CHAPITRE XV
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CHAPITRE XV. Du second état de la vie religieuse, qui est le raisonnable.

 

49. Passant de l'état animal à l'état raisonnable, pour en venir dans notre dissertation de l'état raisonnable à l'état spirituel, et plaise au ciel que cette progression se réalise de la sorte en nous par un progrès véritable; nous devons savoir avant tout que la sagesse, comme nous le voyons dans le livre qui porte ce titre, « se présente à ceux qui la désirent, se porte à leur rencontre et se présente à eux dans les chemins avec un visage joyeux, » (Sap. VI, 17.) et comme si elle suivait une ligne de progrès; de même dans les méditations et les considérations qu'elle inspire, « elle atteint tous lieux à cause de sa pureté. » Car Dieu aide de son visage celui qui le contemple; il le meut, il l'excite; et l'apparence du souverain bien attire le coeur qui le contemple. Et quand l'esprit, dans sa marche, s'élève en haut vers les régions de l'amour, ses sentiments et ses désirs sont inondés comme d'une pluie de charité. Ces deux choses, qui forment deux états, la raison et l'amour, ne constituent souvent qu'une même réalité, ainsi que les deux biens qu'elles produisent, la science et la sagesse. Réunis en un, formant l'objet d'une même opération et d'une même vertu, l'intelligence ne les peut saisir, la joie du coeur ne les peut goûter l'une; sans l'autre. Bien donc qu'il faille distinguer l'une de l'autre, cependant, selon que l'occasion se présente, l'une s'offre à nos pensées et à nos discours en compagnie de l'autre, ou même dans l'autre qui s'en trouve pénétrée. Par conséquent, comme il a été dit plus haut (n° 14, et 19), de mémo que, dans le mouvement du progrès religieux, l'état animal s'exerce sur le corps et sur la composition de l'extérieur qu'il veut plier aux règles de la vertu, pareillement, l'état raisonnable doit exercer son action sur l'esprit, le créer s'il n'existe pas, le cultiver et le régler s'il existe: il faut considérer d'abord ce qu'est cet esprit que la raison rend intelligent; ce qu'est cette raison qui, en rendant raisonnable l'animal mortel, le perfectionne et en fait un homme. Mais, en premier lieu, il faut s'occuper de l'âme.

50. L'âme est une substance incorporelle, capable de raison et disposée de manière à donner la vie au corps. C'est elle qui fait des hommes animaux., les hommes qui goûtent ce qui est de la chair, et qui sont assujettis aux sens du corps. Quand elle commence à jouir de la raison et surtout à lui commander, aussitôt elle rejette le nom féminin d'âme, et on l'appelle « l'esprit » qui a l'usage de la raison, qui est apte à régir le corps, ou bien l'esprit qui se possède lui-même. Tant qu'elle est âme, cette substance est vite efféminée et se laisse aller à ce qui est charnel : mais l'esprit ne médite que ce qui est viril et spirituel. Car, placée dans les hommes pour découvrir subtilement le bien et le désirer, et douée d'une nature agissante, créée par la sagesse, mère de tout bien supérieur au corps, plus lumineuse et plus noble même que toute lumière corporelle, elle a été souillée néanmoins par le vice de son origine; mêlée à la chair, elle est devenue esclave du péché et assujettie à la loi de l'iniquité qui réside dans les membres. Elle n'a point pour cela perdu entièrement son libre arbitre, c'est-à-dire, le jugement de la raison quand il s'agit de reconnaître et de discerner; bien qu'elle ait perdu sa liberté lorsqu'il faut vouloir et agir (1). Car en châtiment de son péché et en témoignage de la dignité naturelle qu'elle a perdue, on lui a donné le libre mitre, maison le lui a donné captif Même avant la conversion et la délivrance de sa volonté, elle ne peut le perdre en entier à la suite d'aucune aversion de son coeur. Lors même qu'il abuse de sa volonté pour choisir le mal à la place du bien, l'homme est meilleur, il est plus digne que toute créature corporelle, comme il a été déjà dit, en lui- même et considéré en tant qu'oeuvre de la vérité créatrice. La volonté est délivrée quand elle devient charité, « quand la charité est répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous est donné. » (Rom. V, 5.) Et alors elle a vraiment la raison, c'est-à-dire cette habitude de l'esprit qui s'accorde en tout point avec la vérité. La volonté étant affranchie par la grâce qui délivre, l'esprit commence à être conduit par la raison libre; alors il est sien, il dispose de lui comme il l'entend, il devient esprit et bon esprit. Esprit, dis-je, en tant qu'il anime bien et perfectionne la nature animale à laquelle il est uni, en lui donnant cet appoint d'une raison libre. Bon, en tant qu'il aime déjà son bien par lequel il est bon, et sans lequel il ne peut être bon, ni même être esprit. Il devient bon et raisonnable en aimant le Seigneur Dieu de tout son coeur, de toute son âme, de toutes ses forces, n'aimant que lui-même en soi, et chérissant son prochain comme il se chérit lui-même. Il devient bon en craignant Dieu  et en observant ses commandements, car c'est là tout l'homme. (Eccle. XII, 13.) Pour la « raison,» elle est ainsi définie par ceux qui définissent, et ainsi décrite par ceux qui décrivent : c'est le regard par lequel l'esprit saisit la vérité par -lui-même, et non par le corps; ou bien, c'est la contemplation elle-même de la vérité, ou la vérité, qui est contemplée, ou la vie raisonnable, ou l'obéissance de l'intelligence, qui se conforme à la vérité quelle considère. Le  «raisonnement » est la recherche de la vérité, c'est-à-dire le mouvement de ce même regard à travers les choses qui sont à voir. Le raisonnement cherche, la raison trouve. Le regard jeté sur une chose, quand on la voit, constitue la science, quand on ne peut la voir, s'appelle ignorance. Cette raison est donc et l'instrument par lequel on opère, et la chose que l'on opère. Elle aime à être exercée toujours à l'égard de ce qui est utile et honnête; l'occupation lui est une occasion de progrès, la paresse la fait se flétrir en elle-même.

 

(1) Ainsi porte le manuscrit du Mont-Dieu; dans les autres on lit: « lorsqu'il faut choisir et agir. » En disant que l'homme a perdu la liberté de l'intelligence, on parle, non de la liberté de la nature, mais de celle de la grâce, puisque plus bas on dira que la volonté opère avec liberté par la charité.

 

51. Pour l'homme qui jouit de la raison, il n'est point d'exercice plus digne et plus utile, que celui qui se réalise en ce qu'il y a de meilleur en lui, et en ce qui l'élève au-dessus de tous les autres animaux et des autres parties qui constituent son être, c'est-à-dire en son âme ou en son esprit; et l'esprit ou l'âme, qui a la charge de conduire tout le reste dans l'homme, ne peut avoir rien de plus noble à rechercher, rien de plus agréable à rencontrer, rien de plus utile à posséder, que ce qui domine l'âme elle-même, c'est-à-dire Dieu seul. Le Seigneur n'est pas loin de chacun de nous, car c'est de lui que nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes. (Act. XXVII, 27.) Nous ne sommes pas en Dieu comme dans cet air que nous respirons ; mais en lui nous vivons par la foi, nous nous mouvons et nous sommes excités par l'espérance, et fixés par l'amour. De lui et par lui a été frappé l'esprit raisonnable, afin que le mouvement de son retour s'opère vers lui et qu'il soit lui-même son bien. Cet homme droit et bon, qui vient de lui, a été fait à son image et à sa ressemblance ; tant qu'il vit sur la terre il doit, le plus possible, s'efforcer de s'approcher par sa ressemblance de celui dont rien ne peut l'éloigner si ce n'est la difformité ; il faut qu'il soit saint comme Dieu est saint, afin d'être bienheureux plus tard comme ce grand être est heureux lui-même. Ce qu'il y a uniquement de grand et de bon, c'est que l'esprit grand et bon reçoit, admire et aime ce qui est au-dessus de lui, et qu'image dévouée, il s'attache à celui dont il porte la ressemblance, car il est la copie de Dieu. Et parce qu'il est la copie de Dieu, il comprend qu'il lui est possible et que c'est un devoir de s'attacher à celui dont il porte l'empreinte en lui. C'est pourquoi, bien qu'il gouverne sur la terre, le corps qui lui est confié, néanmoins, par la meilleure partie de lui-même, c'est-à-dire par la mémoire, l'intelligence et l'amour, il se plaît à se replier vers la source d'où il connaît qu'il a reçu tout ce qu'il est, et tout ce qu'il a, vers le lieu où il lui est permis d'espérer qu'il habitera pour toujours et obtiendra, par la vision divine, la pleine ressemblance avec Dieu, s'il ne néglige point de conformer sa vie à une espérance si sainte. Il regarde donc l'endroit d'où il tire tout ce qu'il est, et il reste avec les hommes, plus pour les faire vivre de la vie de Dieu, et les porter à chercher et saisir les: choses divines, que pour les animer de cette vie mortelle et humaine ; et de même que le corps, à qui il donne l'existence, par sa position naturelle, s'élève vers le ciel, sa nature, sa place et sa dignité l'élevant au-dessus de tous les lieux et de tous les corps, de même, spirituel par sa substance, il aime à voler vers les réalités qui dominent dans les réglons spirituelles, c'est-à-dire, vers Dieu et vers les choses divines, non par un sentiment d'orgueil, mais en aimant avec piété, sobriété et justice, et vivant avec sainteté; plus haut est le point auquel l'âme vise plus il faut lui faire subir des exercices considérables, qui la pénètrent sans l'écraser et qui l'affectent tout en la perfectionnant.

52. Bien que cette application trouve un secours dans les lettres et les emploie, elle n'est néanmoins, pas une étude littéraire, un effort d'arguties et de disputes, un verbiage, mais chose spirituelle, pacifique, humble et s'accordant parfaitement avec tout ce qui est humble. Encore qu'elle s'exerce au-dehors, elle se réalise cependant, plutôt dans l'intérieur de l'esprit, en ce lieu où l'homme se renouvelle de jour en jour, revêtant l'Adam nouveau qui a été créé selon Dieu, dans la sainteté et la justice de la vérité. Que l'esprit se trouve là, où est la bonne intelligence pour tous ceux qui la mettent. en pratique, lorsque selon la règle donnée par l'Apôtre (II Cor. IV, 11.), « en toutes choses, nous nous montrons comme des ministres de Dieu, en beaucoup de patience, dans les tribulations, dans les nécessités, dans les angoisses, dans les travaux, dans les veilles, dans la prison de la cellule, dans les jeûnes, dans la chasteté, dans la science, dans la longanimité, dans la suavité, dans l'Esprit-Saint, dans une charité exempte de feinte, dans la parole de la vérité et la vertu de Dieu, par les armes de la justice à droite et à gauche, par la gloire et l'ignominie, par l'infamie et la bonne renommée, comme des séducteurs et des hommes qui disent vrai, comme inconnus et connus, comme mourants, et voici que nous vivons; comme châtiés et non mortifiés, comme tristes et non réjouissants, toujours comme étant dans le besoin et enrichissant plusieurs, comme n'ayant rien et possédant toute chose, dans le travail et le chagrin, dans la faim et la soif, dans le froid et la nudité. » (II Cor. XI.         27) C'est dans ces actions et autres pareilles que consistent les saints efforts, les exercices apostoliques, l'âme s'y examine, s'y trouve, s'y corrige, et se purifie de toute souillure de la chair et de l'esprit, achevant le travail de sa sanctification dans la crainte de Dieu. Ces efforts demandent le silence, ils désirent pour le travail du corps le repos du coeur, la pauvreté et la paix dé l'esprit dans les peines extérieures, et la bonne conscience en une pensée parfaite de coeur et de corps. Voilà ce qui forme l'esprit, parce qu'il s'y trouve de quoi le former; mais les vanités, les amusements, les bavardages, les discussions, les curiosités, les désirs ambitieux, dissipent et corrompent l'esprit qui est déjà saint ou parfait. Cette application scrute, non les fleurs mais la racine des vertus; elle ne cherche pas à les faire briller, elle veut leur donner l'être ; son ambition est, non que les hommes les connaissent, mais que l'âme les possède.

53. Ce zèle craint l'appétit que les vices font sentir au-dedans, plus que les attaques qui viennent du dehors, leur contact dangereux, plus que leurs efforts malicieux. De même que parfois, par un travail considérable et par une application soutenue, les vertus sont amenées à former des pensées et des sentiments pieux ; de même les plus légers défauts, profitant de la facilité que leur laisse une faiblesse trop grande, se glissent en nous comme le levain dans la pâte, et deviennent comme principe naturel. Mais aucun vice n'est naturel, et toute vertu est naturelle à l'homme. La coutume cependant, venant d'une volonté corrompue, ou résultant d'une négligence invétérée, rend d'ordinaire plusieurs vices comme naturels dans une conscience dont on n'a pas eu soin. Car, ainsi que les philosophes le disent, l'habitude est une seconde nature. Tout esprit mauvais peut néanmoins, avant de s'endurcir, sentir sa malice s'amollir: et même, quand il s'est endurci, il ne faut pas encore en désespérer. C'est la malédiction lancée contre Adam, que, dans la terre de notre labeur, et dans le champ de notre corps ou de notre coeur, les plantes nuisibles ou inutiles croissent de toutes parts; et que celles qui sont utiles, ou nécessaires ou salutaires, ne viennent qu'avec du travail et de la peine. La vertu, chose réelle de la nature, en venant dans l'esprit, n'y vient pas sans fatigue, mais elle arrive à sa place, s'y assied avec confiance et s'harmonise parfaitement avec cette nature, et nulle récompense ne lui est plus agréable que d'avoir en, Dieu conscience de soi. Pour le vice, comme on estime qu'il n'est qu'une privation de la vertu, son énormité néanmoins, et les rayages qu'il cause se font parfois tellement sentir qu'il écrase et renverse; sa laideur est si excessive qu'il souille et corrompt; la force de l'habitude qu'il fait contracter est si grande que la nature ne peut la surmonter qu'avec beaucoup de peine. C'est en vain que l'on fait dessécher le lit où coule le vice, si la source d'où il sort n'est pas fermée. La volonté relâchée, par exemple, produit la légèreté de l'esprit, de là viennent l'instabilité de l'esprit, l'inconstance de la conduite, la vaine joie poussée jusqu'aux excès de la chair, la vaine tristesse allant parfois jusqu'à rendre le corps malade, et bien d'autres misères provenant de ce défaut de la légèreté, et se glissant dans la négligence ou la transgression des, résolutions religieuses que l'on a prises. Pareillement, rendue orgueilleuse par l'habitude, la volonté gonfle l'âme de suffisance, quand le coeur est livré à une grande pauvreté. C'est cette source qui répand la vaine gloire, la confiance en ses propres forces, la négligence dans le service de Dieu, la jactance, la désobéissance, le mépris, la présomption et les autres maux de l'âme qui découlent d'ordinaire de la plaie et de la pratique de l'orgueil; et en cette sorte, tous les genres de vices tirent chacun leur origine de quelque mauvaise affection de la volonté ou de quelque habitude vicieuse ; et plus cette habitude est invétérée depuis longtemps dans l'âme, plus elle s'y attache avec ténacité, et plus elle exige de remèdes violents et de soins attentionnés. La contagion de ces vices poursuit le solitaire jusqu'au plus intime de sa retraite. Et de même que la vertu bien formée, et fidèlement établie dans l'âme, n'abandonne dans aucun tumulte celui qui la possède comme un heureux trésor, de même, l'habitude mauvaise ne laisse en liberté dans aucune solitude celui qu'elle tient en esclavage. Si on ne la combat point avec un zèle obstiné et des efforts bien dirigés, on peut l'adoucir, on peut à peine là vaincre ; et de quelque manière que s'arrange l'âme, et en quelque retraite qu'elle se fixe, ce tyran ne lui permet jamais de trouver le secret ou le silence. Celui qui a été livré davantage à la violence de l'habitude et de sa propre volonté, trouve plus méchante et plus rebelle en lui, non-seulement la malice spirituelle, mais encore cette force de nécessité qu'on peut appeler multiple et puissante, semblable à un corps vigoureux qu'il faut chasser par l'énergie du poignet,

54. Mais revenons à l'éloge de la vertu. Qu'est-ce que la vertu? La fille de la raison, et encore plus la fille de la grâce; car elle seule est une force qui vient de la nature, mais c'est par la grâce qu'elle est vertu. Elle est force par le jugement de la raison qui approuve, elle est vertu par le désir de la volonté illuminée du Ciel. Car la vertu est l'assentiment volontairement donné au bien. Elle est une certaine égalité de la vie se conformant en tout à la raison. Elle est l'usage de la volonté libre selon le jugement de la raison. L'humilité est une vertu. La patience est une vertu. La tempérance, la force, la justice et autres qualités de ce. genre sont des vertus; en chacune, ainsi que nous l'avons dit, la vertu n'est pas autre chose que la volonté obéissant librement au jugement de la raison, car la bonne volonté est dans l'âme, l'origine de tous les biens et la mère de toutes les vertus. Ainsi, au contraire, la mauvaise volonté est le principe de tous les maux et de tous les vices; aussi celui qui garde son âme doit veiller très attentivement sur sa volonté, comprendre sagement et discerner prudemment ce qu'elle veut ou ce qu'elle doit vouloir, absolument comme l'amour de Dieu ; et ce qu'elle doit vouloir, à cause de cet amour, comme la charité envers le prochain. Et pour être en sûreté quand il n'use pas de discernement, il doit toujours conserver en lui, selon les règles de l'obéissance, une dilection prudente et réservée. Car, dans l’amour de Dieu, il n'y a pas d'autre raison, pas d'autre distinction que celle-ci, de même que le Seigneur en nous chérissant, nous a aimés jusqu'à la fin, de même, s'il est possible, aimons-le infiniment, comme l'homme heureux, qui dans ses commandements, désire toujours davantage. (Psalm. CXI. 1.)

55. Mais encore que le dévouement du coeur qui aime ne doive avoir ni fin ni terme, néanmoins l'action qu'il opère doit avoir ses limites, ses règles et sa manière. De crainte qu'une volonté trop ardente ne fasse des écarts, il faut que toujours la vérité se trouve à ses côtés pour la modérer au moyen de l'obéissance. Pour l'homme, en effet, qui progresse vers Dieu,            rien ne convient davantage que la volonté et la vérité. Ce sont ces deux éléments, qui, ainsi que le Seigneur le déclare, s'ils se réunissent en un (Matth. XVIII. 19.), tout ce que qu'on demandera, on l'obtiendra de Dieu le Père. Si ces deus principes s'accordent en une parfaite unité, ils contiennent en leur ensemble toute la plénitude de la vertu, sans qu'aucun vice intervienne; ils peuvent tout, même dans l'homme qui est languissant; ils ont et possèdent tout en celui qui n'a rien; ils donnent, ils prêtent, ils confèrent; ils servent dans celui qui se repose en son intérieur. La gloire et les richesses sont dans la conscience de ce saint personnage, fruits de sa bonne volonté. Pour le dehors, ce n'est pas d'un côté seulement, comme le fait le bouclier employé dans le monde, mais de toutes parts, que l'entoure la vérité du Seigneur. La bonne volonté le rend toujours content et joyeux air dedans, à l'extérieur, la vérité le rend sérieux et grave, tranquille et rassuré. Aussi, s'élevant au-dessus des infirmités humaines, cet homme est dans un repos continuel, comme on l'assure de cet air qui est au-dessus du globe de la lune.

56. La volonté est un appétit naturel, autre est-elle lorsqu'elle tend vers Dieu et se dirige vers son intérieur , autre lorsqu'elle se porte vers le corps, vers les choses extérieures et matérielles; lorsqu'elle s'élève vers les régions supérieures, comme le feu vers sa sphère, c'est-à-dire, lorsqu'elle s'allie à la vérité et monte toujours plus haut, elle est «amour.» Quand elle est excitée et comme allaitée par la grâce, elle est « dilection, » Si elle saisit, si elle tient, si elle jouit, elle est « charité, » l'unité est esprit, elle est Dieu. Car Dieu est charité. (Joan. IV, 16.) En ces matières, quand l'homme achève, c'est alors qu'il commence ; (Eccl. XVIII. 6.) car jamais elles ne trouvent sur la terre leur pleine perfection. Mais en déclinant vers ce qui est de la chair, la volonté est concupiscence de la chair ; se portant vers ce qui est curiosité du siècle, elle est concupiscence des yeux ; allant vers l'ambition de la gloire ou des honneurs, elle est orgueil de la vie. Tant qu'elle sert la créature dans ses besoins ou dans ses utilités, elle est nature ou appétit de la nature. En s'étendant à ce qui est superflu ou nuisible, elle est défaut de la nature ou son propre défaut. A cet égard, de la tendance de chaque sentiment ou de l'objet vers lequel il se dirige, vous pouvez tirer de vous-même ce raisonnement. Quand en ce qui regardé le corps, dans les choses nécessaires, la volonté s'arrête au premier désir, c'est un appétit naturel de l'âme; quand, dans son aspiration, elle s'étend toujours en avant, alors se révèle urne disposition qui n'est pas tant une volonté qu'un vice de la volonté, l'avarice, la cupidité ou autre chose de ce genre. En pareille matière, la volonté est bientôt satisfaite, mais ses vices ne sont jamais contents.

57. Cette volonté, il faut la louer lorsque, dans les choses spirituelles et qui appartiennent au service de Dieu, elle veut ce qu'elle peut; si elle veut plus qu'elle ne peut, il faut la régir; si elle ne veut pas ce qu'elle peut, il faut la stimuler et l'exciter. Souvent, en effet, si elle. n'est retenue, elle s'élance avec impétuosité et roule avec précipitation. Bien des fois, si elle n'est pas excitée, elle dort, elle s'attarde, elle oublie le but vers lequel elle se dirigeait, et dévie facilement en rencontrant à côté quelque délectation qui se présente et la sollicite. C'est pourquoi, comme on le voit dans le corps (car le corps est plus facilement aperçu par les autres qu'il ne s'aperçoit lui-même), en ces questions, l'oeil des antres nous voit mieux que le nôtre, et un de nos frères, qui n'a pas la même ferveur de volonté, juge souvent avec plus de rectitude nos actions, parce que bien des fois, ou la négligence, ou l'amour-propre nous font errer en ce qui nous touche de si près. La bonne gardienne de la volonté, c'est l'obéissance, qu'elle soit de précepte, de conseil, de sujétion on de seule charité. Selon l'Apôtre saint Pierre, les fils de l'obéissance purifient suavement et davantage leurs coeurs par l'obéissance et la charité qu'ils exercent à l'égard de leurs égaux ou même envers leurs inférieurs, que par celles qu'ils rendent à leurs supérieurs par la nécessité de leur position dépendante. (I. S. Petr. II, 22.) Dans l'une, c'est la seule charité qui commande, qui conseille et obéit; dans l'autre, c'est l'autorité du pouvoir qui menace du châtiment, ou la sujétion craintive qui le redoute. Dans la première, celui qui obéit mérite souvent une plus grande gloire; dans l'autre, une plus grande correction est toujours réservée à qui désobéira. Dans l'homme donc qui a le coeur en haut,' il, est évident pour tous combien la volonté a besoin de sa garde pour gouverner, pour disposer et modérer son extérieur, et encore plus pour son intérieur. Souvent, quand l'âme pense à Dieu, ou à elle-même, la volonté est maîtresse et souveraine en toutes les réflexions; et comme principe, elle entraîne tout le reste des considérations que l'esprit produit.

58. Car trois choses concourent à former la pensée, la volonté, la mémoire et l'intelligence. La volonté force la mémoire, à porter la matière ou le sujet, elle contraint aussi l'intelligence à former la matière qui est portée, appliquant l'intelligence à la mémoire, pour qu'elle en reçoive sa forme; à l'intelligence, elle procure la pénétration de l'esprit qui réfléchit, pour que la pensée résulte de cette application. Parce que la volonté rassemble en un point tous ces éléments, et les réunit facilement comme au moindre signe; le mot qui signifie pensée (la cogitation) parait tirer son origine du verbe forcer (cogere). C'est de là, que sortent toutes les réflexions, les unes bonnes, saintes et dignes de Dieu : les autres mauvaises, perverses, séparant de Dieu : les autres oiseuses et vaines, auxquelles le Seigneur s'arrache et se dérobe. De là vient qu'il est dit, que les « pensées perverses séparent de Dieu, et que le saint Esprit se dérobe, aux pensées qui sont sans intelligence. (Sap. I, 3 et 5.) Sur quoi, il faut remarquer qu'on ne peut nullement penser sans le concours de toute l'intelligence, et que la pensée est entièrement nulle sans l'emploi de tout l'intellect. Mais autre est l'intelligence que produit la force naturelle de la raison, autre celle qui vient de la vertu, de l'esprit raisonnable. L'intelligence est cette force qui, appliquée n'importe à quoi, soit au bien, soit au mal, exerce sa vigueur naturelle : mais il en est une, qui est laissée à ses propres forces, une qui est illuminée par la grâce. La première ne se refuse pas aux choses du siècle, soit sérieuses, soit plaisantes : l'autre ne se prête qu'aux sujets dignes d'elle, et qui lui ressemblent. L'une opère souvent, comme abandonnée à elle-même, et affaiblie par le vice de la raison, et par le vice de la corruption de la volonté, ourdissant des pensées coupables, par lesquelles l'esprit qui les conçoit se sépare de plein gré du Seigneur : l'autre, comme toujours illuminée et toujours attachée à la vertu, opère la piété, qui unit à Dieu, l'âme, qui en forme les pensées.

59. Quant aux pensées qui sont mises en second lieu, pensées sans intelligence, ce sont les pensées oiseuses et vaines, que l'intention de celui qui les a n'applique à aucune espèce d'intelligence, pensées qui ne donnent pas de suite la mort, mais qui corrompent lentement, et peu-à~peu qui occupent le temps, empêchent de vaquer aux choses nécessaires et souillent l'esprit : ce ne sont pas tant des pensées que des simulacres de pensées enfantées par des souvenirs imaginaires ou exacts, ou bien par des souvenirs jaillissant spontanément et en grand nombre de la mémoire. En les éprouvant, la volonté parait être plus passive qu'active, car il ne s'y trouve aucune intention de celui qui les sent en lui : quand un tel souvenir sort de son propre mouvement, comme à bouillons, de la mémoire, il s'offre à l'esprit, qui n'y prend pas garde, pour recevoir de lui la forme, et tout ce qui se passe alors semble se dérouler plutôt dans une âme endormie, que dans un esprit qui s'applique à réfléchir. Et alors, bien que celui qui éprouve ces pensées ne désire pas repousser le Saint Esprit, il arrive néanmoins, par le défaut de sa négligence, que l'esprit de discipline se soustrait de lui-même aux pensées qui ne connaissent pas de règle. Bien que ces idées se produisent par une force cachée de la raison, elles ne viennent néanmoins pas de la raison, l'intelligence ne leur est pas appliquée d'une manière réfléchie, puisque celui qui les a ne leur donne point assentiment. Mais lorsqu'on réfléchit bien et sérieusement à des pensées sérieuses, par son libre arbitre, la volonté évoque de la mémoire tous les souvenirs dont elle a besoin, elle applique à ces souvenirs l'intelligence qui leur donne la forme, et ainsi formulées, l'intelligence les soumet à l'activité pénétrante de celui qui réfléchit, et en cette sorte s'accomplit le phénomène de la pensée.

 

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