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LIVRE TREIZIÈME : TRINITÉ DANS LA FOI.
Trinité dans la science. Eloge de la foi chrétienne. Comment la foi des croyants est individuelle. Tous désirent le bonheur, et cependant tous nont pas la foi qui conduit au bonheur. Or cette foi ne se trouve que dans le Christ qui est ressuscité dentre les morts; lui seul peut délivrer de lesclavage du démon par la rémission des péchés. Ce nest point par la force, mais par la justice, que le Christ a dû vaincre le démon quand les paroles de la foi sont confiées à la mémoire, il se forme dans lâme une sorte de trinité, puisque les sons des paroles sont dans la mémoire, même quand lhomme nen forme aucune pensée ; que, quand il y pense, la vision de la mémoire prend naissance, et quenfin la volonté unit le souvenir
LIVRE TREIZIÈME : TRINITÉ DANS LA FOI.
LES ATTRIBUTIONS DE LA SAGESSE ET DE LA SCIENCE, DAPRÈS LES ÉCRITURES.
CERTAINES VOLONTÉS ÉTANT LES MÊMES CHEZ TOUS, SONT CONNUES DE CHACUN EN PARTICULIER.
LE DÉSIR DU BONHEUR EXISTE CHEZ TOUS, MAIS LES VOLONTÉS VARIENT BEAUCOUP SUR LA NATURE DU BONHEUR.
POURQUOI, QUAND TOUS DÉSIRENT LB BONHEUR, PRÉFÈRE-T-ON CE QUI ÉLOIGNE DU BONHEUR.
POINT DE BONHEUR SANS LIMMORTALITÉ.
DIFFICULTÉ : COMMENT SOMMES-NOUS JUSTIFIÉS PAR LE SANG DU FILS DE DIEU?
PAR LE PÉCHÉ DADAM, TOUS LES HOMMES ONT ÉTÉ LIVRÉS AU POUVOIR DU DÉMON.
LA MORT VOLONTAIRE DU CHRIST A SAUVÉ LES HOMMES CONDAMNÉS A MORT.
AUTRES AVANTAGES DE LINCARNATION.
POURQUOI LE FILS DE DIEU A PRIS SON HUMANITÉ DANS LA RACE DADAM ET DANS LE SEIN DUNE VIERGE.
QUELLE EST LA PART DII LA SCIENCE, ET QUELLE EST LA PART DE LA SAGESSE DANS LE VERBE INCARNÉ.
CHAPITRE PREMIER.LES ATTRIBUTIONS DE LA SAGESSE ET DE LA SCIENCE, DAPRÈS LES ÉCRITURES.
1. Dans le livre précédent, le douzième de louvrage, nous avons suffisamment cherché à établir la différence entre la fonction de lâme raisonnable agissant dans les choses temporelles, qui ne renferme pas seulement la connaissance, mais sétend aussi à laction; et lautre fonction plus parfaite de la même âme consistant dans la contemplation des choses éternelles et se bornant à la connaissance. Il est à propos, ce me semble, de citer ici quelques passages des Ecritures, pour rendre cette distinction plus sensible. 2. Saint Jean commence ainsi son évangile: « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. Cest lui qui au commencement était en Dieu. Toutes choses ont été faites par lui, et sans lui rien na été fait. Ce qui a été fait, en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne lont pas comprise. Il y eut un homme envoyé de Dieu, dont le nom était Jean. Celui-ci vint comme témoin pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui. Il nétait pas la lumière, mais il devait rendre témoignage à la lumière. Celui-là était la vraie lumière, qui illumine tout homme venant en ce monde. Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui et le monde ne la pas connu. Il est venu chez lui, et les siens ne lont pas reçu. Mais il a donné le pouvoir dêtre faits enfants de Dieu, à tous ceux qui lont reçu, à ceux qui croient en son nom; qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de lhomme, mais de Dieu. Et le Verbe a été fait chair, et il a habité parmi nous (et nous avons vu sa gloire comme la gloire quun fils unique reçoit de son père) plein de grâce et de vérité (Jean, I, 1-4 ) ». La première partie de ce texte de lEvangile que jai cité en entier se rapporte à ce qui est immuable et éternel et dont la contemplation nous rend heureux; dans ce qui suit, les choses éternelles se trouvent mêlées aux choses temporelles. Par conséquent certaines choses y ont trait à la science, et dautres à la sagesse, suivant la distinction établie dans le douzième livre. En effet ces paroles : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu; cest lui qui au commencement était en Dieu. Toutes choses ont été faites par lui et sans lui rien na été fait. Ce qui a été fait, en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne lont pas comprise»; ces paroles, dis-je, se rapportent à la vie contemplative et présentent un objet quon ne peut voir que par lâme intellectuelle. Et, là, il est hors de doute que plus on fera de progrès, plus on deviendra sage. Mais, daprès ce qui suit : «La lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne lont pas comprise », la foi était évidemment nécessaire pour croire ce quon ne voyait pas. Par ténèbres, lévangéliste entend ici les coeurs des hommes qui se détournent de cette lumière et sont incapables de la voir; cest pourquoi il ajoute : « Il y eut un homme envoyé de Dieu, dont le nom était Jean; celui-ci vint comme témoin pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui ». Voici déjà qui sest passé dans le temps et appartient à la science que procure la connaissance de lhistoire. Or, nous nous figurons Jean comme un homme, daprès la notion de la nature humaine imprimée en (506) notre mémoire. En ceci croyants et incrédules sont daccord: car tous savent ce que cest que lhomme, dont ils ont connu la partie extérieure, cest-à-dire le corps, par les yeux du corps, et la partie intérieure, cest-à-dire lâme, par eux-mêmes, puisquils sont hommes: connaissance qui sentretient par leurs rapports avec lhumanité, en sorte quils peuvent saisir le sens de ces expressions : « Il y eut un homme dont le nom était Jean », puisquils connaissent des noms pour en avoir entendu et en avoir exprimé eux-mêmes. Quant à ce quon ajoute : « Envoyé de Dieu », les croyants ladmettent, les incrédules en doutent ou en rient. Néanmoins les uns et les autres, à moins dêtre du nombre de ces insensés extravagants, qui disent en leur cur : « Il ny a point de Dieu (Ps., XIII, 1 ) », tous en entendant ces paroles, ont la même pensée, savent ce que cest que Dieu, ce que cest que dêtre envoyé par Dieu ; et sils ne le savent pas exactement, ils en ont du moins une idée quelconque. 3. Or, cette foi que chacun voit en son coeur, comme présente sil est croyant, comme absente sil est incrédule, nous la connaissons par un autre moyen que les sens. Il nen est plus ici comme des corps que nous voyons de nos yeux corporels, et auxquels nous pouvons penser en dehors de leur présence, ou au moyen de leurs images imprimées en notre mémoire; ni comme des choses que nous navons pas vues, dont nous nous formons, daprès celles que nous avons vues, une idée quelconque que nous confions à notre mémoire pour y recourir à volonté, et voir ces choses, ou plutôt pour voir en souvenir leurs images que nous avons fixées plus ou moins exactement; ni comme dun homme vivant, dont lâme, bien que nous ne la voyions pas, nous est connue par la nôtre, dont les mouvements corporels attestent la vie à nos yeux, et que nous pouvons encore revoir par la pensée. Non : ce nest pas ainsi que la foi se fait voir dans le coeur où elle habite, par celui qui la possède; mais il la connaît dune science très-certaine et par le cri de sa conscience. Et bien que lon nous ordonne de croire, précisément parce que nous ne pouvons voir ce que lon nous ordonne de croire, néanmoins nous voyons cette foi en nous, quand elle y est : parce que la foi aux choses même absentes, est présente; parce que la foi aux choses extérieures, est intérieure; parce que la foi aux choses qui ne se voient pas, est visible, et quelle se forme dans le temps au coeur des hommes, et en disparaît quand de fidèles ils deviennent infidèles. Mais quelquefois on croit à des choses fausses; il est même reçu dans le langage de dire : On a ajouté foi à un tel, et il a trompé. Cest avec raison que cette sorte de foi si elle mérite ce nom disparaît du coeur, quand la vérité, une fois découverte, len expulse. Or il est désirable que la foi aux choses vraies devienne la réalité même. On ne peut pas dire en effet que la foi a disparu, quand on voit ce que lon croyait. Mais peut-on encore lui conserver le nom de foi, après la définition que donne lApôtre dans lEpître aux Hébreux, où il dit que la foi est la conviction des choses quon ne voit point (Héb., XI, 1 )? 4. Les paroles qui suivent: « Celui-ci vint comme témoin pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui », se rapportent, comme nous lavons dit, à laction temporelle. En effet, cest dans le temps quon rend témoignage de la chose éternelle, qui est la lumière des intelligences. Cest pour rendre témoignage de cette chose quest venu Jean qui « nétait point la lumière, mais pour rendre témoignage à la lumière ». Car lEvangéliste ajoute : « Celui-là était la vraie lumière, qui illumine tout homme venant en ce monde. Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne la pas connu. Il est venu chez lui, et les siens ne lont point reçu». Ceux qui savent notre langue comprennent toutes ces expressions daprès les choses quils connaissent. De ces choses, les unes nous sont connues par les sens du corps, comme lhomme, par exemple, comme le monde, dont nous voyons si clairement létendue, comme les sons de ces paroles mêmes, car louïe est aussi un sens; les autres ne sont comprises que par la raison de lâme, comme celles-ci par exemple : « Et les siens ne lont pas reçu ». Le sens est en effet : Ils nont pas cru en lui, et cette idée, ce nest point par les sens du corps, mais par la raison de lâme, quelle vient en nous. Quant aux paroles mêmes je ne parle pas des Sons, mais de leurs significations nous les avons apprises en partie par le sens du corps, en partie par la raison de lâme. Ce nétait pas pour la (507) première fois que nous les entendions, mais celles que nous avions entendues, et non-seulement ces paroles, mais aussi leurs significations nous les connaissions, nous les tenions dans notre mémoire, et nous navons fait que les reconnaître ici. Le dissyllabe « monde n, par exemple, en tant que son, est une chose matérielle et se perçoit par le corps, cest-à-dire par loreille; mais ce quil signifie est aussi connu par le corps, cest-à-dire par les yeux de la chair. En effet le monde, en tant quil est connu, est connu par la vue. Mais ce mot de quatre syllabes, crediderunt (ils ont cru), en tant que son, est aussi connu par loreille de la chair, puisquil est matériel; seulement ce nest plus le sens du corps, mais la raison de lâme, qui en fait connaître la signification. En effet, si nous ne connaissions pas par notre âme ce que signifie : Ils nont pas cru, nous ne saurions pas quelle est la chose que nont pas voulu faire ceux dont on dit : « Et les siens ne lont pas reçu ». Le son du mot frappe donc extérieurement les oreilles du corps, et atteint le sens quon appelle louïe. La forme de lhomme est également une connaissance imprimée en nous-mêmes, et extérieurement présente aux divers sens du corps : aux yeux, quand on le voit; aux oreilles, quand on lentend; au toucher, quand on le tient et quon le touche; notre mémoire en garde même limage, incorporelle il est vrai , mais semblable à un corps. Le monde enfin, cette merveilleuse beauté, est aussi extérieurement présent et à nos yeux, et. à ce sens quon appelle le toucher, quand nous en touchons quelque chose; mais, au dedans de nous encore, notre mémoire en garde limage à laquelle nous recourons par la pensée, quand nous sommes renfermés entre des murailles ou plongés dans les ténèbres. Du reste, nous nous sommes assez étendu, dans le onzième livre, sur ces images des choses matérielles, immatérielles elles-mêmes, mais semblables aux corps et appartenant à la vie de lhomme extérieur. Maintenant il sagit de lhomme intérieur et de sa science des choses temporelles et changeantes. Quand , pour atteindre son but , cette science emprunte quelque chose à ce qui appartient à lhomme extérieur, ce doit être pour en tirer un enseignement à lappui de la science rationnelle. Cest ainsi que lusage rationnel de ce que nous avons de commun avec les animaux privés de raison, appartient à lhomme intérieur, et on ne peut dire quil nous soit commun avec les animaux privés de raison.
CHAPITRE II.LA FOI VIENT DU COEUR ET NON DU CORPS ELLE EST EN MÊME TEMPS COMMUNE ET INDIVIDUELLE CHEZ TOUS LES CROYANTS.
5. Or la foi, dont notre raison sent le besoin de parler plus longuement dans ce livre, celle dont la possession fait ce quon appelle les fidèles, et la privation , les infidèles les infidèles, comme ceux qui nont pas reçu le Fils de Dieu venant chez lui la foi, dis-je, bien quelle nous vienne par tradition, nappartient cependant pas à ce sens du corps quon appelle louïe, parce quelle nest pas un son; ni aux yeux de la chair, parce quelle nest ni une couleur, ni une forme de corps; ni au sens quon appelle le toucher, parce quelle na rien de palpable; ni enfin à aucun sens corporel, parce quelle est une affaire de coeur, et non de corps. Elle nest point non plus en dehors de nous, mais au plus intime de notre être; personne ne la voit chez un autre, mais chacun la voit en soi. Enfin elle peut nexister quen apparence et être supposée là où elle nest pas. Ainsi, chacun voit en soi sa propre foi; il la croit chez un autre sans la voir, et ly croit avec dautant plus dassurance, quil aperçoit mieux les fruits quelle a coutume de produire par la charité (Gal., V, 6 ). Cest pourquoi elle est commune à tous ceux dont lEvangéliste parle, quand il ajoute: « Mais il a donné le pouvoir dêtre faits enfants de Dieu, à tous ceux qui lont reçu, à ceux qui croient en son nom; qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de lhomme, mais de Dieu ». Cette foi, dis-je, est commune, non pas à la manière dune forme corporelle, visible pour tous les yeux, mais à peu près dans le sens où lon dit de la figure humaine quelle est commune à tous les hommes, bien que chacun ait la sienne. Cest en effet, avec la plus parfaite vérité, que nous disons que la foi de ceux qui croient la même chose provient dune doctrine absolument une. Mais autre chose sont les objets de la foi, autre chose la foi elle-même. Ceux-là consistent en des choses que lon dit être (508) actuellement, ou avoir été, ou devoir être; tandis que la foi est dans lâme du croyant, visible seulement pour celui qui la possède, quoiquelle existe aussi chez les autres, non pas elle précisément, mais une autre toute semblable. Car cest par le genre, et non par le nombre quelle est une; et nous la disons une plutôt que multiple, à cause de la ressemblance et de labsence de toute diversité. Quand nous voyons deux hommes parfaitement semblables, nous disons quils nont quune figure pour les deux et nous en sommes étonnés. Il serait plus juste de dire quil y avait beaucoup dâmes à les prendre chacune en particulier chez ceux dont il est dit aux Actes des Apôtres, quils navaient quune âme (Act., IV, 32 ), que de se hasarder à avancer quil y a autant de fois que de fidèles, quand lApôtre dit: « Il y a une seule foi (Eph., IV, 5 )». Et cependant celui qui a dit : « O femme, ta foi est grande (Matt., XV, 28 )»; et à un autre: « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté (Id., XIV, 31 )? » laisse assez entendre que chacun a la sienne. Mais on dit de la foi de ceux qui croient les mêmes choses, quelle est une, comme on le dit de la volonté de ceux qui veulent les mêmes choses; bien que parmi ceux qui veulent les mêmes choses, chacun ne connaisse que sa volonté, et ignore celle de son voisin, bien que celui-ci veuille la même chose; et si ce voisin manifeste sa volonté par des signes, on croit encore à cette volonté plutôt quon ne la voit. Assurément personne, ayant conscience de soi-même, ne sapproprie cette volonté; seulement il lentrevoit clairement.
CHAPITRE III.CERTAINES VOLONTÉS ÉTANT LES MÊMES CHEZ TOUS, SONT CONNUES DE CHACUN EN PARTICULIER.
6. Il existe, dans une nature vivante et douée de raison, une telle uniformité de tendance, que, bien que lon ne connaisse pas la volonté de lautre, il est cependant des volontés générales qui sont connues de chacun en particulier, tellement que lindividu, ignorant ce que veut tel autre individu, sait cependant ce que tous veulent sur certains points. De là cette charmante facétie dun comédien, qui avait promis sur le théâtre de révéler dans la représentation suivante ce que tous les spectateurs penseraient et désireraient, et au jour fixé, au milieu dune foule plus nombreuse que jamais, pendant que tous étaient silencieux et en suspens, sécria, dit-on: Vous voulez tous acheter à bon marché et vendre cher. Cette plaisanterie de bouffon, imprévue et pourtant conforme à la vérité, rencontra au écho dans toutes les consciences, et dimmenses applaudissements éclatèrent. Or pourquoi la promesse de manifester la volonté de tout le monde excita-t-elle une si vive curiosité, sinon parce que chacun ignore la volonté des autres? Et pourtant ce comédien ignorait-il celle-là ? Est-il personne qui lignore? Et quelle en est la raison, si ce nest parce quon peut raisonnablement former certaines conjectures sur les autres daprès soi-même, en vertu de luniformité des affections et des tendances de nos défauts ou de notre nature? Mais autre chose est de voir sa propre volonté, autre chose détablir des conjectures, même les mieux fondées, sur la volonté dun autre. En fait de choses humaines, je ne suis pas plus certain de lexistence de Rome que jai vue, que de celle de Constantinople que je ne connais que sur le témoignage dautrui. Ce bouffon, soit en se considérant lui-même, soit par lexpérience des hommes, était convaincu que tout le monde désire acheter à bon marché et vendre cher. Mais comme au fond cest un défaut, chacun peut acquérir la justice à ce point de vue, ou tomber dans quelque autre défaut opposé à celui-là, de manière à lui résister et à le vaincre. Jai connu un homme à qui on offrait un livre à acheter, et qui sapercevant au bon marché que le marchand en ignorait la valeur, lui en donna, à son grand étonnement, le juste prix qui était bien plus considérable. Et si un homme était descendu assez bas dans le vice pour vendre à vil prix lhéritage de ses parents, et acheter à tout prix la satisfaction de ses passions? Ce genre de luxe nest pas impossible, je pense; si on cherchait bien, on en trouverait des exemples, et même, sans chercher, on rencontrera peut-être des hommes qui, plus coupables que les personnages de théâtre et dépassant tout ce qui se débite et se représente sur la scène, achètent le déshonneur à grand prix, et vendent à vil prix leurs domaines. Jai aussi connu des hommes qui, par générosité, achetaient des (509) grains plus cher et les vendaient à meilleur marché à leurs concitoyens. Ce que le vieux poète Ennius a dit: « Tous les mortels aiment la louange», il la dit daprès ce quil avait éprouvé de lui-même et de quelques autres, il la conjecturé de tous, et paraît bien avoir exprimé un goût universel. Si le bouffon eût dit: vous aimez tous la louange, personne de vous naime le blâme, on pourrait encore affirmer quil aurait exprimé une vérité générale. Cependant il y a des hommes qui détestent leurs propres défauts, qui se déplaisent à eux-mêmes sous ce point de vue, ne désirent point être loués par les autres, et sont même reconnaissants des reproches quon leur adresse, quand ils sont inspirés par la bienveillance et dans le but de les corriger. Mais si le comédien eût dit Vous voulez tous être heureux, personne de vous ne veut être malheureux, cette fois il naurait rencontré que ce que chacun découvre au fond de sa volonté. Car quel que soit lobjet des plus secrets désirs, il se rattache toujours à cette aspiration si connue de tous et chez tous.
CHAPITRE IV.LE DÉSIR DU BONHEUR EXISTE CHEZ TOUS, MAIS LES VOLONTÉS VARIENT BEAUCOUP SUR LA NATURE DU BONHEUR.
7. Tous désirant obtenir et conserver le bonheur, il est surprenant de voir combien les volontés sont différentes sur la nature du bonheur. Non que tous ne le désirent, mais tous ne le connaissent pas. Si, en effet, tous le connaissaient, les uns ne le placeraient pas dans la vertu de lâme, les autres dans la volupté charnelle, ceux-ci dans lune et lautre, ceux-là et ceux-là encore dans mille et mille autres objets différents; car pour déterminer ce que çest que la vie heureuse, chacun na consulté que son attrait. Comment donc tous éprouvent-ils une telle ardeur pour ce que tous ne connaissent pas? Peut-on aimer ce quon ne connaît pas? Cest une question que jai déjà traitée dans les livres précédents (Liv., VIII, ch. IV et suiv. ; liv., X, ch. IV.). Pourquoi donc tous désirent-ils le bonheur, et tous ne connaissent-ils pas le bonheur? Serait-ce que tous savent en quoi il consiste, mais non où il est, et que de là proviendrait la divergence dopinions, à peu près comme sil sagissait de trouver un lieu en ce monde où quiconque désire le bonheur serait sûr de le trouver, et comme si on ne cherchait pas aussi bien où est le bonheur quen quoi il consiste. En effet, sil consiste dans la volupté du corps, celui qui jouit de cette volupté est heureux; sil consiste dans la vertu de lâme, celui qui possède cette vertu, le possède, et sil consiste dans les deux, celui qui les réunit a trouvé le moyen dêtre heureux. Quand donc lun dit: Jouir de la volupté du corps, cest être heureux; et lautre : Jouir de la vertu de lâme, cest être heureux : nest-ce pas ou que tous les deux ignorent ce que cest que le bonheur, ou quils ne le savent pas tous les deux? Comment donc tous les deux laiment-ils, si personne ne peut aimer ce quil ignore? Serait-ce que le principe que nous avons posé comme indubitable et certain, à savoir que tous veulent être heureux, nest quune fausseté? Car, par exemple, si le bonheur consiste à vivre vertueux, comment celui qui ne veut pas être vertueux, veut-il être heureux? Ne serait-il pas plus juste de dire : Cet homme ne veut pas être heureux, car il rie veut pas être vertueux, la vertu étant la condition obligée du bonheur? Or, si pour être heureux il faut être vertueux, tous ne veulent pas être heureux, il y en a même bien peu, car beaucoup ne veulent pas être vertueux. Ainsi donc ce serait une erreur, le principe sur lequel Cicéron, lacadémicien, na pas élevé le moindre doute (et pour les académiciens tout est douteux) lui qui, dans son dialogue, appelé Hortensius, voulant établir sa discussion sur une base incontestée, débute par ces mots: « Il est certain que nous « voulons tous être heureux ». Loin de nous la pensée de le dire! Mais quoi alors? Faudra-t-il dire que, quoique le bonheur ne soit pas autre chose quune vie vertueuse, on peut cependant désirer dêtre heureux et ne pas vouloir être vertueux? Ce serait par trop absurde. Ce serait dire: celui qui ne veut pas être heureux, veut être heureux. Peut-on entendre, peut-on supporter une telle contradiction? Et cependant il le faut, sil est vrai que tous veulent être heureux et que tous ne veulent pas la condition essentielle du bonheur. (510)
CHAPITRE V.SUITE DU MÊME SUJET.
8. Ou bien nous tirerons-nous dembarras en disant que, chacun ayant placé le bonheur dans ce qui le charmait davantage, Epicure dans la volupté, Zénon dans la vertu, et dautres dans dautres choses, nous le ferons consister uniquement à vivre selon son attrait, en sorte quil sera toujours vrai daffirmer que chacun désire dêtre heureux, puisque chacun veut vivre le la manière qui lui plaît davantage? Si cette proposition eût été énoncée au théâtre, chacun laurait retrouvée au fond de sa volonté. Mais Cicéron sétant fait cette objection, y répond de manière à faire rougir ceux qui pensent de la sorte. « Des « hommes », dit-il, « qui ne sont point philosophes, il est vrai, mais qui sont toujours prêts à discuter, disent que tous ceux qui vivent à leur gré sont heureux », précisément ce que nous disions : vivre selon son attrait. Puis il ajoute : « Cest évidemment une erreur. Car vouloir ce qui ne convient pas, est une chose très-misérable; et cest un moindre malheur de ne pas obtenir ce quon désire que de désirer ce quon ne doit pas posséder ». Parole excellente et parfaitement vraie. Quel est, en effet, lhomme assez aveugle desprit, tellement étranger à tout sentiment dhonneur, tellement enveloppé des ténèbres de lopprobre, quil appelle heureux, parce quil vit à son gré, celui qui vit dans le crime et la honte, assouvit ses volontés les plus coupables et les plus dégradantes, sans que personne sy oppose, ou en tire punition, ou ose seulement hasarder un reproche, peut-être même aux applaudissements de la foule, puisque, selon la divine Ecriture : « Le pécheur est glorifié dans les désirs de son âme, et celui qui commet liniquité, reçoit des bénédictions (Ps., IX, 3 )? » Certainement, si ce pécheur navait pu accomplir ses criminelles volontés, tout malheureux quil serait, il le serait moins quil ne lest. Sans doute une mauvaise volonté suffit à elle seule pour rendre malheureux; mais le pouvoir de lassouvir rend plus malheureux encore. Ainsi donc, puisquil est vrai que tous les hommes désirent dêtre heureux, quils y tendent de toute lardeur de leurs voeux, et que tous leurs autres désirs se ramènent à celui-là; puisque personne ne peut aimer ce dont il ignore absolument la nature et la qualité, et quil ne peut ignorer la nature de lobjet quil sait être le but de sa volonté: il sensuit que tout le monde connaît la vie heureuse. Or, tous ceux qui sont heureux ont ce quils désirent, bien que tous ceux qui ont ce quils désirent ne soient pas pour cela heureux; mais ceux-là sont nécessairement malheureux qui nont pas ce quils désirent, ou qui possèdent ce quil ne convient pas de désirer. Il ny a donc dheureux que celui qui tout à la fois possède tout ce quil désire et ne désire rien quil soit mauvais de posséder.
CHAPITRE VI.POURQUOI, QUAND TOUS DÉSIRENT LB BONHEUR, PRÉFÈRE-T-ON CE QUI ÉLOIGNE DU BONHEUR.
9. Puisque la vie heureuse est à ces deux conditions, puisque tous la connaissent, que tous la désirent, pourquoi les hommes, quand ils ne peuvent réunir ces deux conditions, préfèrent-ils avoir tout ce quils désirent, plutôt que de navoir que de bons désirs, même sans la possession? Est-ce donc par un effet de la dépravation humaine, que les hommes, sachant quon ne peut être heureux quand on na pas ce que lon désire, ni quand on possède ce quon ne doit pas désirer, mais seulement quand on possède tous les biens quon désire et quon ne désire rien de mauvais : que sachant cela, dis-je, et ne pouvant réunir ces deux conditions nécessaires au bonheur, ils préfèrent ce qui éloigne du bonheur car celui qui possède lobjet de coupables désirs en est bien plus éloigné que celui qui ne possède point lobjet de ses désirs tandis quon devrait bien plutôt choisir et préférer le désir du bien, même sans la possession de lobjet désiré? Car celui-là est bien près du bonheur, qui ne veut absolument que le bien, que ce qui le rendra heureux quand il le possédera. Et certainement ce nest pas le mal, mais le bien, qui procure le bonheur, quand bonheur il y a; et cest déjà un bien et un bien dun grand prix, davoir la bonne volonté, celle qui désire jouir des biens dont la nature humaine est capable, et nullement du mal quelle peut commettre ou posséder; qui ne recherche les biens de cette misérable vie quavec (511) prudence, tempérance, force, esprit de justice, et les acquiert dans la mesure de ses forces, de manière à rester bonne au milieu des maux, et à atteindre un jour le bonheur, quand tous les maux seront finis et tous les biens accomplis.
CHAPITRE VII.LA FOI EST NÉCESSAIRE A LHOMME POUR PARVENIR UN JOUR AU BONHEUR, CE QUI NAURA LIEU QUE DANS LA VIE A VENIR. RIDICULE ET MISÉRABLE BONHEUR DES ORGUEILLEUX PHILOSOPHES.
10. Conséquemment la foi en Dieu est surtout nécessaire en cette vie si pleine derreurs et de peines. Il nest pas possible dimaginer doù viendraient les biens, particulièrement ceux qui rendent bon et ceux qui rendront heureux, sils ne descendent pas de Dieu sur lhomme pour lenrichir. Mais quand, au sortir de cette vie, celui qui sera resté bon et fidèle au milieu de ses misères, entrera dans la vie heureuse, alors il lui arrivera ce qui est absolument impossible ici-bas, de vivre selon ses désirs. En effet, au sein de cette félicité, il ne voudra plus le mal, il ne voudra rien de ce quil naura pas, et il ne lui manquera rien de ce quil désirera. Il aura tout ce quil aimera, et ne désirera rien de ce quil naura pas. Tout ce qui sera là, sera bon, le Dieu souverain sera le souverain bien et appartiendra en jouissance à ceux qui laiment: et, pour comble de bonheur, on aura la certitude que cela durera toujours. Sans doute, les philosophes se sont fait certains genres de bonheur, au gré de leurs caprices, comme sil eussent pu, par leur vertu propre, ce qui est impossible à la condition humaine, vivre comme ils voudraient. Ils sentaient que pour être heureux, il faut absolument posséder ce quon désire, et ne rien souffrir de ce quon ne veut pas souffrir. Or, qui ne voudrait avoir à sa disposition le genre de vie qui lui plaît et quil appelle le bonheur, de manière à le faire toujours durer ? Mais qui le peut? Quel homme désire, pour lhonneur de les supporter avec courage, même les incommodités quil veut et peut supporter quand il les éprouve? Qui désire vivre dans les tourments, même parmi ceux qui sauraient y vivre vertueux à laide de la patience et sans sécarter de la justice ? Tous ceux, justes ou pécheurs, qui ont enduré des maux de ce genre, soit quils les aient désirés, soit quils aient redouté de perdre ce quils aimaient, tous savaient bien que ces maux seraient passagers. Beaucoup même tendaient courageusement, à travers des épreuves éphémères, à des biens qui ne devaient pas finir. Et certainement lespérance rend heureux ceux qui souffrent ainsi des maux passagers, par lesquels on achète des biens qui dureront toujours. Mais être heureux en espérance, ce nest pas encore être heureux, puisque cest attendre par la patience un bonheur quon ne possède pas encore. Or, celui qui na pas cette espérance, qui souffre sans attendre cette récompense, celui-là a beau être patient: il nest pas véritablement heureux, il nest que courageusement malheureux. Car il ne cesse pas dêtre malheureux parce quil le serait davantage, sil supportait impatiemment son malheur. Mais quand même il ne souffrirait pas en son corps ce quil ny veut pas souffrir, il ne serait pas heureux pour autant, puisquil ne vit pas comme il veut. En effet, pour ne pas parler dautres maux qui atteignent lâme sans blesser le corps, dont nous voudrions être exempts et qui sont sans nombre, assurément il voudrait, sil était possible de maintenir son corps dans cet état de santé et dintégrité, et de nen être jamais incommodé, il voudrait que cela dépendît de sa volonté, ou de lincorruptibilité du corps lui-même. Or cela nétant pas ou restant fort précaire, il ne vit certainement pas comme il veut. En effet, bien quil soit disposé à accepter et à supporter courageusement tout ce qui peut lui arriver de fâcheux, il aimerait cependant mieux quil ne lui arrivât rien et il fait tout ce quil peut pour se garantir. Il est donc prêt à lalternative : il désire lun, et il évite lautre, autant que possible, et si ce quil évite lui arrive, il le supportera patiemment parce quil na pu obtenir ce quil désirait. Il fait donc effort pour ne pas être accablé, mais il voudrait être débarrassé du fardeau. Peut-ou dire alors quil vit comme il veut? Serait-ce parce quil est disposé à supporter de bon coeur ce quil aurait voulu éviter ? Alors cest vouloir ce quon peut, quand on ne peut pas ce quon veut. Pourtant voilà tout le bonheur dirai-je ridicule ? dirai-je misérable ? de ces fiers mortels qui se vantent de vivre comme ils veulent, parce quils supportent volontiers et patiemment ce quils voudraient bien pouvoir éviter. Cest là, (512) disent-ils, le sage avis que donne Térence: « Si ce que tu veux est impossible, tâche de vouloir ce que tu peux (Andr., act. II, sc,. I, V, 5, 6) ». Excellent conseil, qui le nie ? Mais conseil donné à un malheureux, pour lempêcher dêtre malheureux. Quant à celui qui possède réellement le bonheur que tout le monde désire, il ne serait ni vrai ni juste de lui dire: Ce que tu veux est impossible. Car, sil est heureux, tout ce quil veut est possible, puisquil ne veut rien dimpossible. Mais cette vie nappartient pas à notre condition mortelle; elle nest possible quau sein de limmortalité. Et si limmortalité ne peut être le partage de lhomme, cest en vain quil cherche le bonheur : car il ny a pas de bonheur sans limmortalité.
CHAPITRE VIII.POINT DE BONHEUR SANS LIMMORTALITÉ.
11. Puisque tous les hommes désirent être heureux, si ce désir est sincère, ils veulent aussi être immortels : car sans cela ils ne pourraient être heureux. Du reste, quand on les interroge sur limmortalité, ils répondent, comme pour le bonheur, quils la désirent tous. Mais cest en cette vie quon cherche, ou plutôt quon rêve un bonheur quelconque plus nominal que réel, tandis quon désespère de limmortalité sans laquelle le vrai bonheur est impossible. En effet, comme nous lavons dit et suffisamment prouvé plus haut, celui-là seul vit heureux qui vit comme il veut et ne veut rien de mauvais. Or, ce nest pas vouloir une chose mauvaise que de vouloir limmortalité, si, par la grâce de Dieu, lâme humaine en est capable; et si lâme humaine nen est pas capable, elle ne lest pas non plus du bonheur. Car pour que lhomme vive heureux, il faut quil vive. Or, comment la vie continuera-t-elle à être heureuse chez celui qui meurt et que la Vie abandonne? Mais quand la vie labandonne, ou cest malgré lui, ou il y consent, ou i1 y est indifférent. Dans le premier cas, comment appeler heureuse une vie à laquelle on tient et dont on nest pas maître? Et si lhomme ne peut être heureux quand il désire sans posséder, à combien plus forte raison ne pourra-t-il lêtre quand il se verra privé, non des honneurs, ou des biens, ou de tout autre objet, mais de la vie heureuse elle-même, puisque toute vie aura cessé pour lui? Et quoiquil nait plus le sentiment de ses maux car la vie heureuse ne cesse que parce que toute vie a disparu il est cependant malheureux tant quil sent, parce quil sait quil perd malgré lui ce pourquoi il aime tout le reste et ce quil aime par-dessus tout le reste. La vie ne peut donc tout à la fois être heureuse et quitter quelquun malgré lui: car personne nest heureux malgré lui. Par conséquent combien ne rend-elle pas plus malheureux lhomme quelle quitte malgré lui , elle qui le rendrait déjà malheureux si elle simposait à lui contre son gré? Que sil consent à la perdre, comment lappellera-t-on heureuse, quand celui qui la possède désire la voir finir ? Reste le troisième cas, lindifférence de lhomme heureux: cest-à-dire lhypothèse où, toute vie lui faisant défaut, la vie heureuse labandonne, sans quil le désire, sans quil sy refuse, son coeur restant paisible et prêt à tout. Mais ce nest pas encore là la vie heureuse, puisquelle mie mérite pas même lamour de celui quelle rend heureux. Est-ce en effet une vie heureuse, celle que naime pas celui qui la possède ? Et comment aimerait-on une vie à la conservation ou à la perte de laquelle on est indifférent ? A moins que les vertus mêmes que nous aimons en vue du bonheur, naillent jusquà nous détourner de lamour du bonheur. Dans ce cas, nous cessons de les aimer elles-mêmes, puisque nous naimons plus la seule chose, pour laquelle nous les aimions. Ensuite que deviendra cet axiome si senti, si réfléchi, si clair, si certain, que tous les hommes désirent être heureux, si ceux qui sont heureux ne tiennent pas à lêtre? Que sils y tiennent, comme la vérité le crie, comme lexige impérieusement la nature eu qui le Créateur souverainement bon et immuablement heureux en a mis le besoin, si, dis-je ceux qui sont heureux veulent être heureux , évidemment ils ne veulent pas que leur bonheur suse et périsse. Or, ils ne peuvent être heureux quen vivant; ils ne veulent donc pas que leur vie cesse. Donc tous ceux qui sont heureux ou veulent lêtre, désirent être immortels. Or on nest pas heureux, si lon na pas ce que lon veut; donc la vie ne peut absolument être heureuse, si elle nest immortelle. (513)
CHAPITRE IX.CE NEST PAS LE RAISONNEMENT HUMAIN, MAIS LA FOI QUI NOUS DONNE LA CERTITUDE DE LIMMORTALITÉ DANS LE BONHEUR.
12. La nature humaine est-elle capable de ce bonheur quelle reconnaît comme si désirable? voilà une grave question. Mais si lon consulte la foi qui anime ceux à qui Jésus a donné le pouvoir dêtre faits enfants de Dieu, tout doute disparaît. Parmi ceux qui ont essayé dappuyer cette thèse sur des raisonnements humains, un bien petit nombre, doués dun grand génie, ayant beaucoup de loisirs, très-versés dans les subtilités des sciences, ont pu parvenir à trouver des preuves de limmortalité de lâme seulement. Néanmoins ils nont pu découvrir pour elle un bonheur permanent, cest-à-dire véritable : car ils ont prétendu quaprès avoir goûté ce bonheur, elle rentrait dans les misères de cette vie. Et ceux qui nont pas osé partager cette opinion, mais qui ont cru que lâme, une fois purifiée, jouirait sans son corps dun bonheur éternel, ont émis sur léternité du monde des idées tout à fait contradictoires à leur opinion sur lâme. Il serait long den donner ici la preuve; mais nous croyons nous être suffisamment étendu sur ce sujet dans le douzième livre de la Cité de Dieu (Ch., XX). Mais la foi chrétienne se fonde sur lautorité de Dieu, et non sur le raisonnement humain, pour promettre limmortalité , et par conséquent le vrai bonheur, à lhomme tout entier, à lhomme composé dune âme et dun corps. Voilà pourquoi, après que lévangéliste a dit que Jésus a donné « le pouvoir dêtre faits enfants de Dieu à ceux qui lont reçu» cest-à-dire, comme il lexplique en peu de mots, « à ceux qui croient en son nom » après avoir ajouté comment seront faits enfants de Dieu ceux « qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de lhomme, mais de Dieu » : pour ne pas nous décourager par la comparaison dune si haute dignité avec ce poids dinfirmité humaine que nous voyons et que nous portons, il se hâte de dire : « Et le Verbe a été fait chair et il a habité parmi nous (Jean, I, 12, 14 ) » ; pour nous convaincre, par le contras(e, dune chose qui eût semblé incroyable. En effet, si Celui qui est par nature Fils de Dieu, est devenu fils de lhomme par compassion pour les enfants des hommes et cela est, puisque « le Verbe a été fait chair et a habité parmi nous» hommes combien nest-il pas plus croyable que ceux qui sont par nature enfants des hommes, soient faits enfants de Dieu par la grâce de Dieu, et habitent en Dieu, en qui et par qui seul ils peuvent être heureux, en participant à son immortalité ? Cest pour nous convaincre de cette vérité que le Fils de Dieu a daigné revêtir notre nature mortelle.
CHAPITRE X.AUCUN MOYEN NÉTAIT PLUS CONVENABLE QUE LINCARNATION DU VERBE POUR DÉLIVRER LHOMME DES MISÈRES DE CETTE VIE MORTELLE. NOS MÉRITES SONT DES DONS DE DIEU.
13. Cest peu de réfuter ceux qui disent: Dieu navait-il donc pas dautre moyen de délivrer lhomme des misères de cette vie mortelle, que dexiger que son Fils unique, Dieu éternel comme lui, se fît homme, en prenant une âme et un corps semblables aux nôtres, devint mortel et souffrît la mort? cest peu, dis-je, de leur répondre en affirmant que ce moyen était bon, que Dieu, en daignant nous délivrer par Jésus-Christ homme et Médiateur entre Dieu et les hommes, a agi dune manière conforme à sa dignité. Il faut aussi leur prouver que si Dieu, dont le domaine sur toutes choses est absolu, ne manquait pas dautres moyens également possibles, il ny en avait pas, et ny en pouvait avoir de plus convenable pour guérir notre misère. Etait-il rien, en effet, de plus nécessaire, pour ranimer notre espérance, pour relever nos âmes abattues sous le fardeau de notre condition mortelle, les empêcher de désespérer de limmortalité, que de nous faire voir combien Dieu nous estimait, et combien il nous aimait? Or, était-il possible den donner une preuve plus claire, plus éclatante que celle-là: le Fils de Dieu, immuablement bon, restant ce quil était en lui-même, prenant de nous et pour nous ce quil nétait pas; daignant, sans rien perdre de sa propre nature, revêtir la nôtre; portant le poids de nos péchés, sans en avoir commis aucun; et aussitôt que nous croyons à létendue de son amour, et que nous rentrons dans nos espérances perdues, nous versant ses dons, par pure générosité, sans que nous les ayons mérités en rien par (514) des bonnes oeuvres, après même que nous nous en sommes rendus indignes par nos fautes? 14. Car ce que nous appelons nos mérites, ne sont pas autre chose que ses dons. En effet, pour que la foi agisse par la charité (Gal., V, 6 ), « la charité de Dieu est répandue en nos coeurs par lEsprit- Saint qui nous a été donné (Rom., V, 5) ». Or lEsprit nous a été donné après que Jésus a été glorifié par sa résurrection. Il avait promis de lenvoyer alors, et il la envoyé (Jean, XX, 22, VII, 39, XV, 26. ) ; parce que cétait alors que sétait vérifié ce qui avait été écrit et prédit de lui: « Montant au ciel, il a conduit une captivité captive : il a donné des dons aux hommes ( Eph., IV, 8 ; Ps., LXVII, 19 ) ». Ces dons, ce sont nos mérites, à laide desquels nous parvenons au souverain bien, limmortelle félicité. « Dieu », dit lApôtre, « témoigne son amour pour nous en ce que, dans le temps où nous étions encore pécheurs, le Christ est mort pour nous. Maintenant donc, justifiés par son sang, nous serons, à plus forte raison, délivrés par lui de la colère ». Ceux quil appelait dabord pécheurs, il les appelle ensuite ennemis de Dieu; ceux quil disait justifiés parle sang du Christ, il les dit ensuite réconciliés par la mort du Fils de Dieu; ceux quil faisait voir délivrés par lui de la colère, il les montre ensuite délivrés par sa vie. Ainsi, avant davoir reçu cette grâce, nous nétions pas des pécheurs quelconques, mais pécheurs jusquà être ennemis de Dieu. Or, plus haut le même Apôtre nous avait appliqué, à nous pécheurs et ennemis de Dieu, deux expressions, dont lune semble un terme radouci, mais dont lautre est un terme effrayant, quand il disait: « En effet, le Christ, lorsque nous étions encore infirmes, est mort, au temps marqué, pour des impies (Rom., V, 6-10 ) ». Ces infirmes, il les appelle impies. Sans doute linfirmité est peu grave par elle-même; mais elle peut aller jusquà sappeler impiété. Or, sil ny avait pas dinfirmité, il ny aurait pas besoin de médecin; et cest le sens du mot hébreu « Jésus », en grec Soter en latin « Salvator ». La langue latine ne connaissait pas ce mot; elle pouvait se le donner, et elle la pris dès quelle la voulu. Mais ces mots de lApôtre: « Lorsque nous étions encore infirmes, il est mort, au temps marqué, pour « des impies », se rattachent étroitement aux deux expressions de pécheurs et dennemis de Dieu qui viennent ensuite, comme sil eût voulu rapprocher linfirmité et le péché, linimitié de Dieu et limpiété.
CHAPITRE XI.DIFFICULTÉ : COMMENT SOMMES-NOUS JUSTIFIÉS PAR LE SANG DU FILS DE DIEU?
15. Mais quest-ce que cela veut dire: «Justifiés par son sang? » Quelle est donc, je vous demande, la puissance de ce sang, pour que les croyants soient justifiés par lui? et que signifient ces mots: « Réconciliés par la mort de son Fils? » Serait-ce que Dieu le Père irrité contre nous, aurait déposé sa colère en voyant son Fils mourir pour nous? serait-ce que son Fils était déjà si bien réconcilié avec nous, quil ait daigné mourir pour nous, tandis que le Père était encore irrité au point de ne pardonner quà condition que son Fils mourrait pour nous? Et que signifie cet autre passage du Docteur des nations: « Que dirons-nous donc après cela? si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? lui qui na pas épargné son propre Fils, mais qui la livré pour nous tous, comment ne nous aurait-il pas donné toutes choses avec lui (Rom., VIII, 31, 32 )? » Est-ce que si le Père neût pas été déjà apaisé il aurait livré son propre Fils pour nous, sans aucun ménagement ? Tout cela na-t-il pas lair de se contredire ? dune part, le Fils meurt pour nous, et par sa mort le Père se réconcilie avec nous; dautre part, comme si le Père eût été le premier à nous aimer, par égard pour nous il népargne pas son Fils et le livre pour nous à la mort. Je vois même que le Père nous a aimés plus tôt encore, non-seulement avant que son Fils mourût, mais même avant de créer le monde, ainsi que lApôtre en rend témoignage en disant: « Comme il nous a élus en lui avant la fondation du monde (Eph., I, 4 )». Et le Fils, que le Père ménage si peu, na pas été livré pour nous malgré lui; car cest de lui quon a dit: « Qui ma aimé et sest lui-même livré pour moi (Gal., II, 29 ) ». Donc le Père et le Fils et leur Esprit commun font tout ensemble et dans un parfait accord. Néanmoins nous avons été justifiés par le sang du Christ, et nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils. Cest ce que je vais expliquer du mieux que je pourrai et autant que cela me paraîtra nécessaire. (515)
CHAPITRE XII.PAR LE PÉCHÉ DADAM, TOUS LES HOMMES ONT ÉTÉ LIVRÉS AU POUVOIR DU DÉMON.
16. En vertu dun certain décret de la justice divine, le genre humain a été livré au pouvoir du démon, le péché du premier homme se transmettant originellement chez tous ceux qui naissent de lunion de lhomme et de la femme, et la dette des premiers parents engageant tous leurs descendants. Cette tradition est consignée en premier lieu dans la Genèse, où après avoir dit au serpent: «Tu mangeras de la terre », Dieu a dit à lhomme : « Tu es terre et tu retourneras en terre (Gen., III, 14, 19 ) ». Ces mots: « Tu retourneras en « terre», contiennent un arrêt de mort contre le corps, qui naurait pas dû mourir, si lhomme eût persévéré dans létat de justice où il avait été créé; mais en disant à lhomme vivant: « Tu es terre » , Dieu indique que lhomme tout entier a subi une déchéance. En effet: « Tu es terre », est léquivalent de: « Mon esprit ne demeurera pas dans ces hommes, parce quils sont chair (Id., VI, 3 ) ». Le Seigneur faisait donc voir par là que lhomme était livré à celui à qui il avait été dit: « Tu mangeras de la terre ». Cest ce que lApôtre explique plus clairement quand il dit: «Et vous, il vous a vivifiés, lorsque vous étiez morts par vos offenses et par vos péchés, dans lesquels autrefois vous avez marché, selon la coutume de ce monde, selon le prince des puissances de lair, de lesprit qui agit efficacement à cette heure sur les fils de la défiance, parmi lesquels nous tous aussi nous avons vécu, selon nos désirs charnels, faisant la volonté de la chair et de nos pensées; ainsi nous étions par nature enfants de colère comme tous les autres (Eph., II, 3 ) ». Les fils de défiance sont les infidèles: et qui ne la pas été avant dêtre fidèle ? Cest pourquoi tous les hommes sont originellement sous le prince des puissances de lair, « qui agit efficacement sur les fils de défiance ». Et quand je dis originellement, jentre dans la pensée de lApôtre qui saccuse davoir été « par nature » comme les autres: par la nature dégradée par le péché, et non plus dans létat de justice où elle avait été créée. Quant à la manière dont lhomme a été livré au pouvoir du démon, il ne faut pas entendre que ce soit par un acte ou un ordre de Dieu, mais seulement par sa permission, juste pourtant. Dès quil a eu abandonné le pécheur, lauteur du péché a fait irruption. Et encore Dieu na pas tellement abandonné sa créature quil nait continué à lui faire sentir son action créatrice et vivifiante, et quil nait mélangé de beaucoup de biens les maux qui sont la peine du péché: car il na pas enchaîné sa miséricorde dans sa colère (Ps., LXXVI, 10 ). Et en permettant que lhomme fût au pouvoir du démon, il na pas pour cela perdu ses droits sur lui : puisque le démon lui-même nest pas soustrait au pouvoir du Tout-Puissant, pas même à sa bonté. Car de qui les mauvais anges tiennent-ils leur existence, quelle quelle soit, sinon de celui qui donne la vie à tout? Si donc, par un juste effet de la colère de Dieu, lacte du péché a jeté lhomme sous lempire du démon; par la bienveillante réconciliation de ce même Dieu, la rémission des péchés arrache lhomme à lesclavage du démon.
CHAPITRE XIII.CE NEST PAS PAR UN ACTE DE PUISSANCE, MAIS PAR UN ACTE DE JUSTICE, QUE LHOMME A DU ÊTRE ARRACHÉ AU POUVOIR DU DÉMON.
17. Ce nest pas par la puissance, mais par la justice de Dieu que le démon a dû être vaincu. Cependant quy a-t-il de plus puissant que le Tout-Puissant? quelle puissance créée peut être comparée à la puissance du Créateur? Mais le démon, par leffet de sa propre perversité, étant devenu avide de pouvoir, et ayant abandonné et combattu la justice; et les humains suivant son exemple dautant plus près quils abandonnent ou haïssent davantage la justice, pour sattacher au pouvoir, se réjouir de lavoir acquis ou brûler du désir de lobtenir: Dieu a pensé que pour arracher lhomme au pouvoir du démon, il fallait vaincre celui-ci, non par la puissance, mais par la justice, afin que les hommes, à limitation du Christ, vainquissent le démon par la justice, et non par la puissance. Non quil faille rejeter la puissance comme un mal: mais il faut rester dans lordre, qui assigne à la justice le premier rang. Et au fait, quel peut être le pouvoir des mortels? quils restent fidèles à la justice tant quils sont mortels: le pouvoir leur viendra quand ils seront immortels. Comparé à celui-ci, le pouvoir des hommes (516) quon appelle ici-bas des puissants, quelque grand quil puisse être, nest quune faiblesse ridicule; et là où les méchants semblent pouvoir davantage, la fosse se creuse pour le pécheur. Le juste au contraire chante et dit : « Heureux lhomme que vous instruisez, Seigneur, et que vous éclairez par votre loi. Il sera en paix aux jours de linfortune, quand la fosse se creusera pour le pécheur. Car le Seigneur ne rejettera pas son peuple, et il ne délaissera pas son héritage, jusquà ce que la justice revienne au jugement, et près delle sont tous ceux qui ont le coeur droit (Ps., XCIII, 12-15 )». Ainsi donc, si lépoque où le peuple de Dieu sera puissant est encore différée, Dieu « ne rejettera pas son peuple et il ne délaissera pas son héritage», quelques rigueurs, quelques indignités que celui-ci éprouve dans son humilité et dans sa faiblesse, « jusquà ce que la justice », à laquelle les hommes pieux restent fidèles dans leur infirmité, « revienne au jugement », cest-à-dire reçoive le pouvoir de juger: honneur réservé aux justes, quand la puissance succédera en son temps à la justice qui laura précédée. En effet, la puissance accordée à la justice, ou la justice appuyée sur la puissance, constitue le pouvoir judiciaire. Or, la justice appartient à la bonne volonté ; ce qui a fait dire aux anges lors de la naissance du Christ: « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et, sur la terre, paix aux hommes de bonne volonté (Luc., II, 14 ) ». Mais la puissance doit suivre la justice, et non la précéder; voilà pourquoi elle a sa place dans la prospérité, (res secund, secund venant de sequor). En effet, deux choses, comme nous lavons expliqué plus haut, constituent le bonheur: vouloir le bien et pouvoir ce que lon veut. Or, ce serait un désordre, et ce désordre est impossible, si, comme nous lavons également exposé, lhomme avait le choix de pouvoir ce quil veut, sans sinquiéter de ce quil doit vouloir : tandis quau contraire il doit dabord avoir une bonne volonté et ensuite un grand pouvoir. Or, une bonne volonté doit être exempte des vices dont leffet est, quand ils dominent lhomme, de lentraîner à vouloir le mal. Alors que deviendrait sa bonne volonté? Il faut donc désirer aussi le pouvoir, mais le pouvoir de triompher des vices. Or, ce nest pas pour vaincre leurs vices que les hommes désirent être puissants, mais pour dominer leurs semblables. Et à quoi bon, sinon pour être de vrais vaincus et de faux vainqueurs; pour être réputés vainqueurs, sans lêtre réellement? Que lhomme désire donc être prudent, quil désire être fort, tempérant, juste, et quil souhaite le pouvoir de le devenir sérieusement; quil ambitionne dêtre puissant en lui-même, et chose étrange t contre lui-même pour lui-même. Quant aux autres avantages quil a raison de désirer, mais quil ne peut encore posséder, comme limmortalité, par exemple, et le bonheur véritable et parfait, quil ne cesse de les poursuivre de ses voeux et de les attendre avec patience.
CHAPITRE XIV.LA MORT VOLONTAIRE DU CHRIST A SAUVÉ LES HOMMES CONDAMNÉS A MORT.
18. Quelle est donc la justice qui a vaincu le démon? Pas dautre que celle de Jésus-Christ. Et comment le démon a-t-il été vaincu? Parce que ne trouvant rien en Jésus-Christ qui méritât la mort, il la néanmoins fait mourir. Evidemment il est donc juste que les débiteurs quil enchaînait soient libérés, quand ils croient en Celui quil a fait mourir quoiquil ne dût rien. Voilà en quel sens on dit que nous sommes justifiés par le sang du Christ (Rom., V, 9 ). Ainsi ce sang innocent a été répandu pour la rémission de nos péchés. Voilà aussi pourquoi le Christ se dit, par la voix du Psalmiste, libre entre les morts (Ps., LXXXVII, 6 ). Car seul il est mort affranchi de la dette de la mort. Cest ce qui lui fait dire dans un autre psaume: « Jai payé ce que je ne devais pas (Ps., LXVIII, 5 ) » : et par dette ici il entend le péché, espèce de rapine commise contre la loi. Aussi a-t-il dit de sa propre bouche, daprès lEvangile : « Voilà que le « prince de ce monde est venu, et il na rien trouvé en moi », cest-à-dire il ny a trouvé aucun péché; « mais afin que tous sachent que je fais la volonté de mon Père, levez-vous, sortons dici (Jean, XIV, 30, 31 ) ». Et il sen va à sa passion, pour acquitter, lui qui ne devait rien, la dette que nous avions contractée. Ce droit si bien fondé sur léquité aurait-il triomphé du démon, si le Christ eût voulu agir en vertu de la puissance, et non par la (517) justice? Mais il a rejeté au second rang ce quil pouvait, pour mettre au premier rang ce quil fallait. Voilà pourquoi il fallait quil fût homme et Dieu. Sil neût pas été homme, il naurait pu être mis à mort; sil neût pas été Dieu, on naurait pas cru quil ne voulait pas ce quil pouvait, mais bien quil ne pouvait pas ce quil voulait; nous ne croirions pas quil a préféré la justice à la puissance, mais bien que la puissance lui aurait fait défaut. Mais maintenant il a enduré pour nous des souffrances humaines, parce quil était homme; et sil ne leût pas voulu, il aurait pu ne pas souffrir, parce quil était Dieu. La justice a emprunté des charmes à labaissement, parce quil aurait pu, sil leût voulu, ne pas supporter cet abaissement, en vertu du pouvoir qui est si grand dans la divinité. Cest ainsi quen mourant, quoique armé dune si grande puissance, il nous a fait apprécier, à nous mortels impuissants, la justice et la puissance quil nous a promises. Il a fait lun en mourant, et lautre en ressuscitant. En effet, quy a-t-il de plus juste que de souffrir pour la justice jusquà la mort de la croix? Et quy a-t-il de plus puissant que de ressusciter dentre les morts et de monter au ciel avec la chair même dans laquelle il a été immolé? Il a donc vaincu le démon dabord par la justice, ensuite par la puissance : par la justice, puisquil était sans péché et que le démon a commis une souveraine injustice en le faisant mourir; par la puissance, puisquétant mort, il est ressuscité pour ne plus jamais mourir (Rom., VI, 9 ). Cependant il aurait vaincu le démon par la puissance, quand même il naurait pu être tué par lui : quoique au fait cest une pins grande preuve de puissance de vaincre la mort même en ressuscitant, que de léviter en vivant. Mais cest pour une autre raison que nous sommes justifiés par le sang du Christ, quand nous sommes arrachés au pouvoir du démon par la rémission des péchés : et cette raison, cest que le Christ a vaincu le démon par la justice, et non par la puissance. En effet, cest en vertu de linfirmité quil a revêtue en prenant notre chair mortelle, et non en vertu de sa puissance immortelle, que le Christ a été crucifié. Et lApôtre dit de cette infirmité : « Ce qui est faiblesse en Dieu est plus fort que les hommes (II Cor., I, 25 )».
CHAPITRE XVSUITE DU MÊME SUJET.
19. Il nest pas difficile de voir que le dé. mon est vaincu, du moment que celui quil a tué est ressuscité. Il y a quelque chose de plus grand, dune raison plus profonde, à voir ce même démon vaincu, alors quil croyait tenir la victoire, cest-à-dire quand le Christ était mis à mort. Car alors ce sang, appartenant à un homme absolument innocent, était répandu pour la rémission de nos péchés: en sorte qua le démon était obligé de relâcher ceux quil enchaînait à juste titre, les coupables quil tenait sous lempire de la mort, de les relâcher, dis-je, et à bon droit, par celui quil avait fait mourir quoiqu innocent de tout péché. Cest par cette justice que le fort a été vaincu, cest par ce lien quil a été enchaîné, afin quon pût ravir ce quil possédait (Marc., III, 27 ), et changer en vases de miséricorde les vases de colère qui étaient chez le démon, avec lui et avec ses anges (Rom., IX, 22, 23 ). Ce sont les paroles mêmes que Notre-Seigneur Jésus-Christ fit entendre à lapôtre Paul, au premier moment de sa vocation, daprès le récit de lApôtre lui-même. En effet, entre autres choses quil entendit voici ce quil rapporte : «Je ne tai apparu que pour tétablir ministre et témoin des choses que je tai fait voir et de celles pour lesquelles je tapparaîtrai encore, te délivrant des mains du peuple et de celles des gentils vers lesquels je tenvoie maintenant, pour ouvrir les yeux des aveugles, afin quils se convertissent des ténèbres à la lumière et de la puissance de Satan à Dieu, et quils reçoivent la rémission des péchés et une part entre les saints par la foi en moi (Ac., XXVI, 16-18 )». Voilà pourquoi la même Apôtre, exhortant les fidèles à rendre grâces à Dieu le Père, leur disait: « Qui nous a arrachés de la puissance des ténèbres et transférés dans le royaume du Fils de sa dilection, en qui nous avons la rédemption pour la rémission des péchés (Col., I, 13, 14 ) ». Dans cette rédemption le sang du Christ a été donné pour nous comme rançon, mais une rançon qui enchaîne le démon au lieu de lenrichir, tellement que nous sommes dégagés de ses chaînes, et quil ne peut plus entraîner avec lui, dans le filet du péché, à labîme de la seconde (518) mort, qui est la mort éternelle (Apoc., XXI, 8 ), aucun de ceux que le Christ, exempt de toute dette, a rachetés au prix de son sang versé pour nous sans quil y fût obligé. Désormais ils meurent dans la grâce du Christ à laquelle ils appartiennent, connus, prédestinés et élus avant la fondation du monde (I Pierre, I, 20 ), puisque le Christ est mort pour eux de la mort de la chair seulement, et non de celle de lesprit.
CHAPITRE XVI.LA MORT ET LES MAUX DE CE MONDE TOURNENT AU BIEN DES ÉLUS. COMBIEN ÉTAIT CONVENABLE LA MORT DU CHRIST POUR NOUS JUSTIFIER. CE QUE CEST QUE LA COLÈRE DE DIRE.
20. Bien que la mort de la chair ait pris son origine dans le péché du premier homme, cependant son saint usage a fait de très-glorieux martyrs. Voilà pourquoi, non-seulement la mort, mais tous les maux de ce monde, les douleurs et les travaux des hommes, quoique résultant du péché, et surtout du péché originel, qui a enchaîné la vie à la mort, ont dû subsister après la rémission des péchés, pour donner à lhomme loccasion de combattre pour la vérité, pour exercer la vertu des fidèles, afin que le nouvel homme se préparât par un nouveau testament à une vie nouvelle, à travers les maux de ce monde, en supportant courageusement la misère que lui a attirée une vie coupable, en se félicitant humblement de la voir bientôt finir, en attendant avec patience et fidélité le bonheur qui sera le partage immortel de la vie future complètement affranchie. Car le démon expulsé du domaine et des coeurs des fidèles, sur lesquels il régnait à raison de leur condamnation et de leur infidélité, quoique condamné lui-même, le démon, dis-je, na permission de les combattre que durant cette existence mortelle, et dans la mesure où le juge utile à leurs intérêts Celui dont les saintes Ecritures nous disent hautement par la bouche de lApôtre : « Dieu est fidèle et il ne souffrira pas que vous soyez tentés par-dessus vos forces; mais il vous fera tirer profit de la tentation même, afin que vous puissiez persévérer (I Cor., X, 13 ) ». Or, ces maux pieuse ment supportés par les fidèles servent ou à expier les péchés, ou à-exercer et éprouver la vertu, ou à faire ressortir la misère de cette vie afin de faire désirer plus vivement et chercher avec plus dardeur cette autre vie, où le bonheur sera véritable et immortel. Mais là-dessus nous nous eu tenons à ce que dit lApôtre: « Or, nous savons que tout coopère au bien pour ceux qui aiment Dieu, pour ceux qui selon son décret, sont appelés à être saints. Car ceux quil a connus par sa prescience, il les a aussi prédestinés à être conformes à limage de son Fils, afin quil fût lui-même le premier-né entre beaucoup de frères. Et ceux quil a prédestinés. il les a appelés; et ceux quil a appelés, il les a aussi justifiés et ceux quil a justifiés, il les a aussi glorifiés». De ces prédestinés pas un seul ne périra avec le démon; pas un seul ne restera sous la puissance du démon jusquà la mort. Puis lApôtre ajoute ce que jai déjà cité plus haut: « Que dirons-nous donc après cela? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? Lui qui na pas épargné même son propre Fils, mais qui la livré pour nous tous, comment ne nous aurait-il pas donné toutes choses avec lui (Rom., VIII, 32 ) ? » 21. Pourquoi la mort du Christ naurait-elle pas eu lieu ? Bien plus, pourquoi, parmi les innombrables moyens que le Tout-Puissant avait à sa disposition, pour nous délivrer, naurait-il pas donné la préférence à celui-ci ? Sa divinité ne perdait rien, ne subissait aucun changement. Et son Fils, en revêtant notre humanité, procurait aux hommes cet immense avantage, que la mort temporelle et nullement due de celui qui était tout à la fois Fils éternel de Dieu et fils de lhomme, les délivrerait de la mort éternelle quils avaient méritée. Le démon tenait nos péchés sous sa main, et par eux nous clouait justement à la mort. Celui qui nen avait pas commis, les a pardonnés, et a été condamné à la mort par le démon contre toute justice. Or, son sang a été dun tel prix, que celui même qui avait fait souffrir au Christ une mort temporelle et imméritée, na pu retenir dans la mort éternelle aucun de ceux qui lavaient encourue, dès quils ont été revêtus du Christ. « Ainsi, Dieu témoigne son amour pour nous, en ce que, dans le temps où nous étions encore pécheurs, le Christ est mort pour nous. Maintenant donc, justifiés par son sang, nous serons, à plus forte raison, délivrés par lui de la colère ». « Justifiés par son sang », dit lApôtre ; évidemment (519) en ce que nous sommes délivrés de tous les péchés; mais délivrés de tous les péchés parc que le Fils de Dieu, qui navait pas de péché a été mis à mort pour nous. « Nous serons donc délivrés par lui de la colère ». Car la colère nest pas chez Dieu comme chez lhomme un trouble de lâme. Cest la colère de celui à qui lEcriture sainte dit ailleurs: « Pour vous Seigneur des vertus, vous jugez avec calme (Sag., XII, 18 ) ». Eh bien! si cest là le nom de la juste vengeance de Dieu, quest-ce que la vraie réconciliation avec lui sinon la fin de ce courroux ? Nous étions ennemis de Dieu, exactement dans le même sens que les péchés sont ennemis de la justice; ces péchés une fois remis, toutes ces inimitiés disparaissent, et Dieu se réconcilie avec le juste quil justifie lui-même. Mais ces ennemis, il les aimait déjà : puisquil « na point épargné même son propre Fils, mais quil la livré pour nous tous », dans le temps où nous étions encore pécheurs. LApôtre a donc raison dajouter ensuite: « Car si lorsque nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils », mort qui a procuré la rémission des péchés, « à bien plus forte raison, réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie»: sauvés par sa vie, après avoir été réconciliés par sa mort. Qui peut, en effet, douter quil donnera sa vie à ses amis, lui qui leur a donné sa mort quand ils étaient ses ennemis? « Non-seulement cela », continue lApôtre « mais nous nous glorifions en Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui maintenant nous avons obtenu la réconciliation ». « Non-seulement», dit-il, nous serons sauvés, « mais nous nous glorifions, non pas en nous, mais en Dieu », ni par nous, mais « par Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui maintenant nous avons obtenu la réconciliation», dans le sens que nous avons expliqué plus haut. Après quoi lApôtre ajoute: « Cest pourquoi, comme le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché, ainsi la mort a passé dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché (Rom., V, 8-12 )». Et la suite du texte, où lApôtre parle plus au long des deux hommes : lun, le premier Adam, celui qui a transmis à sa postérité deux maux héréditaires, le péché et la mort; lautre, le second Adam, qui nest pas homme seulement, mais aussi Dieu, qui, en payant pour nous ce quil ne devait pas, nous a affranchis des dettes de notre père et des nôtres. Et comme le démon nous tenait tous sous son esclavage à cause du premier Adam qui nous avait engendrés par sa concupiscence viciée et charnelle, il est juste quil nous laisse tous libres à cause du second Adam qui nous a régénérés par sa grâce spirituelle et immaculée.
CHAPITRE XVII.AUTRES AVANTAGES DE LINCARNATION.
22. Il y a bien dautres points de vue dignes dattention et de réflexion dans lincarnation du Christ, qui déplaît tant aux orgueilleux. Par exemple, elle fait comprendre à lhomme quelle place il tient parmi les êtres que Dieu a créés, puisque la nature humaine a pu être unie à Dieu si étroitement que deux substances, et par là même, trois : Dieu, lâme et la chair, naient formé quune personne. Ainsi ces esprits orgueilleux et méchants, qui interviennent, en apparence pour aider, en réalité pour tromper, nosent plus se préférer à lhomme par la raison quils nont pas de corps; surtout, le Fils de Dieu ayant daigné mourir dans la chair, ils ne peuvent plus se faire adorer comme dieux par la raison quils sont immortels. En outre, la grâce de Dieu, accordée sans aucuns mérites antérieurs, éclate visiblement dans le Christ fait lhomme: car le Christ lui-même navait point mérité antérieurement dêtre si étroitement uni au vrai Dieu que le Fils de Dieu ne fît quune seule personne avec lui; mais il na commencé à être Dieu que du moment où il a été homme: ce qui fait dire à lévangéliste : « Le Verbe a été fait chair (Jean I, 14 ) ». Autre avantage : lorgueil de lhomme, principal obstacle à son union avec Dieu, a pu être confondu et guéri par le profond abaissement dun Dieu. Par là encore lhomme mesure la distance qui le séparait de Dieu, et peut apprécier ce que lui vaut le remède de la douleur, puisquil ne revient que par lentremise dun médiateur, qui, comme Dieu, vient au secours des hommes, et, comme homme, se rapproche deux par linfirmité. Ensuite quel plus beau modèle dobéissance, pour nous qui nous étions perdus par désobéissance, que celui de Dieu le Fils, obéissant à Dieu le Père jusquà la mort de la croix (Phil., II, 8 )? Dailleurs où pouvait-on nous montrer une (520) plus belle récompense de lobéissance que dans la chair dun si grand médiateur, ressuscité pour la vie éternelle ? Enfin il était digne de la justice et de la bonté du Créateur que le démon fût vaincu par cette même créature raisonnable quil se flattait davoir vaincue, et provenant de ce même genre humain que la faute dun seul avait vicié dans son origine et livré à son pouvoir.
CHAPITRE XVIII.POURQUOI LE FILS DE DIEU A PRIS SON HUMANITÉ DANS LA RACE DADAM ET DANS LE SEIN DUNE VIERGE.
23. Assurément Dieu pouvait prendre la nature humaine, qui devait servir de médiatrice entre Dieu et lhomme, ailleurs que dans la race dAdam, de celui qui avait souillé par son péché tout le genre humain; il avait bien créé Adam lui-même, sans lui donner de parents. Il pouvait donc, ou de cette manière, ou de toute autre, créer un autre Adam pour vaincre celui qui avait vaincu le premier, Mais il a jugé convenable de tirer de la race vaincue lhomme qui devait servir à vaincre lennemi du genre humain. Néanmoins, il a voulu le faire naître dune Vierge, que lEsprit et non la chair, la foi et non la passion, ont rendue féconde (Luc., I, 26-38 ). Ici point de cette concupiscence sensuelle, origine commune des esclaves du péché originel; cest bien au-dessus de ses atteintes, par la foi et non par lunion charnelle, que la sainte virginité a été fécondée; il fallait que le fruit qui devait naître de la race du premier homme, tînt de lui son origine, et non son crime. En effet, ce qui naissait ici nétait plus une nature viciée par la contagion originelle, mais un remède, lunique remède à tous les vices de lhumanité. Ce qui naissait, dis-je, cétait un homme qui navait point de péché, qui nen pouvait jamais avoir, et qui devait rendre la vie, en les délivrant du péché, à ceux qui ne pouvaient naître sans péché. Car, bien que la chasteté conjugale dirige à bonne fin la concupiscence charnelle dont le siége est dans les parties sexuelles, toutefois cette concupiscence a des mouvements involontaires qui prouvent assez ou quelle na pu exister dans le paradis terrestre avant le péché, ou que, si elle y existait, elle nétait pas de nature à se soustraire parfois à lempire de la volonté. Mais telle que nous léprouvons maintenant, elle combat, nous le sentons, la loi de lesprit, elle stimule la passion charnelle, même en dehors de lunion conjugale; si on lui cède elle ne sassouvit quen péchant; si on lui résiste, elle sagite sous le frein : et peut-on douter que ces deux inconvénients aient été inconnus dans le paradis à lhomme encore innocent? Car, là, linnocence excluait tout péché, et le bonheur, tout trouble. Donc il était nécessaire que cette concupiscence charnelle fût bannie, quand une Vierge concevait Celui en qui lauteur de la mort ne devait rien trouver qui méritât la mort, bien quil dût la lui donner, pour être à son tour vaincu par la mort de lauteur de la vie: lui le vainqueur du premier Adam et le maître du genre humain, vaincu par le second Adam et perdant ses droits sur le peuple chrétien, lequel est délivré, au milieu du genre humain, du crime de lhumanité par celui qui était exempt de crime, quoique membre de la race humaine : en sorte que le trompeur a été vaincu par lespèce quil avait vaincue par le crime. Et tout cela sest fait pour que lhomme ne senfle pas dorgueil, pour que « celui qui « se glorifie, se glorifie dans le Seigneur ». En effet le vaincu nétait quun homme, et il a été vaincu parce quil voulait être dieu, tandis que le vainqueur était homme et Dieu; et le fils dune Vierge a vaincu, parce que Dieu ne se contentait pas de le gouverner comme les autres saints, mais sétait humblement revêtu de lui. Or, ces précieux dons de Dieu et tant dautres quil serait trop long de rechercher et dexposer ici, neussent point existé, si le Verbe navait pas été fait chair.
CHAPITRE XIX.QUELLE EST LA PART DII LA SCIENCE, ET QUELLE EST LA PART DE LA SAGESSE DANS LE VERBE INCARNÉ.
24. Pour revenir à la distinction quil sagit détablir, tout ce que le Verbe, fait chair pour nous, a fait et souffert dans le temps et dans lespace, appartient à la science et non à la sagesse. Quant au Verbe, considéré en dehors du temps et de lespace, coéternel au Père et partout tout entier, tout ce quon en peut dire de conforme à la vérité, est parole de sagesse: par conséquent le Verbe fait chair, qui est le (521) Christ Jésus, renferme tout à la fois les trésors de la sagesse et de la science. Cest ce que lApôtre écrit aux Colossiens: « Car je veux que vous sachiez quelle sollicitude jai pour vous, pour ceux qui sont à Laodicée et pour tous ceux qui nont pas vu ma face dans la chair, afin que leurs coeurs soient consolés, et quils soient unis eux-mêmes dans la charité, pour parvenir à toutes les richesses dune parfaite intelligence, et à la connaissance du mystère de Dieu, qui est le Christ Jésus, en qui tous les trésors de la sagesse et de la science sont cachés (Col., II, 1-3 ) ». Et qui peut savoir jusquà quel point lApôtre connaissait ces trésors, jusquoù il y était entré et quelles grandes choses il y avait découvertes? Pour moi, men tenant à ce qui est écrit: « Or, à chacun est donnée la manifestation de lEsprit pour lutilité car à lun est donnée par lEsprit la parole de sagesse, à un autre la parole de science selon le même Esprit (I Cor., XII, 7, 8) »; si la distance entre la sagesse et la science consiste en ce que la première appartient aux choses divines et la seconde aux choses humaines, pour moi, dis-je, je les reconnais toutes les deux dans le Christ, et tout fidèle les y reconnaît avec moi. Et quand je lis : « Le Verbe a été fait chair et il a habité parmi nous », dans le Verbe je reconnais le vrai Fils de Dieu, dans la chair je reconnais le vrai Fils de lhomme, et les deux réunis, par une ineffable surabondance de grâce, en la personne unique du Dieu-Homme. Ce qui fait que lEvangéliste ajoute: « Et nous avons vu sa gloire, comme celle quun fils unique reçoit de son père, plein de grâce et de vérité (Jean, I, 14 ) ». Si nous rattachons la grâce à la science, la sagesse à la vérité, ce ne sera pas nous écarter, je pense, de la distinction que nous cherchons à établir entre ces deux choses. En effet, dans lordre des choses qui se-sont faites dans le temps, le point culminant de la grâce est lunion de lhomme à Dieu dans la même personne; et, dans lordre des choses éternelles, on attribue avec raison la souveraine vérité au Verbe de Dieu. Mais comme ce même Fils unique du Père est plein de grâce et de vérité, il en résulte que dans ce quil a fait pour nous dans le temps, il est celui en qui nous sommes purifiés par la foi, pour le contempler à jamais dans les choses éternelles. Quant aux principaux philosophes païens qui ont pu comprendre les perfections invisibles de Dieu par les choses qui ont été faites, comme ils raisonnaient sans le Médiateur, cest-à-dire sans lHomme-Christ, et quils nont cru, ni aux prophètes qui annonçaient sa venue, ni aux apôtres qui. le disaient arrivé; ils ont retenu la vérité dans linjustice, ainsi quon la dit deux. En effet, vivant dans ce bas monde, ils nont pu que chercher quelques moyens darriver aux objets sublimes quils avaient compris; et ils sont ainsi tombés aux mains des démons menteurs, qui leur ont fait changer la gloire du Dieu incorruptible contre une image représentant des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles (Rom., I, 20, 18, 23 ). Car cest sous ces formes quils ont créé ou adoré des idoles. Donc le Christ est notre science et aussi notre sagesse. Cest lui qui nous donne la foi aux choses temporelles, cest lui qui nous apprend la vérité sur les choses éternelles. Par lui nous allons à lui, par la science nous tendons à la sagesse: et cependant, nous ne nous éloignons pas de ce seul et même Christ « en qui tous les trésors de la sagesse et de la science sont cachés ». Mais, pour le moment, nous ne parlons que de la science, nous réservant de parler plus tard de la sagesse, si Dieu nous en fait la grâce. Toutefois ne donnons pas aux mots une acception si étroite, que nous nous interdisions dappeler sagesse la science des choses humaines, et science la sagesse qui soccupe des choses divines. Lusage, élargissant le sens des mots, applique souvent à lune et à lautre la dénomination de sagesse ou de science. Cependant lApôtre neût pas écrit: « A lun est donnée la parole de sagesse, à un autre la parole de science », si ces deux dénominations navaient chacune un sens particulier, suivant la distinction que nous établissons à cette heure.
CHAPITRE XX.RÉSUMÉ DE CE LIVRE. COMMENT NOUS SOMMES ARRIVÉS GRADUELLEMENT A DÉCOUVRIR UNE CERTAINE TRINITÉ DANS LA SCIENCE PRATIQUE ET DANS LA VRAIE FOI.
25. Voyons enfin le résultat de cette longue discussion, à quoi elle conclut, où elle a abouti. Tous les hommes désirent être (522) heureux, et cependant tous nont pas la foi qui purifie le coeur et conduit au bonheur. Ainsi donc cest par cette foi, que tous ne veulent pas, quil faut tendre au bonheur que personne ne peut ne pas vouloir. Chacun voit dans son coeur quil veut être heureux, et; sur ce point, laccord est si universel, quon ne se trompe jamais en jugeant de lâme des autres daprès la sienne; en deux mots, nous savons que cest là le voeu de tous. Or, beaucoup désespèrent dêtre immortels, bien que, sans cela, ce quils désirent, cest-à-dire le bonheur, soit impossible. Cependant ils voudraient être immortels sils pouvaient lêtre, mais ne croyant pas le pouvoir, ils ne vivent pas de façon à pouvoir le mériter. La foi est donc nécessaire pour parvenir au bonheur, à la jouissance de tous lesbiens, soit de lâme, soit du corps. Or, que cette foi repose sur le Christ qui est ressuscité dentre les morts dans sa chair, pour ne plus jamais mourir; que personne ne puisse être délivré que par lui de lempire du démon au moyen de la rémission des péchés; que la vie soit nécessairement malheureuse avec le démon, et que cette vie, ou plutôt cette mort, soit sans terme : voilà encore ce que cette même foi nous enseigne. Jen ai parlé dans ce livre comme je lai pu et aussi longtemps que je lai pu; et déjà jen avais traité longuement dans le quatrième livre de cet ouvrage (Ch., XIX-XXI ), mais dans un but différent: là, pour faire voir pourquoi et comment le Christ a été envoyé par le Père dans la plénitude du temps(Gal., IV, 4 ) et réfuter ceux qui prétendent que Celui qui envoie et Celui qui est envoyé ne peuvent être égaux en nature; ici, pour établir la distinction entre la science active et la sagesse contemplative. 26. Nous avons cherché à découvrir dans lune et dans lautre, et en montant, pour ainsi dire, par degrés, une certaine trinité particulière (sui generis) appartenant à lhomme intérieur, comme déjà nous en avions cherché une dans lhomme extérieur. Notre but était dexercer notre intelligence sur des objets dun ordre inférieur, afin darriver dans la mesure de nos forces, et si cela est possible, à contempler au moins en énigme et à travers un miroir (I Cor., XIII, 12 ), la souveraine Trinité qui est Dieu. Lhomme qui confie à sa mémoire les paroles de la foi, sans même en comprendre la signification, comme on retient, par exemple, des mots grecs, ou latins ou de toute autre langue quon ignore: cet homme na-t-il déjà pas en son âme une certaine trinité, à savoir: le son des mots que sa mémoire conserve, même quand il ny pense pas; puis la pensée qui naît du souvenir, quand il y songe, et enfin la volonté qui unit le souvenir et la pensée? Cependant nous ne dirons pas que, dans cette opération, il agisse selon la trinité de lhomme intérieur: cest bien plutôt selon la trinité de lhomme extérieur, puisque le souvenir quil se rappelle, quand il le veut et autant quil le veut, ne se rattache quau sens corporel quon appelle louïe, et quil ny a dans sa pensée autre chose que des images dobjets matériels, cest-à-dire de sons. Mais sil sait et se rappelle le sens des paroles, cest déjà une opération de lhomme intérieur; cependant on ne peut pas encore dire quil vive selon la trinité de lhomme intérieur, à moins quil naime les enseignements, les préceptes, les promesses renfermés dans ces paroles. Il peut même se les rappeler et y penser, tout en les croyant faux et en cherchant à les réfuter. Ainsi la volonté qui unit le souvenir de la mémoire et limpression qui en résulte dans le regard de la pensée, complète, elle troisième, une sorte de trinité; mais on ne vit pas selon cette trinité quand on repousse comme fausses les impressions de la pensée. Mais quand on les croit vraies et quon aime ce quil y a à aimer, alors seulement on vit selon la trinité de lhomme intérieur : car lhomme vit selon ce quil aime. Or comment aimer ce que lon ignore, mais que lon croit? Nous avons déjà traité cette question dans les livres précédents (Liv., VIII, ch. et suiv., ; Liv., X, ch. I, etc.,), et prouvé que personne ne peut aimer ce quil ignore complètement, et que quand on est dit aimer linconnu., cest en vertu de quelque chose de connu. Maintenant nous disons, pour conclusion de ce livre, que le juste vit de la foi ( Rom., I, 17 ), de la foi qui agit par la charité (Gal., V, 6 ), en sorte que les vertus mêmes qui règlent la vie, la prudence, la force, la tempérance et la justice, se rapportent toutes à cette même foi, sans quoi elles ne seraient pas de véritables vertus. Du reste, quelle que soit leur valeur, elles ne peuvent en cette vie dispenser de la rémission de tous les péchés, et celle-ci ne sobtient que par celui qui a vaincu, en versant son sang, le prince des pécheurs. Toutes les connaissances qui résultent de cette foi et de cette conduite pour lâme du fidèle, quand elles sont contenues dans la mémoire, vues par le regard de la pensée et acceptées par la volonté, forment une certaine trinité particulière ( sui generis ). Mais limage de Dieu, dont, avec son aide, nous parlerons plus tard, nest point encore ici. Cest ce qui sera mieux démontré quand nous aurons fait voir où elle est. Le lecteur sen convaincra par le livre suivant. (524).
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