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CHAPITRE XII. Quels sont ceux qui sont propres à habiter les cellules; on blâme les édifices somptueux.
35. Or, il faut savoir que lorsque nous parlons de l'esprit charnel et animal; ou de la science raisonnable ou de la sagesse spirituelle, nous décrivons un seul et même homme, en qui tous ces divers éléments peuvent se trouver à différentes époques, selon les différents progrès qu'il a réalisés, et d'après les résultats qu'ils amènent, et trois espèces d'hommes, combattant chacune dans la profession religieuse, selon les propriétés particulières de ces divers états. Bien que la dignité de la cellule et le secret de la sainte solitude et la distinction de vie solitaire, ne paraissent convenir qu'aux parfaits, à ceux, ainsi que parle l'Apôtre, « à qui est destinée la nourriture solide, la coutume a exercé les sens pour leur faire discerner le bien et le mal. » (Heb. V, 14.) En quoi celui qui est raisonnable et qui se rapproche du sage peut y être toléré en quelque manière ; mais celui qui est à l'état animal, qui ne perçoit point les choses de Dieu, paraîtrait devoir être entièrement exclu. Mais l'apôtre saint Pierre se présente à nous, proférant ces paroles : « S'ils ont reçu le Saint-Esprit comme vous l'avez reçu : qui étais-je, moi, pour empêcher Dieu? » (Act. XI, 17.) Car le Saint-Esprit, c'est la bonne volonté. Il ne faut pas éloigner dans un grand scrupule, de quelque profession si élevée qu'on la suppose, l'homme qui par sa bonne volonté, annonce la présence de l'Esprit Saint qui habite en lui, et qui le fait marcher. Car le séjour des cellules doit être ouvert à deux sortes de personnes : c'est-à-dire, ou bien aux simples qui se montrent humbles et grandement soucieux d'acquérir par leur expérience et par leur bonne volonté, la prudence religieuse; ou bien aux prudents, dont on sait certainement qu'ils souhaitent d'acquérir la sainte et religieuse simplicité. Quant à la folie orgueilleuse ou l'orgueil insensé, que pour jamais ils soient éloignés des pavillons des justes. Car tout orgueil est folie, bien que toute folie ne soit pas orgueilleuse. En effet, la folie sans orgueil se trouve quelquefois être simplicité : si elle ne sait rien, elle peut parfois être enseignée ; et s'il ne lui est point possible de recevoir des leçons, peut-être est-elle maniable. La propre ville de refuge pour la simplicité, c'est la profession religieuse : à moins qu'elle soit si superbe, qu'elle ne veuille pas s'humilier, ou si grossière, qu'elle ne puisse être régie ou maniée. Cependant, fût-elle considérablement grossière, la bonne volonté n'est pas à rejeter ou à abandonner, par de sages conseils, il faut l'appliquer à une vie laborieuse et active. Quant à l'orgueilleux, quelque prudent qu'il se croie, il faut l'exclure et le chasser. Si on l'admet, dès le premier jour de son arrivée, il se met à donner des lois. Car il est hors d'état d'apprendre celles qu'il a trouvées existantes. Il est nécessaire d'examiner avec soin et prudence qui on admet à habiter avec soi. Car, qui habite avec soi, n'a en sa société que celui qui est comme lui. Le méchant n'est jamais en sûreté avec lui-même, parce qu'il habite avec un méchant, et personne ne lui est plus dangereux que lui. Les insensés, ceux qui ont perdu la raison, et qui pour n'importe quel motif, ne sont pas en pleine possession de leur esprit, ont des gardiens; on ne les laisse pas seuls dans la crainte qu'ils ne fassent un mauvais usage de la solitude. Qu'on admette donc à habiter les cellules, les hommes animaux, pauvres d'esprit, mais afin qu'ils deviennent raisonnables et spirituels, et nullement pour que ceux qui sont déjà parvenus à cet état avancé retournent en arrière et deviennent animaux. Qu'on les accueille avec toute la bienveillance que peut inspirer la charité; qu'on les souffre avec toute la patience que peut suggérer la bonté. Mais que ceux qui les supportent ne les imitent point : qu'ils ne cherchent point à les faire avancer, de manière à être entra1nés de leur côté, à déchoir de la ferveur de leur profession religieuse. 36. De là est venue la construction faite avec l'argent étranger, de ces cellules somptueuses et prétentieuses, à un degré que la pudeur tolère à peine; rejetant la simplicité et la vie de la campagne créée par le Très-Haut, ainsi que parle Salomon (Eccl. VII, 10.), nous nous créons comme des types relevés d'habitations religieuses. Et ainsi la compatissance que nous avons eue pour ceux qui étaient animaux, nous a rendus sur ce point presque grossiers comme eux. Eloignant de nous et de nos cellules, cet extérieur de pauvreté que nos pères nous avaient légué en un héritage, cette apparence de sainte simplicité qui est la véritable beauté de la maison de Dieu, par la main d'artistes habiles, nous nous bâtissons des cellules non érémitiques mais aromatiques, du prix de cent pièces d'or chacune, rassasiant la concupiscence de nos yeux du travail payé par les aumônes des pauvres. Enlevez, Seigneur, des cellules de nos pauvres, cet opprobre de cent pièces d'or. Pourquoi le prix de ces cellules n'est-il pas de cent deniers ? Pourquoi n'en coûtent-elles pas même un seul ? Pourquoi les fils de la grâce ne se bâtissent-ils point eux-mêmes gratuitement leurs demeures ? Que fut-il répondu à Moïse, lorsqu'il achevait de construire le tabernacle ? « Regarde,» dit le Seigneur, « et fais tout selon le modèle qui t'a été montré sur la montagne. » (Exod. XXV, 40.) Il ne convient pas que des hommes du siècle édifient le tabernacle de Dieu avec les humains. Que ceux-là se construisent des retraites pour eux, qui ont vu sur les régions élevées de l'âme, le type de la véritable beauté de la maison du Seigneur. Que ceux à qui le soin de l'intérieur fait mépriser et négliger tout ce qui est au-dehors, élèvent pour leur usage des édifices selon la forme de la pauvreté, d'après le modèle de la sainte simplicité et sur les lignes tracées par la retenue de leurs pères. Jamais aucun art des ouvriers industrieux n'embellira ces demeures comme la négligence avec laquelle elles auront été construites. 37. Je vous en supplie donc, dans le pèlerinage dé ce siècle, dans ce combat que nous livrons chaque jour sur 1a terre, bâtissons-nous, non des maisons pour séjourner, mais des tentes pour les abandonner bien vite : dans peu d'instants on nous appellera d'ici, nous émigrerons vers notre patrie, vers notre cité et vers la demeure de, notre éternité. Nous sommes dans un camp, le lieu où nous combattons est une terre étrangère, le champ où nous travaillons n'est pas à nous : tout ce qui est naturel est facile. N'est-il pas aisé au solitaire, ne suffit-il pas à la nature, n'est-il pas utile à la conscience, de se construire une cellule de branches d'arbres, de l'enduire de boue, de la couvrir de toutes parts et d'y trouver une habitation très-décente ? Que faut-il désirer de plus ? Croyez-le, mes frères, et que le ciel vous en épargne l'expérience : ces belles maisons qui orneraient les places publiques des grandes villes, affaiblissent bien vite les bonnes résolutions et énervent l'esprit le plus viril. Car, encore que l'usage leur enlève, par l'habitude, une grande partie de leur charme, encore que plusieurs s'en servent comme n'en usant pas, néanmoins, ces sortes d'affection se détruisent et se vainquent plus par le mépris que par la pratique. Nos sentiments intérieurs trouvent un grand secours dans les objets extérieurs, quand ils sont placés et disposés selon les pensées de notre esprit, et quand ils répondent par leur manière d'être, au genre de vie que nous avons embrassé. Une habitation pauvre retient dans les uns la concupiscence, inspire aux autres l'amour de la pauvreté. Pour une âme attentive à son intérieur, il vaut mieux un extérieur négligé et sans aucun soin: on voit par là que l'âme habite plus souvent d'autres lieux, on voit que de saintes intentions l'attirent plus puissamment ailleurs ; et ainsi la bonne conscience s'attache utilement à ce qui est du dedans, quand elle apprend à n'avoir aucune estime pour tous les objets du dehors. Je vous en supplie donc, que ces cellules trop délicates demeurent comme elles sont, mais que leur nombre ne s'accroisse point : qu'elles soient comme des lieux de santé pour les frères faibles, qui vivent encore dans l'animalité, jusqu'à ce qu'ils se fortifient : je veux dire jusqu'à ce qu'ils commencent à désirer, non l'infirmerie des malades, mais les tentes de ceux qui combattent dans les camps du Seigneur. Qu'elles restent pour montrer à ceux qui viendront après vous, que vous les avez possédées et méprisées.
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