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LIVRE HUITIÈME : DE LA NATURE DE DIEU.
Non-seulement le Père nest pas plus grand que le Fils, mais les deux ensemble ne sont pas plus grands que le Saint-Esprit. Quelle est la nature même de Dieu daprès lidée de la vérité, la notion du souverain bien, et lamour inné de la justice, qui fait aimer lâme juste par lâme qui nest pas encore juste. On doit chercher la connaissance de Dieu par lamour, puisque, daprès les Ecritures, Dieu est amour, et que lamour porte une certaine empreinte de la Trinité.
LIVRE HUITIÈME : DE LA NATURE DE DIEU.
RÉSUMÉ DE CE QUI A ÉTÉ DIT PLUS HAUT. RÈGLE A SUIVRE DANS LES QUESTIONS DE FOI TROP DIFFICILES.
LA RAISON DÉMONTRE QUEN DIEU LES TROIS PERSONNES NE SONT PAS PLUS GRANDES QUUNE SEULE.
POUR COMPRENDRE COMMENT DIEU EST VÉRITÉ, IL FAUT ÉCARTER DE SON ESPRIT TOUTE IMAGE MATÉRIELLE.
DIEU EST LE SOUVERAIN BIEN. LÂME NE DEVIENT BONNE QUEN SE TOURNANT VERS DIEU.
POUR POUVOIR AIMER DIEU, IL FAUT LE CONNAITRE PAR LA VRAIE FOI.
COMMENT ON PEUT AIMER LA TRINITÉ SANS LA CONNAITRE.
COMMENT LHOMME QUI NEST PAS ENCORE JUSTE CONNAIT LE JUSTE QUIL AIME.
AIMER SON FRÈRE, CEST AIMER DIEU.
LAMOUR DU TYPE IMMUABLE DE LA JUSTICE EST LE PRINCIPE DE NOTRE AMOUR POUR LES JUSTES.
IL Y A, DANS LA CHARITÉ, TROIS CARACTÉRES QUI SONT COMME UNE EMPREINTE DE LA TRINITÉ.
PROLOGUE.RÉSUMÉ DE CE QUI A ÉTÉ DIT PLUS HAUT. RÈGLE A SUIVRE DANS LES QUESTIONS DE FOI TROP DIFFICILES.
1. Nous avons dit ailleurs que les attributs qui déterminent les rapports des personnes entre elles, sont ceux qui distinguent ces personnes dans la Trinité et leur appartiennent en propre, comme la qualité de Père, de Fils et de présent des deux, qui est le Saint-Esprit car le Père nest pas la Trinité, ni le Fils la Trinité, ni le Don la Trinité. Quant à ce quils sont en eux-mêmes, on ne lexprime point au pluriel, mais ils sont une seule chose, la Trinité elle-même. Ainsi comme le Père est Dieu, comme le Fils est Dieu, comme le Saint-Esprit est Dieu, de même le Père est bon, le Fils est bon, le Saint-Esprit est bon; le Père est tout-Puissant, le Fils est tout-puissant le Saint-Esprit est tout-puissant, et pourtant il ny a pas trois dieux, trois bons, trois tout-puissants, mais un Dieu unique, bon, tout-puissant, la Trinité même; qui est tout ce que lon peut dire de chaque personne en elle-même, et en dehors du sens relatif. Car tous ses attributs se rapportent à lessence, puisque, là, cest la même chose dêtre et dêtre grand, dêtre bon, dêtre sage, et que tout ce quon peut dire de chaque personne en elle-même, on peut le dire de la Trinité. Si donc on parle de trois personnes ou de trois substances, ce nest pas pour introduire la moindre diversité dans lessence, mais pour répondre dun seul mot à cette question. Quest-ce que les trois , tres vel tria? Du reste légalité est telle dans cette Trinité que non-seulement le Père, au point de vue de la divinité, nest pas plus grand que le Fils, mais que le Père et le Fils ensemble ne sont pas plus grands que le Saint-Esprit et quaucune des personnes prises en particulier nest en rien moindre que la Trinité elle-même. Nous avons dit cela, et si nous le répétons si souvent, cest pour en rendre la connaissance plus familière. Cependant il faut savoir se borner et prier Dieu, avec la plus grande ferveur, quil nous ouvre lintelligence et éloigne de nous lesprit de contention, afin de pouvoir saisir par la pensée lessence de la vérité immatérielle et immuable. Maintenant donc, avec laide du Créateur, si merveilleux dans ses miséricordes , étudions ce même sujet, que nous approfondirons un peu plus que ci-dessus , sans nous départir de cette règle, que notre foi retiendra fermement ce que notre intelligence naura encore pu pénétrer.
CHAPITRE PREMIER.LA RAISON DÉMONTRE QUEN DIEU LES TROIS PERSONNES NE SONT PAS PLUS GRANDES QUUNE SEULE.
2. Nous disons donc que dans la Trinité, deux ou trois personnes ne sont pas plus grandes quune : vérité que le sens charnel ne comprend pas, parce quil ne saisit les réalités dans lordre de la création quautant quil le peut, et ne saurait voir la vérité elle-même par qui tout a été créé. Car sil le pouvait, ce que nous venons de dire serait plus clair pour lui que la lumière du soleil. En effet dans la substance de la vérité, qui seule existe réellement, être plus grand ce serait être plus vrai. Or, dans tout ce qui est intelligible et immuable, une chose ne saurait être moins vraie quune autre, puisquelle est également immuable et éternelle; et ce quil y a là de grand, nest grand que parce quil existe vraiment. Par conséquent, là où la grandeur est la vérité même, ce qui est plus grand doit nécessairement contenir plus de vérité, et tout ce qui ne contient pas plus de vérité, ne saurait être plus grand. Or évidemment, tout ce qui contient plus de vérité, est plus vrai, comme tout ce qui contient plus de grandeur est plus grand; donc ici tout ce qui est plus vrai est plus (453) grand. Mais le Père et le Fils ensemble ne sont rien de plus vrai que le Père seul ou le Fils seul. Donc les deux ensemble ne sont rien de plus grand que chacun deux. Et comme le Saint-Esprit est également vrai, le Père et le Fils ne sont rien de plus grand que lui, parce quils ne sont rien de plus vrai. Et le Père et le Saint-Esprit ensemble, ne lemportant point en vérité sur le Fils car ils nexistent pas plus véritablement, ne lemportent point non plus en grandeur. De même le Fils et le Saint-Esprit ensemble sont aussi grands que le Père, parce quils sont aussi réellement que lui. La Trinité elle-même est donc aussi grande que chacune des personnes quelle renferme. Car là où la vérité même est la grandeur, une personne qui nest pas plus vraie ne peut être plus grande. Et la raison en est que dans lessence de la vérité, être et être vrai sont la même chose; être et être grand sont aussi la même chose : par conséquent, être vrai, cest être grand. Donc, là, ce qui est également vrai, est nécessairement également grand.
CHAPITRE II.POUR COMPRENDRE COMMENT DIEU EST VÉRITÉ, IL FAUT ÉCARTER DE SON ESPRIT TOUTE IMAGE MATÉRIELLE.
3. Dans lordre matériel, il peut arriver que tel or soit aussi vrai que tel autre, mais non que lun soit plus grand que lautre, parce que, là, la vérité nest pas la grandeur, et que être or et être grand ne sont point la même chose. De même, dans la nature de lâme, la grandeur ne se mesure pas sur la vérité. En effet, lhomme qui nest pas magnanime a cependant une âme vraie : car lessence du corps et de lâme nest pas lessence même de la vérité; comme dans la Trinité, où Dieu est un, unique, grand, vrai, vérace, vérité. Quand nous cherchons à le comprendre, autant quil le permet et laccorde, écartons de notre esprit toute idée de contact ou de rapprochement dans lespace, comme sil sagissait de trois corps; toute idée de structure corporelle, comme la fable nous en montre une dans Géryon, le géant à trois corps; rejetons sans hésiter toute image où trois seraient plus grands quun, où un serait moins que deux; car cest ainsi quon repousse toute idée corporelle. Et dans lordre spirituel, que rien de ce qui est sujet à changement ne soit pris pour Dieu. Quand, de la profondeur de notre misère, nous nous portons vers ces hauteurs, une bonne partie de la tâche est déjà remplie si, avant de pouvoir parvenir à savoir ce que Dieu est, nous venons à bout de savoir ce quil nest pas. Or, il nest certainement ni la terre, ni le ciel, ni rien qui ressemble à la terre ou au ciel, ni rien de pareil à ce que nous voyons dans le ciel ou que nous ny voyons pas et qui est peut-être. Quand vous augmenteriez en imagination la lumière du soleil, son volume, sa clarté, mille fois ou une multitude innombrable de fois, ce ne serait pas encore Dieu. Quand vous vous figureriez les anges, ces esprits purs qui animent les corps célestes, les changent ou les dirigent par leur volonté soumise à celle de Dieu, quand vous les réuniriez tous et ils sont des milliers de milliers (Apoc., V, 11 ) et que vous nen formeriez quun seul être, ce ne serait pas encore Dieu; pas même si vous vous imaginiez ces mêmes esprits sans formes corporelles, ce qui est très-difficile à notre pensée charnelle. Comprends donc, si tu le peux, ô âme accablée par un corps sujet à la corruption, et obscurcie par une innombrable variété de pensées terrestres; comprends cela si tu le peux : Dieu est vérité (Sag., IX, 15 ). Car il est écrit, « que Dieu est lumière (I Jean, I, 5 ) »; non une lumière comme celle que nous voyons des yeux du corps, mais comme ton coeur la voit, quand tu entends dire : Cest la vérité. Ne cherche pas à savoir ce que cest que la vérité; car aussitôt les ombres des images corporelles et les nuages des vains fantômes sélèveront et. troubleront la lueur sereine qui ta dabord frappée, quand jai prononcé ce mot : vérité. Reste donc, si tu le peux, sous limpression de ce rapide éclair qui luit à tes yeux, quand on dit: vérité. Mais tu ne le peux pas; tu retombes dans les pensées terrestres qui te sont habituelles. Et quel est, je te le demande, le poids qui tentraîne, sinon celui des souillures contractées par lattrait de la cupidité et les égarements du pèlerinage?
CHAPITRE III.DIEU EST LE SOUVERAIN BIEN. LÂME NE DEVIENT BONNE QUEN SE TOURNANT VERS DIEU.
4. Encore une fois, vois, si tu peux. Certainement tu naimes que ce qui est bon : car (454) cest bon, cette terre qui sélève en montagnes, ou sabaisse en collines et en plaines; ce domaine agréable et fertile; cette maison construite en ailes régulières, vaste, inondée de lumière; ces animaux, corps vivants; cette atmosphère tempérée et salubre; cette nourriture savoureuse et saine; cette santé exempte de douleur et de fatigue; cette face humaine régulière dans ses traits, portant lempreinte de la gaieté et animée de vives couleurs; ce coeur dami aussi aimable dans sa condescendance que fidèle dans son attachement; cest bon, cet homme probe et juste; ces richesses qui procurent tant daisance; ce ciel orné de soleil, de lune et détoiles; ces anges avec leur sainte docilité; ce langage plein dune douce instruction et de sages avertissements; cette poésie au rythme si harmonieux, aux pensées si sérieuses. Que dire de plus? Oui, ceci est bon et cela encore; mais ôte ceci et cela et vois-le bien en lui-même, si tu peux, et alors tu verras Dieu, bon, non par emprunt, mais bien de tout bien. Et dans tous ces biens que jai énumérés, ou qui peuvent soffrir à la vue et à la pensée, nous ne pourrions, en jugeant sainement, dire lun supérieur à lautre si nous navions, imprimée au-dedans de nous, la notion du bien lui-même, daprès lequel nous déclarons une chose bonne et préférons un bien à un autre. Cest ainsi quil faut aimer Dieu; non pas tel ou tel bien, mais le bien lui-même. Car il faut chercher le bien de lâme, non un bien quelle effleure en passant, mais auquel elle sattache avec amour; et quel est ce bien, sinon Dieu? Lâme nest pas bonne, lange nest pas bon, le ciel nest pas bon; mais le bien seul est bon. Un exemple fera peut-être mieux comprendre ce que je veux dire. Quand jentends parler dune âme bonne, il y a là deux expressions, et à ces expressions se rattachent pour moi deux idées : elle est âme, elle est bonne. Pour être âme, lâme elle-même na rien fait; car il ny avait rien en elle qui pût faire quelle existât. Mais pour être âme bonne, je vois que sa volonté a dû agir. Non que le seul fait dêtre âme ne soit déjà quelque chose de bon : autrement pourquoi la dirait-on, et avec toute raison, meilleure que le corps? mais cela ne suffit pas pour quon la dise âme bonne, parce quil lui reste à agir par la volonté, pour se rendre meilleure. Si elle nen tire point partie, on la blâme à juste titre, et on a raison de dire quelle nest point une âme bonne: car elle diffère de celle qui agit ainsi, et si celle-ci est digne déloges, celle qui fait autrement est nécessairement digne de blâme. Mais quand elle agit dans lintention de devenir bonne, elle ne peut atteindre son but quen se dirigeant vers un objet autre quelle-même. Or, où se tournera-t-elle pour devenir bonne, sinon vers le bien, en laimant, en le désirant, en lobtenant? Si donc elle sen détourne de nouveau et cesse dêtre bonne, par le seul fait quelle se détourne du bien, à moins de conserver en elle-même le bien dont elle se détourne, elle ne sait plus où se tourner, si elle veut samender. 5. Il ny aurait donc pas de biens changeants, sil ny avait un bien immuable. Ainsi, quand vous entendez parler de telle et telle chose qui sont bonnes, et pourraient dailleurs ne lêtre pas; si vous pouvez, en dehors de ces choses qui ne sont bonnes que par participation au bien, entrevoir le bien même dont la participation les rend bonnes et vous en avez lidée, dès quon vous parle de telle ou telle chose bonne si, dis-je, vous pouvez, en faisant abstraction de ces objets, entrevoir le bien en lui-même, vous aurez entrevu Dieu. Et si vous vous attachez à lui par lamour, vous goûterez aussitôt le bonheur. Mais quelle honte de sattacher à des objets quon naime que parce quils sont bons et de ne pas aimer le bien même qui les rend bons ! Et lâme elle-même, qui, en tant quâme et avant de devenir bonne en se tournant vers le bien immuable, mais simplement parce quelle est âme, nous plait tellement que nous la préférons même à la lumière matérielle, si nous avons le sens droit : lâme, dis-je, ne nous plait pas en elle-même, mais dans la puissance qui la créée. Nous puisons notre amour pour elle dans la source même dont nous voyons quelle est sortie. Voilà la vérité et le bien simple, qui nest pas autre chose que le bien même et, par conséquent, le souverain bien. Car un bien ne peut diminuer ou grandir, que quand il nest bien que par un autre bien. Pour être bonne, lâme se tourne donc vers ce qui la faite âme. Cest alors que la volonté sunit à la nature pour perfectionner lâme dans le bien, quand cette volonté se tourne par amour vers le bien, doù vient le bien qui ne se perd pas même quand la volonté se détourne. En effet, en se détournant (455) du souverain bien, lâme cesse dêtre bonne, mais elle ne cesse pas dêtre âme : ce qui lui donne déjà lavantage sur le corps; la volonté perd donc ce que la volonté peut gagner. Pour vouloir se tourner vers ce qui la fait être, lâme devait déjà exister; mais avant dexister, elle nétait pas là pour le vouloir. Et voilà notre bien : celui où nous voyons sil a dû ou doit être tout ce que nous comprenons quil a dû ou doit être, et où nous voyons également quil neût pas pu, sil ne leût dû, être tout ce que nous comprenons quil doit être, bien que nous ne sachions pas comment il lest. Or, ce bien nest pas loin de chacun de nous : car cest en lui que nous vivons, que nous nous mouvons et que nous sommes (Act., XVII, 27, 28 ).
CHAPITRE IV.POUR POUVOIR AIMER DIEU, IL FAUT LE CONNAITRE PAR LA VRAIE FOI.
6. Mais il faut se tenir en lui et sattacher à lui par lamour, afin de jouir de la présence de celui par qui nous sommes et en dehors duquel nous ne pourrions pas même exister. Car comme « cest par la foi que nous marchons et non par une claire vue (II Cor., V, 7 )», nous ne voyons pas encore Dieu, comme dit le même Apôtre, « face à face (I Cor., XIII, 12. ) »; et pourtant, si nous ne laimons pas maintenant, nous ne le verrons jamais. Mais peut-on aimer ce quon ignore? On peut connaître quelque chose et ne pas laimer; mais je demande si lon peut aimer ce que lon ne connaît pas; car, si on ne le peut pas, personne naimera Dieu avant de le connaître. Et quest-ce que connaître Dieu, sinon le voir des yeux de lesprit et en avoir la ferme perception? Car ce nest pas un corps qui puisse être cherché avec les yeux de la chair. Mais avant de pouvoir connaître et percevoir Dieu, autant quil peut être vu et perçu, avantage réservé aux coeurs purs, car il est écrit « Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce quils verront Dieu (Matt., V, 8 ) » il faut que le coeur soit purifié, pour devenir capable et digne de le voir, et il ne peut être purifié quen aimant par la foi. Car où sont ces trois vertus, que tous les efforts des Livres divins tendent à produire dans notre âme, la Foi, lEspérance et la Charité (I Cor., XIII, 13 ), sinon dans lâme qui croit ce quelle ne voit pas, qui espère et aime ce quelle croit? On aime donc même ce quon ignore, mais quon croit pourtant. Toutefois il faut bien prendre garde que lâme, en croyant ce quelle ne voit pas, ne se figure ce qui nest pas, et nespère et naime ce qui est faux. Dans ce cas, la charité ne viendrait plus dun coeur pur, dune bonne conscience et dune foi non feinte, laquelle est la fin des préceptes, comme dit le même Apôtre (I Tim., I, 5 ). 7. Quand, dans la lecture ou la conversation, il est question dobjets matériels que nous navons pas vus et que nous croyons, lesprit se les figure nécessairement sous des traits et des formes corporelles, au gré de limagination. Que lon tombe à faux ou que lon tombe juste, ce dernier cas est très-rare, cela importe peu; il ne sagit pas ici de croire dune foi ferme, mais de quelque but utile à atteindre par cette voie. En effet, parmi ceux qui lisent ou entendent lire ce qua écrit lapôtre Paul ou ce quon a écrit de lui, qui ne se figure le visage de lapôtre lui-même et de tous ceux dont il donne les noms? Et dans la multitude dhommes à qui ces épîtres sont connues et qui tous imaginent des traits et des figures différentes, on ne sait certainement pas quel est celui qui sapproche le plus de la vérité. Or, les formes corporelles de ces personnages ne sont pas lobjet de notre foi; mais la vie quils ont menée par la grâce de Dieu et les actions que lEcriture sainte rapporte de chacun deux, voilà ce quil est utile de croire, ce quil faut désirer et ne pas désespérer datteindre. La figure même de Notre-Seigneur est aussi lobjet de mille imaginations différentes : et pourtant , quelle quelle fût, il nen avait quune. Et dans ce que nous croyons de Notre-Seigneur Jésus-Christ, la notion saine nest pas celle que lesprit simagine, et qui est peut-être fort éloignée de la réalité, mais celle que nous en avons daprès lespèce humaine; car nous portons lidée de la nature humaine gravée dans notre âme, à tel point que nous reconnaissons lhomme ou la forme humaine aussitôt quelle frappe nos yeux. (456)
CHAPITRE V.COMMENT ON PEUT AIMER LA TRINITÉ SANS LA CONNAITRE.
Cest sur cette notion que notre esprit se règle, quand nous croyons que Dieu sest fait homme pour nous , afin de nous donner lexemple de lhumilité et nous faire voir lamour que Dieu nous porte. Car il nous est utile de croire et de tenir pour principe certain et inébranlable que lhumilité qui a fait naître un Dieu dune femme et la conduit à la mort au milieu de tant doutrages de la part des hommes, que cette humilité, dis-je, est le remède souverain à lenflure de notre orgueil, et le profond mystère qui brise le lien du péché. Ainsi encore, sachant ce que cest que la toute-puissance et convaincus que Dieu est tout-puissant, nous croyons à la vertu de ses miracles et de sa résurrection, et nous raisonnons des faits de cette nature daprès les notions, innées ou expérimentales, des espèces et des genres, en sorte que notre foi nest pas feinte. Car nous ne connaissons pas non plus la figure de la vierge Marie, cette mère qui na point connu dhomme, qui est restée pure dans son enfantement et de laquelle le Christ est né miraculeusement. Nous navons pas davantage vu les traits de Lazare, ni Béthanie, ni le sépulcre, ni la pierre que le Christ fit écarter pour ressusciter le mort, ni le sépulcre nouvellement taillé dans le roc doù il est ressuscité lui-même, ni la montagne des Oliviers doù il est monté au ciel; et nous tous qui navons point vu ces choses, nous ne savons pas si elles sont comme nous nous les figurons, nous penchons même à croire le contraire. En effet, quand il nous arrive de voir de nos yeux un lieu, un homme, un corps quelconque tels que nous nous les étions figurés en esprit, avant de les avoir vus, nous nen sommes pas médiocrement surpris; cela arrive rarement ou presque jamais; et cependant nous croyons très-fermement à leur existence, parce que nous en jugeons daprès une notion particulière ou générale, qui est pour nous une certitude. Nous croyons, par exemple, que Notre Seigneur Jésus-Christ est né dune Vierge qui sappelait Marie. Ce que cest quune vierge, ce que cest que naître, ce que cest quun nom propre, nous le savons parfaitement; ce nest pas là un objet de foi. Mais la figure de Marie est-elle celle qui nous vient à lesprit quand nous parlons ou que nous nous souvenons de ces faits? nous ne le savons et ne le croyons en aucune façon. Il est donc permis, sans blesser la foi, de dire: peut-être avait-elle cette figure, peut-être ne lavait-elle pas; mais ce serait porter atteinte à la foi chrétienne que de dire : Peut-être le Christ est-il né dune Vierge. 8. Cest pourquoi, désirant comprendre, autant que possible léternité, légalité et lunité de la Trinité, nous devons dabord croire avant de comprendre, et veiller à ce que notre foi ne soit pas feinte. Car il faut jouir de cette même Trinité, pour être heureux; or, si nous en croyons des choses fausses, notre espérance sera vaine, notre charité ne sera pas pure. Comment donc pouvons-nous aimer par la foi la Trinité que nous ne connaissons pas? Sera-ce comme nous aimons Paul lapôtre, daprès une notion particulière ou générale? Si Paul na pas eu les traits que notre imagination lui prête chose que nous ignorons absolument nous savons du moins ce que cest quun homme. Pour ne pas aller bien loin, nous sommes hommes, et il est clair que Paul la été, que son âme a vécu unie à un corps selon les lois de lhumanité. Nous croyons donc de lui ce que nous trouvons en nous-mêmes, selon lespèce ou le genre qui renferme au même degré toute nature humaine. Mais que savons-nous de cette souveraine Trinité, soit daprès lespèce, soit daprès le genre? Y a-t-il donc beaucoup dautres trinités du même genre, dont quelques-unes nous soient connues par expérience, en sorte que nous puissions juger celle-ci par analogie, daprès une notion despèce ou de genre, de manière à laimer sans la connaître, comme nous en aunerions une autre à laquelle nous la supposerions semblable? Evidemment non. Ou bien pouvons-nous aimer par la foi cette Trinité que nous ne voyons pas et dont le type ne nous apparaît nulle part, comme nous aimons, en Notre-Seigneur Jésus-Christ, sa résurrection dentre les morts, bien que nous nayons jamais vu personne ressusciter ainsi? Mais nous savons ce que cest que mourir et ce que cest que vivre: car nous vivons et nous avons vu parfois des morts et des mourants. Or, quest-ce que ressusciter, sinon revivre, cest-à-dire revenir de la mort à la vie? Quand donc nous disons et nous croyons que la Trinité (457) existe, nous savons ce que cest que la Trinité, parce que nous savons ce que cest que trois choses, mais nous ne laimons pas pour autant. Car nous avons le nombre trois quand nous voulons, par exemple, pour nen pas citer dautres, en jouant à la mourre. Serait-ce que nous naimons pas toute trinité, mais seulement la Trinité qui est Dieu? Ce que nous aimons dans la Trinité, cest donc quelle est Dieu. Mais nous navons pas vu dautre Dieu et nous nen connaissons point, parce quil ny a quun Dieu : celui-là même que nous navons jamais vu et que nous aimons par la foi. Or, la question est de savoir daprès quelle analogie ou quelle comparaison avec des choses connues nous avons cette foi, par laquelle nous aimons Dieu que nous ne connaissons pas encore.
CHAPITRE VI.COMMENT LHOMME QUI NEST PAS ENCORE JUSTE CONNAIT LE JUSTE QUIL AIME.
9. Revenons donc sur nos pas, et examinons pourquoi nous aimons lApôtre. Est-ce à cause de lespèce humaine, qui nous est parfaitement connue, et parce que nous croyons quil a été homme? Non assurément: autrement nous ne pourrions plus laimer, puisquil nest plus homme; car son âme a été séparée de son corps. Mais nous sommes persuadés que ce que nous aimons en lui vit encore: car nous aimons une âme juste. Et daprès quelle règle générale ou spéciale, sinon parce que nous savons ce que cest quune âme et ce que cest quun juste? Quant à la nature de lâme, nous avons toute raison de dire que nous la connaissons, puisque nous en avons une. Ce nest point sur le témoignage de nos yeux, car nous ne lavons jamais vue, ni daprès une notion générale ou spéciale tirée de lanalogie ou de la comparaison, que nous avons cette foi, mais bien plutôt, comme je lai dit, parce que nous avons une âme, Et, en effet, y a-t-il rien qui soit aussi intimement senti et qui sente aussi bien sa propre existence, que le principe même par lequel tout le reste est senti, cest-à-dire lâme? Car cest daprès notre propre expérience que nous reconnaissons les mouvements des corps, qui nous prouvent quil y a dautres êtres vivants hors de nous; puisque vivant nous-mêmes, nous imprimons à notre corps les mouvements que nous remarquons chez les autres. En effet, quand un corps vivant se meurt, nos yeux nont aucun moyen de voir lâme, qui est un objet invisible pour eux; mais nous sentons que cette matière est animée par un principe semblable à celui qui anime notre propre corps, cest-à-dire havie de lâme. Et ce nest point ici quelque chose de propre à lhabileté humaine ou à la raison : car les bêtes aussi sentent la vie, non-seulement en elles-mêmes, mais chez leurs semblables et en nous. Ni elles non plus ne voient nos âmes, mais elles saperçoivent de la vie par les mouvements du corps, sur le champ, avec la plus grande facilité et comme par un instinct naturel. Nous con naissons donc toute âme daprès la nôtre, et daprès la nôtre encore, nous croyons à lexistence de celle que nous ne connaissons pas. Non-seulement nous nous apercevons de lexistence dune âme, mais nous pouvons encore savoir ce quelle est par létude de la nôtre, puisque nous en avons une. Mais comment savons-nous ce que cest que le juste? Car nous avons dit que nous aimons lApôtre, uniquement parce que cest une âme juste. Nous savons donc ce que cest que dêtre juste, aussi bien que nous savons ce que cest quune âme. Or, comme nous lavons dit, cest daprès nous que nous savons ce que cest quune âme, puisque nous en avons une; mais comment, sans être justes, savons-nous ce que cest quun juste ? Et si personne ne sait ce que cest quun juste, sans être juste, personne naimera ce juste sans lêtre soi-même. En effet, on ne peut aimer celui quon croit juste, précisément parce quon le croit juste, quand on ne sait pas ce que cest que dêtre juste; et nous avons démontré plus haut que personne naime ce quil croit et ne voit pas, quen vertu de quelque notion générale ou particulière. Donc si le juste seul aime le juste, comment celui qui nest pas juste désirera-t-il le devenir? Personne ne désire être ce quil naime pas. Mais pour devenir juste, celui qui ne lest pas encore, voudra certainement le devenir ; et dès quil le veut, il aime le juste. Donc, même celui qui nest pas encore juste, aime le juste. Or, celui qui ignore ce que cest que le juste, ne peut pas aimer le juste. Donc celui même qui nest pas encore juste, sait du moins ce que cest que de lêtre. Mais comment le sait-il? Est-ce par le témoignage de ses yeux? Y a-t-il un corps juste, comme il y a un corps blanc ou noir, (458) carré ou rond? Qui osera le dire ? Cependant les yeux ne voient que des corps. Et il ny a de juste dans lhomme que lâme; et quand on dit dun homme quil est juste, cest de son âme quon parle, et non de son corps. La justice est en effet une certaine beauté de lâme, qui rend beaux les hommes, même la plupart de ceux dont le corps est tordu et difforme. Et comme les yeux ne voient pas lâme, ils ne voient pas davantage sa beauté, comment donc celui qui nest pas encore juste, connaît-il le juste, et laime-t-il pour le devenir lui-même? Y aurait-il, dans les mouvements du corps, certain indice qui ferait voir que tel ou tel homme est juste ? Mais sil ignore absolument ce que cest quun juste, comment devinera-t-il les signes qui trahissent lâme juste? Il connaît donc le juste. Mais comment le connaissons-nous, même quand nous ne sommes pas justes? si nous puisons cette connaissance hors de nous, ce ne peut être que dans un corps. Or ce nest point ici laffaire dun corps. Et quand je pose la question, je ne peux en trouver la réponse quen moi-même. Si je demande à un autre ce que cest que le juste, il cherche également la réponse au dedans de lui, et quiconque peut donner une réponse vraie, ne la trouve pas ailleurs quen lui-même. Quand je veux parler de Carthage, je cherche en moi quelque chose à dire et jy trouve une Carthage imaginaire; mais cette image, je lai perçue par le corps, cest-à-dire par la sensation du corps, puisque jai été là corporellement, que jai vu la ville, que jen ai éprouvé une impression qui mest restée dans la mémoire, tellement que jai trouvé en moi le mot pour en parler, quand il ma plu de le faire. Car cette forme imaginaire, fixée en ma mémoire, est le verbe même de Carthage, non pas en trois syllabes quon exprime quand on nomme Carthage, ou même le nom qui traverse sans bruit lespace du temps mais ce que je vois dans mon âme, quand je prononce ces trois syllabes, ou même avant que je ne les prononce. Et si je veux parler dAlexandrie, que je nai jamais vue, vite aussi une image se présente à mon esprit; ayant entendu beaucoup de personnes dire que cest une grande ville et les ayant crues sur parole, je men suis fait une certaine idée, calquée, autant que possible, sur leurs récits, et cest là le verbe que je trouve en moi avant de prononcer les cinq syllabes, si connues de tout le monde à peu près. Et pourtant si je pouvais tirer de mon âme cette image et la montrer à ceux qui connaissent Alexandrie, sans doute tous diraient : Ce nest pas elle; ou sils disaient : Cest elle, jen serais fort étonné; puis la considérant en moi-même, cest-à-dire son image ou son portrait, je ne pourrais massurer que cest elle, mais je men rapporterais à ceux qui lont vue. Or, il nen est pas ainsi, quand je cherche ce que cest que le juste; je ne le trouve pas, je ne le vois pas de cette manière, quand jen parie; on ne tombe pas ainsi daccord sur ce que jen puis dire, je napprouve pas non plus tout ce que jen entends dire, comme si javais vu de mes yeux ou perçu par quelquun de mes sens corporels quelque chose de ce genre, ou que jen eusse entendu parler à dautres qui lavaient connu. En effet, quand je dis, et avec certitude de ce que javance : Lâme juste est celle qui, réglant sa vie et ses moeurs par la science et la raison, rend à chacun ce qui lui est dû; mon esprit ne se porte pas vers un objet absent, comme serait Carthage par exemple, ni il ne se forge pas une image arbitraire, qui peut être vraie ou fausse, comme serait celle dAlexandrie; mais je vois quelque chose de présent, quelque chose qui est en moi, bien que ce ne soit pas moi, et beaucoup de ceux qui mentendront seront-de mon avis. Et quiconque mentend et mapprouve avec connaissance de cause, sciemment, en voit autant en lui-même, bien quil ne soit pas lui-même ce quil voit. Mais si cest un juste qui parle, il voit et exprime ce quil est lui-même. Et où le voit-il, sinon en lui? En quoi il ny a rien détonnant : car où le verrait-il, si ce nétait en lui-même? Le merveilleux est que lâme voie en elle ce quelle na vu nulle part ailleurs, quelle voie ce qui est vrai, quelle voie la véritable âme juste, quelle soit une âme elle-même et ne soit pas lâme juste quelle voit en elle. Y a-t-il donc une autre âme juste dans lâme qui nest pas encore juste? Sinon, quelle âme voit-elle donc, quand elle voit et dit ce que cest que lâme juste, quelle nen a point vu ailleurs quen elle-même, quoiqu elle-même ne soit pas âme juste? Ce quelle voit est-il donc une vérité intérieure, présente à lâme qui peut la voir? Car tous ne le peuvent pas, et ceux qui le peuvent ne sont pas tous ce quils voient, cest-à-dire ne sont pas eux-mêmes des âmes justes, bien quils puissent (459) voir et dire ce que cest quune âme juste. Mais comment deviendront-ils justes, sinon en sattachant au modèle quils voient, pour le reproduire eux-mêmes et devenir des âmes justes: ne se contentant pas de voir et de dire que lâme juste est celle qui réglant sa vie et ses moeurs par le science et la raison, rend à chacun ce qui lui est dû, mais réglant eux-mêmes leur vie et leurs moeurs sur la justice, en rendant à chacun ce qui lui est dû, de manière à ne devoir rien à personne, sinon de saimer mutuellement (Rom., XIII, 8 )? Et comment sattache-t-on à ce modèle, sinon par lamour? Pourquoi donc aimons-nous un homme que nous croyons juste et naimons-nous pas le type même par lequel nous voyons ce que cest que lâme juste, afin de devenir justes nous-mêmes ? Serait-ce que si nous naimions pas ce type, nous naimerions pas celui que nous aimons parce quil lui est conforme; et que tant que nous ne sommes pas justes, nous naimons pas assez ce type pour devenir justes nous-mêmes? Lhomme que lon croit juste est donc aimé daprès le type et la vérité que celui qui laime voit et retrouve en son propre fond; mais il nest pas possible daimer ce type et cette vérité par un motif qui leur soit étranger. Hors deux, en effet, hors de leur connaissance, nous ne trouvons rien qui nous les fasse aimer par la foi et par analogie à quelque autre chose que nous connaissons. En effet, tout ce que nous verrons de semblable à ce type, cest ce type même, et rien ne lui ressemble parce que, seul, il est tel quil est. Donc celui qui aime les hommes doit les aimer parce quils sont justes, ou pour quils le deviennent. Car il doit ainsi saimer lui-même de cette façon: ou parce quil est juste ou pour le devenir; alors seulement il pourra sans danger aimer son prochain comme lui-même. Celui qui saime autrement, saime injustement, puisquil saime pour devenir injuste, par conséquent pour être mauvais; et par là même il ne saime pas: car « celui qui aime liniquité, hait son âme (Ps., X, 6 ) ».
CHAPITRE VII.DU VÉRITABLE AMOUR PAR LE QUEL ON PARVIENT A LA CONNAISSANCE DE LA TRINITÉ. IL FAUT CHERCHER DIEU, EN IMITANT LA PIÉTÉ DES BONS ANGES.
10. Ainsi, dans la question de la Trinité et de la connaissance de Dieu, qui nous occupe, le point principal est de savoir ce que cest que le véritable amour, ou même ce que cest que lamour. On ne peut en effet donner le nom damour quau véritable amour, autrement cest la passion. Cest donc par abus quon donne à la passion le nom damour, et à lamour le nom de passion. Or, ce véritable amour consiste à sattacher à la vérité pour vivre selon la justice, et par conséquent à dédaigner toutes les choses passagères par amour pour les hommes, par le désir de les voir vivre selon la justice. Nous pourrons alors être prêts à mourir utilement pour nos frères, suivant lexemple que nous en a donné Notre-Seigneur Jésus-Christ. En effet comme toute la loi et les prophètes se rattachent aux deux préceptes de lamour de Dieu et de lamour du prochain (Matt., XXII, 37-40 ), ce nest pas sans raison que lEcriture met souvent lun pour lautre : tantôt elle ne mentionne que lamour de Dieu, comme dans ce texte : « Nous savons que tout coopère au bien pour ceux qui aiment Dieu (Rom., VIII, 28 )»; et encore: « Si quelquun aime Dieu, celui-là est connu de lui (I Cor., VIII, 3. ) » ; et ailleurs : « Parce que la charité de Dieu est répandue en nos coeurs par lEsprit-Saint qui nous a été donné (Rom., V, 5 ) », et dans une foule dautres passages : la conséquence étant que celui qui aime Dieu fait ce que Dieu commande, et saime dans la proportion où il le fait, et par conséquent aime le prochain puisque Dieu en a donné lordre. Tantôt lEcriture ne parle que de lamour du prochain, comme ici : « Portez les fardeaux les uns des autres, et cest ainsi que vous accomplirez la loi du Christ (Gal., VI, 2 ) », et encore: « Car toute la loi est renfermée dans une seule parole: Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Id., V, 14 ) »; et dans lEvangile : « Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le-leur aussi; car cest la loi et les prophètes (Matt., VII, 12. ) ». Dans beaucoup dautres passages de ce genre, nous voyons que les saintes lettres semblent ne rattacher la perfection quà lamour du prochain, en passant sous silence lamour de Dieu, quoique la loi et les prophètes se rattachent à ces deux préceptes. Mais la raison en est que celui qui aime son prochain, aime avant tout lamour lui-même. « Or, Dieu est amour, et qui demeure dans lamour demeure en (460) Dieu et Dieu en lui (I Jean, IV, 16 ). Donc, en ce cas, cest Dieu quon aime avant tout. 11. Par conséquent ceux qui cherchent Dieu par lintermédiaire des puissances qui gouvernent le monde ou les parties du monde, sen séparent et en sont jetés à une grande distance; distance, non de lieu, mais daffection : car, ayant Dieu au dedans deux, ils le cherchent péniblement au dehors, en abandonnant leur intérieur. Ainsi quand même ils entendraient une puissance sainte et céleste , ou se la figureraient dune manière quelconque, ce quils ambitionnent, cest plutôt le pouvoir de ces esprits, objet dadmiration pour la faiblesse humaine, que limitation de leur piété, principe du repos en Dieu. Ils aiment mieux, par orgueil, pouvoir ce que peut un ange, que dêtre, par dévotion, ce quest un ange. Car ce nest pas de lui-même quun saint tient son pouvoir, mais de celui de qui vient tout pouvoir légitime; et il sait quêtre uni au Tout-Puissant par une pieuse volonté est le signe dune plus grande puissance, que de pouvoir, par sa volonté propre, produire des oeuvres redoutables à ceux qui ne jouissent pas dune telle faculté. Aussi le Seigneur Jésus-Christ lui-même, tout en opérant de tels prodiges, mais voulant donner de plus hautes leçons à ceux qui ladmiraient et ramener aux choses éternelles et intérieures leurs esprits attentifs et comme suspendus à des miracles de lordre temporel, leur disait: « Venez à moi, vous tous qui prenez de la peine et qui êtes chargés, et je vous soulagerai; prenez mon joug sur vous ». Il ne leur dit pas : apprenez de moi que je ressuscite. les morts de quatre jours mais bien ; « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur». En effet une humilité inébranlable est plus puissante et plus sûre quune hauteur bouffie dorgueil. Aussi ajoute-t-il: « Et vous trouverez du repos pour vos âmes (Matt., XI, 28, 29 ) ». Car : « La charité ne senfle pas (I Cor., XIII, 4 )»; et: « Dieu est amour (Jean, IV, 8 ) » ; et: « Les fidèles lui obéiront avec amour (Sag., III, 9 ) », étant ramenés des bruits du dehors aux joies silencieuses. Voilà que « Dieu est amour » : pourquoi donc aller et recourir, dans les hauteurs des cieux et dans les profondeurs de la terre, à la recherche de celui qui est en nous, si nous voulons être en lui?
CHAPITRE VIII.AIMER SON FRÈRE, CEST AIMER DIEU.
12. Que personne ne dise : Je ne sais quoi aimer. Quil aime son frère et il aimera lamour même. En effet, il connaît mieux lamour qui le fait aimer, que le frère quil aime. Il peut donc connaître Dieu mieux quil ne connaît son frère; beaucoup mieux, parce que Dieu est plus présent; beaucoup mieux, parce quil est plus intime; beaucoup mieux, parce quil est plus certain. Embrasse le Dieu amour, et tu embrasseras Dieu par lamour. Cest cet amour qui unit tous les bons anges et tous les serviteurs de Dieu par le lien de la sainteté, nous unit à eux et entre nous, et nous rattache tous à lui. Donc plus nous sommes exempts de la bouffissure de lorgueil, plus nous sommes remplis damour et de quoi, sinon de Dieu, est rempli celui qui est rempli damour? Mais, diras-tu, je vois la charité, je la découvre autant que possible des yeux de lesprit, et je crois à lEcriture qui me dit: « Dieu est charité, et qui demeure dans la charité demeure en Dieu (Jean IV, 16 ) »; mais si je vois la charité, je ne vois pas en elle la Trinité. Eh bien! tu vois la Trinité, si tu vois la charité. Je ferai mes efforts pour ten convaincre; seulement quelle daigne elle-même nous assister, afin que la charité nous mène à quelque bon résultat. Quand nous aimons la charité, nous laimons comme aimant quelque chose, précisément parce quelle aime quelque chose. Quaime donc la charité, pour pouvoir elle-même être aimée? Car la charité qui naime rien, nest plus la charité. Or, si elle saime elle-même, il faut quelle aime quelque chose, afin de saimer comme charité. De même que la parole sindique elle-même en indiquant quelque chose, et ne sindique pas comme parole, si elle nindique pas quelle indique quelque chose : ainsi la charité saime sans doute elle-même, mais si elle ne saime pas comme aimant quelque chose, elle ne saime pas comme charité. Quaime donc la charité, sinon ce que nous aimons par elle? Or, ce quelque chose, à prendre le prochain pour point de départ, cest notre frère. Et voyez avec quel soin lapôtre Jean recommande la charité fraternelle: « Celui qui aime son frère (461) demeure dans la lumière, et le scandale nest point en lui ( Jean, II, 19. )». Il est évident quil place la perfection dans lamour du prochain car celui en qui le scandale nexiste pas est parfait. Néanmoins il semble passer lamour de Dieu sous silence : ce quil ne ferait certainement pas, sil ne renfermait Dieu lui-même dans lamour fraternel. Et la preuve, cest quun peu plus bas, dans la même épître, il nous dit en termes très-clairs : « Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, parce que la charité est de Dieu. Ainsi quiconque aime, est né de Dieu et connaît Dieu. Qui naime point, naime pas Dieu, parce que Dieu est charité ». Ce contexte fait voir assez clairement que, selon cette autorité dun si grand poids, la charité fraternelle car la charité fraternelle est lamour que nous nous portons les uns aux autres non-seulement est de Dieu, mais est Dieu même, Ainsi donc, si notre amour pour notre frère vient de la charité, il vient de Dieu; et il ne peut se faire que nous naimions avant tout lamour même qui nous fait aimer un frère. Doù il faut conclure que ces deux préceptes sont inséparables. Car, puisque « Dieu est charité », celui qui aime la charité aime certainement Dieu; or, celui qui aime son frère aime nécessairement la charité. Aussi lApôtre ajoute peu après : « Celui qui naime point son frère « quil voit, ne peut aimer Dieu quil ne voit point (Id., IV, 7, 8, 20. ) » et la raison pour laquelle il ne voit point Dieu, cest quil naime pas son frère. Car celui qui naime pas son frère nest pas dans lamour, et celui qui nest pas dans lamour nest pas en Dieu, puisque Dieu est amour. Or, celui qui nest pas en Dieu nest pas dans la lumière, puisque « Dieu est lumière et quil ny a point en lui de ténèbres (Id., I, 5 ) ». Quy a-t-il donc détonnant à ce que celui qui nest pas dans la lumière ne voie pas la lumière, cest-à-dire ne voie pas Dieu, puisquil est dans les ténèbres? Seulement il voit son frère des yeux du corps avec lesquels on ne peut voir Dieu. Mais sil aimait dune charité spirituelle celui quil voit des yeux du corps, il verrait Dieu, qui est la charité même, de cet oeil intérieur par lequel ou. peut le voir. Comment donc celui qui naime pas son frère quil voit, pourra-t-il aimer Dieu, quil ne voit pas, et quil ne voit pas précisément parce que Dieu est amour, lamour que na pas celui qui naime pas son frère? Et quon ne demande pas combien damour nous devons à un frère et combien à Dieu; nous en devons incomparablement plus à Dieu quà nous, et autant à un frère quà nous-mêmes; mais nous nous aimons dautant plus nous-mêmes, que nous aimons Dieu davantage. Cest donc par un seul et même amour que nous aimons Dieu et le prochain; mais nous aimons Dieu pour Dieu, et nous-mêmes et le prochain pour Dieu.
CHAPITRE IX.LAMOUR DU TYPE IMMUABLE DE LA JUSTICE EST LE PRINCIPE DE NOTRE AMOUR POUR LES JUSTES.
13. Quest-ce, je vous demande, que cette flamme qui brûle en nous quand nous entendons ou lisons les paroles suivantes? « Voici maintenant un temps favorable, voici maintenant un jour de salut. Ne donnant à personne aucun scandale, afin que notre ministère ne soit point décrié , montrons-nous, au contraire, en toutes choses, comme des ministres de Dieu, par une grande patience dans les tribulations, dans les nécessités, dans les angoisses, sous les coups, dans les prisons, dans les séditions, dans les travaux, dans les veilles, dans les jeûnes; par la pureté, par la science, par la longanimité, par la mansuétude, par lEsprit-Saint, par une charité sincère, par la parole de vérité, par les armes de la justice à droite et à gauche; dans la gloire et lignominie, dans la mauvaise et la bonne réputation; comme séducteurs et cependant sincères; comme inconnus et toutefois très-connus; comme mourants, et voici que nous vivons; comme châtiés, mais non mis à mort; comme tristes, mais toujours dans la joie; comme pauvres, mais enrichissant beaucoup dautres; comme nayant rien et possédant tout (II Cor., VI, 2-10. )». Pourquoi cette lecture nous enflamme-t-elle damour pour lapôtre Paul, sinon parce que nous croyons quil a vécu selon le modèle quil trace? Or, que les ministres de Dieu doivent vivre de la sorte, ce nest pas sur la parole des autres que nous le croyons; mais nous le voyons en nous, ou plutôt au-dessus de nous, dans la vérité même. Cest donc daprès ce que nous voyons que (462) nous aimons celui que nous croyons avoir ainsi vécu. Et si nous naimions pas, avant tout, le type que nous savons permanent et immuable, nous naimerions point celui qui y a conformé sa vie pendant quil était sur la terre, ainsi que nous le croyons fermement. Mais, je ne sais comment, nous sommes plus vivement excités à aimer le type lui-même, précisément parce que nous croyons quun homme y a conformé sa vie; et nous ne perdons point du tout lespérance, nous qui sommes hommes, dy conformer aussi la nôtre, précisément parce que quelques hommes lont fait, en sorte que notre désir en devient plus ardent et notre prière plus fervente. Ainsi lamour même du type nous fait aimer la vie que certains hommes ont menée, et la certitude quils lont menée augmente encore notre amour pour le type; et, par là il arrive que plus notre amour pour Dieu est ardent, plus notre vue acquiert de certitude et de clarté; parce que nous voyons en Dieu même le type immuable de justice selon lequel nous pensons que lhomme doit vivre. La foi peut donc nous procurer la connaissance et lamour de Dieu qui, dès lors, nest plus tout à fait inconnu ni soustrait à notre amour; elle devient un moyen de le connaître plus clairement et de laimer plus solidement.
CHAPITRE X.IL Y A, DANS LA CHARITÉ, TROIS CARACTÉRES QUI SONT COMME UNE EMPREINTE DE LA TRINITÉ.
14. Or, quest-ce que la charité ou lamour tant loué, tant préconisé par lEcriture, sinon lamour du bien? Mais lamour suppose quelquun qui aime, et quelque objet qui est aimé. Voilà donc trois choses: celui qui aime, celui qui est aimé, et lamour. Quest-ce donc que lamour, sinon une certaine vie qui unit deux objets ou tend à les unir: à savoir un objet aimant et un objet aimé? II en est ainsi même dans les amours extérieurs et charnels. Mais pour puiser à une source plus pure et plus limpide, foulons la chair aux pieds et montons jusquà lâme. Quest-ce que lâme aime dans lêtre aimé, sinon une âme? Il y a donc là trois choses : le sujet de lamour, lobjet de lamour et lamour. Il nous reste à monter encore et à retrouver tout cela dans un ordre plus élevé, autant que cela est donné à lhomme. Mais que notre attention se repose ici un instant, non dans la pensée quelle a trouvé ce quelle cherche, mais comme il est dusage de le faire quand on a trouvé le lieu où lon a quelque chose à chercher. Rien nest trouvé encore, mais nous savons où chercher. Que ceci suffise et serve comme dexorde à ce que nous avons à dire ensuite. (463)
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