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OBJET, SOURCES, MÉTHODE ET DIVISIONS (1)
I. J'écris l'histoire littéraire, et non pas l'histoire tout court du sentiment religieux en France. Je ne puise donc qu'aux sources littéraires: biographies; livres de piété; essais de philosophie dévote, de morale ou d'ascétisme; sermons ; poésies chrétiennes ou autres ouvrages du même genre, laissant aux érudits les autres sources moins accessibles au vulgaire: testaments; fondations; contrats; diaires tenus par le directeur d'une paroisse, d'une confrérie, d'un pèlerinage; en un mot toutes les pièces d'archives qui, par elles-mêmes, n'ont communément rien de mystique, mais qui fournissent des indications abondantes sur les habitudes et les tendances religieuses d'une époque. En règle générale, je néglige aussi les inédits littéraires. Limité aux seuls imprimés, le travail que j'entreprends donnerait d'assez beaux fruits, si j'étais de force à suivre convenablement le programme jadis fixé par Bacon à l'histoire littéraire. De modo autem hujus historiæ conscribendae, disait ce grand homme, illud imprimus monemus, ut materia et copia ejus, non tantum ab historicis et criticis petatur, verum etiam per singulas annorum centurias, aut etiam minima intervalla, SERIATIM LIBRI PRAECIPUI, qui eo temporis spatio conscripti sunt, in consilium adhibeanlur ; ut ex eorum, non perfectione id enim in fiinitum radant esset sed DEGUSTATIONE ET OBSERVATIONE ARGUMENTI, STYLI, METHODI, GENIUS ILLIUS TEMPORIS LITTERARIUS (ici, RELIGIOSUS), VELUTI INCANTATIONE QUADAM A MORTUIS EVOCETUR. Distinguer les principaux ouvrages religieux du XVII° siècle textes dévots et biographies les savourer, en observer le style et la méthode, en dégager l'esprit, enfin les presser de telle sorte qu'ils nous rendent présent
1 Ce que je vais dire dans ces notes se rapporte directement aux quatre premiers volumes du présent livre. Quand nous en viendrons à la littérature religieuse des XVIII° et XIX° siècles, il y aura lieu de modifier sur plus d'un point la méthode qui m'a paru convenir à cette première partie.
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et vivant le génie religieux qui les inspire ou dont ils nous. montrent les victoires, voilà ce que je voudrais essayer de faire. II. La fin que l'on vient de dire doit fixer l'orientation générale et le détail de nos recherches documentaires. Impressions esthétiques, curiosités profanes, nous ne nous interdisons pas tout à fait ce genre de distractions; mais ce ne seront là pour nous que distractions, que « reposoirs ». Notre but principal est de connaître la vie religieuse du XVII° siècle; pour parler la langue moderne, toutes nos « fiches » doivent alter à ce but. D'où il suit que lorsque nous rencontrons un personnage, dont s'occupent, par ailleurs, ou dont devraient s'occuper les historiens de notre littérature François de Sales, Yves de Paris, Bossuet, Fénelon c'est directement la vie intérieure de ce personnage, et non son mérite littéraire qui nous intéresse. Il en va de même pour le rôle qu'il a pu jouer dans l'histoire politique de son temps. Le chancelier de Marillac est pour nous l'ami de Mme Acarie et non la victime de Richelieu. Ainsi du P. Joseph, fondateur d'Ordre, écrivain mystique, dont nous n'irons pas apprécier le génie diplomatique ou guerrier. Ce parti pris nous imposera des sacrifices qui pourront surprendre certains lecteurs. Ainsi nous ne ferons qu'une place assez modeste aux poètes chrétiens. Toute proportion gardée, j'en dis autant des prédicateurs. Nous ne les négligerons point, mais nous nous défierons toujours un peu de leur éloquence. Chaque ligne de François de Sales ou des grands spirituels est une confidence involontaire, un témoignage qui ne force rien. On n'en peut dire autant de la plupart des sermons. D'où il suit encore que dans l'importance plus ou moins grande que nous attacherons à tel écrivain, dans le choix que nous ferons de celui-ci à l'exclusion de celui-là, nous ne nous règlerons pas d'abord sur des canons esthétiques. Je ne parlerai qu'en passant du vieux Balzac. Je l'ai lu, certes, et je l'estime fort, néanmoins je le sacrifie à d'autres écrivains dévots qui sont loin de l'égaler, mais qui, du point de vue où je me place, m'intéressent beaucoup plus que lui. Que si, au contraire, je rencontre deux écrivains d'une même intensité religieuse et qui rendent le même témoignage, il va sans dire que j'irai droit à celui qui écrit le mieux. Enfin, et toujours pour les mêmes raisons, nous ne suivrons pas l'auteur de Port-Royal dans ses excursions qui, d'étape en étape, l'ont amené à faire le tour de tout le grand siècle. Il est Sainte-Beuve, il use de
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son droit léonin. Je crois du reste avec lui que tout est dans tout, mais je dois m'en tenir à l'objet essentiel de mon travail. Je ne rapprocherai donc pas l'Astrée de l'Introduction à la Vie dévote et celle-ci des tragédies de Racine. L'enclos mystique dans lequel je m'enferme est bien au milieu de la cité, il a des portes et des fenêtres qui donnent sur la rue ; je me mettrai parfois à la fenêtre, mais je ne franchirai pas les portes. III. Cet enclos est exclusivement catholique. Si je m'étais proposé de donner un tableau complet du XVII° siècle religieux, il est clair que j'aurais dû étudier les dévots et les mystiques protestants. Mais non omnia possumus omnes. J'ignore donc les hétérodoxes jusqu'à l'heure tardive et fatale où ils interviennent directement, avec Poiret, dans l'histoire de nos mystiques. Je laisse de même, et très à contre-coeur, divers chapitres de l'histoire anglicane qui auraient éclairé notre propre histoire. Plus érudit et disposant de plus de place, j'aurais aimé à montrer, chez les anglicans de la première moitié du XVII° siècle, un mouvement analogue à notre humanisme dévot et lointain précurseur du mouvement d'Oxford; à montrer aussi que l'influence de nos auteurs et notamment de François de Sales s'est fait sentir de l'autre côté du détroit. Je n'irai pas non plus refaire l'histoire du jansénisme. Sainte-Beuve est là, corrigé mais déjà que de corrections, que de « repentirs » dans ses notes ! et complété par nos érudits contemporains, M. Jovy entre autres. Du reste, comme je l'expliquerai bientôt, mon histoire décline en même temps que progresse le jansénisme. Deux raisons qui me permettent de ne pas beaucoup m'étendre sur celui-ci. IV. Des auteurs que j'aurai cru devoir retenir, je ne dois pas tout retenir, mais cela seul qui me paraîtra particulier au XVII° siècle. Pourquoi noterai-je dans mes fiches que Mme Acarie allait à la messe du dimanche, que Fénelon se confessait régulièrement et que François de Sales, à telle page de tel volume, enseigne explicitement le dogme de la Trinité? Mais, au contraire, que je remarque chez nos auteurs une réelle insistance à recommander telle dévotion le Verbe incarné ; l'Enfance ; le Calvaire ; les Anges que, dans nos biographies, je trouve les mêmes dévotions pratiquées avec une ferveur spéciale, mon étonnement lui-même m'avertit que si rien de tout cela n'est exclusivement propre au XVII° siècle, il y a là pourtant quelque chose qui mérite notre attention. On l'a déjà dit, mais on ne saurait trop le redire, ces livres
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religieux que nous retenons sont de deux sortes : il y a les biographies ; il y a les traités didactiques. La tendance commune des historiens est d'isoler l'une ou l'autre de ces deux classes : ainsi le morne Picot dans son Essai historique sur l'influence de la religion en France pendant le XVII° siècle, ou tableau des établissements religieux formés à cette époque et des exemples de piété, de zèle et de charité qui ont brillé dans le même intervalle (Paris, 1823), néglige tout à fait l'enseignement des spirituels et ne s'intéresse qu'aux seuls exemples des saints ; de son côté, Fortunat Strowski, dans le beau travail qu'il a entrepris sur le Sentiment religieux au XVII° siècle, insiste de préférence sur les manifestations littéraires et spéculatives de ce sentiment dans l'oeuvre des grands écrivains : François de Sales, Pascal, Fénelon. Pour moi, je voudrais suivre une autre méthode : éclairer, mesurer l'une par l'autre l'action des écrivains et celle des saints. La littérature dévote n'est jamais platonique : elle ne s'adresse à l'imagination et à l'intelligence que pour remuer la volonté. Un livre dévot a, dans l'histoire intime de la communauté chrétienne, une répercussion qui varie naturellement avec le succès et la diffusion de ce livre, et inversement, la vie d'un saint non seulement édifie ceux qui la lisent, mais encore modifie, colore en quelque façon l'intelligence et l'imagination religieuse de ceux-ci. La doctrine produit les miracles et les miracles enrichissent la doctrine. D'où il suit que l'historien de la vie religieuse, tel que je le comprends, devrait rapprocher constamment et contrôler l'une par l'autre, ces deux branches de la littérature religieuse. En principe, il faudrait épingler à chaque traité dévot une dizaine de biographies correspondantes, et aux grandes biographies, les traités dévots qui, de près ou de loin, dérivent d'elles. En fait nous le pouvons assez fréquemment, mais pas toujours. L'histoire de sainte Chantal et des premières visitandines traduit littéralement, ligne par ligne, les écrits de François de Sales, et, pour ne pas parler de leur sainteté personnelle, M. Olier et nombre d'oratoriens traduisent dans leurs traités spéculatifs la vie du P. de Condren par Amelote. Lorsque, pour une raison ou pour une autre, nous ne pouvons faire ces rapprochements, il reste pourtant certain que la plupart des spirituels ont vécu leurs propres livres et se sont racontés eux-mêmes en les écrivant; certain aussi que la doctrine de ces livres a été vécue, au moins par l'élite de leurs lecteurs. V. Ayant ainsi déterminé notre objet, il nous faut, d'après
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la consigne baconienne, chercher les textes les plus significatifs : libri præcipui. Il est évident que nous ne donnons pas seulement cette qualité à la biographie des quatre ou cinq personnages que tout le monde connaît et aux classiques éternels de la littérature religieuse, François de Sales, Pascal, Bossuet, Fénelon. Nous ne la réservons pas non plus aux quelques saints et aux très rares écrivains dont le nom seul a surnagé, Bérulle, Camus par exemple ; vaine survivance qui ne peut suffire à nous guider, puisqu'elle a été refusée à plusieurs qui l'ont pourtant méritée. Est præcipuus pour nous d'abord tout dévot ou saint personnage qui, soit par ses livres, soit par le rayonnement de sa vertu, aura exercé de son vivant une influence notable, et en qui, par suite, se sera pour ainsi dire incarné l'un des aspects du « génie religieux » de cette époque. Juste ou non, l'oubli qui a pu s'étendre sur de tels hommes ou de tels ouvrages ne fait rien à l'affaire. La postérité a choisi comme elle a voulu. Nous ne la querellons pas, nous ne demandons pas que l'on mette Marie de Valence sur les autels, ou que l'on réimprime Yves de Paris; nous disons simplement que les décisions des siècles postérieurs ne changent pas les réalités de l'histoire. Approuverait-on l'historien de notre littérature qui négligerait ce Balzac, la plus grande force littéraire de son temps et qu'on ne lit plus ? Et, tout de même, libre à nous de préférer une page des Elévations sur les mystères aux cent volumes du P. Binet, mais nous ne devons pas ignorer que ce jésuite a exercé sur le sentiment religieux de son siècle une influence beaucoup plus étendue et plus efficace que ne le fut celle de Bossuet. Mais ceux-ci ne suffisent pas. Præcipuus encore, aux yeux de l'historien, tout personnage, plus ou moins éclatant, qui aura ou préparé, ou secondé, ou continué l'action de ces maîtres de l'heure, et aussi, l'excentrique, l'indépendant qui, d'une manière appréciable, aura combattu ou modifié cette action. Double action, ne nous lassons pas de le répéter ; celle des saints, celle des écrivains, l'une s'ajoutant à l'autre, l'amorçant, la prolongeant ou la complétant. VI. Ces vieux textes religieux sont devenus rares, la Révolution française n'ayant veillé que très mollement sur les dépouilles des anciennes bibliothèques monacales, premier et souvent unique noyau religieux de nos dépôts publics. Beaucoup de ces textes, et non des moins précieux, vous les
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demanderiez en vain à la Bibliothèque Nationale. J'ai exploré de riches collections, soit à Bruxelles, chez les bollandistes, soit à la Méjanes, d'Aix-en-Provence, soit à Rome, où les bibliothèques monacales ont moins souffert que les nôtres, bien qu'elles aient aussi changé de maîtres. Bref j'ai fait de mon mieux et j'espère avoir mis la main sur les auteurs les plus importants, mais, à coup sûr, nombre de minores quelques-uns exquis peut-être m'auront échappé. VII. Aussi bien lorsqu'il s'agit, non de compiler un dictionnaire, mais d'écrire une histoire, littéraire et morale, comme celle-ci, l'érudition bibliographique ne doit pas être le principal de nos soucis. Toujours amusante, la chasse à l'anecdote, au livre curieux, devient dangereuse dès qu'elle nous entraîne à négliger cette dégustatio des textes essentiels, cette observatio dont parle Bacon. A mesure que l'on avance dans ces recherches documentaires et que s'élèvent les fiches, une voix mystérieuse, et de plus en plus pressante, nous somme de mettre fin à un travail trop dispersant. Dépouillement insensible qui se fait en nous et malgré nous, et auquel tôt ou tard nous devons nous prêter. Ainsi l'on a vite l'impression d'abord importune et combattue, mais depuis, cent fois confirmée que le XVII° siècle religieux, celui du moins qui mérite d'absorber le meilleur de notre attention, n'est pas le siècle de Louis XIV. Je n'aime pas beaucoup ce mot de Contre-Réforme, pour la simple raison que le mouvement qu'on appelle ainsi a commencé bien avant Luther, mais enfin, et pour parler comme les savants d'aujourd'hui, au moment de l'apogée du grand roi, la Contre-Réforme française n'est déjà plus qu'un souvenir et déjà lointain. Du reste les historiens les plus compétents sont de cet avis. Des abus du règne de Louis XIV, écrit M. Letourneau, « plusieurs écrivains catholiques (ont voulu) conclure que le XVII° siècle était une époque assez pauvre pour le clergé de France. Il y a, dans toutes ces attaques, des affirmations bien inconsidérées. On pourrait faire remarquer, par exemple, que plusieurs de nos modernes censeurs font intervenir, en tout ce débat, avec une étourderie assez bizarre, la mémoire de Louis XIV. Louis XIV n'est pas le XVII° siècle et, tout spécialement, il n'est pas notre XVII° siècle ecclésiastique. Lorsque le jeune fils de Louis XIII commença à gouverner personnellement, en 1661, notre grande réforme sacerdotale touchait presque à son terme. A cette date, le cardinal de Bérulle et
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le Père de Condren avaient terminé leur carrière depuis de longues années. M. Olier était mort depuis quatre ans, et saint Vincent de Paul était mort l'année précédente, âgé de plus de quatre-vingts ans. Or, qui ne sait que ces noms, à eux seuls, représentent l'époque la plus pure et la plus féconde du siècle (1) ». M. le Curé de Saint-Sulpice ne parle, comme on le voit, que de l'un des aspects de notre sujet, mais voici une affirmation plus générale que j'emprunte à un chartiste des moins frivoles. « Le XVII° siècle, écrivait Léon Aubineau, n'est pas seulement une époque de gloire et de splendeur littéraire et politique, c'est un temps où la sainteté abonde. Les premières années surtout sont merveilleuses : les anciens Ordres sont réformés, de nouveaux se fondent; c'est de toutes parts une renaissance religieuse admirable. Ce n'est pas seulement la charité qui se répand, à l'instigation de saint Vincent de Paul, comme un fleuve rafraîchissant sur la France entière, l'enseignement de suint François de Sales et l'incroyable diffusion des Visitandines révèlent partout les charmes de la dévotion et glissent ses parfums dans tous les curs ; à la voix de l'héroïque et sublime Thérèse, les austérités les plus redoutables attirent les âmes, les séduisent et les affolent. Le monde et le cloître se touchent et se pénètrent pour ainsi dire de toutes parts (2). » Mais qu'allons-nous chercher l'autorité des historiens modernes ? Les faits sont là, nombreux, éclatants et qui nous commandent d'insister longuement sur la première moitié du XVII° siècle, de passer beaucoup plus vite sur la seconde. Celle-ci ne manque certes pas d'intérêt : nous y rencontrons de si grands hommes ! Elle est aussi très curieuse en ce qu'elle nous montre chez plusieurs la survivance de l'ancien esprit et chez d'autres, Fénelon, par exemple, la noble ambition, et qui fut malheureuse, de ramener au mysticisme de leurs pères une génération trop humainement raisonnable, sinon déjà trop rationaliste pour ne pas trouver chimériques et ridicules de semblables espérances. Aussi réserverons-nous à cette seconde période notre quatrième volume, consacrant les trois autres exclusivement à la première. VIII. Ce n'est là qu'un premier dépouillement et qui nous
(1) Grandet-Letourneau, op. cit., I, p. XI. (2) L. Aubineau. Notices littéraires sur le XVII° siècle, Paris, 1859, pp. 27-28.
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laisse encore trop riches de textes, trop pauvres de connaissances. Il nous faut dégager de ces textes les caractères essentiels de la renaissance religieuse qu'ils nous ont révélée ; il nous faut connaître ce que présente de particulièrement, d'uniquement merveilleux, la première moitié du XVII° siècle. Et cela vraiment n'est pas difficile. Très vite en effet, l'on voit se dessiner un vaste courant dont l'importance frapperait les moins attentifs, et auprès duquel les petits ruisseaux voisins semblent méprisables. Ce courant n'est pas simplement dévot, il est mystique au sens propre et sublime de ce mot. Pendant cette période, chez nous, en France, dans les deux clergés, dans toutes les congrégations de femmes, dans toutes les classes de la société, les mystiques abondent. Tel est le fait capital, que l'on n'avait pas encore vu, que l'on n'a plus revu depuis, celui qui domine tous les autres et vers lequel tous les autres convergent ; celui que doit retenir l'histoire Je ne dis pas, on l'entend bien, que chaque fidèle de cette époque ait eu des extases. Trouve-t-on du génie à tous les poètes, à tous les citoyens romains du siècle d'Auguste? La vie religieuse a ses minores, elle a ses minimos tous intéressants, mais dont la poussière restera toujours rebelle aux résurrections de l'histoire. Condamnés à ignorer les minimos, je ne dis pas que nous devrons négliger les minores sans eux il n'est pas d'histoire, mais sur la foi de nos documents, ces minores eux-mêmes nous les étudierons, si j'ose ainsi parler, en fonction des véritables mystiques, groupés autour de ceux-ci, et, de la sorte, dépendant eux-mêmes de cette vie supérieure ou dirigés vers elle (1).
(1) Evidemment je na fais ici qu'affirmer ce que je démontrerai plus tard. Voici l'affirmation contraire. « L'esprit régénérateur se manifesta d'abord par un élan de mysticisme avec saint François de Sales... mais l'esprit de la société moderne exigeait, pour l'adopter, que ce sentiment religieux devînt pratique : qu'il se mêlât au siècle. Si la France se couvre promptement de couvents de tous ordres, de toutes les couleurs, grâce à Vincent de Paul, elle voit bientôt à côté autant et plus d'hôpitaux, d'écoles. Comme Font bien remarqué M. Henri Martin et M. Caillet, un des traits les plus caractéristiques de cette régénération du catholicisme français, c'est la prédominance de l'élément agissant et social sur l'élément ascétique et solitaire... On ne songe plus à s'absorber en Dieu, mais à aller à lui par le travail et le service des pauvres. » Feillet, La misère au temps de la Fronde, 4e édit., Paris, 1868, pp. 207, 208. Il y a là, d'après nous, une erreur de fait, car dès ses débuts, cette renaissance a été tout ensemble, mystique et agissante ; il y a là, de plus, une analyse qui nous paraît imparfaite : c'est dans la vie mystique elle-même de tous ces fondateurs d'oeuvres charitables qu'il faut aller chercher le principe de leur zèle.
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Comme tous les autres mouvements littéraires ou religieux, le nôtre suit une courbe, qui n'est sans doute pas d'une netteté et d'une rigueur géométriques, mais qui peut se décrire. De la fin de la Ligue à la mort de François de Sales (1622), c'est d'abord une floraison soudaine ; c'est ensuite, de 1621 à l'époque de la majorité de Louis XIV, un progrès constant, une diffusion et comme une organisation magnifique; c'est, enfin, de 1661 à la mort du roi, un déclin rapide que rien n'arrêtera plus. D'où la matière et les titres de trois de nos volumes (II, III, IV) : l'Invasion mystique; la Conquête mystique; la Retraite des mystiques. Division, je le répète, qu'il faut prendre humainement, mais qui nous est indiquée par les faits et que l'école des chartes avait esquissée avant nous. Dès 1859, à vue de pays et se basant sur les quelques biographies qu'il avait étudiées, Léon Aubineau fixait déjà les étapes de la route que nous devrions suivre. « Dans quelque temps, il faut l'espérer, disait-il, l'histoire du XVII° siècle ne se dédoublera pas; et à côté des renseignements sur la littérature, les arts, l'esprit, la conversation et les événements politiques, on aura soin de montrer la vie, les progrès et aussi la décadence peut-être de la sainteté (1).» « Sainteté » est un mot trop vague pour notre curiosité moderne; nous disons donc : naissance, progrès, décadence de la vie mystique. A ces trois volumes, presque uniquement narratifs, j'ai cru devoir en ajouter un autre dont le caractère est tout différent. C'est le premier que, pour certaines raisons qui seront expliquées en leur lieu, j'intitule : l'humanisme dévot, et dans lequel j'étudie les tendances communes, la vie intérieure, l'esprit du monde dévot pendant les années qui ont vu se produire le mouvement mystique qui fait l'objet de mes trois autres volumes. Les moeurs et les oeuvres de ces dévots, leurs vertus particulières, je ne les raconte pas, puisque aussi bien la suite de mon livre nous promet des histoires plus éclatantes, mais la vie profonde de leur coeur et de leur esprit, voilà, m'a-t-il semblé, ce que je ne devais pas négliger. En effet, et en dehors même de l'intérêt que présente une pareille étude d'ensemble, comment nous résigner à ne pas connaître l'atmosphère spirituelle que nos mystiques ont respirée? Ils ont été formés par les mêmes maîtres que les dévots ordinaires, et la sublime grâce qui les élève au-dessus du commun non seulement ne
(1) Aubineau, op. cit., p. 28.
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contrarie pas, mais encore achève cette formation. Curieux de saisir ou d'entrevoir quelques-unes des causes historiques qui ont présidé à une telle diffusion du haut mysticisme, nul historien, nul philosophe ne me reprochera d'avoir écrit cette longue introduction. Longue, je le sais bien, mais non pas trop longue si l'on prend garde à son importance ; austère aussi et que plusieurs craindront rebutante, mais qui l'est moins peut-être qu'on ne l'imaginerait à première vue. J'ignore le mérite de l'édifice, mais les matériaux en sont rares, je veux dire les textes que j'apporte. Il y a là quantité de citations toujours curieuses et pittoresques, souvent magnifiques et parfois divertissantes. Qui sait même si, pour certains choix que j'ai faits et que j'ai dû faire, quelques inhumains ne m'estimeront pas trop frivole ? (1) J'ai cru devoir diviser cette histoire de l'humanisme dévot en trois parties ; dans la première, j'étudie les directions principales, la doctrine foncière de cette école ; dans la seconde le progrès de cette école et les applications diverses de la doctrine ; dans la troisième, les derniers maîtres de l'humanisme dévot. Cette division m'oblige à couper en deux le chapitre de
(1) Pour cette quantité de citations, deux raisons l'expliquent. Ce ne sont pas là de simples documents, mais des documents d'ordre littéraire, ayant leur mérite propre. On les affaiblirait, on les fausserait même en les résumant. De plus, bon nombre de ces documents sont aussi inconnus, et aussi peu accessibles au commun des lecteurs que des textes syriaques. François de Sales, Pascal, Bossuet, qui ne les possède, mais où trouverait-on Richeome, Jean de La Cépède, Yves de Paris ? L'exemple de Taine qui, dans son histoire de la littérature anglaise, cite copieusement des textes moins inabordables, était là pour me rassurer. Ces textes sont imprimés en caractères plus menus, afin que soit plus complète une anthologie que, sans doute, on rte refera pas de sitôt. Ceci n'est vrai que pour les citations plus abondantes du premier volume. Dans les trois autres, il ne s'agit plus d'une étude littéraire, morale et plus ou moins didactique, mais ordinairement du moins d'une suite de récits. Pour ces récits, il m'arrive de m'approprier les vieux biographes, lorsque je trouve à leur prose une saveur particulière ainsi M. Boutroux dans son Pascal. Dans ces cas-là, je me contente de mettre entre guillemets ce qui n'est pas de mon cru. En revanche, lorsque j'ai à reproduire des textes proprement mystiques lettres, élévations, etc., je reprends le petit caractère des citations du premier volume. Sauf lorsque l'orthographe du temps présente des singularités intéressantes, j'emploie l'orthographe moderne, mais sans me permettre jamais de moderniser autrement les textes. Un mot encore sur les notes que l'on trouvera peut-être parfois un peu longues. Si l'on n'est pas l'homme d'une seule curiosité, l'on ne peut remuer tant de vieux livres sans faire une foule de rencontres intéressantes. J'ai consigné dans les notes le souvenir de quelques-unes de ces rencontres à l'adresse des curieux.
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Camus, Camus écrivain spirituel, Camus romancier; en trois le chapitre de Binet docteur ascétique, encyclopédiste dévot, représentant du burlesque dévot. Dans la première partie, je me place au point de vue des principes généraux, dans la seconde au point de vue des « genres littéraires » qui s'inspirent de ces principes. Je vois les défauts de cette division, mais je n'ai pas su trouver mieux. IX. Je n'écris pas ici un livre de spéculation, mais de littérature et d'histoire. A la vérité, les beaux textes que j'apporte et les belles actions que je raconte ou bien formulent expressément, ou bien supposent, en la traduisant dans l'ordre des fana, la doctrine catholique de la vie intérieure que j'accepte sans hésiter, mais que je n'ai pas à exposer dogmatiquement. Ce qui nous intéresse présentement, ce n'est pas l'expérience mystique elle-même, mais la vie mystique. Au théologien, au psychologue d'analyser cette expérience, à nous d'en suivre le rayonnement dans l'histoire et dans les écrits des mystiques. Nous le verrons, l'extase ne fait pas le vide dans l'âme du mystique. Quoi qu'il en soit du mystérieux enrichissement qu'elle apporte au centre même de cette âme, elle stimule toutes les facultés et devient par là un facteur historique de premier ordre. L'action intense des mystiques et leur influence, voilà des faits qui, d'une manière ou d'une autre, ont marqué dans le développement de notre civilisation, et qui, de ce chef, doivent retenir l'historien, croyant ou non. Nul bon esprit ne met aujourd'hui ce principe en doute. Les mystiques ont aussi contribué au progrès de la langue et des lettres. Si leur expérience est ineffable, intraduisible, les idées, les imaginations et les sentiments qu'elle fait naître, ne le sont pas. Cette expérience d'ailleurs, bien qu'insaisissable, l'extatique essaie de la plier au langage humain. Poètes et philosophes d'une part, et de l'autre écrivains qui luttent avec l'invisible, ils s'imposent deux fois à l'attention du lettré. Ruysbroeck, écrit à ce sujet M. Auger, a n'a pas dû créer la prose néerlandaise, comme on le répète depuis un demi-siècle, elle était cultivée avant lui. Il n'est pas le premier non plus qui s'en soit servi pour exprimer des idées abstraites. Mais il est certainement le premier qui l'ait employée à exposer un système original de hautes spéculations philosophiques et de doctrines élevées, sur les mystères chrétiens. Par là, Ruysbreeck a rendu à sa langue maternelle le même service que les mystiques
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d'Outre-Rhin aux dialectes allemands. Le brabançon est devenu entre ses mains un instrument d'une richesse, d'une souplesse, d'une douceur, d'une force incomparables (1) ». Notre français moderne a des origines plus mêlées, mais, très certainement, l'étude des mystiques, et notamment de ceux qui nous occupent ici, est indispensable à qui veut connaître à fond l'histoire de notre langue. Enfin, ils méritent de vivre ou de revivre pour la simple et décisive raison qu'a donnée Robert Browning : if precious be the soul of man to man. Sceptique, ce qu'à Dieu ne plaise, ils ne me sembleraient ni moins dignes d'étude, ni moins attachants. Je leur dirais encore ce que saint Bernard écrivait à Hildebert du Mans : Desiderio desideravimus in sacrarium tuæ familiaritatis ingredi. Je crois du reste qu'ils ne se sont pas trompés et comme on l'a dit de l'un d'entre eux, je crois qu'ils nous viennent « du pays de la vérité ». Ici je dois laisser la parole à meilleur que moi. « Tels qu'ils se présentent à nous dans l'histoire, ceux que l'élan mystique a distingués parmi leurs frères pour les rendre, sinon toujours plus saints, du moins plus avancés ici-bas dans la voie d'union qui se terminera pour les justes à la vision bienheureuse de la face de Dieu, ces privilégiés offrent des leçons dont nous pouvons tous profiter. Les expériences de ces avant-coureurs, de ces enfants perdus de notre race, élancés vers le Bien sans ombre, ces expériences nous restent, consignées par eux, comme les documents rapportés par les explorateurs des terres presque inaccessibles. Les grands mystiques sont les pionniers et les héros du plus beau, du plus désirable, du plus merveilleux des mondes. « Mais de plus, pour tous ceux qui, s'efforçant de développer leur religion personnelle, cherchent leur Créateur à tâtons dans l'aridité des tâches quotidiennes, les mystiques restent, à leur place et à leur rang, des témoins. Après le grand Témoin qui nous a révélé le Père, après les apôtres et les martyrs, toute proportion et toute différence gardée, les grands mystiques peuvent dire ce que disait le disciple bien-aimé : « ce que nous avons vu, ce que nous avons entendu, ce que nos mains ont touché, nous vous l'annonçons ». Et de les entendre nous le raconter, notre âme frémit d'espoir et d'attente. Ils
(1) A. Auger, Etude sur les mystiques des Pays-Bas au Moyen-âge. Bruxelles, 1892 (t. XLVI des Mémoires de l'Acad. roy. de Belgique, p. 28e.
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sont ainsi les témoins de la présence amicale de Dieu dans l'humanité (1). » Quant au témoin de ces témoins, quant au scribe lui-même, il est semblable à un calligraphe copiant avec amour des chefs d'oeuvre qu'il n'entend point. Si quelques-uns, a écrit un de ses devanciers (2), « trouvent à redire que j'ose allier la voix de Jacob aux mains d'Esaü, je les prie de recevoir pour ma justification ces paroles que Sulpice-Sévère dit de lui-même, au commencement de la vie de saint Martin : si ipsi non viximus ut allia exemplo esse possimus, dedimus tamen operam ne is lateret qui esses imitandus » (3).
(1) P. de Grandmaison, La religion personnelle, Etudes, 6 mai 1913. pp. 334-335. (2) Vie de la R. M. de Ponçonas, préface. (3) Comme on va le voir, je me suis approprié, sans plus de façon, un beau frontispice de Huret qui semble, en vérité, avoir été dessiné pour nous et qui résume excellemment tout l'esprit du présent volume. Ni l'exemplaire que je me suis procuré, ni celui du cabinet des estampes à la Bibliothèque nationale, ne portent le titre du livre auquel ce frontispice était destiné. Peut-être ne fut-ce là qu'un projet.
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