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QUATRIÈME ENTRETIENSUR LE SUJET DE LA CORDIALITÉ
Notre Mère demande une chose qui est assez bien exprimée dans nos Règles, qui est comme les Soeurs se doivent aimer dun amour cordial, sans user néanmoins de familiarité indécente 1. Elle veut, je massure, savoir quelle est cette cordialité qui nous est recommandée dans nos Règles, après laquelle nous nous ferons mieux entendre en parlant de la seconde partie de la question, qui regarde la modération des témoignages de notre amitié cordiale. Premièrement, il faut que nous disions un peu plus particulièrement ce qui est fort bien, mais en général marqué dans nos Constitutions, pour satisfaire au désir de notre Mère : à savoir mon 2, quel est cet amour cordial duquel les Soeurs se doivent aimer les unes les autres. Ce que pour mieux comprendre il faut que nous sachions que la cordialité nest autre chose que lessence de la vraie et sincère amitié, laquelle amitié ne peut être quentre personnes raisonnables et qui fomentent 3 et nourrissent leurs amitiés par lentremise de la raison; car autrement ce ne peut être amitié, ains seulement amour. Les bêtes ont de lamour entre elles, mais elles ne peuvent
1. inconvenante 2. cest-à-dire 3. entretiennent
avoir de lamitié, puisquelles sont irraisonnables elles ont de lamour entre elles, à cause de quelque correspondance naturelle; oui même elles ont de lamour pour lhomme, ainsi que lexpérience sen fait tous les jours voir et que divers auteurs en ont écrit des choses admirables comme celle quils disent dun dauphin, lequel aimait si éperdûment un jeune enfant quil avait vu par plusieurs fois sur le bord de la mer, sachant que cet enfant était mort, mourut lui-même de déplaisir. Mais cela ne se doit pas appeler amitié, dautant quil faut que la correspondance de lamour se trouve entre les deux qui saiment, et que cette amitié se contracte par lentremise de la raison. Ce que je dis pour montrer que les hommes font des amitiés, lesquelles nayant pas une bonne fin, ni ne se conduisant pas par la raison, ne méritent nullement le nom damitié. Par exemple, en ce temps de Carême prenant 4, vous trouverez une troupe de jeunes fols 5 lesquels sassembleront et porteront une amitié grande; ils sappelleront frères et noublieront rien pour se faire accroire quils saiment fort; ce qui nest pourtant pas, dautant que le fondement de leur amitié nest autre que le dessein quils ont fait de faire plusieurs choses contraires à la raison, sans laquelle il ne peut y avoir de vraie amitié. Il faut, outre lentremise de la raison, quil y ait une certaine correspondance, ou de vocation, ou de prétention, ou de qualité, entre ceux
4. les trois jours qui précèdent le mercredi des Cendres 5. tous
qui contractent de lamitié -par ensemble, ce qui est dautant plus véritable que lexpérience nous lenseigne. Car remarquez, je vous supplie, quil ny a point de plus vraie amitié ni de plus forte que celle qui est entre les frères; cest pourquoi les anciens chrétiens de la primitive Eglise sappelaient tous frères; et cette première ferveur sétant refroidie entre le commun des chrétiens, lon a institué les Religions, dans lesquelles lon a ordonné que les Religieux sappelleraient tous frères et soeurs, pour marque de la sincère et vraie amitié cordiale quils se portent ou quils se doivent porter. Lon nappelle pas amitié lamour que les pères portent à leurs enfants, ni que les enfants ont pour leur père, parce quil ny a pas de la correspondance, ains sont différents : lamour des pères étant un amour dautorité et majestueux, et celui des enfants pour leurs pères, un amour de respect et de soumission. Mais entre les frères, la correspondance de leur amour, à cause de la correspondance de leur condition, fait une amitié ferme, forte et solide, et ny en a point de comparable à celle-ci; car toutes les autres amitiés sont ou inégales, ou bien faites avec artifice, ainsi que celles que les personnes mariées ont par ensemble, lesquelles sont faites par des contrats écrits et prononcés par des notaires, ou bien par des promesses simples et ainsi tout cela est artificiel. Comme aussi certaines amitiés que les mondains contractent par ensemble, ou pour quelque intérêt particulier, ou pour quelque sujet frivole, et partant ce sont des amitiés grandement sujettes à périr et à se dissoudre ; mais celle qui est entre les frères est tout au contraire, car elle est sans artifice, et partant grandement recommandable. Cela donc étant ainsi, nous dirons que cest pour ce sujet que les Religieux sappellent tous frères, et partant ont un amour qui mérite vraiment le nom damitié, mais non damitié commune, ains damitié cordiale. Mais, me direz-vous, quest-ce à dire cordiale? Cela est autant à dire 6 quune amitié qui a son fondement dans le coeur. Or, il faut que nous sachions que lamour a son siège dans le coeur, et que jamais nous ne pouvons trop aimer notre prochain et ne pouvons excéder les termes de la raison en cet amour, pourvu quil réside dans le coeur; mais quant aux témoignages de cet amour, nous pouvons bien faillir et excéder, passant outre les règles de la raison. Le glorieux saint Bernard dit que « la mesure daimer Dieu est de laimer sans mesure » et que, en notre amour, il ny doit avoir nulle borne, ains lui faut laisser étendre ses branches autant loin comme 7 il pourra le faire. Ce qui se dit pour Dieu se doit entendre de même pour ce qui regarde lamour du prochain, pourvu toutefois que lamour de Dieu surnage toujours au-dessus et tienne le premier rang : mais après, nous devons aimer nos Soeurs de toute létendue de notre coeur et ne nous contenter pas de les aimer comme nous-même, ainsi que les Commandements de Dieu nous obligent; mais nous les devons aimer plus que nous-même pour observer les
6. veut dire, signifie 7. aussi loin quil
règles de la perfection évangélique qui requiert 8 cela de nous. Notre-Seigneur la dit lui- même . Aimez-vous les uns les autres, ainsi que je vous ai aimés a. Cest une chose grandement considérable : aimez-vous ainsi que je vous ai aimés cela veut dire, plus que vous-même. Et tout ainsi que Notre-Seigneur nous a toujours préférés à lui-même, il le fait encore autant de fois que nous le recevons au très saint Sacrement, se faisant notre viande, de même veut-il que nous ayons un amour tel les uns pour les autres, que nous les préférions toujours à nous, et, quainsi quil a fait tout ce qui se pouvait pour nous, excepté de se damner (car il ne le devait ni ne le pouvait faire, ne pouvant pécher, qui est ce qui nous conduit à la damnation), il veut, et la règle de la perfection le requiert, que nous fassions tout ce que nous pouvons les uns pour les autres, excepté de nous damner; mais hors de là, notre amitié doit être si ferme, cordiale et solide, que nous ne refusions jamais de faire ou de souffrir quoi que ce soit pour notre prochain et pour nos Soeurs. Cet amour cordial doit être accompagné de deux vertus, dont lune sappelle affabilité, et lautre bonne conversation. Laffabilité est celle qui répand une certaine suavité emmi les affaires et communications sérieuses que nous avons les unes parmi les autres; et la bonne conversation est celle qui nous rend gracieux et agréables emmi les récréations et conversations moins
a. Joan., XIII, 34, XV, 12.
8. demande
sérieuses que nous avons avec notre prochain. Toutes les vertus, ainsi que nous avons dit dautres fois, ont deux vices contraires qui sont les extrémités de la vertu; comme par exemple : la libéralité a la prodigalité dun côté, et de lautre lavarice et chicheté. Lhomme, quand il donne plus quil ne doit, tombe dans le vice de la prodigalité; et au contraire, quand il ne donne pas selon quil pourrait, il se rend avare et chiche. La vertu daffabilité est tout de même au milieu de deux vices, cest à savoir, de la gravité et trop grande sériosité 9, et de lautre côté, dune trop grande mollesse à caresser et dire des paroles fréquentes qui tendent à la flatterie. Or, la vertu de laffabilité se tient entre le trop et le trop peu, faisant des caresses quelquefois selon la- nécessité de ceux avec qui lon traite, et conservant une gravité suave néanmoins quand il est requis, selon les personnes ou les affaires desquelles on traite. Je dis quil faut user quelquefois de caresses (je le dis tout de bon et ne me ris pas) en certains temps, comme quand une fille est malade ou affligée et un peu mélancolique, car cela leur fait si grand bien! Il ne serait pas à propos, certes, dêtre auprès dune malade et y être autant sérieuse que lon serait ailleurs, ne la voulant non plus 10 caresser que si elle était en pleine santé. Il ne faudrait pas aussi vouloir user si fréquemment de caresses à tous propos et dire des paroles toujours emmiellées, les jetant à belles poignées sur les premiers que lon rencontre; car tout ainsi que si lon mettait trop de
9. air trop sérieux 10. pas plus
sucre en quelque viande elle retournerait 11 à dégoût, à cause quelle serait trop douce et trop fade, de même les caresses trop fréquentes seraient rendues dégoûtantes 12 et ne rendraient nul fruit; lon ne sen soucierait plus, sachant que cela se fait par coutume. Les viandes auxquelles lon mettrait du sel dessus à grosses poignées, seraient désagréables à cause de leur acrimonie, ainsi que celles où il y aurait trop de sucre à cause de leur douceur. Ces mêmes viandes où le sel et le sucre est mis par mesure, sont rendues agréables au goût et appétissantes; les caresses qui sont faites par mesure et discrétion, sont rendues profitables et agréables à celle à qui on les fait. La vertu de bonne conversation requiert que lon contribue à la joie sainte et modérée, et que, aux heures des récréations, lon contribue aux entretiens gracieux et qui peuvent servir de consolation ou de récréation au prochain; en sorte que nous ne lui causions point de lennui par nos contenances refrognées et mélancoliques, ou bien refusant de nous récréer au temps qui est destiné pour ce faire; faisant comme ceux. qui ne veulent rien faire que par mesure, et ne veulent parler quen faisant une longue considération sur chaque parole quils ont à dire pour voir si tout est bien compassé et sil ny aura rien à redire, tant ils ont peur que rien quils fassent ou quils disent soit sujet à la censure; et font leur examen à tous propos, non pas pour savoir sils ont point offensé Dieu, mais pour voir sils nont point
11. tournerait 12. désagréables
baillé sujet à personne de les mésestimer. Oh certes, telle sorte de gens se rendent grandement désagréables à ceux avec qui ils conversent, et manquent bien fort à la pratique de la vertu de bonne conversation, laquelle requiert que lon communique rondement et gracieusement avec le prochain, contribuant ce que nous pourrons à ce qui est requis ou pour son utilité, ou pour sa consolation. Nous avons déjà traité de cette vertu en un autre Entretien touchant la Modestie, cest pourquoi je passe outre, et dis que cest une chose fort difficile de rencontrer toujours le blanc auquel on tire et auquel on vise. Cest bien la vérité que nous devons tous avoir cette prétention datteindre et donner droit dans le blanc de la vertu, laquelle nous devons désirer chèrement, soit lhumilité, soit la cordialité, ou des autres mais pourtant, ni nous ne devons perdre courage quand nous ne rencontrons pas droitement lessence de la vertu, ni nous en devons étonner, pourvu que nous donnions au rond, cest-à-dire au plus près que nous pourrons; car cest une chose que les Saints mêmes nont pas su faire en toutes les vertus et ny a jamais eu que Notre-Seigneur et Notre-Dame qui laient pu faire. Les Saints les ont pratiquées avec une différence très grande. Quelle différence, je vous prie, ny a-t-il pas entre lesprit de saint Augustin et celui de saint Jérôme ? on le remarque par leurs écrits. Il ny a rien de plus doux que saint Augustin, ses écrits sont la douceur et suavité même; au contraire, saint Jérôme avait une sévérité étrange, et semblait quil fût tout rébarbatif. Voyez-le avec sa grande barbe, sa pierre en main, de laquelle il frappe sa poitrine ; en ses épîtres, il se courrouce quasi toujours. Néanmoins, tous deux étaient grandement vertueux, mais lun excédait en douceur et lautre en austérité de vie; tous deux, quoique non pas également ni doux ni rigoureux, ont été de grands Saints. Saint Paul et saint Jean ont été des grands Saints, mais non pas également doux et suaves, car la différence de leurs esprits se fait voir en leurs Epîtres. Saint Jean ne témoigne que suavité et douceur; aussi appelle-t-il toujours mes petits enfants ceux auxquels il écrit, à cause de la grande tendreté quil avait pour eux. Saint Paul les aimait dun amour qui nétait pas sans doute si tendre, mais qui était néanmoins fort et solide. Ainsi nous voyons quil ne nous faut pas étonner si nous ne sommes pas également doux et suaves, pourvu que nous aimions de cet amour du coeur notre prochain, selon toute son étendue et comme Notre-Seigneur nous a aimés : cest à-dire plus que nous-mêmes, le préférant toujours à nous en toutes choses, et ne refusant aucunes choses que nous puissions contribuer 13 pour son utilité, excepté de nous damner, ainsi que nous avons déjà dit. Il faut pourtant tâcher de rendre, autant que nous pouvons, les témoignages extérieurs de notre affection, nous conformant autant que la raison le requiert ou permet avec un chacun : rire avec les riants et pleurer avec ceux qui pleurent b.
b. Rom., XII, 15.
13. faire pour notre part
Je dis quil faut témoigner que nous aimons nos Soeurs (et ceci est la seconde partie de la question) sans user de familiarité indécente : la Règle le dit, mais voyons voir ce quil faut faire en ceci. Rien autre, sinon que la sainteté paraisse en notre familiarité et témoignage damitié, ainsi que dit saint Paul en lune de ses Epîtres : Saluez-vous, dit-il, les uns les autres, avec le baiser saint c. Cétait la coutume duser de baisers quand les amis se rencontraient ; Notre-Seigneur usait envers ses Apôtres de cette forme de salutation, ainsi que nous apprenons en la trahison de Judas; car il usa de cet artifice pour faire prendre Notre-Seigneur, disant : Celui que je baiserai, cest celui-là, prenez-le d. Les saints Religieux dautrefois, lorsquils se rencontraient, disaient : Deo gratias, pour preuve du grand contentement quils recevaient en se voyant lun lautre; comme sils eussent dit ou voulu dire: Je rends grâce à Dieu, mon cher frère, de la consolation quil me donne de vous voir. Ainsi, mes chères Filles, il faut témoigner que nous aimons nos Soeurs et nous plaisons avec elles, pourvu que la sainteté accompagne toujours les témoignages que nous leur rendons de nos affections, et que Dieu nen puisse non seulement pas être offensé, mais quil en puisse être glorifié et loué. Le même saint Paul, qui nous enseigne de faire que nos affections soient témoignées saintement, veut et nous enseigne de le faire gracieusement, car il nous en donne lexemple : Saluez, dit-il écrivant aux Ro
c. Ibid., XVI, 16; I Cor., XVI. 20: II Cor.. XIII, 12. d. Matt., XXVI, 48, 49.
mains e, un tel qui sait bien que je laime du coeur, et un tel, qui doit être assuré que je laime comme mon frère, et en particulier sa mère, qui sait bien quelle est la mienne aussi. Dites-vous, ma chère fille, si vous vous devez soucier de rire au choeur et au réfectoire quand les autres y rient, parce que lon dit que vous êtes trop sérieuse, ou bien craignant de manquer de cordialité si vous ne le faites ? A cela je réponds que, quant au choeur, il ne faut nullement contribuer à la joie que les autres y ont quand elles se portent à rire, car ce nen est pas le lieu. Mais au réfectoire, quand je mapercevrais que toutes rient, je voudrais rire avec elles; mais sil y en avait une douzaine qui ne rient point, je ne me mettrais pas en peine de contribuer à la joie des autres. Il y a toujours un petit mot à dire sur le sujet des aversions, bien que non pas pour nous -arrêter beaucoup, car nous lavons déjà dit dautres fois. Il ne se faut pas étonner si. lon ne rit pas de si bonne grâce que si lon nen avait point, non plus que quand on se trouve mal; car en ces deux occasions, pourvu que lon se sourie 14 un peu et que lon ne tienne pas sa contenance refrognée quand on nous parle, nous nous devons contenter, car, quand la passion est fort émue, il est bien difficile de faire meilleure mine, au moins avec ceux auxquels nous avons de laversion, ou quand le mal nous presse. Or bien, nous avons souventes fois dit ceci, cest pourquoi il suffit
e. Cap. XVI, 5-13. 14. lon sourie
que nous sachions quil faut marcher selon la partie supérieure en la voie de notre perfection, et ne nous pas soucier des émotions de la partie inférieure; car autrement nous serions en perpétuel chagrin et inquiétude desprit et ne ferions pas grand avancement. Il la faut laisser gronder et ne pas suivre ses volontés, faisant toujours régner la raison, qui veut que nous nous surmontions en toutes les occasions pour plaire à Dieu et observer le point de nos Règles qui dit quil se faut aimer cordialement. Vous désirez savoir, ma chère fille, si vous noseriez plus témoigner daffection à une Soeur que vous estimez plus vertueuse, que non pas à une autre ? A cela je vous dis que, si bien nous sommes obligés daimer plus ceux qui sont plus vertueux de lamour de complaisance, nous ne les devons pas pourtant plus aimer de lamour de bienveillance, et ne leur devons pas rendre plus de témoignages damitié; et cela pour deux raisons. La première est que Notre-Seigneur ne la pas fait, ains semble quil ait plus aimé les imparfaits que non pas les autres, car il a dit quil nétait pas venu pour les justes, ains pour les pécheurs». Ceux qui ont plus besoin de nous, nous les devons assister et leur témoigner notre amour plus particulièrement, car cest là où nous montrons que nous aimons par charité, et non pas à aimer ceux qui nous donnent plus de consolation que de peine. En ceci il faut faire selon que lutilité du prochain requiert; mais hors de là, il faut tâcher de faire que nous aimions également, puisque
e. Matt., IX, 13.
Notre-Seigneur na pas dit : Aimez ceux qui sont plus vertueux, ains indifféremment : Aimez-vous les uns les autres ainsi que je vous ai aimés f, sans en exclure aucun, pour imparfait quil soit. La seconde raison pour laquelle nous ne devons pas rendre des témoignages damitié aux uns plus quaux autres, ni ne nous devons pas laisser aller à les aimer davantage, est que nous ne pouvons pas juger quels sont ceux qui sont plus parfaits et qui ont plus de vertus, car les apparences extérieures sont trompeuses, et bien souvent ceux qui nous semblent être les plus vertueux ne le sont pas devant Dieu, qui est celui-là qui seul les peut connaître. Il se peut faire quune Soeur laquelle vous verrez chopper fort souvent et commettre prou dimperfections, sera plus vertueuse et plus agréable à Dieu, ou pour la grandeur du courage quelle conserve emmi ses imperfections, ne se laissant point troubler ni inquiéter de se voir si sujette à tomber, ou bien par lhumilité quelle en retire et amour de son abjection, que non pas une autre, laquelle aura une douzaine de vertus ou naturelles ou bien acquises, et laquelle aura moins dexercice et de travail, et, par conséquent, peut-être moins de courage et dhumilité que non pas lautre que lon voit être si sujette à faillir. Saint Pierre fut choisi de Notre-Seigneur pour être le chef des Apôtres, quoiquil fût grandement sujet à beaucoup dimperfections, en sorte que à tous propos il en commettait à tort et à travers, suivant ses passions et propres affections (je dis, avant quil
f. Ubi supra, p. 66.
eût reçu le Saint-Esprit, car dès lors je nen parle pas); mais parce que, nonobstant ces défauts, il avait toujours un grand courage et ne sen étonnait point, Notre-Seigneur le rendit son successeur, et le favorisa par dessus tous les autres, de sorte que nul neût eu raison de dire quil ne méritait pas dêtre tant aimé que saint Jean ou les autres Apôtres, ni quil nétait pas si vertueux et agréable à Dieu. Il faut donc nous tenir en laffection que nous devons avoir pour nos Soeurs le plus également quil se peut, tant pour la première que seconde raison que nous en avons donnée. Toutes doivent savoir que nous les aimons de cet amour du coeur, et partant il nest pas besoin duser de tant de paroles, que nous les aimons chèrement, que nous avons certaine inclination à les aimer particulièrement, et que sais-je moi ? choses semblables car, pour avoir une inclination pour lune plus que pour les autres, lamour que nous lui portons nen est pas plus parfait, ains, peut-être, plus sujet au changement à la moindre petite chose quelle nous fera. Si tant est quil soit vrai que nous ayons de linclination à en aimer une plus que lautre, nous ne nous devons amuser 15 à y penser et encore moins à le lui dire, car nous ne devons pas aimer par inclination, ains nous devons aimer notre prochain ou parce quil est vertueux, ou bien par lespérance que nous avons quil le deviendra. Or, pour bien témoigner que nous laimons chèrement, il faut lui procurer tout le bien que nous
15. occuper, perdre le temps
pouvons tant pour lâme que pour le corps, priant pour lui et le servant cordialement quand loccasion sen présente; dautant que lamitié qui se termine en des belles paroles nest pas grandchose, et nest pas saimer comme Notre.. Seigneur nous a aimés, lequel ne sest pas contenté de nous assurer quil nous aimait, mais a voulu passer plus outre, en faisant tout ce quil a fait pour preuve de son amour. Mais il faut que je dise encore ceci : cest que, à lamour cordial est attachée une vertu qui est comme un appendice de cet amour, laquelle est une confiance toute enfantine. Les enfants, quand ils ont une belle plume ou telle autre chose quils estiment jolie, ne sont pas en repos quils naient rencontré tous leurs petits compagnons pour leur montrer leur plume et faire quils aient part à leur joie; comme aussi ils veulent quils aient part à leur douleur, car dès lors quils ont un peu de mal au bout du doigt, ou quils ont été piqués dune abeille, ils ne cessent de le dire à tous ceux quils rencontrent, afin que lon les plaigne et que lon souffle un peu sur leur mal. Je ne veux pas dire quil faille être tout à fait comme ces enfants, mais je dis ainsi : cette confiance doit faire que les Soeurs ne soient - pas si chiches de communiquer leurs petits biens et petites consolations à leurs Soeurs, non plus que de ne vouloir que leurs imperfections soient remarquées par elles. Je sais bien que si lon avait quelque grande chose, loraison de quiétude, ou que sais-je moi quoi, quil ne faudrait pas sen vanter; mais quant à nos petites consolations, nos petits biens, je voudrais quon ne fît pas tant les renchéries et réservées, mais que, quand loccasion sen présenterait, non par forme de jactance ou vanterie, ains de simple confiance enfantine, lon communiquât rondement et naïvement les unes parmi les autres. Et pour ce qui regarde nos défauts, que nous ne nous missions pas en si grande peine de les couvrir, car, pour dire que nous ne les laissons pas voir au dehors, ils nen sont pas meilleurs pourtant ; les Soeurs ne croiront pas que vous nayez point dimperfections pour cela, ains elles seront peut-être plus dangereuses et plus mauvaises que si elles étaient découvertes et quelles vous causassent de la confusion, ainsi quelles font à celles qui sont plus légères à les laisser paraître à lextérieur. Il ne se faut donc point étonner ni décourager de quoi nous commettons des imperfections et des défauts devant nos Soeurs; ains au contraire, il faut être bien aises que nous soyons reconnues pour telles que nous sommes. Jai fait une faute ou une sottise, il est vrai, mais cest devant nos Soeurs qui maiment chèrement, et partant qui me sauront bien supporter en mon défaut, et en auront plus de compassion sur moi que de passion contre moi. Et par ainsi, cette confiance nourrirait grandement la cordialité et tranquillité de nos esprits, qui sont sujets à se troubler quand nous sommes reconnues défaillantes en quelque chose, pour petite quelle soit, comme si cétait grande merveille que de nous voir imparfaits. Enfin, pour conclusion de ce discours de la cordialité, il se faut toujours ressouvenir 16 que,
16. souvenir, rappeler
pour quelque petit manquement de suavité que lon commet quelquefois par mégarde, lon ne se doit pas fâcher, ni juger que lon nait point de cordialité pourtant, car lon ne laisse pas den avoir. Un acte par ci par là, pourvu quil ne soit pas fréquent, ne fait pas lhomme vicieux, spécialement quand on a la volonté bonne de samender.
[DE LESPRIT DHUMILITÉ]
Ce que vous me demandez maintenant est une grande chose, ma chère fille, à savoir mon, que cest faire toutes choses en esprit dhumilité, ainsi que nos saintes Constitutions nous ordonnent de faire. Mais avant cela, il faut que je dise quelque chose qui vous le fera mieux entendre. Il y a différence entre lorgueil, la coutume de lorgueil et lesprit dorgueil : vous faites un acte dorgueil, voilà lorgueil; vous faites des actes dorgueil à tous propos et à tous rencontres, cela est la coutume de lorgueil; mais si vous vous plaisez aux actes dorgueil et vous les recherchez, cela est lesprit de lorgueil. De même, il y a différence entre lhumilité, la coutume de lhumilité et lesprit de lhumilité : car lhumilité est de faire quelque acte pour shumilier; la coutume est den faire à tous rencontres et à toutes occasions qui sen présentent; mais lesprit dhumilité est de se plaire en lhumiliation, de rechercher labjection et lhumilité emmi toute autre chose, cest-à-dire que, en tout ce que nous faisons ou désirons, notre but principal soit de nous humilier et avilir, et que nous nous plaisions à rencontrer notre propre abjection en toutes occasions, en aimant chèrement la pensée. Voilà ce que cest faire toutes choses en esprit dhumilité, et cest autant que qui dirait, rechercher lhumilité et labjection en toutes choses. Vous demandez si cest un manquement dhumilité de rire des coulpes que les Soeurs disent, ou du manquement que la lectrice fait à la table. Hé, nullement, ma chère fille, car le rire est une passion qui sémeut sans notre consentement, et nest pas en notre pouvoir de nous en empêcher, dautant que nous rions et sommes émus à rire pour des occasions imprévues. Cest pourquoi Notre-Seigneur ne pouvait rire, car rien ne lui était imprévu, sachant toutes choses avant quelles arrivent, mais oui bien se sourire 17, ce quil faisait à dessein. Les fols rient à tous propos, parce que toutes choses les surprennent ne les ayant nullement prévues; mais les sages ne sont pas si légers à rire, parce quils se servent mieux de la considération qui fait que nous prévoyons les choses qui nous doivent arriver. Or cela étant ainsi, ce nest point contre lhumilité de rire, pourvu néanmoins que lon ne passe point plus avant, sentretenant en son esprit ou bien avec quelquun du sujet qui nous a émus à rire; car de cela 18 il ne le faut pas faire, surtout quand il sagit de limperfection du prochain. Ce serait contraire à la demande que vous mavez faite, à savoir, comme lon doit faire pour conserver ou concevoir en nous une bonne estime du prochain, laquelle ne se peut ni concevoir ni
17. sourire 18. cela
conserver que par la fidélité à la remarque de ses vertus et à la fuite de ses imperfections; car tandis que nous nen avons point de charge il ne faut jamais tourner nos yeux de ce côté-là, ni moins notre considération : La charité, dit le saint Apôtre, fuit le mal g. Il faut interpréter toujours en la meilleure part quil se peut ce que nous lui voyons faire, car quant au simple soupçon, il faut entièrement en détourner nos esprits; je veux dire, aux choses douteuses il nous faut persuader que ce nest point le mal que nous avons aperçu, ains que cest notre imperfection qui nous cause telle pensée, afin déviter les jugements téméraires sur les actions dautrui, qui est un mal très dangereux et lequel nous devons souverainement détester. Lexemple de saint Joseph est grandement aimable en ce sujet : il voyait Notre-Dame grosse, il ne savait point comme quoi; et néanmoins il ne la voulut jamais juger, ains en laissa le jugement à Dieu. Es choses palpablement mauvaises, il nous en faut avoir compassion et nous humilier des défauts de nos Soeurs comme des nôtres mêmes, et prier Dieu dun même coeur pour leur amendement, que nous ferions pour le nôtre si nous étions sujettes aux mêmes défauts. Que nous reste-t-il plus à dire? Dites-vous comme nous pourrons faire pour acquérir cet esprit dhumilité tel que nous avons dit tantôt? Hélas! mes chères Filles, il ny a point dautre moyen que de considérer la beauté de cette vertu
g. Cf. I Cor., XIII, 5.
19. dans les
et son utilité, pour nous affectionner à la pratiquer fidèlement en toutes occurrences; car il ny a point dautre finesse pour lacquérir que pour toutes les autres vertus, qui ne sacquièrent que par des actes réitérés. Maintenant, avant que nous finissions, il faut que je die que nous ne devons pas prendre les choses que nous disons par simple direction comme si elles étaient dobligation et que lon ny dût jamais faire des fautes. Par exemple : ce que nous dîmes dernièrement quil fallait manger les viandés que lon nous donne en même ordre que lon nous les donne, ne se doit pas entendre rigoureusement; de sorte que si lon donnait de la bouillie au premier service et quil y eût une fille qui ne laimât pas chaude, elle la pourrait bien laisser pour attendre quelle se refroidît; comme de même celle qui ne laimerait pas froide, pensant quelle aurait le goût de la colle, la pourrait bien manger chaude. Il ne faut pas se plaindre de notre Père en disant : Il a dit ceci, il a dit cela; car le pauvre Père ne dit pas que lon se brûle la langue, et si, lon ne laisse pas de le faire. Il faut aller simplement. Une fille qui serait bien dégoûtée ne devrait pas observer de prendre sans choix, ains devrait prendre ce de quoi elle pourrait le mieux manger. Celles qui feront ceci que nous disons ou que nous dîmes dernièrement feront bien, celles qui ne le voudront pas ny ont nulle obligation. De même en est-il pour ce que jai dit quil faut rendre notre amour si égal envers toutes les Soeurs que nous nen ayons point plus pour une que pour lautre: cela veut dire, autant que nous le pourrons, car il nest pas à notre pouvoir davoir autant de suavité en lamour que nous avons pour les unes, avec lesquelles nous avons moins dalliance ou de correspondance dhumeur, quavec les autres auxquelles nous avons de la sympathie. Le grand saint Bernard, sur les paroles du Psalme h, Ecce quam bonum : Oh! quil est bon, dit-il, de voir les frères demeurer par ensemble, car leur union ressemble longuent 20 précieux que lon répandait sur le chef du grand-prêtre Aaron, lequel était composé de toutes les huiles odoriférantes que lon pouvait rencontrer. Il veut dire ainsi : lamour cordial que les Religieux ont par ensemble, cette union quils ont entre tous fait un onguent précieux, qui est composé des vertus dun chacun en particulier; car il ny a celui, tant chétif quil soit, qui nait quelques vertus, lesquelles sont comme des huiles odoriférantes; et ces vertus sont unies par lamour cordial et font un onguent si précieux, quil est propre, pour sa bonne odeur, pour être répandu sur le chef du grand-prêtre, qui est Notre-Seigneur. Il répand devant lui une suavité non pareille, et fait que les Soeurs qui demeurent en cette très désirable union, lui sont infiniment agréables et dignes de leur vocation.
h. Ps. CXXXII, 1, 2. 20. ressemble à longuent
LE TOUT SOIT A LA LOUANGE ET GLOIRE DE JÉSUS-CHRIST, DE LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE ET DU GLORIEUX SAINT JOSEPH.
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