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LETTRE XXVI. (Année 395.)
On se souvient de Licentius, qui avait été un des disciples de saint Augustin dans la retraite de Cassiacum, aux environs de Milan (1); ce noble et docte jeune homme ne marchait pas comme son maître l'aurait souhaité; saint Augustin l'exhorte au mépris du monde et lui remet sous les yeux une pièce de vers qu'il avait précédemment reçue de ce jeune ami qui s'égarait. Saint Augustin est éloquent et touchant dans ses conseils et ses tendres inquiétudes.
1. Voyez les chapitres III et IV de notre Histoire de saint Augustin.
AUGUSTIN A LICENTIUS.
1. J'ai trouvé à grand'peine une occasion pour vous écrire; qui le croirait? mais il faut que Licentius me croie cependant. Je ne veux pas en chercher ici les causes et les raisons; et lors même que je pourrais vous les rapporter, je ne devrais pas le faim, parce que votre foi en moi n'en a pas besoin. Je niai pas reçu vos lettres par ceux à qui j'aurais pu vous adresser mes réponses. Ce que vous avez désiré que jé demande, je l'ai sollicité par une lettre autant que cela m'a paru bon; vous verrez le résultat. Si rien n'est encore fait, j'agirai avec des, instances nouvelles dès que je le saurai par` moi-même, ou bien dès que vous m'aurez de nouveau averti. Jusqu'ici je ne vous ai parlé que des choses qui sont comme le bruit des chaînes de cette vie; écoutez maintenant, en peu de mots, les inquiétudes de mon coeur sur votre espérance éternelle, et voyons quel chemin peut s'ouvrir pour vous vers Dieu. 2. Mon cher Licentius, pendant que vous repoussez et que vous redoutez les chaînes de la sagesse, je crains bien que vous ne soyez fortement et déplorablement enchaîné par les choses mortelles. Car ceux que la sagesse a mis d'abord dans ses liens et domptés par certains travaux qui sont une utile préparation, voient ensuite tomber leurs fers, et la sagesse se livre à eux avec toutes ses jouissances; et ceux qu'elle a d'abord formés par des noeuds de courte durée, elle les enlace après dans des embrassements éternels : on ne saurait rien imaginer de plus doux ni de plus fort que de pareilles chaînes. J'avoue que les premières sont un peu dures, mais les dernières ne le sont pas, car rien n'égale leur douceur; elles ne sont pas légères, car rien n'égale leur force. Qu'est-ce que c'est donc, si ce n'est ce qui surpasse toute parole, mais ce qu'on peut croire, espérer et aimer ? Les chaînes de ce mande ont une dureté véritable, une fausse douceur; des douleurs certaines, des plaisirs incertains; un pénible travail, un repos troublé : elles sont une chose pleine de misère, une espérance vide de bonheur. N'y mettez-vous pas le cou, les mains et les pieds, quand vous aspirez à vous courber sous le poids des honneurs du. mande et que vos efforts pour y parvenir vous paraissent seuls profitables, et que vous courez où vous ne devriez pas aller, non-seulement par une invitation, mais encore par la (550) vioente? Peut-être me répondrez-vous ici avec l'esclave de Térence :
« Oh ! çà! vous répandez ici des paroles de sagesse! (1) »
Saisissez-vous donc de ces paroles , pour qu'elles ne tombent pas par terre. Et s'il arrive que, pendant que je chante, vous dansiez sur un autre air, je n'en aurai pas pour cela du regret; car on se plaît à l'air qu'on chante, lors même qu'on verrait immobile l'ami pour qui on le fait entendre avec grande affection. Certains mots dans vos lettres m'ont ému, mais je n'ai pas cri convenable de m'y arrêter, quand vos actions et votre vie tout entière sont devenues pour moi un souci cuisant (2). 4. Si votre vers péchait par le désordre, ou manquait aux règles, ou offensait les oreilles de l'auditeur par des mesures inégales, vous en auriez honte certainement, et vous ne vous donneriez aucun repos avant d'avoir arrangé, corrigé, réparé, avant d'avoir rendu au vers sa mesure, n'épargnant ni étude ni travail pour bien faire selon les règles de l'art : et quand c'est vous-même que le désordre pervertit , quand vous méconnaissez les lois de votre Dieu et que vous n'êtes plus d'accord ni avec les veaux honnêtes de vos amis , ni avec vos propres lumières , vous croyez que cela n'en vaut pas la peine , qu'il ne faut pas vous en inquiéter ! Vous vous estimez moins que le son de vos paroles; il
1. Adelphes. 2. Nous trouvons ici une pièce de vers, en forme d'épître, écrite de Rome par Licentius à son maître Augustin. Malgré l'intérêt qui se mêle pour nous au souvenir de ce jeune ami du fils de Monique, nous ne traduirons pas en entier ce petit poème, pour épargner à nos lecteurs d'inutiles et sonores amplifications chargées de mythologie. Nous nous bornerons à reproduire le sens de la pièce de vers et les parties qui peignent Licentius et touchent à son maître. Le jeune homme commence par se plaindre de ne pouvoir suivre Varron dans ses secrètes profondeurs et de ne pouvoir lire depuis qu'Augustin ne lui tend plus la main. n a des peines, cherche pour son âme de douces consolations, et les réponses de Varron lui demeurent cachées. Il demande que son maître vienne à son aide et n'abandonne pas ses faiblesses. Le temps passe, la vieillesse arrivera. Il loue le génie d'Augustin qui avait à peine vingt ans quand il laissait déjà voir tous les trésors de la raison et pénétrait toute chose. Il lui dit de continuer sa route, trouvant toujours de nouveaux sommets, et de se souvenir de lui. Il regrette les jours passés avec lui en Italie, ces jours si studieux et si pleins. Il voudrait le suivre partout. « O mon docte ami, dit-il à Augustin, croyez à mes maux et à a ma véritable douleur; sans vous il n'est aucun port que la voile puisse me promettre, et j'erre au loin sur les flots orageux de la vie... En repassant dans mon esprit vos beaux discours, ô mon maître, je reste persuadé qu'il vaut mieux vous croire lorsque vous dites qu'il y a de l'imposture dans les choses humaines, quelles trompent, qu'elles tendent des filets à nos âmes !... Hélas ! où irai-je? d'où pourrai je vous ouvrir mon coeur? » Licentius n'oubliera jamais les bienfaits d'Augustin : « L'amitié nous lie, lui dit-il, c'est le goût de l'honnête qui en a fait le nud. C'est ici que l'amitié règne dans sa beauté après la fuite de l'ennemi. Nos âmes ne se sont point rencontrées pour amasser des richesses qui ont la fragilité du verre, pour gagner de l'or si rebelle à la poursuite de l'homme; nous ne sommes pas de ceux que la bonne fortune rapproche, que la mauvaise sépare. » L'union de Licentius et d'Augustin est née de plus nobles et de plus hautes inspirations. Le disciple, retenu loin du maître, essaye d'énumérer les exemples de séparation qui ont été l'oeuvre du destin et de la nature, et ajoute ensuite en terminant son poème : « Je ne dis rien de nous deux, sortis de la même ville, de la même maison, du même sang, unis par une même foi chrétienne, et qu'une immense distance sépare et que retient sur la rive l'étendue de la mer : l'amitié se joue de nous. Mais, dédaignant les a joies des yeux, on peut toujours jouir d'un ami absent; on le sent a au plus profond de son cour; il nourrit la fibre de l'âme. Pendant ce temps, me viendront de vous de nouveaux écrits fertiles a en salutaires pensées; ils égaleront en suavité vos précédents ouvrages médités dans votre coeur et changés en miel plus doux que le nectar, après avoir été conçus dans la lumière; ils vous rendront présent pour moi. Si vous avez égard à ma fantaisie, vous menverrez les livres où la musique se penche mollement sur vous, car je suis tout feu pour les lire. Consentez-y, et qu'ainsi la vérité se découvre à moi par la raison, qu'elle coule plus que l'Eridan, et que e le souffle impur du monde n'arrive pas jusqu'à mon champêtre asile. » .
vous paraît que c'est une chose plus légère d'offenser les oreilles de Dieu par des moeurs déréglées, que d'armer contre sous l'autorité des grammairiens pour des syllabes mal arrangées ! Vous m'écrivez : « Oh ! s'ils pouvaient revenir, ces jours heureux de liberté et de pieuse occupation où nous étions ensemble en Italie, au milieu des monts (1) ! Ni les rigueurs et la neige de l'hiver, ni les orages, ni les sifflements de l'aquilon, ne m'empêcheraient de vous suivre. Vous n'avez qu'à ordonner.» Malheur à moi si je n'ordonne pas, si je ne force pas et ne commande pas, si je ne prie et ne supplie pas ! Mais si vos oreilles sont fermées à mes paroles, qu'elles s'ouvrent aux vôtres, qu'elles s'ouvrent à vos vers ; écoutez-vous vous-même, ô le plus dur, le plus cruel, le plus sourd des hommes ! Qu'ai-je besoin de votre langue d'or si vous avez un coeur de fer? Ce ne sont point des chants, mais des gémissements que m'inspirent ces vers où je vois quelle âme, quel esprit il ne m'est pas permis de gagner pour en faire un sacrifice à notre Dieu ! Vous attendez que je vous commande d'être bon, d'être en repos, d'être heureux, comme s'il pouvait m'arriver quelque chose de plus doux dans ma vie que de jouir de votre esprit dans le Seigneur, ou comme si vous ne saviez pas combien j'ai faim et soif de vous, ou comme si votre poésie elle-même ne
1. Montesque per altos. Licentius désigne par ces mots le site même de Cassiacum, aujourd'hui Cassago di Brianza, à sept ou huit lieues de Milan, à un quart de lieue au nord de Monza. Les collines que la poésie appelle de hautes montagnes et au milieu desquelles est situé Cassiacum, ce sont les monts Gregorio, Baciolago, San Salvatore, Monticello, les monts di Barzano et di Sirtori. La maison de Vérécundus occupait le sommet de la colline de Cassiacum, où s'élève aujourd'hui l'ancien palais des ducs Visconti di Modrone. Tous les détails de la solitude de Cassiacum, indiqués par saint Augustin dans le livre de l'Ordre ont été reconnus et retrouvés par l'abbé Luigi Biraghi (de Milan), dont nous avons eu déjà occasion de signaler les habiles et exactes recherches.
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le disait pas? Souvenez-vous de ce que vous éprouviez en m'écrivant ces choses, et dites-moi encore : « Vous n'avez qu'à ordonner. » Voici mes ordres : donnez-vous à moi, si c'est là tout ce que vous demandez, donnez-vous à mon Maître, qui est le maître de nous tous, et qui vous a donné ce génie. Et moi, que suis-je, si ce n'est votre serviteur par lui et son serviteur comme vous ? 5. Ne l'ordonne-t-il pas lui-même? Ecoutez l'Evangile : « Jésus, dit l'Evangile, était debout et criait : Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous et apprenez de moi que je suis doux et humble de cur, et vous trouverez le repos pour vos âmes. Car mon joug est doux, et mon fardeau est léger . (1) » Si ces choses-là ne sont pas entendues, ou si elles s'arrêtent aux oreilles, attendez-vous, Licentius, qu'Augustin commande à un serviteur comme lui, et qu'il ne gémisse pas plutôt de ce que son Maître donne des ordres inutiles ! Et ce ne sont pas même des ordres que donne le Seigneur : il invite, il prie en quelque sorte pour que ceux qui souffrent soient soulagés par lui. Peut-être qu'un cou aussi fort et aussi fier que le vôtre trouve le joug du monde plus doux que le joug du Christ; mais si le Christ nous imposait de force son joug, voyez donc quel est celui qui forcerait, et pour quelle récompense ! Allez en Campanie, apprenez de Paulin, cet illustre et saint serviteur de Dieu, de quel grand faste du siècle il a dépouillé sa tête, aussi humble qu'illustre, pour la soumettre au joug du Christ; il est maintenant dans la paix et met sa joie à se laisser conduire par son divin guide. Allez., apprenez de quelle richesse d'esprit il fait à Dieu des sacrifices de louange, lui rapportant ce qu'il en a reçu de bon, de peur de tout perdre s'il ne le rend pas à celui de qui il le tient. 6. Pourquoi tant d'agitation et tant d'incertitudes? Pourquoi prêtez-vous l'oreille aux accents des voluptés qui sont mortelles, et la détournez-vous de mes discours? Elles mentent, elles meurent et entraînent à la mort. Elles mentent, Licentius. « Que le vrai, comme vous le souhaitez dans vos vers, se découvre ainsi à nous par la raison; qu'il coule ainsi, plus que l'Eridan. » Le vrai n'est dit que par la Vérité; le Christ est la vérité; allons à lui de
1. Saint Jean, VII, 37; Saint Matthieu, XI, 28, 30.
peur que la fatigue ne nous accable. Prenons son joug sur nous pour qu'il nous soulage, et apprenons de lui qu'il est doux et humble de coeur, et nous trouverons le repos pour nos âmes. Car son joug est doux et son fardeau est léger. Le démon cherche à faire de vous sa parure. Si vous trouviez un calice d'or, vous le donneriez à l'Eglise de Dieu. Vous avez reçu de Dieu un génie d'or, et vous le faites servir aux passions, et c'est en lui que vous vous donnez vous-même à Satan. Ne le veuillez pas, je vous en supplie; puissiez-vous sentir avec quel coeur malheureux et digne de pitié je voies écris ceci ! Et si vous n'êtes plus rien à vos propres yeux, ayez au moins compassion de moi !
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