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LETTRE XXII. (Année 390.)

 

Cette lettre où l'âme, le caractère et l'humilité de saint Augustin se peignent si bien, est également curieuse pour l'histoire des chrétiens d'Afrique à cette époque; notre saint déplore des usages grossiers et coupables, sous apparence de religion, dans les cimetières et sur les tombeaux des martyrs, et supplie l'évêque de Carthage de remédier à ces détestables abus. Il se plaint de trouver jusque dans le clergé l'esprit contentieux et le goût des louanges humaines, et parle de l'amour des louanges avec l'élévation du sentiment chrétien et la profondeur du moraliste.

 

AUGUSTIN, PRÊTRE, A AURÈLE, ÉVÊQUE DE CARTHAGE.

 

1. Après avoir longtemps et inutilement cherché à bien répondre à la lettre de votre sainteté (car mon affection pour vous, grandement excitée par cette lettre, s'est trouvée au-dessus de toutes choses), je me suis recommandé à Dieu pour que, selon la mesure de mes forces, je pusse vous écrire ce qui conviendrait le mieux, à notre zèle pour les intérêts de Dieu et de l'Eglise, à votre dignité et à mon obéissance.

Et d'abord cette confiance que vous avez dans mes oraisons, non-seulement je ne la repousse pas, mais encore je l'aime; si ce n'est pas dans mes prières, ce sera certainement dans les vôtres que le Seigneur m'exaucera. Je vous remercie, plus que mes paroles ne sauraient vous le dire, d'avoir bien voulu que notre frère Alype demeurât au milieu de nous pour servir d'exemple à ceux de nos frères qui désirent échapper aux soins inquiets de ce monde : puisse le Seigneur vous rendre le prix de ce service en bienfaits pour votre âme! Notre naissante communauté tout entière vous est reconnaissante et vous aime de vouloir bien veiller sur nous malgré les distances qui nous séparent, comme étant très-présent ici par la pensée. Aussi nous prions tant que nous pouvons pour que le Seigneur daigne soutenir avec vous le troupeau confié à votre garde, pour qu'il ne vous abandonne en quelque lieu que ce soit, mais qu'il demeure votre aide dans le besoin, accordant miséricorde à son Eglise par votre sacerdoce, ainsi que le lui demandent les larmes et les gémissements des hommes religieux.

2. Sachez, seigneur bienheureux et si vénérable par l'abondance de la charité, que nous ne désespérons pas, mais que nous espérons beaucoup de voir le Seigneur notre Dieu, par l'autorité de la charge que vous remplissez, autorité non pas extérieure mais spirituelle, délivrer l'Eglise d'Afrique, grâce à de sérieux conseils,,des souillures et des maladies dont elle souffre dans beaucoup de ses membres et qui n'en font gémir qu'un petit nombre. Parmi les trois genres de vices que l'Apôtre apprend brièvement et au même endroit, à détester et à fuir, et d'où s'élève comme une triste moisson de vices innombrables, celui qui se trouve cité en second lieu est le plus sévèrement poursuivi dans l'Eglise ; les deux autres, c'est-à-dire le premier et le dernier, paraissent tolérables aux yeux des hommes, et peu s'en faut qu'on ne les regarde plus comme des vices. Le Vase d'Election a dit : « Ne marchons pas dans les débauches ni les ivrogneries, dans les impudicités ni les dissolutions, ni dans les querelles ni dans les jalousies; mais revêtez-vous de (541) Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ne cherchez pas à contenter votre sensualité en satisfaisant à ses désirs (1). »

3. De ces trois vices les impudicités et les dissolutions sont réputées un si grand crime, que personne de coupable de ce péché n'est jugé digne non-seulement du ministère ecclésiastique, mais même de la communion des sacrements. Et c'est tout à fait avec raison. Mais pourquoi cette sévérité contre un seul vice ? Les débauches et les ivrogneries deviennent ainsi comme permises , au point d'avoir lieu en l'honneur même des bienheureux martyrs, non-seulement aux fêtes solennelles (ce qui est déjà déplorable pour quiconque ne regarde pas ces choses avec les yeux de la chair), mais encore chaque jour. Cette souillure, si elle n'était que honteuse et non pas sacrilège, pourrait n'être considérée que comme une épreuve pour notre patience ; quoique, à l'endroit où l'Apôtre cite l'ivrognerie parmi les vices nombreux qu'il énumère, il termine en disant de ne pas même manger avec des gens qui seraient coupables de ces dérèglements (2). Supportons, si l'on veut, ces choses dans le désordre de la vie de famille, dans les festins qui se font à l'intérieur de la maison, et recevons le corps du Christ en compagnie de ceux avec qui on nous défend de manger le pain; mais au moins qu'une si grande infamie soit écartée des sépulcres où reposent les corps des saints, des lieux où l'on dispense les sacrements, des maisons de la prière. Qui oserait interdire dans les demeures particulières ce qu'on appelle honorer les martyrs, quand on le fait dans les lieux saints?

4. Si l'Afrique tentait la première à mettre partout un terme à ces honteux usages, elle serait digne qu'on l'imitât. Et lorsque, dans la plus grande partie de l'Italie et dans presque toutes les autres Eglises d'outre-mer, ces dérèglements , ou n'ont jamais existé, ou ont disparu, soit qu'ils fussent nouveaux, soit qu'ils fussent anciens, par les soins attentifs de saints évêques vraiment préoccupés des intérêts de la vie future, douterons-nous, après de tels exemples, qu'il nous soit possible d'effacer cette grande souillure de nos moeurs? Nous avons pour évêque un homme de ces contrées (3), et nous en rendons grâce à Dieu;

 

1. Rom. XIII,13, 14.

2. I Cor. V, 11.

3. Les Gaules ou l'Italie.

 

du reste fût-il Africain, sa douceur, sa sagesse, sa sollicitude pastorale suffiraient pour qu'il cherchât dans les Ecritures le moyen de guérir la blessure qu'a faite cette coutume licencieuse et d'une mauvaise liberté. La pestilence de ce mal est telle qu'il ne me paraît pas qu'on puisse le guérir autrement que par l'autorité d'un concile. Mais s'il faut que le remède parte d'une Eglise; autant il y aurait d'audace à vouloir supprimer ce que maintient l'Eglise de Carthage, autant il y aurait d'impudence à conserver ce qu'elle aurait réformé. Et quel évêque serait plus propre à frapper un aussi détestable abus que celui qui déjà l'exécrait, n'étant encore que diacre?

5. Ce qu'il fallait alors déplorer, il le faut aujourd'hui faire disparaître; on ne doit pas s'y prendre brutalement, mais, comme il est écrit, dans « un esprit de douceur et de mansuétude (1). » Les marques de fraternelle charité qui abondent dans votre lettre, me donnent confiance, et j'ose parler avec vous comme avec moi-même. Ces choses-là, je pense, ne se suppriment ni rudement, ni durement, ni impérieusement ; mais par des instructions plus que par des prescriptions, par des avis plus que par des menaces. C'est ainsi qu'on doit agir avec la multitude : il faut réserver la sévérité pour des fautes commises par un petit nombre. Lorsque les menaces sont nécessaires, employons-les avec douceur; que ce soit en montrant dans l'Ecriture les châtiments de la vie future, afin qu'on ne craigne pas en nous notre puissance, mais qu'on craigne Dieu dans notre discours. Nous commencerons à toucher par là les personnes spirituelles ou voisines de l'état spirituel, et leurs exhortations douces mais pressantes entraîneront le reste de la multitude.

6. Et comme aux yeux du peuple charnel et grossier, ces ivrogneries et ces somptueux et honteux festins dans les cimetières, non-seulement honorent les martyrs, mais encore soulagent les morts, il me paraît qu'il serait plus facile d'en détourner les Chrétiens, si on leur en faisait voir la défense dans l'Ecriture; si, de plus, les offrandes, vraiment utiles et salutaires, que l'on dépose sur les tombeaux pour le soulagement des morts n'étaient point somptueuses et qu'elles fussent données sans orgueil et de bonne grâce à tous ceux qui les demandent. Pourquoi les vendre ? si

 

1. Gal. VI, 1.

 

542

 

quelqu'un, dans une pensée religieuse, veut offrir de l'argent, il y a des pauvres pour le recevoir. C'est ainsi que le peuple n'aura pas l'air d'abandonner les morts qui lui sont chers, ce qui ne serait pas une petite douleur de coeur, et l'Eglise ne verra plus rien qui ne soit pieux et honnête.

En voilà assez pour les festins et les ivrogneries.

7. Est-ce bien à moi qu'il appartient de parler de contestations et de fourberies, quand ces vices se rencontrent bien plus considérables dans nos rangs que parmi le peuple? L'orgueil et le désir des louanges humaines enfantent ces maladies et, enfantent aussi l'hypocrisie. — On n'y résiste qu'en imprimant dans son âme la crainte et l'amour de Dieu par la méditation assidue des livres divins; pourvu cependant que celui qui les combat soit lui-même un exemple de patience et d'humilité et prenne pour lui moins qu'on ne lui donne; il ne doit pas repousser toutes les marques d'honneur ni les recevoir toutes; ce qu'il aura accepté de louanges ne sera pas pour lui-même, car il sera tout en Dieu et méprisera toutes les choses humaines, mais ce sera pour ceux sur lesquels il est chargé de veiller et qu'il ne pourrait utilement conduire s'il s'avilissait dans un trop profond abaissement. Il a été dit : « Que personne ne vous méprise à cause de votre jeunesse (1), » et il a été dit aussi : « Si je voulais plaire aux hommes, je ne serais pas serviteur du Christ (2). »

8. C'est une grande chose de ne pas se réjouir des hommages et des louanges des hommes, mais de retrancher toute pompe vaine, et de rapporter à l'utilité et au salut de ceux qui nous honorent ce qu'on croit devoir conserver d'éclat autour de soi. Ce n'est pas en vain qu'il a été dit : « Dieu brisera les os de ceux qui veulent plaire aux hommes (3). » Qu'y a-t-il de plus languissant, de plus dénué de cette fermeté et de cette force, représentées par les os, qu'un homme qui chancelle sous le coup de mauvais propos dont il sait lui-même la fausseté? Une douleur de ce genre ne serait pas capable de déchirer les entrailles de l'âme, si l'amour de la louange ne nous avait pas brisé les os. Je connais d'avance la vigueur de votre esprit; ce que je vous dis, je me le dis à moi-même; daignez considérer combien ces choses sont graves , combien

 

1. I  Tim. IV, 12. — 2. Gal. I, 10. — 3. Psaume LII, 7.

 

elles sont difficiles. Les forces de cet ennemi ne sont connues que de Celui qui lui a déclaré la guerre : on se console aisément de manquer de louanges quand on nous en refuse, mais il est difficile de ne pas se délecter à celles qu'on nous donne. Telle doit être cependant notre union accoutumée avec Dieu, que, si on nous loue sans raison, il faut reprendre ceux qui nous louent, de peur de leur laisser croire qu'il se trouve en nous ce qui n'y est pas, que ce qui vient de Dieu est notre fonds propre, ou de peur qu'on ne loue en nous des choses qui s'y rencontreraient en réalité, même abondamment, mais qui ne seraient pas dignes de louanges, comme par exemple tous ces biens que nous possédons en commun avec les bêtes ou avec les hommes sans religion. Si on nous loue à bon droit pour Dieu, félicitons-en ceux qui plaît le vrai bien, et ne nous glorifions pas nous-mêmes de plaire aux hommes, mais seulement si nous sommes devant Dieu tels qu'on nous croit; ce n'est pas à nous que doit être attribué le bien, mais à Dieu: toutes les choses véritablement dignes de louanges sont des dons partis de sa plain. Voilà ce que je me redis chaque jour ou plutôt ce que me dit celui dont les enseignements sont salutaires , soit que nous les trouvions dans les divins livres, soit qu'ils nous soient inspirés intérieurement. Et cependant, malgré la vivacité de ma lutte contre l'ennemi, j'en reçois souvent des blessures quand je ne puis fermer mon coeur au plaisir d'une louange qui m'est adressée.

9. J'ai écrit ces choses afin que, si elles ne sont pas nécessaires à votre Sainteté, soit parce que la méditation vous en aura fourni de meilleures et en plus grand nombre, soit parce que votre Sainteté n'a pas besoin de ce remède, vous connaissiez mes maux et vous sachiez ce qu'il faut demander à Dieu pour ma faiblesse: accordez-moi, je vous en conjure, cette grâce au nom de la bonté de Celui qui nous a ordonné de porter les fardeaux les uns des autres. Que d'autres choses de ma vie et de ma conduite je déplorerais dans un entretien avec vous et que je ne voudrais pas vous dire par lettres ! je vous les confierais si, entre mon coeur et le vôtre, il n'y avait que ma bouche et vos oreilles. Mais si notre vénérable et très cher Saturnin, dont j'ai pu voir le zèle et l'affection pour vous, daignait venir vers moi quand il jugera le moment favorable, je pourrais converser affectueusement avec sa (543) Sainteté, à peu de chose près comme si c'était avec vous-même. Les paroles me manquent pour vous supplier de m'obtenir cela du saint vieillard. Les gens d'Hippone ne supporteraient pas que je misse entre eux et moi une longue distance; ils ne veulent pas se fier assez à moi pour me permettre de voir le champ que votre prévoyante libéralité a donné à nos frères, comme je l'ai appris, avant la réception de votre lettre, par notre saint frère et collègue Parthénius; il m'a apporté aussi beaucoup d'autres nouvelles que je désirais savoir. Le Seigneur permettra que ce qui nous reste à désirer s'accomplisse.

 

 

 

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