? Avez-vous dit Complies? et quand les voulez-vous dire? Allez donc, car j’ai peur de faire une irrégularité. Or sus, mes chères Filles, je supplie Notre-Seigneur qu’il vous bénisse. Dieu vous donne l’accomplissement de tous vos désirs et sa sainte paix. Amen.

 

65. qui n’aurait guère — 66. convenables — 67. en

 

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