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DIXIÈME ENTRETIENSUR LE SUJET DE LA MODESTIE
Vous demandez que cest que la vraie modestie. Je vous dirai quil y a quatre vertus qui portent toutes le nom de modestie. La première, et celle qui porte le nom de modestie par éminence au-dessus des autres, cest la bienséance de notre maintien extérieur : et à cette vertu sont opposés deux vices, à savoir la dissolution 1 en nos gestes, en nos contenances, cest-à-dire la légèreté; et lautre vice qui ne lui est pas moins contraire, est une contenance affectée. La seconde vertu qui porte le nom de modestie, est lintérieure bienséance de notre entendement et de notre volonté : celle-ci a de même deux vices opposés, qui sont la curiosité de lentendement, la multitude des désirs de savoir et dentendre toutes choses, et linstabilité en nos entreprises, passant dun exercice à lautre sans nous arrêter à rien; lautre vice qui lui est opposé est une certaine stupidité et nonchalance desprit qui ne veut pas même savoir ni apprendre les choses nécessaires pour notre perfection, imperfection qui nest pas moins dangereuse que lautre. La troisième modestie consiste en notre conversation et en nos paroles, cest-à-dire en notre façon de parler et converser avec le prochain,
1. manque de mesure et de décence
évitant les deux imperfections contraires et qui lui sont opposées, à savoir, la rusticité et la babillerie: la rusticité qui nous empêche de contribuer 2 quelque chose pour lentretien de la conversation; et la légèreté qui nous fait tellement parler que nous ôtons le temps aux autres de parler à leur tour. La quatrième modestie est lhonnêteté 3 et bienséance des habits, et ses deux vices contraires sont la saleté et la superfluité. Or voilà: dites-moi donc maintenant de laquelle vous voulez que je vous parle. La première est extrêmement recommandable pour plusieurs raisons, et premièrement parce quelle nous assujettit fort. Il ny a point de vertu à laquelle il faille une si particulière attention; et en ce quelle nous assujettit consiste son grand prix, car tout ce qui assujettit pour Dieu est dun mérite infini; bien que je ne me plaise pas trop duser de ce mot de mérite entre vous autres, mais je veux dire, est infiniment agréable à Dieu. La seconde raison est quelle ne nous assujettit pas seulement pour un temps, mais pour toujours, en tous lieux, aussi bien seul quaccompagné 4, en tout temps, oui même en dormant. Un grand Saint lécrivit à un sien disciple, disant quil se couchât modestement en la présence de Dieu, ainsi comme 5 ferait celui à qui Notre-Seigneur étant encore en cette vie, tout ainsi quil y était avant sa Mort et Passion, lui commanderait de dormir et se coucher en sa présence; et bien, dit-il, que tu ne le voies pas et nentendes pas le commandement
2. faire pour notre part 3. la propreté 4. quen compagnie 5. comme
quil ten fait, ne laisse pas de le faire tout de même que si tu le voyais, parce quen effet il test présent et te regarde pendant que tu dors. O mon Dieu, combien 5 nous nous coucherions modestement et dévotement si nous le voyions! Sans doute nous croiserions nos bras sur notre poitrine avec une grande dévotion. La modestie nous assujettit donc toujours et tout le temps de notre vie, à cause que les Anges et Dieu même nous sont toujours présents, pour les yeux duquel Seigneur nous nous tenons en modestie. Cette vertu est aussi fort recommandée à cause de lédification du prochain, et je vous dirai que la simple modestie extérieure en. a converti plusieurs; ainsi quil arriva à saint François, lequel passa une fois par une ville avec une si grande modestie en son maintien que, sans quil dît une seule parole, il y eut un grand nombre de jeunes gens qui le suivirent, tirés de ce seul exemple, pour être instruits de lui. Il y eut dernièrement un Père Capucin lequel, me faisant regarder un autre de leurs Religieux quil avait amené avec lui, me dit : Voyez-vous ce Père, ni il ne prêche, ni il ne converse presque avec personne, étant dune vie fort retirée, mais pourtant sa seule modestie en a tiré beaucoup dautres en notre Religion. La modestie est une prédication muette; cest une vertu que saint Paul recommande fort particulièrement aux Philippiens, chapitre quatrième a, leur disant : Faites que votre modestie paraisse devant tous les hommes. Et ce quil dit à son
a. Vers. 5. 6. attirés par
disciple saint Timothée b, quil faut que lEvêque soit orné, sentend quil soit orné de modestie et non de vêtements de soie, afin que, par son maintien modeste, il baille confiance à un chacun de laborder, évitant également la légèreté comme la rusticité, afin que, donnant la liberté aux mondains de lapprocher, ils ne croient pas néanmoins quil soit mondain comme eux. La vertu de modestie observe trois choses, à savoir, le temps, le lieu et la personne. Car dites-moi, celui qui ne voudrait point rire à la récréation que comme lon rit hors de ce temps-là, ne serait-il pas importun ? Il y a des gestes et des contenances qui seraient immodestie hors de ce temps-là, qui ne le sont nullement; de même, celui qui voudrait rire lorsque lon est parmi les occupations sérieuses, et relâcher son esprit comme lon fait très raisonnablement à la récréation, ne serait-il pas estimé léger et immodeste ? De même, lon observe le lieu, les personnes, la conversation 7 en laquelle on est; mais tout particulièrement, elle regarde la personne. Autre est la modestie dune femme du monde que celle dune Religieuse; une fille qui, étant dans le monde, voudrait tenir la vue aussi basse comme feraient nos Soeurs, ne serait pas estimée, non plus que nos Soeurs si elles ne la tenaient pas plus basse que les filles du monde. Ce qui est modestie à un homme sera immodestie à un autre à cause de sa qualité; la gravité est extrêmement bienséante à une personne âgée, qui 8 serait affectée à une plus jeune,
b. I Ep., III, 2.
7. compagnie, société 8. laquelle
à laquelle convient plus une modestie rabaissée et humiliée. Il faut que je vous dise une chose que je lisais ces j ours passés, parce quelle regarde le discours que nous faisons de la modestie. Théodose désirant, comme très pieux et catholique quil était, de bien faire élever son fils afin quil fût digne Empereur après lui, sadressa pour cet effet à saint Damase afin quil lui cherchât un gouverneur capable pour ce faire. Saint Damase lui envoya Arsénius, lequel après avoir été plusieurs années en la cour et autant favorisé de lEmpereur quaucun autre, à la fin sennuyant de toutes ces vanités, bien quil lui fût loisible de vaquer aux exercices de piété et dévotion, si est-ce que nayant pas accoutumé 9 cet air 10 et façon de vivre, il fit dessein de séchapper et retirer dans les déserts et solitudes, en la conversation et compagnie des bons Pères ermites; dessein quil exécuta sur le champ. Or les anciens Pères, qui avaient ouï dire merveilles de la vertu de ce grand Arsénius, furent bien aises et consolés de lavoir en leur compagnie. Il saccosta de deux Religieux dont lun avait nom Pastor, et fit grande amitié avec eux. Or, un jour que tous les Pères étaient assemblés pour faire une conférence spirituelle (car ça été de tout temps quil sen est fait entre les personnes pieuses), il y eut quelquun des Pères qui avertit le Supérieur quArsénius commettait ordinairement une immodestie, en ce quil croisait les jambes lune sur lautre. Il est vrai, dit le Père, je lai bien remarqué, mais cest un bon homme 11
9. nayant pas lhabitude de 10. manière 11. homme bon
qui a vécu fort honorablement au 12 monde, il a apporté cette contenance de la cour. Enfin il lui fâchait de le fâcher en le reprenant dune chose si légère où il ny avait point de péché ; mais dailleurs il avait envie de len faire corriger, parce quil navait que cela où lon pût trouver à redire. Le Religieux Pastor dit : O mon Père, ne vous mettez pas en peine, il ny aura pas grande façon à le lui dire, car il en sera bien aise; mais néanmoins, sil vous plaît, demain je me mettrai en la même posture que lui à lheure de lassemblée, et vous men ferez la correction devant tous, et par ainsi il entendra quil ne le faut pas faire. Ce qui fut fait. Et le Père faisant la correction à Pastor, le bon Arsénius se jeta en terre, demandant humblement pardon, disant que si bien le Père ne lavait pas remarqué, il avait néanmoins toujours fait cette faute-là, que cétait sa contenance ordinaire de la cour; et nonobstant quil en demandât une pénitence, il ne lui en fut pas donnée, mais depuis on ne le vit plus en cette posture. En cette histoire je trouve plusieurs choses bien dignes de considération, mais particulièrement la prudence et retenue du Supérieur à craindre de fâcher ce bon Arsénius par une correction de si peu dimportance, et à chercher néanmoins le moyen de len faire corriger; où il montre combien ils étaient tous exacts à la moindre chose qui regarde la modestie. De plus, la bonté dArsénius à se rendre coupable et sa fidélité à sen corriger, bien que ce fut une chose si légère quelle nétait pas même immodestie étant dans 8 la cour, quoiquelle
12. dans le 13. à
le fût étant parmi ces Pères. Mais ce que je regarde aussi, cest que nous ne nous devons point étonner si nous avons encore quelque vieille habitude du monde, puisquArsénius avait bien encore celle-là après avoir demeuré assez longuement au 14 désert en la compagnie des Pères. Lon ne peut pas être si tôt défait de ses imperfections; il ne faut jamais sétonner den voir beaucoup en soi-même, pourvu que lon ait la volonté de les combattre. Non, ma chère fille, ce nest pas un mauvais jugement de penser que le Supérieur fait la correction à un autre de quelque chose que je fais aussi bien que lui, afin que, sans me corriger moi-même, je men amende; mais il faut shumilier profondément, voyant quil nous reconnaît faible et sait bien que nous ressentirions puissamment la correction sil nous la faisait. Il faut aimer précieusement cette abjection. Il est bien aussi bon de shumilier, comme fit Arsénius, confessant que lon est coupable de la même faute, pourvu que lon shumilie toujours en esprit de douceur et de tranquillité. Vous désirez aussi que je parle des autres vertus de modestie. La seconde, qui est lintérieure, fait les mêmes effets en lâme que celle que nous avons dit au corps. Celle-ci compose les mouvements, les gestes et contenances du corps, évitant les deux extrémités. qui sont ses deux vices contraires : la légèreté et dissolution, et la contenance trop affectée. De même lintérieure modestie maintient les puissances de notre âme en tranquillité
14. dans le
et en modestie (cela sentend lentendement et la volonté), évitant, comme jai dit, la curiosité de lentendement, sur lequel elle exerce principalement son soin, et retranchant aussi à notre volonté la multitude des désirs, la faisant appliquer simplement à ce seul un que Marie a choisi et qui ne lui sera point ôté c, qui est la volonté de plaire à Dieu. Marthe représente fort bien limmodestie de la volonté, car elle sempresse, elle met tous les serviteurs de la maison en besogne, elle va deça et delà sans sarrêter, tant elle a denvie 15 de bien traiter Notre-Seigneur, et lui semble quil ny aura jamais assez de mets bien apprêtés pour lui faire bonne chère. De même, la volonté qui nest pas retenue par la modestie passe dun sujet à un autre pour sémouvoir à aimer Dieu et à désirer plusieurs moyens pour le servir; et cependant il ne faut point tant de choses. Mieux vaut sattacher à Dieu comme Madeleine, se tenant à ses pieds, lui demandant quil nous donne son amour, que de penser comme et par quel moyen nous le pourrons acquérir. Cette modestie retient la volonté resserrée 16 en lexercice et dans les moyens de son avancement en lamour de Dieu, selon la vocation en laquelle nous sommes. Jai dit que cette vertu sapplique particulièrement à assujettir lentendement, et cela, parce que la curiosité que nous avons naturellement est très dangereuse et fait que nous ne savons jamais parfaitement une chose, dautant que nous ne mettons pas assez de temps pour la bien apprendre. Comme
c. Luc., X, 42. 15. envie 16. renfermée
aussi elle fuit lautre extrémité du vice qui lui est contraire, qui est la stupidité et nonchalance desprit qui ne veut pas savoir ce qui est nécessaire. Or, cette sujétion de lentendement est de très grande importance pour notre perfection, car à mesure que la volonté saffectionne à une chose, si lentendement lui vient montrer la beauté dune autre, il la divertit de la première. Un jour un Religieux demanda au grand saint Thomas comme il pourrait faire pour être bien sa-vaut : « En ne lisant quun livre, » lui répondit-il. Je lisais ces jours passés la Règle que saint Augustin fit pour ses Religieuses, où il dit expressément que les Soeurs ne lisent jamais aucun livre, sinon ceux qui leur seraient donnés par la Supérieure; et après il fit le même commandement à ses Religieux, tant il avait de connaissance du mal quapporte la curiosité de savoir autre chose que ce qui nous est nécessaire pour mieux servir Dieu, qui est certes fort peu de chose. Marchez en simplicité par lobservance de vos Règles, et vous servirez parfaitement Dieu, sans vous épancher 17 à rechercher de savoir autre chose. Les conférences spirituelles, les prédications que lon fait, ne sont pas toujours pour enseigner ni pour apprendre, mais pour se récréer et revigorer 18 un peu lesprit. La science nest pas nécessaire pour aimer Dieu, ainsi que dit saint Bonaventure (duquel nous faisons la fête) à un Religieux, car une simple femme est autant capable daimer Dieu comme le plus docte homme du monde. Il faut peu de science et beaucoup de pratique en ce qui regarde la perfection.
17. aller ça et là 18. fortifier
Je me souviens sur ce propos, combien cette curiosité de vouloir savoir tant de moyens de nous perfectionner, davoir connu deux âmes, deux Religieuses de deux Ordres bien réformés, lune desquelles, à force de lire les livres de la Mère Thérèse, apprit si bien à parler cc~mme elle, quelle semblait être une petite Mère Thérèse; et elle le croyait, simaginant tellement tout ce que la Mère Thérèse avait fait durant sa vie, quelle croyait en faire tout de même, jusques à avoir des bandements 19 desprit et des suspensions des puissances tout ainsi comme elle lisait que la Sainte avait eu, si que elle en parlait fort bien. Il y en n plusieurs qui, à force de penser aussi à la vie de sainte Catherine de Sienne, voire même de Gênes, pensent être par imitation des saintes Catherine. Ces âmes ici, au moins, ont du contentement en elles-mêmes, par limagination quelles ont dêtre saintes, bien que leur contentement soit vain. Mais lautre Religieuse que jai dit avoir connue, était bien de différente humeur, dautant quelle navait jamais de contentement à cause de lavidité quelle avait de chercher et désirer la voie et la méthode de se perfectionner, et encore quelle travaillât pour cela, néanmoins il lui semblait quil y avait toujours quelque autre façon que celle quon lui enseignait. Lune de ces filles vivait contente en sa sainteté imaginaire et ne recherchait ni ne désirait autre chose, et lautre vivait mécontente à cause que sa perfection lui était cachée, et partant, désirait toujours autre chose. La modestie intérieure tient
19. tensions
lâme entre ces deux états et en médiocrité de désirs de savoir ce qui est nécessaire et rien plus. Cest sans doute, ma chère fille, que la multitude 20 des paroles en un sujet où il nen est besoin que de peu doit être évitée comme étant une immodestie, et principalement en loccasion que vous dites, qui est pour sexcuser; car, outre limmodestie des paroles, cest aussi une autre sorte dimperfection de ne vouloir pas être reconnue défaillante ou imparfaite : cest contre lhumilité qui nous fait aimer notre abjection. Il faut que je die encore un mot de la modestie extérieure de laquelle nous avons jà parlé. Vous ne sauriez croire combien elle sert à lintérieure et à acquérir la paix et tranquillité de lâme. La preuve sen fait à loraison; car tous les saints Pères, qui ont fait profession très grande de loraison, ont tous jugé que la posture la plus dévote y aidait beaucoup, comme de se tenir à genoux, les mains jointes ou les bras en croix; cela aide infiniment à se tenir recueilli et ramassé 21 en la présence de Dieu. Vous demandez si de tenir la tête penchée ou repliée sur lépaule, ou bien de tourner les yeux dans la tête est contre la modestie. Je réponds que si cela se fait quelquefois sans y. penser, il ny n pas grand mal, pourvu que lon naffecte point ces façons de faire comme étant quelque chose de remarquable pour la dévotion; car il faut éviter la contenance affectée, puisque tout ce qui est affecté doit être abhorré, évitant soigneusement de
20. multiplicité 21. concentré
faire le sanctificetur quand il ny a point de nomen tuum après, je veux dire les dévots et les saints en notre contenance extérieure, comme je fis une fois. Il ny a point de danger de faire ce petit conte de récréation, puisquil est à mon propos. Etant jeune écolier en cette ville, il me prit une ferveur et une envie dêtre saint et parfait; je commençai à me mettre en la fantaisie que pour cela il fallait que je repliasse ma tête sur mon épaule en disant mes Heures, parce quun autre écolier qui était vraiment un saint le faisait; ce que je fis soigneusement quelque temps durant, sans que pourtant jen devinsse plus saint. Revenons maintenant à notre propos. Cette seconde modestie a été appelée de plusieurs une studiosité desprit 22, cest à dire un soin très particulier de tenir lesprit rangé dans les bornes dune sainte modestie, voulant savoir simplement ce qui nous est nécessaire et retranchant la curiosité de toute autre chose. La troisième modestie regarde les paroles et la manière de converser. Il y a des paroles qui seraient estimées immodestie en tout autre temps quen celui de la récréation, où justement et avec bonne raison lon doit débander et relâcher un peu lesprit; qui ne voudrait aussi parler ni laisser parler les autres que de choses hautes et relevées en ce temps-là, commettrait une immodestie, car navons-nous pas dit que la modestie regarde le temps, le lieu et la personne? A ce propos, je lisais lautre jour que saint Pacôme, dabord quil fut entré au désert pour mener une vie monastique,
22. attention soutenue de lesprit
eut de grandes tentations, et le malin esprit lui apparaissait fort souvent en diverses manières. Celui qui écrit sa Vie dit que, lorsquil allait par les bois pour en couper, il vint une troupe de ces esprits infernaux pour lépouvanter, qui se rangèrent comme des soldats qui posent la garde, tous bien armés, et se criaient lun à lautre Faites place au saint homme. Saint Pacôme qui connut bien que cétaient des fanfares de lesprit malin, se prit à sourire, disant : Vous vous en moquez, mais je le serai. Or, le diable voyant quil ne lavait pu attraper ni faire entrer en mélancolie, il se pensa 23 quil lattraperait du côté de la joie, puisquil sétait ri de la première embuscade. Il sen va donc attacher quantité de grosses cordes à une feuille darbre, et se mirent plusieurs à ces cordes, comme pour tirer avec une grande violence, et se criant, lun à lautre : Hay, hay ! suant comme sils eussent eu grande peine. Le bon Saint levant les yeux et voyant cette folie, se représenta Notre-Seigneur crucifié en larbre de la croix, et fit le signe dicelle; et le démon, voyant que le Saint sappliquait au fruit de larbre et non pas à la feuille, sen alla confus et honteux. Il y a temps de rire et temps de ne pas rire; comme aussi temps de parler et temps de se taire d, comme nous montra ce glorieux Saint en ses tentations. Cette modestie compose notre façon de parler, afin quelle soit agréable; ni trop haut ni trop bas, ni trop lentement ni trop brusquement,
d. Eccles., III, 4, 7. 23. il pensa à part soi
se tenant dans les termes dune sainte médiocrité, laissant parler les autres quand ils parlent, sans les interrompre, car cela tient de la babillerie, et parlant néanmoins à son tour, pour éviter la rusticité et suffisance qui nous empêche dêtre de bonne conversation. La quatrième vertu nommée modestie regarde les habits et la façon de shabiller. De celle-ci il nest pas besoin den dire autre chose sinon quil faut éviter la sordité 24, cest-à-dire la saleté et messéance en la façon de shabiller; comme aussi lautre extrémité, qui est un trop grand soin de nous bien habiller, et affecter dêtre bien guindée 25 et bien tirée 26. Cette netteté a été fort recommandée par saint Bernard, comme étant un grand indice de la pureté de lâme. Il y a une chose qui semble nous contrarier en ceci en la Vie de saint Hilarion; car un jour, parlant à quelque gentilhomme qui létait allé voir, il lui dit « quil ny avait point dapparence de rechercher la netteté dans les cilices, » voulant dire quil ne fallait point rechercher de la netteté autour de nos corps, qui ne sont que des charognes puantes et toutes pleines dinfection; mais cela était plus admirable en ce grand Saint que non pas imitable. Il ne faut pas voirement avoir trop de délicatesse, mais aussi il ne faut pas être sale. Et ce qui faisait ainsi parler ce Saint était, si je ne me trompe, à cause quil parlait aux courtisans, quil voyait tellement pencher du côté de la délicatesse, quil était besoin de leur parler ainsi un
24. malpropreté 25. ageancée 26. familièrement : tirée à quatre épingles
peu âprement; comme ceux qui veulent redresser un jeune arbrisseau, ne le redressent pas seulement au pli quils veulent quil prenne, mais le font même courber de lautre côté afin quil retourne à son pli. Voilà ce que cest que modestie, assez bien exprimé ce me semble. Vous désireriez bien savoir, dites-vous, comme il faut faire pour bien recevoir la correction sans quil vous en demeure du sentiment ou de la sécheresse de coeur. Dempêcher que le sentiment de colère ne sémeuve en vous et que le sang ne vous monte au visage, jamais cela ne sera; bienheureux serons-nous si nous pouvons avoir cette perfection un quart dheure devant que 27 mourir. Mais de garder de la sécheresse desprit, en sorte que nous ne parlions pas, après que le sentiment est passé, avec autant de confiance, de douceur et de tranquillité quauparavant, cela il faut avoir un grand soin de ne le pas faire. Vous dites que vous renvoyez bien loin le sentiment, mais que cela ne laisse pas de demeurer. Je réponds, ma chère fille, que vous le renvoyez peut-être comme font les citoyens dune ville dans laquelle se fait la nuit une sédition; ils chassent les séditieux et ennemis, mais ils ne les mettent pas hors la ville, si quils se vont cachant de rue en rue, jusques à ce que le jour vient, quils se jettent sur les habitants et demeurent enfin les maîtres. Vous rejetez le sentiment que vous avez de la correction qui vous est faite, mais non pas si fortement et soigneusement quil ne se cache en quelque petit coin de votre coeur, au moins une
27. avant de
partie du sentiment. Vous ne voulez pas avoir du sentiment, mais aussi vous ne voulez pas soumettre votre jugement qui vous fait accroire que la correction n été faite mal à propos, ou bien quelle a été faite par passion ou chose semblable: qui ne voit que ce séditieux se jettera sur vous et vous accablera de mille sortes de confusions, si promptement vous ne le chassez bien loin? Mais que faut-il faire en ce temps-là ? Il faut se serrer autour de Notre-Seigneur et lui parler de quelque autre chose. Mais votre sentiment ne saccoise 28 pas, ains il vous suggère de regarder le tort que lon vous fait. O Dieu ! ce nest pas le temps de soumettre son jugement pour lui faire croire et confesser que la correction est bonne et quelle a été bien faite à propos; ô non ! cest après que votre âme est raccoisée 29 et tranquillisée, car pendant le trouble il ne faut pas dire ni faire aucune chose, sinon demeurer fermes et résolues de ne consentir point à notre passion, pour raison que nous eussions de le faire. Jamais nous ne manquerions de raisons en ce temps-là, il nous en viendrait à la foule 30 : mais il nen faut pas écouter une seule, pour bonne quelle puisse sembler: il se faut tenir proche de Dieu, comme jai dit, nous divertissant, après nous être humiliés devant sa Majesté. Mais remarquez ce mot que je me plais grandement à dire à cause de son utilité : humiliez-vous dune humilité douce et paisible, et non pas dune humilité chagrine et troublée, car cest notre malheur : nous portons devant Dieu des
28. se calme 29. calmée 30. en foule, en quantité
actes dhumilité dépiteux et ennuyeux 31, et par ce moyen nous ne raccoisons pas nos esprits et ces actes sont infructueux. Mais si, au contraire, nous faisions ces actes devant la divine Bonté, avec une douce confiance, nous sortirions de là tout rassérénés et tout tranquillisés, et désavouerions par après toutes les raisons, bien souvent et pour lordinaire irraisonnables, que notre jugement et notre amour-propre nous suggéreraient, et nous irions avec autant de facilité parler à ceux qui nous ont fait la correction comme auparavant. Vous vous surmontez bien, dites-vous, à leur parler; mais sils ne vous parlent pas comme vous désirez, cela redouble la tentation. Tout cela provient du même mal que nous avons dit; que vous doit-il importer que lon vous parle dune façon ou dune autre, pourvu que vous fassiez votre devoir? Tout compté et rabattu, il ny a point dhomme qui nait daversion à la correction. Saint Pacôme, après avoir vécu quatorze ou quinze ans ès déserts en grande perfection, eut une révélation de Dieu quil gagnerait une grande quantité dâmes, et que plusieurs viendraient dans le désert se ranger sous sa conduite. Il avait déjà quelques Religieux avec lui, et le premier quil avait reçu était son frère, nommé Jean, qui était son aîné. Saint Pacôme donc, ayant eu cette révélation, commença à faire agrandir son monastère, faisant faire quantité de cellules; son frère Jean, ou pour ne savoir pas son dessein, ou pour le zèle quil avait à la pauvreté, comme étant son aîné
31. ennuyés
lui fit un jour une grande correction, lui disant si cétait ainsi quil voulait imiter Notre-Seigneur lequel navait pas eu où reposer son chef c tandis quil était en cette vie, faisant faire un si grand couvent; que cétait bien perdre le temps, et plusieurs semblables choses. Saint Pacôme, tout parfait quil était, eut tellement du sentiment de cette correction, quil se tourna de lautre côté, afin, si je ne me trompe, que sa contenance ne fit paraître son ressentiment. II sen alla tout de ce pas se jeter à genoux devant Dieu, demandant pardon de sa faute, et se plaignant de quoi, après avoir tant demeuré dans le désert, il nétait point encore mortifié, ce disait-il. Il fit une prière si fervente et si humble, quil obtint la grâce de nêtre jamais plus sujet à limpatience. Et saint François même 32, sur les derniers temps de sa vie, après tant de ravissements, dunions amoureuses, après avoir tant fait pour la gloire de Dieu et sêtre surmonté en tant de sortes, un jour quil plantait des choux dans le jardin, il arriva quun Frère, voyant quil ne les plantait pas bien, len reprit; et ce Saint fut saisi dun si puissant mouvement de colère de se voir repris, quil prononça à moitié une injure à son Frère qui lavait repris. Il ouvrit la bouche pour la prononcer, mais il se retint, et prenant du fumier quil enterrait avec les choux : Ah ! méchante langue, dit-il, je tapprendrai bien sil faut que tu injuries ton frère;
e. Matt., VIII, 20; Luc., IX, 58.
32. Les Soeurs qui ont rédigé cet Entretien ont commis ici une méprise. Le fait quelles rapportent est arrivé, non pas à saint François dAssise, mais à lun de ses disciples nommé Barbarus.
et soudain il se prosterna à deux genoux, suppliant le Frère de lui pardonner. Or, quelle apparence y a-t-il, je vous prie, que nous autres nous étonnions de nous voir prompts à la colère et sentiment, quand lon nous reprend ou que lon nous fait quelque contradiction ? Mais il faut tirer lexemple de ces Saints, lesquels se surmontèrent tout incontinent, lun recourant à la prière, et lautre demandant humblement pardon à son Frère, et ne firent rien ni lun ni lautre en faveur de leur sentiment, mais samendèrent et firent leur profit de la correction. Vous me dites que vous acceptez de bon coeur la correction, que vous lapprouvez et trouvez juste et raisonnable, mais que cela vous donne une certaine confusion à lendroit de la Supérieure, parce que vous lavez fâchée, ou baillé occasion de se fâcher, qui vous ôte la confiance de vous approcher delle, nonobstant que vous aimiez labjection qui vous revient de la faute. Cela se fait, ma chère fille, par le commandement de lamour propre. Vous ne savez peut-être pas quil y a un certain monastère en nous-mêmes, dont lamour-propre est le supérieur, et partant, il impose des pénitences ; et cette peine est une pénitence quil vous impose pour la faute que vous avez faite davoir fâché la Supérieure, parce que peut-être elle ne vous estimera pas tant comme elle eut fait si vous neussiez pas failli. Jai assez parlé pour ceux qui reçoivent la correction; il faut que je dise ce mot pour ceux qui la font. Outre quils doivent avoir une grande discrétion pour bien prendre le temps, ils ne se doivent jamais offenser ni étonner de voir que ceux à qui ils la font en ont du ressentiment, tandis quil ne leur saute pas aux yeux; car cest une chose bien dure à une personne de se voir corriger. Cest assez pour ce point : que dites-vous davantage? Comme vous pourriez faire pour porter votre esprit en Dieu de 33 toutes choses, sans regarder ni à droite ni à gauche? Ma chère fille, jaime bien votre proposition, dautant quelle porte sa réponse quant et elle : il faut faire ce que vous dites, aller à Dieu de toutes choses, sans regarder ni à droite, ni à gauche. Ce nest pas cela que vous voulez dire, mais comment vous pourriez faire pour laffermir tellement en Dieu que rien ne le puisse détacher ni retirer. Deux choses sont nécessaires pour cela à savoir, mourir et être sauvé, car après cela il ny aura jamais de séparation, et notre esprit sera invariablement attaché et uni à son Dieu. Vous dites que ce nest pas encore cela, mais que cest que vous pourriez faire pour empêcher que la moindre mouche ne retire votre esprit de Dieu, ainsi quelle fait ; vous voulez dire la moindre distraction.Pardonnez-moi, ma fille, la moindre mouche de distraction ne retire pas votre esprit de Dieu, ainsi que vous dites, car rien ne nous retire de Dieu que le péché; et en vertu de la résolution que nous avons faite le matin de tenir notre esprit uni à Dieu et attentif à sa présence, nous y demeurons toujours, voire même quand nous dormons, puisque nous le faisons au nom de Dieu et selon sa très sainte volonté. Il
33. en
me semble même que sa divine Bonté nous dit. Dormez et vous reposez, et cependant 34 jaurai les yeux sur vous pour vous garder et défendre du lion rugissant qui va toujours autour de vous pour penser vous défaire f. Voyez voir 35 donc si nous navons pas raison de nous coucher bien modestement, ainsi que nous avons dit. Cest le moyen de bien faire tout ce que nous faisons que dêtre attentifs à la présence de Dieu, car nul ne loffensera voyant quil le regarde. Les péchés véniels même ne sont pas capables de nous détourner de la voie qui nous conduit à Dieu : ils nous arrêtent sans doute un peu en notre chemin, mais ils ne nous en détournent pas pourtant, et beaucoup moins les simples distractions; et ceci je lai dit en lIntroduction. Pour ce qui est de loraison, elle ne nous est pas moins utile ni moins agréable à Dieu pour ce que lon y a beaucoup de distractions; ains elle nous sera peut-être plus utile que si nous y avions eu beaucoup de consolations, parce quil y a plus de travail, pourvu néanmoins que nous ayons la fidélité de nous en retirer et ny laisser point arrêter lesprit volontairement et destinément 36. Cen est de même de la peine que nous avons le long de la journée darrêter notre esprit en Dieu et aux choses célestes, pourvu que nous ayons soin de retirer notre esprit par le bras, pour lempêcher de courir après les mouches et papillons, comme lait une mère laquelle est tendre de 37 son enfant.
f. I Petri, V, 5.
34. pendant ce temps 35. voyez 36. à dessein 37. facile à émouvoir à légard de, facile à craindre pour
Elle voit que ce pauvre petit saffectionne à courir après les papillons pensant de les attraper; elle le retient incontinent par le bras, lui disant : Mon enfant, tu te morfondras à courir après ce papillon au soleil, il vaut mieux que tu demeures auprès de moi. Ce pauvre enfant y demeure jusques à ce quil en revoie un autre, après lequel il serait aussi prêt de 38 courir si la mère ne le retenait comme devant 39. Et que faire là, sinon prendre patience et ne nous lasser point de notre travail, puisquil est pris pour lamour de Dieu? Mais, si je ne me trompe, quand nous disons que nous ne pouvons trouver Dieu et quil nous semble quil est si loin de nous, nous voulons signifier que nous ne pouvons avoir le sentiment de sa présence; car il y a bien à dire entre avoir la présence de Dieu et être en sa présence, ou bien à avoir le sentiment de sa présence: nest-ce pas cela que vous voulez dire? Sans doute. O ma fille, il ny a que Dieu qui nous puisse faire cette grâce, car de nous donner les moyens dacquérir ce sentiment il ne nous est pas possible. Dites-vous comment il faut faire pour se tenir toujours avec un grand respect devant Dieu, comme étant très indigne de cette grâce ? Il ny a point dautre moyen de le faire que comme vous dites : regarder quil est notre Dieu, et que nous sommes de faibles créatures, indignes de cet honneur; comme faisait saint François qui, interrogeant Dieu : « Qui êtes-vous, et qui suis-je ?» passa toute une nuit. Enfin vos demandes portent toutes leurs réponses.
38. à 39. avant
Si vous me demandez : Comment pourrai-je faire pour acquérir lamour de Dieu? Eu le voulant aimer. Au lieu de vous appliquer à penser et demander: Comment pourrai-je faire pour unir mon esprit à Dieu ? mettez-vous en la pratique par une continuelle application de votre esprit en Dieu, et je vous assure que vous parviendrez bien plus tôt à votre prétention que non pas par aucune autre voie; car, à mesure que nous nous dissipons, nous sommes moins ramassés 40, et partant plus incapables de nous unir et j oindre avec la divine Majesté, qui nous veut tout sans réserve. Il y n certes des âmes qui samusent tant à penser comme elles feront, quelles nont pas le temps de faire; et en ce qui regarde notre perfection, qui consiste en lunion de notre âme avec la divine Bonté, il nest question que de peu savoir et beaucoup faire. Il faut aller grandement simplement en cette sainte besogne, car ceux qui vont continuellement demandant le chemin le plus court pour aller en la ville où ils prétendent daller, courent fortune darriver plus tard que ceux qui, ayant enfilé 41 le grand chemin, ne sen détournent point. Car les uns leur disent : Vous nallez pas bien, le chemin que vous avez pris est le plus long; il faut retourner en derrière 42 et puis vous mettre 43 dans un tel chemin. Pendant quils retournent en derrière, ils navancent pas, ni moins pendant quils samusent à demander le chemin. Il me semble que ceux à qui lon demande le chemin du Ciel ont grande raison de dire comme ceux
40. recueillis 41. sétant engagés tout droit dans 42. en arrière 43. engager
qui disent que pour aller à un tel lieu il faut toujours aller, mettant lun des pieds devant lautre, et que, par ce moyen on parviendra où lon désire daller. Allez toujours, dit-on à ces âmes pleines de désirs de leur perfection, en la voie de votre vocation en simplicité, vous amusant plus à faire que non pas à désirer le plus court chemin. Mais voici une finesse quil faut que vous me permettiez de découvrir, sans toutefois vous offenser. Cest que vous voudriez que je vous enseignasse une voie de perfection toute faite, ou une méthode de perfection tellement faite quil ny eût quà la mettre sur votre tête comme vous jetteriez votre voile, et que par ce moyen vous vous trouvassiez toute parfaite sans peine, cest-à-dire que je vous donnasse la perfection toute faite ; car, parce que je dis quil faut faire, cela nest pas trouvé agréable; ce nest pas ce que nous voudrions. Oh certes, sil était à mon pouvoir, je serais le plus parfait homme du monde; car si je la pouvais donner aux autres sans quil fallût rien faire, je la prendrais premièrement pour moi. Il nous semble que la perfection est un art; que si lon pouvait trouver son secret, on laurait tout incontinent sans peine. Certes, nous nous trompons; car il ny a point de plus grand secret que de faire et travailler fidèlement en lexercice du divin amour, si nous prétendons de nous unir au Bien-Aimé. Mais je voudrais bien que lon remarquât que quand je dis quil faut faire, jentends toujours parler de la partie supérieure de notre âme; car pour toutes les répugnances de linférieure, il ne sen faut non plus étonner que les passants font des chiens qui aboient de loin. Ceux qui, étant en festin, vont picotant chaque mets, et en mangent de tous un peu, se détraquent fort lestomac, dans lequel se fait une grande indigestion qui les empêche de dormir toute la nuit, ne pouvant faire autre chose que cracher. Ces âmes qui veulent savoir et goûter de toutes les méthodes et de tous les moyens qui nous conduisent ou peuvent conduire à la perfection en font tout de même; car lestomac de leur volonté nayant pas assez de chaleur pour digérer et mettre en pratique tant de moyens, il se fait une certaine crudité et indigestion qui leur empêche le repos et la tranquillité de lesprit auprès de Notre-Seigneur, qui est cet un nécessaire que Marie a choisi et ne lui sera point ôté g. Passons maintenant à répondre à la question que vous me faites : comme il faut faire pour obéir bien simplement et purement à Dieu et à nos Supérieurs? La demande est fort bonne, mais elle porte sa réponse : obéir purement, cest obéir simplement à Dieu et à notre Supérieure. Vous pouvez doubler lintention pour laquelle vous obéissez de plusieurs doublures : par exemple, vous habiller à la volonté de Dieu parce que vous savez que les récompenses des obéissants sont éternelles; de plus, parce que les désobéissants seront privés de la jouissance de Dieu : tout cela est bon, mais il nest pas ni simple ni pur, parce quil est mêlé et doublé. De même, vous obéissez à vos Supérieurs voirement bien pour lamour de
g. Luc., X, 42.
Dieu, mais vous ajoutez à cette robe les doublures que nous avons dites, et de plus une certaine prétention de plaire et être estimée de la Supérieure: cela nest pas obéir simplement et purement pour lamour de Dieu. Ce désir de plaire à la Supérieure nous ôte bien souvent et le mérite de lobéissance et la paix du coeur; car dès que nous voyons quelle nest pas contente de nous, au lieu de serrer et caresser tendrement au fond de notre coeur cette abjection, nous nous inquiétons et troublons comme si notre bonheur dépendait de cela. Oh ! que lâme, laquelle ne ferait rien pour ses Supérieurs eu égard à leurs personnes, ains aurait la fidélité de regarder toujours Dieu en eux et son saint amour, quelle ferait certes un grand bien pour elle! car le but et la fin de cette obéissance serait merveilleusement agréable à Dieu, qui doit être notre prétention et non pas les récompenses. Ainsi faisant, toutes sortes de Supérieurs nous seront indifférents, parce que nous trouverons Dieu en tous. Dites-vous, ma Mère, si les Supérieurs ont le pouvoir de commander à leurs inférieurs des choses qui soient contre les commandements de Dieu ou de son Eglise? Non, certes, bien que ce soit sous prétexte de les éprouver; car leur autorité est subordonnée aux commandements de lEglise, comme ceux de lEglise sont subordonnés, je veux dire sujets à ceux de Dieu; et si bien je sais que plusieurs lont fait, je crois quils ne lont fait que par une grande simplicité, tant en ceux qui commandaient quen ceux qui obéissaient. La simplicité leur sert dexcuse. Plusieurs, par simplicité, ont fait de ces obéissances que, sils eussent eu plus dentendement, ne les eussent pas faites ou dû faire. Mais je dirai pourtant que les Supérieurs et Supérieures qui sont approuvés du Pape, ont lautorité de dispenser leurs inférieurs de certains commandements de lEglise, quand ils voient quelque sorte de nécessité. Par exemple, la Supérieure voit une Soeur toute langoureuse, qui se trouve un peu mal un jour de jeûne : elle peut et doit lui commander librement de ne pas jeûner; je dis pour des jours particuliers, car pour ne point jeûner de tout le Carême, il faut avoir la dispense du confesseur, et pour les viandes prohibées il faut avoir aussi la dispense dailleurs. Mais il vous vient du doute si cette fille a assez de mal pour ne pas jeûner. Oh certes, il ne faut pas grande considération pour le regard ~ jeûne, ains il vaut toujours mieux pencher du côté de la charité que de laustérité, car cest lintention de la sainte Eglise. Mais si la fille juge quelle pourra bien jeûner, elle le peut dire en simplicité à la Supérieure; que si nonobstant la Supérieure persévère à dire quelle ne jeûne pas, lors il le faut faire sans scrupule; mais si elle vous remet à votre volonté, faites alors ce que vous voudrez. Lon peut, sans rompre en point de façon le jeûne, prendre deux ou trois morceaux de pain avec un peu de vin, le matin et emmi la journée. Ceux qui le feraient sans nécessité, manqueraient à la sobriété, mais non pas au jeûne; il faut pourtant demander toujours congé de ce faire. Si un jour de jeûne
45. pour ce qui concerne le
vous vous trouviez un peu mal et fissiez une mine mélancolique, bien que vous ne veuillez pas, ni ayez besoin de rien prendre, je vous dis, nia chère fille, au lieu de deux doigts de pain et de vin, prenez deux doigts de courage et de vigueur, afin de ne pas, par votre mine malade, rendre les autres malades pour lappréhension quelles prendront de votre mal. Je vous dirai bien plus, pour vous montrer combien la sainte Eglise nest pas si austère en ses commandements : vous avez une Soeur malade un jour de fête; elle na néanmoins que la fièvre tierce, mais son accès lui prend pendant le temps de la Messe; elle se passera bien, ce semble, que personne demeure auprès delle pour demi-heure que durera la sainte Messe. Je vous dis que vous pouvez perdre la Messe pour demeurer auprès delle, bien quil nen dût point arriver de mal à la malade de la laisser. Enfin, il faut toujours excéder du côté de la charité en tout ceci, et pour les jeûnes particulièrement, quand on prend dailleurs quelque travail pour la charité. Que dites-vous, ma chère fille, comment vous pourrez faire pour bien affermir vos résolutions et faire quelles réussissent en effet ? Il ny a point de meilleur moyen que de les mettre en pratique. Mais dites-vous que vous demeurez toujours si faible que, encore que vous fassiez souvent des fortes résolutions de ne pas tomber en limperfection dont vous désirez de vous amender, loccasion se présentant, vous ne laissez pas toujours de donner du nez en terre. Vous voulez que je vous dise la cause pourquoi nous demeurons faibles ? Cest: parce que nous ne nous voulons pas abstenir des viandes malsaines : comme une personne, laquelle voudrait bien navoir point de mal destomac, demanderait à un médecin comme elle pourrait faire; il lui répondrait : Ne mangez point de telle et telle viande, parce quelle engendre des crudités qui causent par après des douleurs; elle ne sen voudrait pourtant pas abstenir. Nous en faisons de même : nous voudrions, par exemple, bien aimer la correction, mais nous voulons néanmoins être estimés; oh t cest une folie, cela ne se peut. Vous ne sauriez être forte à supporter courageusement la correction tandis que vous mangerez de la viande de cette estime propre. Oh je voudrais bien tenir mon âme bien recueillie, et néanmoins je ne veux retrancher tant de sortes de réflexions inutiles. Cela ne se peut. Mon Dieu que je voudrais bien être ferme et invariable en mes exercices, mais je voudrais bien aussi ny avoir pas tant de peine : en un mot, je voudrais trouver la besogne toute faite. Cela ne se peut tandis que nous serons en cette vie, car nous aurons toujours à travailler. La fête de la Purification, comme je vous ai dit déjà une fois, na point doctave. Il faut que nous ayons deux égales résolutions: de voir croître des mauvaises herbes en notre jardin, et davoir le courage de les vouloir arracher; car notre amour-propre ne mourra point tandis que nous vivrons, lequel est celui qui fait ces impertinentes 46 productions. Ce nest pas être faible que de tomber quelquefois en des péchés véniels, pourvu que nous nous en relevions tout
46. déplacées
incontinent par un retour de notre âme en Dieu, nous humiliant tout doucement. Et ne faut pas que nous pensions de pouvoir vivre sans en faire toujours quelques-uns, car il ny a eu que Notre-Dame qui ait eu ce privilège. Certes, si bien ils nous arrêtent un peu, comme jai dit, ils ne nous détournent pourtant pas: un simple retour à Dieu les efface. Et ce que lon dit que la bénédiction de lEvêque et leau bénite les effacent, nest pas en vertu de la bénédiction, mais en vertu de lacte dhumilité que lon fait en la recevant, et en vertu du retour que nous faisons de notre esprit en Dieu. Vous demandez sil faut toujours prendre leau bénite en faisant certaines considérations que les livres enseignent. Oh ne pensez pas que tout ce quils enseignent doive être pratiqué par les personnes qui sont déjà parvenues en ce degré que de faire cette pratique de retourner leur esprit à tous propos du côté de la divine Majesté par une certaine affection contemplative; car tout cela nuirait à leur simplicité. Ceux qui voudront faire une considération sur leau bénite en la prenant, et puis une faisant la révérence au Crucifix, et puis une autre sur la présence du Saint-Sacrement, sur le signe de la Croix et choses semblables; ou bien, qui voudrait prendre la considération de la vie, mort et passion de Notre-Seigneur, particularisant sur tous les points, dès le commencement jusques à la fin, qui ne voit quil naurait pas le temps durant une Messe de faire une bonne affection ou une résolution, qui est le plus utile ? Certes, lintention daller à léglise pour adorer Dieu comprend par éminence toutes ces considérations particulières, et se tenir en cette affection ou à une autre, si elle vous vient, durant la Messe, cest une très bonne façon de lentendre. Enfin, la multiplicité des sujets dissipe notre coeur et notre esprit, et lempêche et divertit de cette simplicité amoureuse qui rend notre âme si agréable à Dieu. Tout cela est bon à 47 ceux qui ne savent pas faire autre chose de ce qui est mieux, et cela tient leur esprit en règle. Vous voulez encore savoir si vous devez toujours faire des résolutions, encore que vous voyez bien que, selon votre ordinaire, vous ne les pratiquez pas. Oh certes, il ne faut jamais cesser de les faire, quand bien nous verrions quil est impossible de les pratiquer lorsque loccasion sen présentera, et cela avec plus de fermeté que si vous sentiez en vous assez de courage pour réussir 48 de votre entreprise, disant à Notre-Seigneur : Il est vrai que je naurai pas la force de faire ou supporter une telle chose de moi-même, mais je men réjouis, dautant que ce sera votre force qui le fera en moi h; et sur cet appui, allez en la bataille courageusement, et ne doutez point que vous ne remportiez la victoire. Notre-Seigneur fait envers nous tout de même comme 49 bon père ou une bonne mère, laquelle laisse marcher son enfant tout seul lorsquil est sur une douce prairie où lherbe est grande, ou bien dessus la mousse, car si bien il vient à tomber, il ne se fera pas grand mal; mais aux mauvais et dangereux chemins,
h. II Cor., XII, 9, 10.
47. pour 48. venir à bout 49. quun
il est porté soigneusement entre ses bras. Nous avons vu souvent des âmes supporter courageusement des grands assauts sans être vaincues par leurs ennemis, ains demeurer victorieuses, lesquelles par après ont été vaincues en des bien légers rencontres ~ Et pourquoi cela, sinon parce que Notre-Seigneur, voyant quelles ne se feraient pas grand mal en tombant, les n laissées marcher toutes seules, ce quil na pas fait lorsquelles étaient dans les précipices des grandes tentations, doù Dieu les a tirées par sa main toute-puissante. Sainte Paule, laquelle fut si généreuse à se déprendre du monde, quittant la ville de Rome, tant de commodités, et dont la tendreté de laffection maternelle ne put ébranler le coeur résolu de quitter tout pour Dieu, après avoir fait toutes ces grandes merveilles, elle se laissa surmonter par la tentation de son propre j ugeitent qui lui fit accroire quil ne se fallait pas soumettre à lavis de tant de saints personnages qui voulaient quelle retranchât quelque chose de son austérité ordinaire : en quoi saint Jérôme avoue quelle était répréhensible. Il sera facile de répondre à votre demande, nia chère fille, qui est, lequel vous devez faire, ou la simplicité ou la charité, sentend la pratique de lune ou de lautre quand elle se rencontre en même sujet. La charité est la principale vertu à laquelle toutes les autres sont et doivent être sujettes; mais en lexemple que vous me donnez, il vaut mieux faire, ou pour mieux dire, pratiquer la simplicité car ce nest pas un manquement de
50. de bien légères rencontres
charité de faire lever une Soeur pour vous laisser passer en la place quune autre vous présente. Je dis quand bien elle sera un peu incommodée de se lever, ou trop pressée dessus son siège, il vaut mieux aller eu la place que lon vous présente, tout simplement, étant bien aise que la Soeur qui se lève fasse cette pratique de charité à votre occasion. Dites-vous encore lequel vous devez faire quand une Soeur vous prie de faire quelque chose de sa charge, et laquelle vous ne pourriez faire sans manquer à ce qui est de la vôtre. Par exemple: le souper ne pouvant pas être apprêté à lheure, si vous faites ce de quoi elle vous prie, qui ne voit que si vous faisiez la condescendance à cette heure-là, ce serait au préjudice de lobéissance et de la charité ? ce qui ne se doit jamais faire, quel prétexte que lon ait. Il faudrait dire tout doucement à cette Soeur : Si vous pouviez attendre jusques à ce que jaie fait ce que jai à faire de ma charge, je le ferai, mais je ne peux pas à cette heure. Mais si ce que vous avez à faire nétait pas pressé, alors il le faudrait quitter promptement pour pratiquer la charité et la condescendance, faisant ce de quoi vous êtes priée. Remarquons pour conclusion, que tout ce que nous avons dit des discours de la modestie, sont des choses bien délicates pour la perfection; et partant, que nulle de nous autres qui les avons entendues, nait sil vous plaît à sétonner si elle se trouve nêtre pas encore parvenue à cette perfection, puisque, par la grâce de Dieu, nous avons tous le courage bon pour y vouloir prétendre. Ainsi soit-il.
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