Ier ENTRETIEN
Accueil Remonter

 

 Ier ENTRETIEN IIème  ENTRETIEN IIIème  ENTRETIEN IVème ENTRETIEN Vème ENTRETIEN VIème ENTRETIEN VIIème  ENTRETIEN VIIIème ENTRETIEN IXème ENTRETIEN Xème ENTRETIEN XIème ENTRETIEN XIIème ENTRETIEN XIIIème ENTRETIEN XIVème ENTRETIEN XVème ENTRETIEN XVIème ENTRETIEN XVIIème ENTRETIEN XVIIIème ENTRETIEN XIXème ENTRETIEN XXème ENTRETIEN XXIème ENTRETIEN XXIIème ENTRETIEN DERNIER ENTRETIEN QUESTIONS Sr SIMPLICIENNE LA GALERIE

 

PREMIER ENTRETIEN

AUQUEL EST DÉCLARÉE L’OBLIGATION DES CONSTITUTIONS DE LA VISITATION DE SAINTE-MARIE ET LES QUALITÉS DE LA DÉVOTION QUE LES RELIGIEUSES DUDIT ORDRE DOIVENT AVOIR

 

Ces Règles et Constitutions n’obligent aucunement d’elles-mêmes à aucun péché, ni mortel ni véniel, ains seulement sont données pour la direction et conduite des personnes de la Congrégation. Mais pourtant, si quelqu’une les violait volontairement, destinément 1, avec mépris, ou bien avec scandale tant des Soeurs que des étrangers, elle commettrait sans doute une grande offense; car on ne saurait exempter de coulpe 2 celle qui arrive à déshonorer les choses de Dieu, dément sa profession, renverse la Congrégation, nie et dissipe les fleurs de bon exemple et de bonne odeur qu’elle doit produire envers le prochain : si bien qu’un tel mépris volontaire serait enfin suivi de quelque grand châtiment du Ciel, et spécialement de la privation des grâces et dons du Saint-Esprit, qui sont ordinairement ôtés à ceux qui abandonnent leurs bons desseins et quittent le chemin auquel Dieu les a mis. Or le contemnement 3 et mépris des Règles et Constitutions, comme aussi de toutes

 

1. délibérément, à dessein — 2. faute — 3. dédain, mépris

 

bonnes oeuvres, se connaît par les considérations suivantes.

Celui qui viole par mépris, viole ou laisse à faire quelque ordonnance non seulement volontairement, mais destinément; car s’il la viole par inadvertance, oubli, ou surprise de quelque passion, c’est autre chose. Comme par exemple, il est défendu de sortir hors de la porte sans congé: si, sans y penser, par une habitude, la portière en ouvrant aux étrangers, par inadvertance, ne pensant pas bonnement à ce qu’elle fait, ou bien par quelque surprise de passion, parce qu’elle voit son père ou sa mère à quatre ou cinq pas de la porte, elle sortait pour l’approcher, ce ne serait pas violer la Règle par mépris, car le mépris enclot en soi une volonté délibérée et qui se détermine destinément à faire ce qu’elle fait. De là il s’ensuit 4 que celui qui viole l’ordonnance ou désobéit par mépris, non seulement il désobéit, mais il veut désobéir; non seulement il fait la désobéissance, mais il la fait par désobéissance et avec intention de désobéir. Il est défendu de manger hors du repas : une fille mange des poires, des abricots, ou autres fruits; elle viole la Règle et fait une désobéissance. Or, si elle mange attirée de la délectation qu’elle en pense recevoir, alors elle désobéit non pas par désobéissance, mais par friandise; ou bien elle mange parce qu’elle n’estime point la Règle et n’en veut tenir compte ni se soumettre à icelle, et alors elle désobéit par mépris et pure désobéissance.

Il s’ensuit encore, que celui qui désobéit par

 

4. il suit

 

quelque attachement ou surprise de passion voudrait bien pouvoir contenter sa passion sans désobéir, et à même temps qu’il prend plaisir, par exemple, à manger, il est marri que ce soit avec désobéissance ; mais celui qui désobéit par désobéissance et mépris n’est pas marri de désobéir, ains au contraire il prend son plaisir à désobéir de manière qu’en l’un la désobéissance suit ou accompagne l’oeuvre, mais en l’autre la désobéissance précède l’oeuvre et lui sert de cause et de motif, quoique par friandise. Car qui mange contre le commandement, conséquemment ou ensemblement, il commet désobéissance, quoique s’il la pouvait éviter en mangeant il ne la voudrait pas commettre; comme celui qui en buvant trop voudrait bien ne s’enivrer pas, quoique néanmoins en buvant il s’enivre : mais celui qui mange par mépris de la Règle et par désobéissance, veut la désobéissance même, en sorte qu’il ne ferait pas l’oeuvre ni ne la voudrait pas s’il n’était ému 5 à ce faire par la volonté qu’il a de désobéir. L’un donc désobéit voulant une chose à laquelle la désobéissance est attachée, et l’autre désobéit voulant la             même chose parce que la désobéissance y est attachée. L’un rencontre la désobéissance en la chose qu’il veut, et voudrait bien ne la rencontrer pas; et l’autre l’y recherche, et ne veut la chose qu’avec intention de l’y trouver. L’un dit : Je désobéis parce que je veux manger ces abricots que je ne puis manger sans désobéir; et  l’autre dit: Je les mange parce que je veux désobéir, ce que je ferai en les mangeant.

 

5. , poussé

 

La désobéissance et mépris suit l’un, et elle conduit l’autre.

Or, cette désobéissance formelle et ce mépris des choses bonnes et saintes n’est jamais sans quelque péché, pour le moins véniel, non pas même ès choses qui ne sont que conseillées : car bien qu’on puisse ne point suivre les conseils des choses saintes par l’élection d’autres choses, sans aucunement offenser, si est-ce qu’on ne peut pourtant les laisser par mépris et contemnement sans offense; d’autant que tout bien ne nous oblige pas à le suivre, mais oui bien à l’honorer et estimer, et par conséquent, à plus forte raison, à ne le point mépriser et vilipender.

Davantage, il s’ensuit que celui qui viole la Règle par mépris, il l’estime vile et inutile, qui est une très grande présomption et outrecuidance 6: ou bien, s’il l’estime utile et ne veut pas pourtant se soumettre à icelle, alors il rompt son dessein avec grand intérêt 7 du prochain, auquel il donne scandale et mauvais exemple, il contrevient à la société et promesse faite à la compagnie, et met en désordre une maison dévote, qui sont des très grandes fautes.

Mais afin que l’on puisse aucunement discerner quand une personne viole les Règles ou l’obéissance par mépris et contemnement, en voici quelques signes :

1. Quand la personne étant corrigée, elle se moque et n’a nul repentir.

2. Quand elle persévère sans témoigner aucun amendement.

 

6. arrogance —7. dommage, préjudice

 

3. Quand elle conteste que la Règle ou commandement n’est pas à propos.

4. Quand elle tâche d’attirer les autres au même violement et leur ôter la crainte d’icelui : comme disant que ce n’est rien, qu’il n’y a point de danger.

Ces signes, pourtant, ne sont pas si certains que quelquefois ils n’arrivent pour d’autres causes que pour celle du mépris : car il peut arriver qu’une personne se moque de celui qui la reprend, pour le peu d’estime qu’elle fait de lui, et qu’elle persévère par infirmité, et qu’elle conteste par dépit et colère, et qu’elle débauche 9 les autres, pour avoir des compagnes et des excuses en son mal. Néanmoins, il est aisé à juger par les circonstances quand tout cela se fait par mépris; car, enfin, l’effronterie et manifeste libertinage 10 suit ordinairement le mépris, et ceux qui l’ont au coeur, enfin le poussent jusques à la bouche, et ils disent, comme David le remarque : Qui est notre maître a ?

Si faut-il que j’ajoute un mot d’une tentation qui peut arriver sur ce point : c’est que quelquefois une personne n’estimera pas d’être désobéissante et libertine 11 quand elle ne méprise qu’une ou deux règles, lesquelles lui semblent de peu d’importance, pourvu qu’elle observe toutes les autres. Mais, mon Dieu, qui ne voit la tromperie? car ce que l’un estimera peu, l’autre l’estimera beaucoup, et réciproquement; de manière qu’en

 

a. Ps. xi, 5.

8. infraction — 9. provoque les autres, les détourne de leur devoir — 10. insubordination — 11. insubordonnée

 

une compagnie, l’un ne tiendra compte d’une règle et le second en méprisera une autre, le troisième une autre : ainsi tout sera en désordre, Car lorsque l’esprit de l’homme ne se conduit que selon ses inclinations et aversions, qu’arrive-t-il qu’une perpétuelle inconstance et variété de fautes ? Hier que j’étais joyeux le silence me désagréait, et la tentation me suggérait qu’il était oiseux 12 aujourd’hui que je serai mélancolique elle me dira que la récréation et entretien est encore plus inutile : hier, que j’étais en consolation le chanter me plaisait; aujourd’hui que je suis en sécheresse il me déplaira, et ainsi des autres.

De sorte que, qui veut vivre heureusement et parfaitement il faut qu’il s’accoutume à vivre selon la raison, les Règles et l’obéissance, et non selon ses inclinations ou aversions; et qu’il estime toutes les Règles, qu’il les honore et qu’il les chérisse, au moins par la volonté supérieure car s’il en méprise une maintenant, demain il en méprisera une autre, et l’autre jour 13 encore une autre, et dès qu’une fois le lien du devoir est rompu, tout ce qui était lié, petit à petit s’éparpille et dissipe.

Ne plaise pas à Dieu 14 que jamais aucune des Filles de la Visitation s’égare si fort du chemin de l’amour de Dieu qu’elle s’aille perdre dedans ce mépris des Règles par désobéissance, dureté et obstination de coeur; car, que lui pourrait-il arriver de pis 15 ni de plus malheureux? attendu même qu’il y a si peu de règles particulières et

 

12. inutile — 13. le surlendemain — 14. à Dieu ne plaise — 15. pire

 

propres de la Congrégation; la plupart et quasi 16 toutes étant, ou bien des règles générales qu’il faudrait qu’elles observassent en leurs maisons du monde si elles voulaient vivre tant soit peu avec honneur, réputation et crainte de Dieu, ou bien des règles qui regardent les officières et la manifeste bienséance d’une maison dévote.

Que si quelquefois il leur arrive quelque dégoût ou aversion des Constitutions et règlements de la Congrégation, elles se comporteront en même sorte qu’i1 se faut comporter envers les autres tentations, corrigeant l’aversion par la raison, considération et résolution de la partie supérieure de l’âme, attendant que Dieu leur envoie de la consolation en leur chemin, et leur fasse voir (comme à Jacob lorsqu’il était las et recru 17 en son voyage b) que les Règles et méthode de vie qu’elles ont embrassées sont la vraie échelle par laquelle elles doivent, à guise d’Anges, monter à Dieu par charité, et descendre en elles-mêmes par humilité.

Mais si, sans aversion, il leur arrivait de violer la Règle par infirmité, alors elles s’humilieront soudain devant Notre-Seigneur, lui demanderont pardon, renouvelleront leur résolution d’observer cette même Règle, et prendront garde surtout de ne point entrer en découragement et inquiétude d’esprit; ains. avec nouvelle confiance en Dieu, recourront à son saint amour.

Et quant aux violements de la Règle qui ne se font point par pure désobéissance ni par mépris,

 

 

b. Gen., XXVIII, 11, 12

16. presque — 17. fatigué, lassé

 

 

s'ils se font par nonchalance, infirmité, tentation ou négligence, on s'en pourra et devra confesser comme de péché véniel, ou bien comme de chose où il y peut avoir péché véniel: car, bien qu'il n'y ait aucune sorte de péché en vertu de l'obligation de la Règle, il yen peut néanmoins avoir à raison de la négligence, nonchalance, précipitation ou autres tels défauts, puisqu'il arrive rarement que voyant un bien propre à notre avancement, et notamment étant invitées et appelées à le faire, nous le laissions volontairement sans offenser; car ce délaissement 18, d'où peut-il procéder que de négligence, affection dépravée, ou manquement de ferveur ? Et s'il nous faut rendre compte des paroles qui sont vraiment oiseuses c, combien plus d'avoir rendu oiseuse et inutile la semonce 19 que la Règle nous fait à son exercice !

J'ai pourtant dit qu'il arrive rarement de n'offenser pas Dieu quand nous laissons volontairement de faire un bien propre à notre avancement, parce qu'il se peut faire qu'on ne le laisse pas volontairement, ains par oubli, inadvertance, surreption 21) ; et lors il n 'y aurait nul péché ni petit ni grand, sinon que la chose que nous oublions ou à laquelle nous avons inadvertance ou pour laquelle nous sommes surpris, fût de si grande importance que nous fussions obligés de nous tenir attentifs pour ne point tomber dans l'oubliance 21 et inadvertance. Comme, par exemple :

 

c. Matt., XII, 36.

18. abandon d'un bien, renoncement à un bien proposé — 19. invitation — 20. surprise, inconsidération — 21. oubli

 

 

si une fille rompt le silence parce qu'elle n'est pas attentive pendant qu'elle est en silence, et partant elle ne s'en ressouvenait pas, d'autant qu'elle pensait à d'autres choses, ou bien elle est surprise de quelque émotion de parler, laquelle devant qu'elle ait bien pensé de réprimer elle aura dit quelque chose, sans doute elle ne pèche point ; car l'observance du silence n'est pas de si grande importance qu'on soit obligé d'avoir une telle attention qu'on ne puisse pas l'oublier; ains au contraire, étant chose très bonne pendant le silence de s'occuper en d'autres saintes et pieuses pensées, si étant attentive à icelles on s'oublie d'être 22 en silence, cet oubli provenant d'une si bonne cause ne peut être mauvais, ni par conséquent le manquement de silence qui provient d'icelui.

Mais si elle oubliait de servir une malade, qui faute de service fût en danger, et qu'on lui eût enjoint ce service pour lequel on se reposerait sur elle, l'excuse ne serait pas bonne de dire: Je n'y ai pas pensé, je ne m'en suis pas ressouvenue. Non, car la chose était de si grande importance qu'il fallait se tenir en attention pour ne point y manquer, et le manquement de cette attention ne peut être excusable, eu égard à la qualité de la chose qui méritait qu'on fût attentive.

Il faut croire qu'à mesure que le divin amour fera progrès ès âmes des Filles de la Congrégation, il les rendra toujours plus exactes et soigneuses à l'observation de leurs Constitutions, quoique d'elles-mêmes elles n'obligent point sous peine de

 

22. on oublie qu'on doit être

 

 

péché mortel ni véniel ; car si elles obligeaient sous peine de la mort, combien étroitement les observerait-on ? Or, l’amour est fort comme la mort d; donc les attraits de l’amour seront aussi puissants à faire exécuter une résolution comme les menaces de la mort. Le zèle, dit le sacré Cantique e, est dur et ferme comme l’enfer; les âmes, donc, qui ont le zèle, feront autant et plus en vertu d’icelui, qu’elles ne feraient pour la crainte de l’enfer : si bien que les Filles de la Congrégation, par la suave violence de l’amour, observeront autant 23 exactement leurs Règles, Dieu aidant, que si elles y étaient obligées sous peine de damnation éternelle.

En somme, elles auront perpétuelle mémoire de ce que dit Salomon aux Proverbes, XIX f: Qui garde le commandement garde son âme, et qui néglige sa voie il mourra : or votre voie c’est la sorte de vie en laquelle Dieu vous a mises.

Que les Soeurs fassent profession particulière de nourrir leurs coeurs en une 24 dévotion intime, forte et généreuse.

Je dis intime, en sorte qu’elles aient la volonté conforme aux bonnes actions extérieures qu’elles feront, soit petites ou grandes; que rien ne se fasse par coutume, mais par élection et application de volonté; et si quelquefois l’action extérieure prévient l’action intérieure, à cause de l’accoutumance 25, qu’au moins l’affection la suive de près. Si avant que 26 m’incliner corporellement devant mon Supérieur je n’ai pas fait l’inclination

 

d. Cant., VIII, 6. — e. Ibid. — f. Vers. 16.

23. aussi — 24. d’une — 25. habitude—26, de

 

 

intérieure, par une humble élection 27 de lui être soumis, qu’au moins cette élection accompagne ou suive de près l’inclination extérieure. Les Filles de la Visitation ont fort peu de règles pour l’extérieur, peu d’austérités, peu de cérémonie peu d’Offices : que donc elles y accommodent y volontiers et amoureusement leurs coeurs, faisant naître l’extérieur de l’intérieur et nourrissant l’intérieur par l’extérieur; car ainsi le feu produit la cendre et la cendre nourrit le feu.

Il faut encore que cette dévotion soit forte

1. à supporter les tentations qui ne manquent jamais à ceux qui veulent tout de bon coeur servir Dieu.

2. Forte à supporter la variété des esprits qui se trouveront en la Congrégation, qui est un essai 28 aussi grand pour les esprits faibles qu’on en puisse rencontrer.

3. Forte à supporter une chacune ses propres imperfections pour ne point s’étonner de s’y voir sujette.

4. Forte à combattre ses imperfections. Ca autant qu’il faut avoir une humilité forte pour ne point perdre courage, ains relever notre confiance en Dieu parmi nos imbécillités 29, autant faut-il avoir de courage puissant pour entreprendre la correction et amendement parfait.

5. Forte à mépriser les paroles et jugements du monde, qui ne manque jamais de contre-roller 30 les instituts pieux, surtout au commencement.

 

27. choix, volonté—28. épreuve — 29. faiblesse, incapacité — 30. contrôler

 

6. Forte à se tenir indépendante des affections, amitiés ou inclinations particulières, afin de ne point Vivre selon icelles, mais selon la lumière de la vraie piété.

7. Forte à se tenir indépendante des tendretés de coeur et consolations qui nous proviennent tant de Dieu que des créatures, pour ne point nous laisser engager par icelles.

8. Forte pour entreprendre une guerre continuelle contre nos mauvaises inclinations, humeurs, habitudes et propensions.

Il faut enfin qu’elle soit généreuse : généreuse pour ne point s’étonner des difficultés, ains au contraire agrandir son courage par icelles; car, comme dit saint Bernard, celui-là n’est pas bien vaillant auquel le coeur ne croît pas entre les épines et contradictions. Généreuse pour prétendre au plus haut point de la perfection chrétienne, nonobstant toutes imperfections et faiblesses présentes, en s’appuyant, par une parfaite confiance, sur la miséricorde divine, à l’exemple de celle qui disait à son Bien-Aimé g : Tirez-moi, nous courrons après vous en l’odeur de vos onguents ; comme si elle eût voulu dire : De moi-même je suis immobile, mais quand vous me tirerez, je courrai. Le divin Ami de nos âmes nous laisse souvent comme englués dans nos misères, afin que nous sachions que notre délivrance vient de lui, et que, quand nous l’aurons, nous la tenions bien chère, comme un don précieux de sa bonté. C’est pourquoi, comme la dévotion généreuse ne cesse jamais de crier à Dieu : Tirez-moi,

 

g. Cant., 1, 3.

 

aussi ne cesse-t-elle jamais d’aspirer, d’espérer et de se promettre courageusement de courir, et de dire : Nous courrons après vous. Et ne faut pas se fâcher si d’abord on ne court pas après le Sauveur, pourvu que l’on die toujours : Tirez-moi, et que l’on ait le courage bon pour dire : Nous courrons. Car encore que nous ne courions pas, il suffit que, Dieu aidant, nous courrons : cette Congrégation, non plus 31 que les autres Religions, n’étant pas une assemblée de personnes parfaites, mais de personnes qui prétendent de se perfectionner; non point de personnes courantes 32, mais de personnes qui. prétendent courir, et lesquelles pour cela apprennent premièrement à marcher le petit pas, puis à se hâter, puis à cheminer à demi-course, puis enfin à courir.

Cette dévotion généreuse ne méprise rien, et fait que, sans trouble ni inquiétude, nous voyons un chacun s’acheminer, courir et voler diversement, selon la diversité des inspirations et variété (les mesures de la grâce divine qu’un chacun reçoit. C’est un avertissement que le grand Apôtre saint Pan! fait aux Romains, XIV i : L’un, dit-il, croit de pouvoir manger de tout ; l’autre, qui est infirme, mange des herbes. Que celui qui mange ne méprise point celui qui ne mange pas, et que celui qui ne mange pas ne juge point celui qui mange. Que chacun abonde en son sens celui qui mange, mange en Notre-Seigneur, et celui qui ne mange pas, ne mange pas en Notre-Seigneur; et tant l’un que l’autre rendent grâces à Dieu.

 

h.Vers. 2, 3, 5, 6.

31. pas plus — 32. qui courent

 

Les Règles n’ordonnent point qu’on die ses coulpes si on ne veut : or il se pourra faire que quelques Soeurs se trouveront bien de les dire et les autres de ne les dire pas. Que celles qui les diront ne méprisent point celles qui ne les diront pas, et celles qui ne les diront point ne méprisent pas celles qui les diront. De même il n’est point ordonné de faire la discipline : il se pourra faire néanmoins que quelques-unes des Soeurs trouveront du profit de la faire, et les autres n’y seront point portées. Il n’y a pas beaucoup de jeûnes commandés : il se pourra faire que quelques-unes obtiendront l’obédience 35 d’en faire davantage que celles qui jeûneront ne méprisent point celles qui mangent, ni celles qui mangent celles qui jeûneront. Et ainsi en toutes autres choses qui ne sont ni commandées ni défendues, qu’une chacune abonde en son sens : c’est-à-dire, qu’une chacune jouisse et use de sa liberté, sans juger ni contreroller les autres qui ne feront point comme elle, voulant faire trouver sa façon meilleure; puisque même il se peut faire qu’une personne mange avec le même ou plus grand renoncement de sa propre volonté que si elle jeûnait, et qu’une personne ne die pas ses coulpes par le même renoncement par lequel l’autre les dira.

La généreuse dévotion ne veut pas avoir des compagnons en tout ce qu’elle fait, ains seulement en sa prétention, qui est la gloire de Dieu et l’avancement du prochain en l’amour divin; et pourvu qu’on s’achemine droitement à ce but-là, elle ne se met pas en peine par quel chemin c’est. Pourvu

 

33. obéissance

 

que celui qui jeûne, jeûne pour Dieu, et que celui qui ne jeûne pas que ce soit aussi pour Dieu, elle est toute satisfaite tant de l’un que de l’autre. Elle ne veut donc pas tirer les autres à son train 34, ains suit simplement, humblement et tranquillement son chemin. Que si même il arrivait qu’une personne mangeât, non pas pour Dieu, mais par inclination, ou qu’elle ne fît pas la discipline, non pas pour Dieu, mais par naturelle aversion, encore faudrait-il que celles qui font les exercices contraires ne la jugeassent point; ains que, sans la censurer, elles suivissent leur chemin doucement et suavement, sans mépriser ni juger au préjudice des infirmes, se ressouvenant que si en ces occasions les unes secondent peut-être trop mollement leurs inclinations et aversions, en des autres occurrences les autres en font bien de même.

Mais aussi, celles qui ont telles inclinations et aversions se doivent bien garder de dire des paroles, ni donner aucune sorte de signe 35 d’avoir à dégoût que les autres fassent mieux, car elles feraient une grande impertinence 36 : ains, considérant leur faiblesse, elles doivent regarder les mieux faisantes 37 avec une sainte douceur et cordiale révérence; car ainsi elles pourront tirer autant de profit de leur imbécillité par l’humilité qui en naîtra, que les autres en tirent par leurs exercices. Que si ce point est bien entendu et bien observé, il conservera une merveilleuse tranquillité et suavité en la Congrégation. Que Marthe soit active, mais qu’elle ne contrerolle pas Madeleine;

 

34. sa manière d’être, de faire — 35. témoignage — 36. chose déplacée, déraisonnable — 37. celles qui font mieux

 

que Madeleine contemple, mais qu’elle ne méprise point Marthe, car Notre-Seigneur prendra la cause de celle qui sera censurée.

Si les Soeurs qui ont des aversions aux choses pieuses et bonnes et approuvées, ou qui ont des inclinations aux choses moins pieuses me croient, elles useront de violence et contreviendront 38 le plus qu’elles pourront à leurs aversions et inclinations, pour se rendre vraiment maîtresses d’elles-mêmes et servir Dieu par une excellente mortification : répugnant ainsi à leurs répugnances, contredisant à leurs contradictions, déclinant de leurs inclinations, divertissant 39 de leurs aversions, et en tout et partout faisant régner l’autorité de la raison, principalement ès choses esquelles 40 on a du loisir pour prendre résolution. Et pour conclusion, elles s’essayeront d’avoir un coeur souple et maniable, soumis et aisé à condescendre en toutes choses loisibles, et à montrer en toute entreprise l’obéissance et la charité, pour ressembler à la colombe qui reçoit toutes les lueurs que le soleil lui donne. Bienheureux sont les coeurs pliables, car ils ne se rompent jamais!

Les Filles de la Visitation parleront toujours très humblement de leur petite Congrégation, et préfèreront toutes les autres à icelle quant à l’honneur et estime; et néanmoins la préfèreront aussi à toute autre quant à l’amour, témoignant volontiers, quand il se présentera l’occasion, combien agréablement elles vivent en cette vocation. Ainsi les femmes doivent préférer leurs maris à

 

38. agiront dans le sens contraire de — 39. se détournant — 40. pour lesquelles

 

tout autre, non en honneur, mais en affection; ainsi chacun préfère son pays aux autres, en amour non en estime, et chaque nocher chérit plus le vaisseau dans lequel il vogue que les autres, quoique plus riches et mieux fournis. Avouons franchement que les autres Congrégations sont meilleures, plus riches et plus excellentes, mais non pas pourtant plus aimables ni désirables pour nous, puisque Notre-Seigneur n voulu que ce fût notre patrie et notre barque, et que notre coeur fût marié à cet Institut; suivant le dire de celui auquel, quand on demanda quel était le plus agréable séjour et le meilleur aliment pour l’enfant : Le sein, dit-il, et le lait de sa mère; car bien qu’il y ait de plus beaux seins et de meilleurs laits, si est-ce que pour lui il n’y en a point de plus propre ni de plus aimable. Le nid de l’arondelle 41 lui est meilleur que celui du cinamologue.

 

41. hirondelle

 

Haut du document

 

 

Accueil Suivante