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LIVRE ONZIÈME : LA TRINITÉ DANS LHOMME.
On retrouve une image de la Trinité même dans lhomme extérieur; dabord dans ce qui se voit au dehors, à savoir : dans le corps qui est vu, dans limage quil imprime dans lil, et dans la volonté qui les relie lun à lautre. Toutefois ces trois choses ne sont point égales entre elles, ni dune même substance. De plus dans lâme elle-même , daprès les sensations qui lui viennent du dehors, on trouve une autre trinité qui sest comme introduite chez elle, pu, si lon veut, trois choses dune même substance: limagination du corps qui est dans la mémoire, puis linformation quand la pensée tourne là son attention, et enfin la volonté qui les unit : trinité que nous rattachons à lhomme extérieur, parce quelle provient des corps extérieurs et sensibles.
LIVRE ONZIÈME : LA TRINITÉ DANS LHOMME.
IL Y A MÊME DANS LHOMME EXTÉRIEUR UN VESTIGE DE LA TRINITÉ.
IL Y A DANS LA VISION UNE SORTE DE TRINITÉ. ÉCLAIRCISSEMENT PAR UN EXEMPLE.
COMMENT IL FAUT ENTENDRE LE REPOS ET LE TERME DE LA VOLONTÉ DANS LA VISION.
AUTRE TRINITÉ DANS LA MÉMOIRE.
LA FORME EST ENGENDRÉE PAR LA FORME.
LIMAGINATION AJOUTE AUX OBJETS QUELLE NA PAS VUS CE QUELLE A VU DANS DAUTRES.
CHAPITRE PREMIER.IL Y A MÊME DANS LHOMME EXTÉRIEUR UN VESTIGE DE LA TRINITÉ.
1. Personne ne doute que lhomme extérieur soit doué de la sensibilité du corps, comme lhomme intérieur lest de lintelligence. Cherchons donc, autant que nous le pouvons, à trouver un vestige quelconque de la Trinité dans lhomme extérieur, bien que ce ne soit pas en cela quil est limage de la Trinité. LApôtre sest clairement exprimé là-dessus, quand il déclare que lhomme intérieur doit se renouveler dans la connaissance de Dieu (Col., III, 10 ), selon limage de Celui qui la créé et quand il dit ailleurs: « Bien quen nous lhomme extérieur se détruise, cependant lhomme intérieur se renouvelle de jour en jour (II Cor., IV, 16 ) ». Cherchons donc dans cet homme qui se détruit quelque image de la Trinité, sinon plus exacte, du moins plus aisée à distinguer. Car ce nest pas sans raison quon lui donne le nom dhomme, puisquil a quelque ressemblance avec lhomme intérieur. Et à raison même de notre condition dhommes mortels et charnels, il nous est plus facile de traiter des choses visibles que des choses invisibles, puisquelles nous sont plus familières, les unes étant extérieures, les autres intérieures, les unes étant sensibles pour le corps, les autres accessibles seulement à lintelligence. Or, nous ne sommes pas des âmes sensibles, cest-à-dire matérielles, mais douées dintelligence parce que nous sommes vie. Néanmoins, comme je lai dit, nous contractons une telle familiarité avec les corps, que notre attention se reporte vers eux en dehors avec une étonnante facilité; et que, quand elle sest arrachée aux incertitudes du monde matériel, pour retrouver dans lesprit des notions plus certaines et plus fermes, elle se rejette vers les objets sensibles et cherche son repos là même où elle a puisé sa faiblesse, Il faut avoir égard à cette infirmité; par conséquent, si nous voulons discerner plus exactement et faire mieux ressortir les choses Intérieures et spirituelles , empruntons nos exemples et nos comparaisons aux choses extérieures et matérielles. Lhomme extérieur et doué du sens corporel sent donc les corps. Or ce sens se subdivise, comme chacun le sait, en cinq parties la vue, louïe, lodorat, le goût et le toucher. Il serait long dinterroger ces cinq sens sur la question qui nous occupe; mais cela nest pas nécessaire, car lun parlera pour tous. Invoquons donc de préférence le témoignage de nos yeux. Cest en effet le sens corporel le plus parfait et le plus rapproché, sauf la différence du genre, de la vue intellectuelle.
CHANTRE II.IL Y A DANS LA VISION UNE SORTE DE TRINITÉ. ÉCLAIRCISSEMENT PAR UN EXEMPLE.
1. Quand nous voyons un corps, il y a trois choses très-faciles à reconnaître et à distinguer. La première, cest lobjet même que nous voyons, soit pierre, ou flamme, ou toute autre chose visible aux yeux : objet qui pouvait exister avant même dêtre vu. La seconde, cest la vision ,qui nexistait pas avant que lobjet frappât notre sens. En troisième lieu, ce qui arrête le sens des yeux sur lobjet en vue tant quil est en vue, cest-à-dire lattention de lâme. Et non - seulement ces trois choses sont distinctes, mais elles sont de nature différente. Dabord la nature de ce corps visible est très-différente de celle du sens de loeil, par lequel la vision a lieu par rencontre. Et la vision elle-même, quest-ce autre chose (485) que la sensation déterminée par le corps qui est senti? Bien quelle nexiste pas, si on soustrait lobjet, et quil ne puisse y avoir vision sans un corps visible; cependant le corps qui détermine par son aspect la sensation des yeux, et la forme même quil imprime au sens et quon appelle vision, ne sont nullement de la même substance. En effet, le corps vu, est, de sa nature, divisible; tandis que le sens qui existait déjà dans lêtre animé avant de voir ce quil pouvait voir dès quun corps visible soffrirait à lui, ou si lon veut, la vision qui se forme dans le sens daprès le corps visible, quand il est présent et quon le voit; que ce sens ou cette vision, dis-je, cest-à-dire la sensation provenant du dehors, appartient à la nature de lêtre animé, fort différente du corps qui occasionne en nous la sensation par son aspect: sensation qui ne produit pas le sens, mais la vision. Car si le sens nexistait pas en nous, même avant la présence dun objet sensible, nous ressemblerions aux aveugles, puisque nous ne voyons rien dans les ténèbres ni les yeux fermés. Mais la différence quil y a entre les aveugles et nous, cest que, même quand nous ne voyons pas, nous avons la faculté de voir, ce quon nomme sens ; faculté quils nont pas, et cest pourquoi on les appelle aveugles. Ensuite cette attention de lâme qui arrête le sens sur lobjet que nous voyons et les unit tous les deux, ne diffère pas seulement de cet objet visible, puisquelle est esprit et quil est corps; mais elle diffère même du sens et de la vision, parce quelle appartient à lâme seule, tandis que le sens de la vue nest appelé sens du corps que parce que les yeux sont des organes du corps. Et bien quun cadavre ne sente pas, cependant lâme unie au corps sent par linstrument du corps, et cest cet instrument qui sappelle sens, Ce sens peut être intercepté et détruit par la lésion du corps, ce qui arrive quand on est aveuglé, lâme reste la même mais, par la perte des yeux, son attention na plus à sa disposition le sens corporel pour atteindre au dehors lobjet visible, et y fixer sa vue; et, néanmoins, par ses efforts, elle fait assez voir que, malgré la privation du sens corporel, elle na pu périr ni diminuer. En effet, le désir de voir subsiste tout entier, soit quil puisse, soit quil ne puisse pas être satisfait. Ainsi donc ces trois choses : le corps visible, la vision même, et lintention qui les unit lun à lautre, sont très-faciles à distinguer, non seulement par leur caractère particulier, mais par la différence de leurs natures. 3. Quoique le sens ne procède pas du corps visible, mais du corps de lêtre animé qui sent -et auquel lâme accommode son action dune manière merveilleuse, cependant cest du corps visible que la vision est engendrée, cest-à-dire que le sens est formé; non-seulement le sens qui subsiste tout entier même dans les ténèbres, tant quon a des yeux, mais encore le sens informé qui sappelle vision. La vision est donc engendrée par lobjet visible, mais non par lui seul; car il faut un être pour voir. La vision est donc engendrée par lobjet visible et par lêtre voyant; de telle sorte cependant que le sens des yeux, lattention qui considère et se fixe, appartiennent au voyant; que « linformation » du sens, quon appelle vision, soit imprimée uniquement par lobjet qui est vu, cest-à-dire par quelque chose de visible; et que cette vision supprimée, la forme imprimée au sens par la présence de lobjet disparaisse, tandis que le sens qui existait avant de rien voir, subsiste; de même que la trace dun corps dans leau subsiste tant que le corps est présent, et disparaît avec lui, quoique leau qui existait avant de recevoir limage de ce corps, ne disparaisse pas pour autant. Nous ne pouvons donc-pas dire que lobjet visible engendre le sens: cependant il engendre sa propre forme ou ressemblance, qui a lieu dans le sens, quand nous voyons et sentons quelque chose. Mais la forme du corps que nous voyons, et la forme qui résulte de celle-là dans le sens de celui qui voit, nous ne les discernons pas par le même Sens; leur union est si étroite quil ny a pas moyen de les distinguer. Mais la raison nous dit que nous naurions pas pu sentir sil ne sétait formé dans notre sens quelque image du corps aperçu. En effet, quand on imprime un cachet sur la cire, lempreinte nen existe pas moins, quoiquon ne la distingue que quand la séparation a eu lieu. Mais comme après la séparation, lempreinte reste sur la cire de manière à être visible, on na pas de peine à croire que la forme était déjà imprimée avant que le cachet fût séparé de la cire. Mais si lon apposait ce cachet sur un corps liquide, son empreinte disparaîtrait dès quil serait ôté; (485) néanmoins la raison saurait comprendre quavant la séparation, le liquide portait lempreinte de lanneau, distincte de la forme de lanneau même; doù il est résulté que lune disparaissant avec la pression de lanneau, celle de lanneau lui-même, principe de lautre, est restée. Ainsi, de ce que loeil na plus limpression du corps, dès que ce corps cesse dêtre vu, il nen faut pas conclure quil ne lavait pas quand le corps était présent. Voilà pourquoi il est très-difficile de persuader aux esprits peu intelligents que limage dune chose visible se forme dans notre sens, tant que nous la voyons, et que cette forme même est ha vision. 4. Mais ce travail de lesprit sera moins pénible, si lon fait attention à ce que je vais dire. Ordinairement quand nous avons tenu quelque temps nos yeux fixés sur un flambeau et que nous les fermons ensuite, nous semblons voir des couleurs brillantes qui varient et alternent les unes avec les autres ; elles diminuent insensiblement jusquà ce quelles séteignent tout à fait. Eh bien ! il faut reconnaître là les vertus de la forme qui sétait imprimée dans le sens au moment où les yeux voyaient le corps brillant: restes qui varient en cessant peu à peu et pour ainsi dire graduellement. En effet, si par hasard nous avions regardé par des fenêtres, leurs barreaux nous apparaissaient à travers ces couleurs : preuve que limpression de notre sens était produite par laspect de lobjet. Cette impression existait donc déjà quand nous voyions, elle était même plus claire et plus nette; mais elle était tellement unie à la forme de la chose que nous voyions, quil nétait pas possible de len discerner cétait la vision. Bien plus, quand la flamme dune lanterne est comme doublée par la scintillation des rayons de loeil, il se forme deux visions, bien quil ny ait quun seul objet vu. Cest que les mêmes rayons partant isolément de chaque oeil sont affectés individuellement, parce quils ne peuvent plusse réunir pour aller de pair se fixer sur le même corps, de manière à ne former quun seul coup doeil. Aussi en fermant un oeil nous ne - verrons plus deux flammes, mais une seule, comme il ny en a réellement quune. Mais pourquoi, loeil gauche étant fermé, loeil droit cesse-t-il de voir ce quil voyait, et, loeil droit étant clos, limage qui apparaissait à loeil gauche, sefface-t-elle? cest une question qui serait longue à traiter et quil nest pas nécessaire de discuter pour le moment. Quil nous suffise de dire pour le sujet qui nous occupe, que sil ne sétait pas formé dans notre sens une image parfaitement semblable à lobjet aperçu, nos yeux ne verraient pas une double apparence de flamme, pour avoir adopté une manière de regarder qui empêche le concours des deux rayons. En effet, de quelque manière quun oeil puisse être dirigé, impressionné, tourné obliquement, il ne lui est pas possible de voir double un objet unique, si lautre est fermé. 5. Cela posé, souvenons-nous de quelle manière une sorte dunité résulte de ces trois choses de nature différente, je veux dire: lespèce du corps soumis au regard; limpression quil produit dans le sens, et qui est la vision ou linformation du sens; puis la volonté de lâme qui applique le sens à lobjet sensible et y fixe la vision elle-même. La première des trois, cest-à-dire la chose visible, nappartient pas à la nature animée, à moins que nous ne voyions notre corps. La seconde y appartient en ce sens quelle se passe dans le corps, et par lentremise du corps, dans lâme: elle a lieu en effet dans le sens, lequel ne peut exister sans le corps et sans lâme. La troisième appartient à lâme seule, puisque cest sa volonté. Malgré la différence de substance, ces trois choses forment une telle unité, que les deux premières peuvent à peine être discernées parle jugement de la raison: jentends parler de lapparence du corps soumis au regard, et de limage qui sen fait dans le sens, cest-à-dire de la vision. Et ha volonté a une telle puissance pour les unir quelle applique le sens qui doit être informé à lobjet qui est vu, et ly maintient quand il est formé. Et si elle est tellement violente quon puisse lappeler amour, cupidité, passion, elle affecte vivement tout le reste du corps de lêtre animé, et sassimile une espèce ou une couleur étrangère, à moins quelle ne rencontre quelque résistance dans une matière trop inerte ou trop dure. Ainsi on peut voir le corps du caméléon revêtir avec la plus grande facilité les couleurs quil a sous les yeux. Chez les autres animaux, où le corps ne se prête pas aussi aisément à ces sortes de changements, souvent les fruits trahissent les caprices des mères, les objets qui les ont le plus charmées; car plus les embryons sont tendres et susceptibles dimpressions pour ainsi dire, plus ils sont (486) souples et dociles à subir la volonté de lâme de la mère et limpression qua laissée dans son imagination laspect du corps quelle a contemplé avec passion. On en pourrait citer de nombreux exemples; mais il suffit de rappeler, daprès le témoignage de nos infaillibles Ecritures, ce que fit Jacob pour obtenir des agneaux et des chevreaux de diverses couleurs, en plaçant dans un abreuvoir des baguettes bigarrées, pour frapper les yeux des mères qui sy désaltéraient au moment de la conception (Gen., XXX, 37-41 ).
CHAPITRE III.IL SE FORME DANS LA PENSÉE UNE TRINITÉ DE LA MÉMOIRE, DE LA VISION INTÉRIEURE ET DE LA VOLONTÉ QUI LES UNIT.
6. Mais lâme raisonnable se dégrade en vivant selon la trinité de lhomme extérieur, cest-à-dire quand elle applique aux choses du dehors qui forment le sens corporel, non une volonté droite qui les- ramène à un but utile, mais une passion honteuse qui lattache à un objet. Car même en labsence de lobjet sensible, il en reste dans la mémoire une ressemblance où la volonté fixe de nouveau son regard pour en prendre la forme intérieurement, comme le sens extérieur la prenait en présence de lobjet lui-même. Cest ainsi que la trinité se forme de la mémoire, de la vision intérieure, et de la volonté qui les unit. Et cest de la réunion de ces trois choses en une, que la pensée a pris son nom, cogitatio a coactu. Mais dès lors elles ne sont plus de substance différente. En effet, là il ny a plus de corps sensible différent de la nature animée, ni sens du corps informé pour produire la vision, ni volonté agissant pour appliquer le sens à informer sur lobjet sensible et ly fixer ensuite; mais à la place de cette espèce de corps qui était senti extérieurement, succède la mémoire qui conserve limage dont lâme sest pénétrée par lentremise du sens corporel; et au lieu de cette vision qui avait lieu au dehors quand le sens était informé par le corps extérieur, il reste dedans une vision semblable, alors que la vue de lâme se forme sur le souvenir de la mémoire et quelle pense à des corps absents. Et de même que la volonté appliquait au dehors le sens à informer sur le corps présent et les unissait, ainsi elle tourne le regard de lâme vers la mémoire pour quil se forme daprès ce que celle-ci a retenu, et quainsi une vision semblable se reproduise dans la pensée. Or, comme la raison distinguait entre le corps visible qui formait le sens corporel, et la ressemblance de ce corps qui avait lieu dans le sens informé et doù résultait la vision deux choses tellement unies quon eût pu, sans cela, les confondre ; de même, quand lâme pense à lespèce de corps quelle a vu; sou imagination formée de la ressemblance du corps conservée par la mémoire et de celle qui en naît dans le regard de lâme qui se souvient, paraît cependant tellement une, tellement simple, que ses deux éléments ne peuvent être distingués que par un jugement de la raison, laquelle nous fait comprendre quautre chose est ce que la mémoire retient, même quand la pensée en vient dailleurs, et autre chose ce qui se passe quand nous nous rappelons, cest-à-dire quand nous revenons à notre mémoire et y retrouvons la même apparence. Si celle-ci ny était plus, nous dirions que nous avons oublié de manière à ne pouvoir plus nous souvenir. Dautre part, si le regard de celui qui se souvient nétait pas formé de ce qui existe dans la mémoire, il ny aurait plus vision dans la pensée; mais lunion des deux, cest-à-dire de ce que la mémoire retient, et de ce qui en résulte pour former le regard de la pensée, et leur parfaite ressemblance, ont quon croit ny voir quune seule et même chose. Puis, quand le regard de la pensée sest détourné et a cessé de voir ce quil voyait dans la mémoire, il ne reste plus rien de la forme qui sétait imprimée en lui; et il en prendra une autre, en se tournant ailleurs, pour former une autre pensée. Cependant la mémoire conserve ce quil y a laissé, afin quil puisse sy tourner encore quand le souvenir nous en reviendra, sy former de nouveau et ne faire plus quun avec lobjet même dont il est formé.
CHAPITRE IV.COMMENT SE FAIT CETTE UNITÉ.
7. Mais si la volonté, qui porte et reporte de tout côté le regard à informer et lunit à son objet quand il est formé, si la volonté, dis-je, se concentre tout entière dans limage intérieure, détourne entièrement le regard de lesprit des corps qui environnent les sens et des sens eux-mêmes, et sattache (487) uniquement à limage aperçue au dedans la ressemblance du corps, tirée de la mémoire est telle, quil nest pas même possible à la raison de distinguer si cest le corps lui-même quon voit ou sa figure imaginaire. En effet, il arrive parfois que des hommes, séduits ou effrayés pour avoir trop pensé à des choses visibles, prononcent subitement des paroles telles quils en prononceraient sils faisaient telle action ou éprouvaient telle impression. Je me souviens même davoir ouï dire à un homme quil se représentait si vivement, si réellement par la pensée un corps de femme, quil croyait sunir à elle charnellement et en éprouvait les conséquences. Tant lâme a dempire sur son corps! Tant la manière dont un vêtement va à celui qui le porte, offre de facilité pour le retourner ou en changer la qualité! Les jeux de limagination pendant le sommeil appartiennent encore à ce genre daffection. Toutefois il importe de savoir si, quand lattention de lâme est forcément entraînée vers les images qui lui viennent ou de la mémoire, ou de quelque puissance occulte par certaines ingérences spirituelles dune substance également spirituelle; de savoir, dis-je, si cela arrive lorsque les sens corporels sont assoupis, comme dans le sommeil par exemple, ou lorsquils sont dans un état de perturbation organique, comme dans la folie, ou arrachés en quelque sorte à eux-mêmes, comme les devins et les prophètes; ou bien, si, comme cela arrive parfois à lhomme bien portant et éveillé, la volonté, semparant dune pensée, sarrache à lempire des sens, et forme elle-même le regard de lâme par différentes images de choses sensibles, comme- si ces choses étaient réellement soumises aux sens. Or, ces impressions dimages nont jas lieu seulement quand la volonté est portée là par le désir; mais encore quand lâme est entraînée à considérer ces objets pour les éviter et se tenir en garde. Doù il suit que ce nest pas seulement le désir, mais aussi la crainte, qui porte le sens vers les choses sensibles, ou le regard de lâme vers les images des choses sensibles. Par conséquent, plus la crainte ou le désir sont violents, plus le regard est vif, soit dans loeil qui voit un corps présent, soit dans lâme qui pense daprès limage fixée dans la mémoire. Ainsi ce quest la présence dun corps au sens corporel, la ressemblance du corps gravée dans la mémoire lest au regard de lâme; ce quest la vision de loeil à lespèce de corps dont elle est formée, la vision de la pensée lest à limage du corps, fixée dans la mémoire, de laquelle se forme le regard de lâme; ce quest lattention de la volonté pour unir la vue du corps et la vision intérieure, former une certaine unité de trois choses, malgré la différence des natures, cette même attention de la volonté lest pour unir limage du corps qui est dans la mémoire, et la vision de la pensée, cest-à-dire la forme que le regard de lâme a prise en revenant à la mémoire; de sorte quici encore il y a une certaine unité faite de trois choses, qui ne sont plus de nature diverse, mais dune seule et même substance: parce que tout cela est intérieur, et que tout cela est une seule âme.
CHAPITRE V.LA TRINITÉ DE LHOMME EXTÉRIEUR NEST PAS LIMAGE DE DIEU. LA RESSEMBLANCE DE DIEU SE VOIT JUSQUE DANS LE PÉCHÉ.
8. Mais de même que quand la forme et lapparence du corps ont disparu, la volonté ne peut reporter sur lui le sens de la vue; ainsi quand limage conservée par la mémoire a été effacée par loubli, la volonté ne saurait fixer sur elle le regard de lâme par le souvenir. Toutefois, comme lâme a le pouvoir de se figurer non-seulement les choses oubliées, mais celles dont elle na jamais eu la sensation ni lexpérience, et daugmenter, de diminuer, de changer et de modifier, à son gré celles quelle na point oubliées : souvent elle simagine comme réel un objet quelle sait ne pas être tel quelle le fait, ou quelle ne connaît pas comme tel. Ici il faut prendre garde quelle ne mente pour tromper, ou ne se fasse illusion à elle-même. A part ces deux inconvénients, les fantômes de limagination ne sauraient lui nuire; comme les choses dont elle a expérimenté la sensation et quelle a retenues dans la mémoire, ne lui portent aucun préjudice, si elle ne les recherche pas trop avidement quand elles lui plaisent ni ne les évite honteusement quand elles lui déplaisent. Mais quand la volonté sy vautre avec délices, au détriment de biens meilleurs, elle devient. impure; et il est dangereux dy penser quand elles sont présentes, et plus dangereux encore quand elles sont absentes. Cest donc pécher et se dégrader que de vivre selon la trinité de lhomme extérieur, parce que cette trinité, quoiquelle imagine à lintérieur, imagine pourtant des choses extérieures et quelle a pour but lusage des choses sensibles et matérielles. En effet, personne ne pourrait user de celles-ci même convenablement, si les images des objets sensibles nétaient conservées par la mémoire; et à moins que la partie principale de la volonté ne se maintienne dans lintérieur et dans une région plus élevée, à moins encore que la partie qui se prête soit aux corps à lextérieur, soit à leurs images à lintérieur, ne rapporte à une vie meilleure et plus vraie tout ce quelle leur emprunte, et ne cherche son repos dans la fin même en vue de laquelle elle juge à propos de faire ces actions : que serait-ce faire, sinon ce que lApôtre défend de faire, quand il dit: « Ne vous conformez point à ce siècle (Rom., XII, 2. )? » Ainsi donc cette trinité nest point limage de Dieu : car cest de ce quil y a de plus imparfait dans la création, cest-à-dire de la créature matérielle, bien inférieure à lâme, quelle se forme dans lâme elle-même par les sens du corps. Cependant elle a quelques traits de ressemblance. Et quelle créature na pas, dans son genre et dans sa proportion, quelque ressemblance avec Dieu, puisque Dieu a tout fait très-bon (Eccli., XXXIX, 21 ), précisément parce quil est souverainement bon? Donc tout ce qui existe, en tant quil est bon, a une ressemblance, quoique très-imparfaite, avec le souverain bien : ressemblance juste, et bien ordonnée, si elle est conforme à la nature, mais honteuse et coupable, si elle est vicieuse. Car même dans leurs péchés, les âmes offrent encore quelque ressemblance avec Dieu, alors quelles usent dune liberté orgueilleuse, déplacée, et, pour ainsi dire, servile. On naurait pas même pu entraîner nos premiers parents au péché, si on ne leur avait dit : « Vous serez comme des dieux (Gen., III, 5 ) ». Cependant on ne doit pas appeler image de Dieu toute créature qui a quelque ressemblance avec Dieu, mais seulement celle qui nest inférieure quà lui. Celle-là seule porte véritablement son empreinte, parce quil ny a pas de nature intermédiaire entre elle et lui. 9. La forme du corps est donc comme le père de cette vision, cest-à-dire de la forme qui se reproduit dans le sens de celui qui voit, puisque cest delle que celle-ci provient. Mais ce nest point là un véritable père; et la vision nest point un véritable fils, car elle nen est pas uniquement engendrée, puisque, pour la former, un autre objet doit être appliqué au corps, à savoir le sens du spectateur. Voilà pourquoi se complaire là, cest saliéner soi-même (Voir., I Retract., ch. XV ). Aussi la volonté qui unit cette espèce de père et cette espèce de fils est pulls spirituelle queux. En effet, le corps qui est vu, nest en aucune façon spirituel. La vision qui se forme dans le sens a quelque chose de spirituel, puisquelle ne peut exister sans lâme: elle ne lest cependant pas entièrement, puisque le sens informé est corporel. Par conséquent, la volonté qui unit lun à lautre est plus spirituelle, comme je lai dit, et semble représenter dans cette trinité la personne du Saint-Esprit. Mais elle appartient plus au sens informé quà lobjet matériel qui linforme. Car le sens de lêtre animé est aussi la volonté de lâme, et non celle de la pierre ou dun corps visible quelconque. Elle ne procède donc point de celui-ci, comme dun père, ni de la vision ou forme qui est dans le sens, comme dun fils. En effet, la volonté qui a appliqué à lobjet visible le sens à informer, existait déjà avant la vision; mais elle ny avait pas encore mis sa complaisance. Car comment se complaire en ce quon na pas encore vu? Or la complaisance, cest la volonté en repos. Nous ne pouvons donc pas appeler la volonté fils de la vision, puisquelle existait avant elle; ni son père, puisque ce nest pas de la volonté, mais de lobjet visible, que la vision est formée et produite.
CHAPITRE VI.COMMENT IL FAUT ENTENDRE LE REPOS ET LE TERME DE LA VOLONTÉ DANS LA VISION.
10. Nous pouvons peut-être appeler la vision terme et repos de la volonté, mais à ce point de vue seulement. Car, parce que la volonté voit quelque chose quelle voulait voir, il ne sensuit pas quelle ne voudra plus autre chose. Ce nest donc pas la volonté entière de lhomme, dont le bonheur est la fin, mais un acte accidentel de la volonté voulant voir, qui a son terme dans cette vision, soit quelle la rapporte à autre chose, soit quelle (489) ne ly rapporte pas. En effet, si elle ne rapporte pas la vision à autre chose, mais quelle ait simplement voulu voir, il nest pas nécessaire de démontrer que la vision est la fin de la volonté : car la chose parle delle-même. Si, au contraire, elle la rapporte à autre chose, elle veut évidemment cette autre chose, et alors ce nest plus la volonté de voir, ou tout au moins de voir ceci. Cest ainsi que quelquun voudra voir une cicatrice, pour prouver quil y a eu blessure; on veut aussi voir une fenêtre pour examiner par là les passants. Toutes ces volontés et autres de ce genre ont leurs fins propres qui se rapportent au but de cette volonté supérieure, en vertu de laquelle nous voulons vivre heureux, et parvenir à la vie qui ne se rapporte plus à autre chose, mais suffit par elle-même à lamour. La volonté de voir a donc la vision pour fin, et la volonté devoir telle chose a la vision de cette chose pour terme. Ainsi la volonté de voir une cicatrice atteint sa fin, cest-à-dire la vision de la cicatrice, et ne va pas au delà; car la volonté de prouver quil y a eu blessure, est une autre volonté, bien quelle se rattache à celle-là, et ait aussi pour fin la preuve de la blessure. De même la volonté de voir une fenêtre a pour fin la vision de la fenêtre; mais il y a une autre volonté qui se rattache à elle, celle de voir les passants, et qui a pour fin la vision des passants. Or, leurs volontés sont droites et toutes se relient ensemble, si celle à laquelle elles se rapportent toutes est bonne; mais si elle est mauvaise, toutes sont mauvaises. Voilà pourquoi lentraînement des volontés droites est comme le chemin par où lon monte dun pas ferme; tandis que la série des mauvaises volontés est comme le lien avec lequel le coupable sera jeté dans les ténèbres extérieures (Matt., XXII, 13 ). Heureux donc ceux qui chantent par leurs actions et leur conduite le cantique des degrés; et malheur à ceux qui traînent leurs péchés, comme une longue chaîne (Is., V, 18 )! Or, le repos de la volonté que nous appelons sa fin, peut, sil se rapporte à autre chose, être Comparé au repos du pied dans la marche, quand on le pose à terre afin de donner à lautre le point dappui nécessaire pour continuer le chemin. Que si un objet plaît assez pour que la volonté sy repose avec quelque satisfaction, ce nest cependant pas encore là le but où lon tend, car on le rapporte à autre chose; ce nest pas encore la patrie du citoyen, mais le repos ou le séjour du voyageur à lhôtellerie.
CHAPITRE VII.AUTRE TRINITÉ DANS LA MÉMOIRE.
11. Il y a encore une autre trinité, plus intérieure, il est vrai, que celle qui se forme dans les choses sensibles et dans les sens, mais qui cependant y prend sa source : cest quand le regard de lâme est formé par la mémoire, laquelle a conservé le souvenir de lapparence du corps que nous avons senti extérieurement: apparence qui est dans la mémoire, et que nous appelons comme le père de celle qui se forme dans limagination; elle était dans notre mémoire même avant quon y pensât, comme le corps était dans lespace, même avant quil occasionnât la sensation où est résultée la vision. Mais, par leffet de la pensée, de limage conservée par la mémoire il se forme une autre image dans le regard de celui qui pense et en suite de son souvenir, et celle-ci est en quelque sorte le fils de celle que garde la mémoire. Cependant ni lune nest vraiment père, ni lautre vraiment fils. En effet, le regard de lâme formé de la mémoire, alors que notre pensée réveille des souvenirs, ne procède pas de lapparence que nous nous souvenons davoir vue, puisque nous ne pourrions pas nous souvenir si nous navions pas vu; mais ce regard de lâme formé par le souvenir existait déjà avant que nous eussions vu le corps dont nous nous souvenons, et à bien plus forte raison avant que nous le gravassions dans notre mémoire. Ainsi, bien que la forme qui se produit dans le regard de lâme qui se souvient, résulte de celle qui existe dans la mémoire, cependant ce regard nen vient pas et lui est même antérieur. Donc si lune nest pas vrai père, lautre nest pas vrai fils. Mais cette espèce de père et cette espèce de fils nous fournissent une donnée, pour découvrir plus avant et plus sûrement des choses plus intimes et plus vraies. 12. Il est dabord plus difficile de distinguer si la volonté qui unit la vision à la mémoire est père ou fils de lune des deux; et ce qui augmente la difficulté, cest légalité et la similitude de nature et de substance. En effet, il nen est pas ici comme dans lautre cas, où il était facile, comme nous lavons assez prouvé, de discerner le sens informé du corps sensible, (490) et la volonté, de lune et lautre, ou la différence des trois natures. Bien que la trinité dont il sagit maintenant soit introduite du dehors dans lâme, cependant elle sopère à lintérieur et nest pas dune autre nature qpe lâme elle-même. Comment donc peut-on démontrer que la volonté nest pas en quelque façon le père ou le fils, soit de la ressemblance corporelle qui est contenue dans la mémoire, soit de celle qui en est formée quand nous avons un souvenir, puisquelle les unit tellement par la pensée quelles semblent ne faire quun et ne peuvent être discernées que par la raison ? Tout dabord il faut voir quil ne peut y avoir volonté de se souvenir, si les replis de la mémoire ne contiennent, ou en totalité ou en partie, ce dont nous voulons nous souvenir. En effet, on ne saurait vouloir se rappeler une chose oubliée en tout sens et complètement, puisquil faut déjà se souvenir que ce dont on veut se souvenir est ou a été dans la mémoire. Par exemple, si je veux me rappeler ce que nous avons mangé hier à souper, je me souviens ou de mon souper, ou de quelque circonstance qui sy rattache, tout au moins du jour dhier, de la partie du jour où lon soupe dordinaire, et de ce que cest que souper. Si je ne me rappelais rien de ce genre, je ne pourrais vouloir me rappeler ce que jai mangé hier à souper: doù il faut conclure que la volonté de se souvenir procède des choses renfermées dans la mémoire, et en outre de celles qui en sont tirées par le souvenir, cest-à-dire par lunion, qui sopère entre lobjet que nous nous rappelons et la vision qui en est résultée dans le regard de la pensée, au moment où nous nous sommes souvenus. Mais la volonté elle-même qui opère cette union, exige aussi quelque autre chose qui est comme voisin et contigu k celui qui se souvient. Il y a donc autant de trinités de cette espèce quil y a de souvenirs, parce quil ny a pas de souvenir où ne se rencontre ces trois choses: lobjet caché dans la mémoire même avant quon y pense; ce qui se forme dans la pensée quand cet objet est vu, et la volonté qui les unit lun à lautre, les complète et ne fait, elle troisième, quun tout avec eux. Ou bien serait-ce quune trinité de cette espèce consisterait en ceci : que nous appellerions généralement unité tout ce que la mémoire renferme dimages corporelles, unité encore la vision générale de lâme exerçant sur ces objets sa pensée et ses souvenirs, puis, que la volonté intervenant, une troisième, pour joindre ensemble ces deux unités, les trois choses réunies ne formeraient quun seul tout?
CHAPITRE VIII.DIVERSES MANIÈRES DE PENSER.
Mais comme le regard de lâme ne saurait embrasser dun seul coup doeil tout ce que contient la mémoire, les trinités des pensées alternent et se succèdent, doù résulte cette trinité indéfiniment multiple, mais non infinie, tant quon ne sélève pas au-dessus de la somme des choses renfermées dans la mémoire. En effet, sil était possible dadditionner toutes les sensations que lon a éprouvées depuis que lon est en relation avec le monde matériel, voire même celles que lon a oubliées, la quantité en serait certainement fixe et limitée, quoique innombrable. Nous donnons le nom dinnombrable, non-seulement à linfini, mais à toute quantité finie qui excède nos calculs. 13. Mais voici en quoi on peut voir plus clairement que ce qui est caché dans la mémoire nest pas ce qui se reproduit dans la pensée de celui qui se souvient, bien que ces deux choses soient tellement -unies quelles semblent nen faire quune: cest que, en fait dimages corporelles, notre mémoire est limitée au nombre, à létendue, à la qualité des sensations éprouvées : car lâme ne les grave dans sa mémoire que daprès la réalité; tandis que les visions de la pensée occasionnées par ce que la mémoire contient, se multiplient et varient sans nombre et sans fin. Ainsi je ne me souviens que dun soleil, parce que, en réalité, je nai pu en voir quun; mais, si je le veux, jen imaginerai deux, trois, autant quil me plaira; et cette vision multiple de ma pensée est formée de cette même mémoire qui ne se rappelle quun soleil. Et ma mémoire se limite à ce que jai vu. En effet, si je me souviens dun soleil plus grand ou plus petit que celui que jai vu, je ne me souviens pas de ce que jai vu, par conséquent je ne me souviens pas. Mais comme je me souviens, je ne me souviens que dans la proportion où jai vu, et néanmoins je peux à volonté me figurer ce soleil plus grand ou plus petit. Je me souviens donc de lui comme je lai vu; mais je me le figure à mon gré, (491) traçant sa course, sarrêtant où il me plaît, venant doù je veux et se dirigeant où cela me fait plaisir. Je puis même me le figurer carré, bien que ma mémoire le dise rond; je puis lui donner toute sorte de couleurs, bien que je ne laie jamais vu vert, et que par conséquent, je ne puisse me souvenir de lavoir vu tel. Or, ce que je dis du soleil sapplique à toute autre chose. Mais comme ces formes de choses sont corporelles et sensibles, lâme se trompe quand elle les croit au dehors telles quelle se les figure au dedans delle, soit quelles aient cessé dêtre alors que la mémoire les retient encore, soit quelles existent autrement que nous nous les figurons, non plus en vertu de la mémoire, mais par le jeu de limagination. 14. Du reste, nous croyons très-souvent des choses vraies sur la parole de ceux qui nous racontent ce quils ont éprouvé par les sens. Quand nous y pensons daprès ce quon nous dit, il ne paraît pas que la vue de lâme se tourne vers la mémoire, pour y former la vision. Ce nest pas non plus en vertu de nos souvenirs, mais sur le récit dun autre, que nous y pensons. Il semblerait donc quon ne retrouve pas ici cette trinité qui se forme quand limage cachée dans la mémoire et la vision produite par le souvenir sont unies par un tiers, la volonté. En effet, quand on raconte, ce nest pas ce qui était caché dans une mémoire, mais ce que jentends, qui éveille ma pensée. Ici je ne parle pas des mots mêmes, ne voulant pas revenir sur cette trinité qui se forme au dehors dans les choses sensibles et dans les sens. Mais je pense aux espèces de corps que le narrateur indique par des paroles et par des sons, et jy pense, non à laide de ma mémoire, mais sur ce que jentends dire. Néanmoins, si nous y regardons de près, ici encore on ne sort pas des limites de la mémoire. En effet, je ne comprendrais pas même le narrateur, si ce quil dit, si les phrases quil forme frappaient pour la première fois mes oreilles et que je ne me souvinsse pas de chaque chose en général. Par exemple, celui qui me raconte quil a vu une montagne dépouillée de forêts et couverte doliviers, parle à un homme qui se souvient de formes de montagnes, de forêts, doliviers et qui, sil les avait oubliées, ne saurait ce que lon dit et ne pourrait en aucune façon y fixer sa pensée. Ainsi donc, quiconque pense à des objets matériels, soit quil se les imagine, soit-quil entende ou lise un récit même de choses passées, recourt nécessairement à sa mémoire et y trouve le mode et la mesure de toutes les formes quil voit par le regard de la pensée. Car il est absolument impossible de penser à une couleur ou à une forme de corps quon na jamais vue, à un son quon na jamais entendu, à une saveur quon na jamais goûtée, à une odeur quon na jamais respirée, au contact dun corps quon na jamais touché. Et sil est vrai quon ne peut penser à rien de corporel quautant quon en a eu la sensation, précisément parce quon ne peut se souvenir dun objet matériel et qui na pas frappé les sens, il sensuit que la pensée dépend de la mémoire, comme la sensation dépend du corps. En effet, le sens reçoit la forme du corps même que nous sentons, la mémoire la reçoit du sens, et le regard de la pensée lemprunte de la mémoire. 15. Or, comme la volonté unit le sens au corps, ainsi elle unit la mémoire au sens, et le regard de la pensée à la mémoire. Et cette même volonté qui rapproche ces choses et les unit, les détache aussi et les sépare. Par un. simple mouvement du corps elle sépare le sens de lobjet qui limpressionne, ou pour éviter la sensation ou pour la faire cesser. Cest ainsi que nous détournons nos yeux dun objet que nous ne voulons pas voir, ou que nous les fermons. Et ainsi des oreilles pour les sons, ou des narines pour les odeurs. Pour ce qui regarde le toucher, ou nous éloignons le corps que nous ne voulons pas toucher, ou, si nous le touchions déjà, nous lécartons ou le repoussons. Cest ainsi que la volonté empêche, par un mouvement corporel, lunion des sens du corps aux objets sensibles. Elle fait cela autant quelle le peut ; car quand, en agissant de la sorte, elle éprouve quelque difficulté par suite de notre malheureuse condition desclaves mortels, il en résulte une souffrance contre laquelle il ne lui reste quune ressource, la patience. Quant à la mémoire, la volonté la détourne des sens lorsque, se portant elle-même dun autre côté, elle ne la laisse pas sappliquer aux choses présentes. Phénomène facile à remarquer, quand, par exemple, ayant lesprit occupé ailleurs, nous semblons ne pas entendre celui qui parle devant nous. Or, cette apparence est fausse: nous avons bien entendu, mais nous ne nous souvenons pas, parce que (492) le consentement de la volonté, qui grave ordinairement les choses dans la mémoire, était de temps en temps devenu étranger aux mots qui sintroduisaient dans le sens de louïe. il serait plus vrai, en ce cas, de dire : Je ne me souviens pas, que de dire: Je nai pas entendu. Car il en est de même pour la lecture; il mest très-souvent arrivé, après avoir lu une page ou une lettre, de ne pas savoir ce que javais lu et de recommencer. La volonté ayant tourné son attention ailleurs, la mémoire ne sest pas appliquée au sens du corps, comme le sens lui-même était appliqué aux lettres. Cest ainsi que ceux qui marchent, si leur volonté se porte ailleurs, ne savent par où ils ont passé; pourtant, sils ne lavaient pas vu, ils neussent pas marché, ou ils eussent marché avec plus de précaution et à tâtons, surtout sil se fût agi de traverser des lieux inconnus. Mais comme ils marchaient sans difficulté, cest quils ont certainement vu: toutefois leur mémoire nétant pas unie au sens des yeux, comme le sens des yeux létait aux lieux par où ils passaient, ils ne peuvent en aucune façon se souvenir de ce quils ont vu il ny a quun instant. Or vouloir détourner le regard de lâme de ce qui est dans la mémoire, cest simplement ne pas y penser.
CHAPITRE IX.LA FORME EST ENGENDRÉE PAR LA FORME.
16. Dans cette série qui commence à la forme du corps pour finir à celle qui se trouve dans le regard de la pensée, nous trouvons quatre formes qui sont nées graduellement lune de lautre : la seconde de la première, la troisième de la seconde, la quatrième de la troisième. En effet, de la forme du corps qui est vu, naît la forme qui existe dans le sens de celui qui voit; de celle-ci vient celle qui est dans la mémoire, et celle qui est dans la mémoire, produit celle qui naît dans le regard de la pensée. Ainsi la volonté unit trois fois une sorte de père avec son fils : dabord la forme du corps avec celle que celle-ci engendre dans le sens corporel; puis cette seconde avec celle qui se produit dans la mémoire; puis cette troisième avec celle qui en naît dans le regard de la pensée. Mais lunion moyenne, qui est la seconde, quoique plus voisine de la première, ne lui est pas aussi semblable que la troisième. Car il y a deux visions: une de celui qui sent, lautre de celui qui pense; mais pour quil puisse y avoir vision de pensée, il faut que, de la vision de sensation, il se forme dans la mémoire quelque chose de semblable, où le regard de lâme puisse se tourner par la pensée, comme le regard des yeux se tourne, pour voir, vers lobjet matériel. Cest pourquoi jai voulu indiquer deux trinités dans ce genre : une, quand la vision de sensation est produite par le corps, lautre, quand la vision de pensée est formée de la mémoire. Je nai pas voulu marrêter à celle du milieu, parce quon na pas coutume dappeler vision la forme qui se produit dans le sens corporel, quand elle est confiée à la mémoire. Cependant la volonté napparaît en tout ceci que comme le lien qui unit une sorte de père à son fils. Voilà pourquoi, de quelque côté quelle procède, on ne peut lappeler ni père ni fils.
CHAPITRE X.LIMAGINATION AJOUTE AUX OBJETS QUELLE NA PAS VUS CE QUELLE A VU DANS DAUTRES.
17. Or, si nous ne nous rappelons que ce que nous avons senti, et si nous ne pensons quà ce que nous nous rappelons, pourquoi imaginons-nous ordinairement des choses fausses, quand nous navons que des souvenirs vrais des choses que nous avons senties, si ce nest parce que la volonté qui ici unit et sépare ainsi que jai mis tous mes soins à le démontrer dirige à son gré le regard de la pensée qui doit se former, vers les replis de la mémoire, lentraîne à se figurer des choses dont on ne se souvient pas daprès celles dont on se souvient, à prendre ici un trait, là un autre, pour tout réunir en une seule vision quon appellera fausse, ou parce quelle nest pas dans la nature des choses extérieures et sensibles, ou parce quelle nest pas fidèlement produite de la mémoire, puisquon ne se souvient pas davoir rien connu de tel? Par exemple, qui a jamais vu un cygne noir? Personne donc ne sen souvient et pourtant chacun peut sen figurer un. Il est facile, en effet, de revêtir la forme de cygne que nous connaissons, de la couleur noire que nous avons vue dans dautres corps; et comme ici forme et couleur ont été lobjet de nos sensations, lune et lautre sont aussi lobjet de nos souvenirs. Ainsi encore, je nai pas souvenir dun oiseau à quatre pieds, parce que je nen ai point vu; mais je me figure aisément cet être fantastique, en (493) ajoutant à quelque forme doiseau à moi connue, deux autres pieds semblables à ceux que je lui ai vus (Retract., Liv., II, ch. XV. ). Voilà pourquoi, quand nous réunissons ainsi par la pensée des objets que nous navons vus que séparés, il ne semble pas que nous agissions daprès nos souvenirs; et cependant nous nagissons que sous linfluence de la mémoire , à qui nous empruntons les choses multiples et variées que nous arrangeons à notre gré. Il nest pas jusquaux dimensions que nous navons jamais vues dans les corps, qui nexigent aussi le secours de la mémoire; si nous voulons les porter au plus haut degré, nous pouvons donner à quel corps il nous plaira autant détendue que notre regard peut en embrasser dans lunivers. La raison va même plus loin, encore; mais limagination ne peut la suivre. Ainsi par exemple bien que la raison affirme que les nombres sont indéfinis, aucune vue de la pensée ne saurait matériellement se limaginer. La même raison nous dit encore que les corps les plus minimes sont divisibles à linfini; néanmoins quand nous avons atteint la limite des objets les plus tenus et les plus minces que nous nous souvenions davoir vus, notre imagination ne saurait aller plus loin et décomposer davantage, quoique la raison poursuive son travail et divise toujours. Par conséquent toute image matérielle est nécessairement un souvenir, ou formée daprès nos souvenirs.
CHAPITRE XI.NOMBRE, POIDS ET MESURE.
18. Mais comme on peut multiplier les objets qui se sont gravés individuellement dans la mémoire , la mesure pourrait appartenir à la mémoire et le nombre à la vision; parce que, bien que les visions de ce genre puissent se multiplier en quantité innombrable, chacune delles a cependant dans la mémoire des limites quelle ne saurait dépasser. La mesure appartient donc à la mémoire et le nombre à la vision. Cest ainsi que, dans les corps visibles, il existe une mesure déterminée, à laquelle le sens des spectateurs sapplique en très-grand nombre, en sorte que, dun seul corps visible, beaucoup de personnes informent leur vue, et que même un seul homme, parce quil a deux yeux, voit souvent le même objet en double, comme nous lavons dit plus haut. Donc dans tous les objets qui forment la vision, il y a une mesure déterminée; et cest dans les visions mêmes quest le nombre. Or, la volonté qui assemble et ordonne ces deux choses, qui les joint par une certaine unité, et ne place librement le désir de sentir ou de penser que dans les objets doù les visions se forment, la volonté, dis-je, joue ici le rôle de poids. Voilà comment, pour le dire davance, la mesure, le nombre, le poids doivent se retrouver partout ailleurs. Pour le moment , jai démontré autant que je lai pu et comme je lai pu, que la volonté qui unit lobjet visible et la vision espèces de père et de fils soit dans la sensation, soit dans la pensée, ne peut être appelée ni père ni fils. Mais le temps mavertit de chercher cette même trinité dans lhomme intérieur, de laisser là lhomme animal et charnel, quon appelle extérieur et dont jai tant parlé, pour pénétrer au dedans. Là, je lespère, nous pourrons trouver dans certaine trinité limage de Dieu, avec laide de ce même Dieu qui bénira nos efforts : lui qui la création le démontre et la sainte Ecriture latteste a tout réglé avec mesure, avec nombre et avec poids (Sag., XI, 21 ).
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