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TREIZIÈME ENTRETIENSUR LE SUJET DE LA SIMPLICITÉ
La vertu de laquelle nous avons à traiter est si nécessaire que, quoique jen aie souventes fois parlé, notre Mère a désiré néanmoins que jen fasse un Entretien tout entier; et cest de la simplicité de laquelle, bien que peut-être lon nen ait pas tant besoin céans quailleurs, il est pourtant requis que ce soit céans que lEntretien sen fasse. Je pense bien que je redirai peut-être des choses que jai dites dautres fois, mais il ny aura pas grand mal de les redire encore. Or, avant douvrir le discours de la simplicité et bailler ouverture à nos Soeurs de men faire des questions, il faut que nous disions premier, que 1 cest que la vertu de la simplicité. Vous savez que nous appelons communément une chose simple, quand elle nest point brodée, doublée ou bigarrée; par exemple nous disons Voilà une personne qui est habillée bien simplement, parce quelle ne porte point de doublure ni de façon en son habit, je dis de doublure qui se voie; sa robe nest que dune étoffe, et cela est une robe simple. La simplicité donc nest autre chose quun acte de charité pur et simple qui na quune seule fin, qui est dacquérir lamour de Dieu; et notre âme est simple lorsque nous navons point dautre prétention en tout ce que nous faisons ou désirons. Lhistoire tant commune des
1. premièrement, en premier lieu, ce que
hôtesses de Notre-Seigneur, à savoir Marthe et Madeleine a, est grandement remarquable pour ce sujet : car ne voyez-vous pas que Marthe, bien que sa fin fut louable de vouloir bien traiter Notre-Seigneur, ne laissa pas dêtre reprise par ce divin Maître, dautant quoutre la fin très bonne quelle avait pour son empressement, elle regardait encore Notre-Seigneur en tant quhomme; et pour cela croyait quil fût comme les autres, auxquels un seul mets ou une sorte dapprêt ne suffit pas ; cétait cela qui faisait quelle sémouvait grandement afin de trouver des oranges, des citrons, du vinaigre et semblables choses pour réveiller lappétit. Et par ainsi elle doublait cette première fin de lamour de Dieu en son exercice, de plusieurs autres petites prétentions, desquelles elle fut reprise de Notre-Seigneur : Marthe, Marthe, tu le troubles de plusieurs choses, bien quune seule soit nécessaire, qui est celle que Madeleine a choisie et qui ne lui sera point ôtée. Cet acte de charité simple qui fait que nous ne regardons et navons autre mire 2 en toutes nos actions que le seul désir de plaire à Dieu, est la part de Marie qui est seule nécessaire, et cest la simplicité, vertu laquelle est inséparable de la charité, dau tant quelle regarde droit à Dieu, sans que jamais elle puisse souffrir aucun mélange de propre intérêt; autrement ce ne serait plus simplicité, car elle ne peut souffrir nulle doublure des créatures, ni aucune considération dicelles; Dieu seul y trouve sa retraite.
a. Luc., X, 38-42.
2. point de mire
Cette vertu est purement chrétienne, car les païens, voire ceux qui ont fort bien parlé des autres vertus, comme Platon et Aristote, nen ont eu nulle connaissance, non plus que de lhumilité. De la magnificence, de la libéralité, de la prudence, de la constance, ils en ont fort bien écrit, mais de la simplicité et de lhumilité, point 3. Notre-Seigneur lui-même est descendu du Ciel pour en donner connaissance aux hommes, tant de lune que de lautre vertu, autrement ils eussent toujours ignoré cette doctrine si nécessaire. Soyez prudents comme le serpent b, dit-il à ses Apôtres, mais passez plus outre, et soyez simples comme la colombe. Comme sil eût voulu dire: Apprenez de la colombe à aimer Dieu en simplicité, je veux dire, à procurer en vous laugmentation de lamour céleste en la simplicité de votre coeur, nayant quune seule prétention et une seule fin en tout ce que vous ferez; mais nimitez pas seulement la simplicité de lamour des colombes en ce quelles nont toujours quun paron 4 pour lequel elles font tout, auquel seul elles veulent complaire et craignent de déplaire ; mais imitez-les aussi en la simplicité quelles pratiquent en lexercice et au témoignage quelles rendent de leur amour: car elles ne font point tant de choses ni tant de mignardises, ains elles font simplement leurs petits gémissements autour de leurs colombeaux, se tenant en cette confiance quils sont tout assurés de leur amour et se contentent
b. Matt.. X, 16. 3. point du tout 4. terme de fauconnerie se disait du père des oiseaux de proie.
de leur tenir compagnie quand ils sont présents. La simplicité bannit de lâme tant de soin et de sollicitude que plusieurs ont inutilement pour rechercher quantité dexercices et de moyens pour pouvoir aimer Dieu, ainsi quils disent; et leur semble que, sils ne font tout ce que les Saints ont fait, ils ne sauraient être contents. Pauvres gens, quil y a grande pitié en eux! car ils se tourmentent à trouver lart daimer Dieu, et ne savent pas quil ny en a point dautre que de laimer. Ils pensent quil y a une certaine finesse pour acquérir cet amour, lequel néanmoins ne se trouve quen la simplicité. Ce que nous disons quil ny a point dart, nest pas pour mépriser certains livres, qui sont intitulés : Lart daimer Dieu; car ces livres mêmes enseignent quil ny a point dautre art que de se mettre à laimer, cest-à-dire, se mettre en la pratique des choses qui lui sont agréables, qui est ce qui nous fait acquérir et trouver cet amour sacré; mais cette pratique sentreprend en simplicité, sans trouble et sans inquiétude. La simplicité embrasse vraiment les moyens que lon prescrit à chacun selon sa vocation pour acquérir lamour de Dieu, mais cela se fait sans se détourner nullement de sa fin, qui est lamour de Dieu, de sorte quelle ne veut point dautre motif pour acquérir ou être incitée à la recherche de cet amour que sa fin même, autrement la simplicité ne serait pas parfaitement simple; elle ne peut souffrir aucun autre regard, pour parfait quil puisse être, que le pur amour de Dieu, qui est sa seule prétention. Par exemple, si lon va à lOffice, et que lon demande : Où allez-vous? Je vais à lOffice, répondrait-on. Mais pourquoi y allez-vous? pourquoi plutôt en cette heure quen une autre heure? Cest parce que, la cloche ayant sonné, si je ny vais pas je serai remarquée. La fin daller à lOffice pour louer Dieu est très bonne, mais ce motif nest pas simple, car la simplicité requiert que lon y aille attirée du désir de plaire à Dieu, sans aucun autre regard; et ainsi de toutes choses. Il nous faut, devant que 5 passer plus outre, découvrir une tromperie qui est en lesprit de plusieurs touchant cette vertu; car ils pensent que la simplicité soit contraire à la prudence, et quelles soient opposées lune à lautre, ce qui nest nullement: car jamais les vertus ne se contrarient lune lautre, ains ont une union très grande par ensemble. La vertu de simplicité est opposée et contraire au vice de lastuce, vice qui est la source doù procèdent les finesses, les artifices et les actes de duplicité. Lastuce est un amas dartifices, de tromperies, de malices, et cest par le moyen de lastuce que nous trouvons des inventions pour tromper lesprit du prochain et de ceux avec lesquels nous avons à faire, pour les faire venir au point que nous prétendons, qui est de leur donner à entendre que nous ne savons rien autre que ce que nous leur disons, et navons point dautre sentiment ni connaissance sur le fait dont il sagit, sinon celui que nous leur manifestons: chose qui est infiniment contraire à la simplicité, qui requiert que nous ayions lintérieur conforme à lextérieur. Je nentends pourtant pas de dire, ma chère
5. avant de
fille, quil faille témoigner nos émotions et passions à lextérieur comme nous les avons à lintérieur; car ce nest pas contraire à la simplicité de faire bonne mine en ce temps-là, ainsi que vous pensez. Il faut toujours faire différence entre les effets de la partie supérieure de notre âme et les effets de notre partie inférieure. Il est vrai que vous avez une grande émotion en votre intérieur, ou sur la rencontre dune correction, ou de quelque autre contradiction, mais cette émotion ne provient pas de votre volonté, ains tout ce ressentiment se passe en la partie inférieure ; la partie supérieure ne consent point à tout cela, ains elle agrée, accepte et trouve bonne cette rencontre. Nous avons dit que la simplicité a son regard continuel en lacquisition de lamour de Dieu; or lamour de Dieu requiert de nous que nous retenions nos sentiments et que nous les mortifiions et anéantissions, cest pourquoi il ne requiert pas que nous les manifestions et fassions voir au dehors. Ce nest donc pas manquer de simplicité de faire bonne mine quand nous sommes mortifiés de quelque chose. Mais vous trompez ceux qui vous voient, dites-vous, dautant que, bien que vous soyiez fort immortifiées, ils croiront que vous êtes fort vertueuses. Cest cette réflexion que vous faites sur ce que lon dira ou pensera de vous qui est contraire à la simplicité; car nous avons dit quelle ne vise quà contenter Dieu et nullement les créatures, sinon en tant que lamour de Dieu le requiert. Après que lâme simple ou qui est ornée de la vertu de simplicité a fait une action quelle juge se devoir faire, elle ny pense plus ; et sil lui vient de ces fanfares, à savoir que lon dira ou que lon pensera delle, elle retranche promptement tout cela, parce quelle ne peut souffrir nul divertissement 6 en sa prétention, qui est de se tenir attentive à son Dieu pour accroître en elle son amour. La considération des créatures ne lémeut point pour aucune chose, car elle réfère tout au Créateur. De même en est-il de ce que vous dites, sil nest point permis de se servir de la prudence pour ne pas tout dire aux Supérieurs, mêmement quand nous penserions que ce que nous avons à leur dire les pourrait troubler, ou bien nous-mêmes en le disant : car la simplicité ne regarde sinon sil est expédient de dire ou de faire une telle chose, et puis, dessus cela elle se met à la faire, sans tant perdre de temps à la considération que la Supérieure se trouble, ou bien moi encore si je lui dis quelque pensée que jai eue delle, ou quelle ne le fasse pas ni moi aussi. Sil est expédient pour moi de le dire, je ne laisserai pas de le dire tout simplement, en arrive après ce que Dieu voudra. Quand jaurai fait mon devoir, je ne me mettrai pas en peine dautre chose, car Dieu ne le veut pas. Il ne faut pas toujours tant craindre le trouble, soit pour soi-même, soit pour autrui ; car le trouble de soi-même nest point péché, ains le Combat spirituel veut quon laille chercher aucune fois pour sexciter au combat quand il ne se rencontre pas. Si je sais quallant en telle compagnie lon me dira quelque parole qui me troublera et mémouvra, au contraire que je doive 7 éviter dy
6. détour 7. loin de devoir
aller, je my dois porter armé de la confiance que je dois avoir en la protection divine, qui me fortifiera pour vaincre ma nature contre laquelle je veux faire la guerre. Le trouble ne se fait quen la partie inférieure de notre âme; cest pourquoi il ne sen faut nullement étonner quand il nest pas suivi et voulu, je veux dire quand nous ne consentons point à ce quil nous suggère : cela, il ne le faudrait pas faire. Mais doù pensez-vous que ce trouble vienne bien souvent, sinon du manquement 8 de simplicité? dautant que lon samuse à penser : Que dira-t-on, ou que pensera-t-on? au lieu de penser à Dieu et à ce qui nous peut rendre plus agréables à sa Bonté. Mais si je dis une telle chose, jen demeurerai plus en peine que devant que lavoir dite. Bien, si vous ne la voulez pas dire et quil ne soit pas nécessaire, nayant besoin dinstruction sur ce fait, résolvez-vous promptement et ne perdez pas du temps à considérer si vous la devez dire ou non; car il ny aurait pas de lapparence que, sous le prétexte de la prudence, nous voulussions faire une heure de considération sur toutes les menues actions de notre vie. Si je dis à la Supérieure toutes les pensées qui me peuvent le plus mortifier, jen demeurerai après bien en peine. Dites-vous, ma chère fille, sil est expédient ou de nécessité de lui dire toutes celles qui vous mortifient le plus? Quant à moi, je pense que oui, quil serait mieux de lui dire celles-là que non pas plusieurs autres qui ne servent de rien, sinon pour allonger lentretien que vous faites avec elle; et
8. manque, défaut
si vous demeurez en peine, ce nest que limmortification qui fait cela. A quel propos dire ce qui nest pas nécessaire pour mon utilité, en laissant ce qui me peut le plus mortifier ? La simplicité, ainsi que nous avons déjà dit souventes fois, ne recherche que lamour de Dieu. Or, lamour de Dieu ne se trouve jamais si bien quen la mortification de nous-mêmes, et à mesure que la mortification croît en nous, nous approchons dautant plus du lieu où nous devons trouver le divin amour. Mais cest que vous craignez de mortifier ou troubler la Supérieure. Oh! ne vous en mettez pas en peine de cela, car les Supérieurs doivent être parfaits, ou du moins ils doivent faire les oeuvres des parfaits ; et partant, ils ont des oreilles ouvertes pour recevoir tout ce quon leur veut dire, et cela sans sen mettre beaucoup en peine. La simplicité ne se mêle pas de ce que font les autres, elle pense à soi; encore na-t-elle pour soi que les pensées qui sont vraiment nécessaires, car quant aux autres, elle sen détourne toujours promptement. Cette vertu a une grande affinité avec lhumilité, laquelle ne permet pas que lon ait mauvaise opinion de personne que de nous-mêmes. Vous voulez savoir maintenant comme quoi 8 il faut observer la simplicité, rondeur et naïveté en la conversation ou récréation, dautant, dites-vous, que où il y a tant de diversité desprits, il ne se peut faire que ce que vous dites soit approuvé ou trouvé bon de tous. Oh certes, cela serait bon que nous puissions toujours ajuster nos paroles au sentiment et à lhumeur dun chacun que nul ny
9. comment
trouvât à redire, mais pourtant cela ne se peut; et aussi ne nous devons-nous pas mettre en peine de le faire, car il nest pas nécessaire. Mais faut-il faire des considérations sur chaque parole que je dois dire, pour éviter de fâcher quelquune? Nullement, pourvu que vous observiez la Règle en ne parlant que de ce qui est requis, et qui sert à la récréation et à lesprit de joyeuseté; car sil vous venait en la pensée de dire quelque chose qui ne fût pas conforme à cela, il ne le faudrait pas dire, dautant que la simplicité suit toujours la règle de lamour de Dieu en toute chose; et si bien il faut être naïf en la conversation, il ne faut pourtant pas être inconsidéré, disant à tort et à travers tout ce qui vient en la fantaisie. Mais je me trouve auprès dune Soeur qui sera peut-être un peu mélancolique, et partant, elle ne prendra pas plaisir à mouïr parler, moi qui serai en humeur de me récréer. Quant à cela, ma fille, il ny faut pas prendre garde, car quy feriez-vous? Elle est maintenant sérieuse ou mélancolique, et une autre fois, vous le serez; maintenant il faut que vous fassiez la récréation pour vous et pour elle, et une autre fois elle en fera autant pour vous. Mais ne serait-ce pas une belle chose à voir que, dès que nous avons dit quelques mots de récréation, nous nous missions à regarder toutes les Soeurs lune après lautre, pour voir si elles en rient et si elles lapprouvent, et que, voyant quelquune qui ne le fît pas, nous nous en missions bien fort en peine, et que pour cela nous crussions quelle ne la pas trouvé bon ou quelle en tire quelque mauvaise interprétation ? Oh certes, il ne faut pas faire ainsi; ce serait lamour-propre qui nous ferait faire cette enquête, cela ne serait pas marcher simplement, car la simplicité ne court point après ses paroles ni ses actions, ains elle en laisse lévènement à la divine Providence à laquelle elle sattache souverainement. Elle ne se détourne ni à droite ni à gauche, ains elle suit simplement son chemin : si elle rencontre des occasions pour pratiquer quelque vertu elle sen sert soigneusement comme dun moyen propre pour parvenir à sa prétention qui est lamour de Dieu, mais elle ne sempresse point; elle ne méprise point doccasions, mais elle ne se trouble pas aussi, ni ne sempresse pour les rechercher; elle se tient coi et tranquille en la confiance quelle n que Dieu sait son désir, qui est de lui plaire, et cala lui suffit. Mais comme peut-on accorder deux choses si contraires lune à lautre? Lon nous dit dun côté que nous ayons un grand soin de notre perfection et avancement, et dailleurs, lon nous défend dy penser. Sur quoi il faut remarquer la misère de lesprit humain, car il ne sarrête jamais à la médiocrité, ains il court ordinairement aux extrémités. Une fille à qui lon aura défendu de sortir à 10 la rue dès quil est nuit ne manquera pas de dire : Mon Dieu, jai la plus terrible mère qui se peut dire! elle ne veut pas même que je sorte de la maison. On ne lui a défendu de sortir que la nuit, et elle dit que cest pour toujours. Une autre chantera trop haut, et on len avertira : Bien, dira-t-elle, lon se plaint de quoi je chante trop haut; mais je chanterai si bas que
10. dans
lon ne mentendra pas. Ou bien une autre, de quoi elle marche trop vite, se mettra à marcher si doucement que lon compterait bien tous ses pas. Et que ferait-on là? Il faut avoir patience, pourvu que lon ne veuille pas nourrir ces défauts, et quils ne se fassent pas par opiniâtreté. Lon ne peut pas toujours aller si justement que lon ne choppe ou penche du côté des extrémités; pourvu que lon se redresse le plus promptement quil se peut, il se faut contenter. Nous tenons ce défaut de notre bonne mère Eve, car elle en fit bien autant lorsque le malin esprit la tentait de manger du fruit défendu, lui disant seulement que Dieu leur avait défendu de le toucher c et non den manger. Demandez-vous, ma chère Soeur, si vous devez répondre simplement quand une Soeur vous demande si vous avez été mortifiée de quelque chose quelle vous n dit ou fait ? Bien quelle ne doive pas faire telle demande, si cest une Soeur que vous voyez être assez capable pour ne perdre pas la confiance pour cela, et quil soit vrai, vous lui pouvez bien dire tout simplement que oui; mais ajoutez que vous la priez de ne laisser pas pour cela de vous employer toujours franchement, car vous lui en savez bon gré. Mais si vous doutiez quelle sombrageât de cela, vous pouvez bien prendre une petite intention pour lui répondre, en sorte quelle ait toujours la confiance de vous exercer. Il y a une tromperie en lesprit de plusieurs personnes, qui pensent que de faire des caresses et
c. Gen., III, 3.
rendre des témoignages damitié à ceux auxquels on a de laversion soient des actes de duplicité et dartifice, ce qui nest pourtant pas; car les aversions sont involontaires et ont leur siège en la partie inférieure de lâme, la volonté les rejette, bien quelles ne sen aillent pas. Les actes damour que nous faisons envers ceux à qui nous avons de laversion proviennent de la raison qui nous dit quil se faut mortifier et surmonter; et partant, quoique nous ayons un sentiment tout contraire à nos paroles et à nos actions, en cela nous ne manquons pas à la simplicité, car nous désavouons ces sentiments comme étrangers; et en effet ils le sont. La folie des gens du monde est grande, car ils se vantent davoir la simplicité en ce fait, parce quils ne font point bonne mine à leurs ennemis, disant quils sont francs et ne sont point dissimulés. Il nest pas mauvais non plus de faire semblant de navoir pas envie de faire quelque chose à laquelle nous avons une forte inclination, au moins pour le sujet que vous dites, qui est pour donner la confiance à une Soeur de se contenter en la faisant, et vous, de vous mortifier en vous ôtant loccasion de la faire; car si bien vous désirez bien fort de la faire, ce désir nest pourtant quen la partie inférieure, puisque vous voulez préférer, quant à la partie supérieure de votre âme, la consolation de votre Soeur à la vôtre. Enfin, il faut toujours entendre en toute chose que les productions de la partie inférieure et sensitive de lâme nentrent ou ne logent point en notre considération, non plus que si nous ne les apercevions pas. Avons-nous encore quelque chose à dire de la simplicité? car il faudra dire un mot de la prudence, mais ce sera après, car de prudence il en faut peu, et de simplicité beaucoup. Il est vrai, cest manquer de simplicité de faire tant de considérations quand nous voyons faire des fautes les unes aux autres, pour savoir si ce sont des choses nécessaires à dire à la Supérieure; car, dites-moi, la Supérieure nest-elle pas capable de cela et de juger sil est requis den faire la correction ou non ? Ce nest pas comme si vous en parliez à quelque autre qui ny dût pas remédier. Mais que sais-je moi, à quelle intention cette Soeur a fait telle chose? peut-être que son intention était bonne. Il se peut bien faire ; mais dites-moi, laction est-elle bonne ou mauvaise ? Selon lextérieur elle est mauvaise. Et pourquoi ne la voulez-vous pas dire? car vous ne devez pas accuser son intention, ains seulement son action de quoi vous mettez-vous donc en peine ? Dites-vous, ma fille, que vous pensez que la chose étant de peu de conséquence, elle ne vaut pas 11 daller mettre cette pauvre Soeur en trouble, et que possible 12 ny retournera-t-elle plus. Tout cela nest pas simple, car la Règle qui vous ordonne de procurer lamendement des Soeurs par le moyen des avertissements, ne vous commande pas dêtre si considérée en ce point, comme si lhonneur des Soeurs dépendait de cette accusation. Je dirai bien plus : si je savais que cette personne que jai à corriger commettrait un péché véniel emmi le trouble que mon avertissement ou correction lui
11. ne vaut pas la peine 12. peut-être
causera, je ne devrais pas laisser de le faire. Beaucoup moins donc devrais-je laisser de le faire pour la seule considération du trouble, qui nest point péché en soi, ains seulement ès mauvais effets quil produit. Seulement devrais-je, et il le faut observer, attendre le temps convenable, car, de faire les corrections sur-le-champ, cest ce qui est dangereux. Si je pouvais prévoir quen attendant un peu, cette personne fût plus disposée, sans doute je devrais attendre; mais hors de là, il faut faire en simplicité ce que nous sommes obligés de faire selon Dieu, et cela sans scrupule. Car, si bien cette personne se passionne et se trouble après lavertissement ou la correction que je lui fais, je nen peux mais et nen suis pas cause; ce nest que son immortification. Et si elle commet sur lheure un péché véniel, ce péché-là sera cause quelle en évitera plusieurs autres quelle eût commis en persévérant en son défaut. Non pas, ma chère fille, la Supérieure ne doit pas laisser de corriger les Soeurs parce quelle sait quelles ont de laversion à la correction; car peut-être que nous en aurons toujours tant que nous vivrons, dautant que cest une chose totalement contraire à la nature de lhomme, daimer dêtre avili: mais cette aversion ne doit pas être favorisée de notre volonté, laquelle doit aimer lhumiliation. Les Règles le disent expressément que vous pouvez faire lavertissement en particulier, si la faute est secrète. Mais lon vous verra parler en particulier et lon vous en avertira. Cest sans doute, car les Soeurs qui vous voient ne savent pas de quoi vous parlez ; mais quel intérêt y a-t-il ? Vous en serez bien mortifiée: eh! bien, Dieu en soit béni! cela vous humiliera dautant. Vous devez être bien aise de quoi vous êtes reprise en faisant bien, car en cela vous êtes du parti de Notre-Seigneur, lequel nayant jamais fait mal, a néanmoins voulu être tenu et être mis à mort pour un malfaiteur. La vertu de simplicité embrasse amoureusement cette mortification comme un moyen propre pour lui aider à parvenir tant plus tôt 13 à sa prétention, qui est de sunir à Notre-Seigneur par une totale conformité de vie et dexercices. Vous désirez de savoir encore si voyant que la Supérieure ne témoigne pas dagréer quon lui parle des défauts que les Soeurs remarquent en elle, si lon ne doit pas laisser de les lui dire en simplicité? Qui en doute de cela? La Supérieure nen doit pas témoigner de lagrément aussi; et quest-il besoin de prendre garde si elle lagrée ou non? La Supérieure vous écoute et vous prête loreille pour ouïr ce que vous lui voudrez dire; nest-ce pas assez? Mais elle ne me dit rien pour me témoigner quelle a trouvé bon que je le lui aie dit. Et quimporte? Ayant rendu votre devoir, pourquoi vous mettez-vous en peine du reste? Peut-être quelle pensera que je lai dit à quelque intention autre que celle de la charité. Tout cela, mes chères Filles, sont des retours fort contraires à la simplicité qui ne samuse quautour de Notre-Seigneur. Mais passons outre. Certes, je ne sais pas quelle est lintention de notre Mère, mais je crois quelle est telle que vous jugez, à savoir que nous disions quelque chose de
13. dautant plus tôt
la simplicité à nous laisser conduire selon lintérieur, tant par Dieu même que par nos Supérieurs. Il y a des âmes qui sont, comme vous dites, si braves en elles-mêmes, quelles ne veulent être conduites que par lEsprit de Dieu, et leur semble que tout ce quelles simaginent soient des inspirations et des mouvements du Saint-Esprit, qui les prend par la main et les conduit en tout ce quelles veulent faire, comme des enfants. En quoi certes elles se trompent fort, car je vous prie, y a-t-il jamais eu une vocation plus spéciale que celle de saint Paul, en laquelle Notre-Seigneur lui parla lui-même pour le convertir ? et néanmoins il ne le voulut pas instruire, ains le renvoya à Ananias, disant: Va, tu trouveras un homme qui te dira ce que tu as à faire d. Et bien que saint Paul eût pu dire: Seigneur, pourquoi non vous-même ne me le direz-vous pas bien? il ne le fit pas, ains sen alla tout simplement faire comme il lui était commandé. Et nous autres, pensons-nous être plus favorisés de Dieu que saint Paul, croyant quil nous veut conduire lui-même, sans lentremise daucune créature ? Il y avait une fille qui sétait forgé cette opinion en son esprit, et cest son confesseur même qui me la raconté. Elle simaginait quelle ne devait rien faire quà mesure que lEpoux le lui dirait ou inspirerait, si que sa mère était bien empêchée 14, car si elle lappelait pour aller à la Messe ou pour aller dîner, elle disait de tout quelle le ferait quand lEpoux le voudrait; et fallait
d. Act., IX, 4-7.
14. embarrassée
toujours ainsi attendre la voix de lEpoux. Or, la voix de lEpoux pour nous autres, mes chères Filles, ne doit être autre que la sainte obéissance, car hors de là il ny a que tromperie. Mon Dieu, je suis attirée à une si grande simplicité intérieure, et cependant lon men veut tirer pour me faire suivre les exercices que lon donne aux autres par exemple, lobservance du Directoire qui marque les attentions particulières quil faut avoir en chaque exercice. Cest une chose certaine que tous ne sont pas conduits par un même chemin, mais aussi nest-ce pas à un chacun de nous de connaître par quel chemin Dieu nous appelle; cela appartient aux Supérieurs, lesquels ont la lumière de Dieu pour ce faire. Il ne faut pas dire Ils ne me connaissent pas bien, car nous devons croire que si ; lobéissance et la soumission sont toujours la vraie marque de la bonne inspiration. Mais je nai pas de consolation aux 15 exercices que lon me fait faire, et cependant jen avais tant aux autres. Il se peut bien faire, mais ce nest pas par la consolation que lon juge de la bonté de nos actions; il ne faut pas sattacher à notre propre satisfaction, car ce serait sattacher aux fleurs et non aux fruits. Vous retirerez plus dutilité de ce que vous ferez suivant la direction de vos Supérieurs, que non pas en suivant vos instincts intérieurs, qui ne produisent pour lordinaire que de lamour-propre qui, sous couleur de bien, recherche de se complaire en la vaine estime de nousmêmes. Cest bien la vérité que notre bien dépend de
15. dans les
nous laisser conduire et gouverner par lEsprit de Dieu sans réserve; cest cela que prétend la vraie simplicité que Notre-Seigneur n tant recommandée : Soyez simples comme la colombe e, dit-il à ses Apôtres; mais il ne demeure pas là, leur disant de plus : Si vous nêtes faits simples comme petits enfants, vous nentrerez point au Royaume de mon Père f Un enfant, tandis quil est bien petit, est réduit en une grande simplicité qui fait quil na autre connaissance que de sa mère; il a un seul amour qui est pour sa mère, une seule prétention qui est le sein de sa mère : étant appliqué et couché dessus ce sein bien aimé, il ne veut rien autre 16. Lâme qui n la parfaite simplicité na quun amour qui est pour Dieu; et en cet amour elle na quune seule prétention, qui est de reposer sur la poitrine du Père céleste, et là, comme un enfant damour, faire sa demeure, laissant entièrement tout le soin de soi-même à son bon Père, sans que jamais plus elle se mette en peine de rien, sinon de se tenir en cette sainte confiance; non pas même les vertus et les grâces qui lui semblaient être fort nécessaires ne linquiètent point à force de les désirer, ni na aucune sollicitude à la poursuite de la perfection. Elle ne néglige voire-ment rien de ce quelle rencontre en son chemin, mais aussi elle ne samuse point à rechercher dautres moyens de se perfectionner que ceux qui lui sont prescrits. A quoi servent aussi les désirs des vertus dont la pratique ne nous est pas nécessaire ? La douceur, lamour de notre abjection, lhumilité,
e. Ubi supra, p. 242. f. Matt., xVIII, 3. 16. rien autre chose, rien de plus
la douce charité et cordialité envers le prochain sont des vertus, avec lobéissance, dont la pratique nous doit être commune 17, dautant quelle nous est nécessaire parce que les rencontres des occasions nous en sont fréquentes; mais quant à la constance, à la magnificence, que sais-je moi? telles autres vertus que peut-être nous naurons jamais occasion de pratiquer, ne nous en mettons point en peine; nous nen serons pas pour cela moins magnanimes ni généreux. En somme, il nous faut conclure en disant que je fais une différence entre les personnes du monde (je dis qui vivent chrétiennement dans le monde) et les Soeurs de la Visitation; car ceux-là, il est requis quils pratiquent la prudence afin daccroître leurs moyens, et quils aient un grand soin pour entretenir leur famille, car, faisant autrement, ils manqueraient à leurs obligations; et quoiquils doivent bien plus sappuyer sur la divine Providence que sur leur industrie, si ne faut-il pas quils laissent pourtant de penser à leurs affaires. Mais les Soeurs de la Visitation, elles, doivent laisser tout le soin delles-mêmes entre les mains de Dieu; je ne dis pas seulement pour les choses extérieures et qui appartiennent à la nourriture du corps, mais beaucoup plus absolument pour ce qui regarde leur avancement spirituel, laissant à la disposition de la divine Bonté de leur donner des biens spirituels, des vertus et des grâces, tout ainsi quil lui plaira ; leur prudence doit être de se laisser absolument entre les bras de la divine Providence.
17. ordinaire
Je considère que entre les animaux ceux qui se servent le plus de la prudence (car il y a une prudence naturelle aussi bien quune prudence chrétienne), ces animaux, dis-je, sont les moindres et les plus couards et peureux : le renard, qui est si fin et qui se sert de tant de ruses, est peureux; le lièvre, qui est si peureux, use de tant de prudence pour séchapper des chiens qui le poursuivent, que quelquefois ils sont bien empêchés; le fourmi 18 a une prudence et prévoyance admirable; les cerfs mêmes, quoiquils ne soient pas petits, ne laissent pas dêtre peureux, et partant, fins et artificieux; mais le lion, qui est un animal généreux, se confiant en sa propre vaillance, marche en la simplicité de son coeur, et partant il sendort aussi volontiers sur un grand chemin comme dans une retraite particulière. Les chameaux sont fort simples aussi, bien quils soient si grands et si puissants quils se lairraient 19 mettre une maison dessus et la porteraient, tant ils sont propres pour la charge. Entre les petits animaux, nous avons la colombe et la pauvre brebiette 20 qui sont si simples quil ny en n point de plus aimables. Mais il faut dire un mot de la prudence du serpent avant que de finir, car jai bien pensé que si je parlais de la simplicité de la colombe, lon me jetterait vite le serpent dessus. Plusieurs ont demandé quel était le serpent duquel Notre-Seigneur voulait que nous apprissions la prudence. Car, quand les Israélites furent conduits par Moïse dans le désert, ils étaient à tous propos piqués par
18. la fourmi 19. laisseraient 20. petite brebis
des petits serpenteaux, dont plusieurs mouraient faute de remèdes; de quoi Dieu ayant pitié, commanda que lon élevât un serpent dairain, lequel étant regardé par ceux qui seraient piqués des serpents, ils seraient incontinent guéris g. Or, le serpent dairain qui fut élevé au haut bout dune perche dans le désert, ne représentait autre chose que Notre-Seigneur et notre Maître, qui devait être élevé sur le mont de Calvaire en larbre de la croix, lequel étant élevé, pratiqua merveilleusement bien la prudence du serpent. Car le serpent montre sa prudence en diverses façons, et premièrement en ce quétant jà vieil 21, il se dépouille de sa vieille peau; et Notre-Seigneur en fit de même, cest-à-dire il se dépouilla de sa propre gloire, car il fut, ainsi que dit saint Paul, fait scandale aux Juifs et folie aux Gentils h Mais à nous autres Chrétiens, il n été fait notre édification et Sauveur très aimable, et lunique et doux remède à tous nos maux; car en le regardant fiché 22 et attaché dessus la croix, nous ne pouvons mourir; là nous trouvons de quoi médeciner 23 nos plaies. Ou bien, si nous voulons encore prendre les paroles de Notre-Seigneur en ce sens : Soyez prudents comme le vrai serpent i qui, lorsquil est attaqué, expose tout son corps pour conserver sa tête tant seulement 24 De même devons-nous faire, exposant tout au péril quand il est requis, pour conserver en nous Notre-Seigneur, cest-à-dire son amour qui est comme notre tête; car il est notre chef et nous sommes ses membres j.
g. Num., XXI, 8, 9. h. I Cor., I, 23. i. Ubi supra, p. 242. f. Ephes., IV, 15; Coloss., I, 18; I Cor., VI, 15.
21. vieux 22. fixé 23. porter remède à 24. seulement
Enfin, il faut que nous fassions un acte de prudence en finissant notre discours, de crainte de retenir trop nos Soeurs. Seulement désiré-je que nous nous ressouvenions bien quil y a deux sortes de prudence, à savoir, la naturelle et la supernaturelle 25 . Quant à la naturelle, il la faut bannir et mortifier, car elle nest pas bonne, dautant quelle nous suggère mille petites considérations et prévoyances non nécessaires qui tiennent nos esprits bien éloignés de la simplicité. La vraie vertu de prudence doit être véritablement pratiquée, dautant quelle est comme un sel spirituel qui donne goût et saveur à toutes les autres vertus; mais elle doit être pratiquée par nous autres, qui sommes de la Visitation, en telle sorte que la vertu dune simple confiance surpasse tout. Nous devons avoir une confiance toute simple qui nous fasse demeurer en repos entre les bras de notre Père et de notre chère Mère, assurées que nous devons être que Notre-Seigneur et Notre-Dame, comme notre chère Mère, nous protégera toujours de sa protection et de son soin maternel, puisque nous sommes ici assemblées pour son honneur, et pour la gloire de son Fils très cher, qui est notre bon Père et très doux Sauveur. Le tout soit à la gloire et louange de notre Sauveur Jésus-Christ, de la bienheureuse Vierge Notre-Dame et du glorieux saint Joseph.
25. surnaturelle
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