IIIème Partie
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TROISIÈME PARTIE
YVES DE PARIS
ET LA FIN DE L'HUMANISME DÉVOT

 

CHAPITRE PREMIER L'HUMANISME DÉVOT CONTRE LE JANSÉNISME (1)

 

 

I. De la Fréquente communion d'Arnauld et de la « révolution » que ce livre a déterminée « dans la manière d'entendre et de pratiquer la piété ». — Des causes qui ont pu faciliter le succès de ce livre. — Défiance croissante à l'égard des humanistes dévots. — Accusations équivoques et mal fondées. — L'optimisme chrétien. — La vertu facile. — La morale des humanistes plus exigeante que celle de Port-Royal.

 

II. Deux philosophies du christianisme. — Les humanistes dévots et la controverse janséniste. — François Bonal. — Sa manière. — Dangers de cette controverse. — La métaphysique Irréelle de Jansénius. — Recours au sens chrétien des a simples » et à l'expérience intime. — Les lumières de la spéculation et celles de la vie. — Anti-jansénisme des spirituels jansénistes. — Fermer les livres des doctes et ouvrir l'Évangile. — De l'autorité de saint Augustin.

 

III. Modération de Bonal. — Le tempérament janséniste. — « Ils ne trouvent grand que ce qui est immense. » — « Philosophes tragédiens. » — « Une religion de roman. »

 

IV. La fable de l'âge d'or. — L'exaltation de l'Église primitive aux dépens de la moderne. — « De tout temps, il y a eu peu de parfaits. » — Prétendue décadence du christianisme. — La « pénitence de belle humeur ». — Esprit chimérique des réformateurs. — « Une réformation mitigée. » — Développement et non dégénérescence. — Des deux

 

(1) Le présent chapitre — comme les autres d'ailleurs — est tout historique. Je montre comment l'humanisme dévot a jugé et devait juger le jansénisme. Que si j'avais à parler en mon propre nom de cette hérésie, je distinguerais soigneusement entre ses exagérations manifestes — que pour ma part je repousserais ardemment même si l'Eglise ne les avait pas condamnées — et l'âme profonde de vérité que recouvrent de telles erreurs. Il y aura lieu de revenir sur ces distinctions quand nous parlerons de Pascal.

 

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âges de l'Eglise et des merveilles de sa vieillesse. — Louange de siècle présent.

 

V. Le roman de la grâce janséniste, — Conséquences de la théologie inhumaine. — La morale relâchée moins dangereuse que le rigorisme. — Jansénistes et libertins.

 

VI Du salut des infidèles. — Une « créance sauvage ». Des enfants morts sans baptême. — Agar et Ismaël. — La « sobre sagesse » et la sensibilité de Bonal. — Sa théologie de la grâce. — Définition du chrétien.

 

L'année 1643 qui vit paraître la Fréquente communion d'Arnauld est une date critique dans l'histoire de la littérature religieuse. « Ce livre en effet, écrit Sainte-Beuve, détermina comme une révolution dans la manière d'entendre et de pratiquer la piété... Sans dire rien de bien nouveau pour les hommes mêmes de Port-Royal, lesquels, d'ailleurs, à cette époque, étaient encore très peu nombreux, sans embrasser non plus toute l'étendue et la profondeur vive des principes de Jansénius et de Saint-Cyran, il proclama et divulgua en un instant au dehors cette doctrine restaurée de la pénitence..., il en informa le public, les gens du monde, les étonna, les fit réfléchir, les édifia. Ce fut, à vrai dire, le premier manifeste de ce Port-Royal de Saint-Cyran, qui jusque-là était demeuré assez dans l'ombre... Arnauld vint rompre ces voiles, et nettement, à haute voix, expliquer à tous en quoi consistait cette doctrine nouvelle de piété et de pénitence, qui n'était autre que l'antique et unique esprit chrétien. » — « Unique », ne le chicanons pas sur une simple épithète et si dextrement décochée. Se faire une âme janséniste, parler comme ces messieurs, c'est le jeu et l'ironie de tout son livre. Laissons-le continuer, car pour tout le reste, ce qu'il dit est capital. « Depuis l'Introduction à la vie dévote de saint François de Sales, publiée au commencement du siècle, aucun livre de dévotion n'avait fait autant d'effet et n'eut plus de suites ; ce fut toutefois, en un sens, on peut le dire, différent, le livre de François de Sales étant plutôt pour réconcilier les gens du monde par l'onction et l'amabilité de la religion,

 

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et celui d'Arnauld pour leur en rappeler le sévère et le terrible. Mais l'un et l'autre vinrent à point et remplirent leur effet (1). »

Tout cela parait exact, du moins dans l'ensemble, car, pour le détail on sait bien que ces panoramas historiques, même brossés par Sainte-Beuve, ne veulent pas être regardés de trop près. Ce merveilleux esprit oublie que le jansénisme n'explique pas tout et qu'il faut encore expliquer le jansénisme. A lui tout seul, le livre d'Arnauld n'aurait pas suffi à bouleverser profondément et a transformer le monde dévot. Le public ne se rallie pas si aisément à des idées qui lui sont toutes nouvelles, ce public-là moins que les autres. De quelque façon que l'on s'y prenne, on doit bien admettre que la France de 1643 était déjà prête à accepter sans trop de résistance la dure doctrine, comme on avait accepté, trente ou quarante ans auparavant, les premiers manifestes de la doctrine contraire. Un seul jour n'a pas fait de Philothée une puritaine ; un seul livre n'a pas ruiné chez tant de chrétiens ni ébranlé chez tant d'autres les traditions de l'humanisme dévot. Autant dire que, dès avant 1640, je ne sais quelle défiance plus ou moins justifiée, mais assez générale et assez vive, planait sur l'oeuvre de nos humanistes, défiance qui devait faciliter la victoire prochaine de leurs adversaires. Rien certes ne prouve que la dévotion, ni même les moeurs, aient sensiblement décliné pendant les années qui ont précédé le mouvement janséniste. A ma connaissance, tout prouverait plutôt le contraire, comme j'essaierai de le montrer dans les volumes suivants. Les mystiques, les saints abondaient. Mais quoi, justement, tant de sublimes exemples que l'on vit alors, loin d'atténuer l'inquiétude habituelle des moralistes, semblaient la rendre plus aiguë. Le contraste paraissait trop éclatant entre la ferveur des uns et la misère des autres. Peut-être

 

(2) Port-Royal, t. II, pp. 164, 168.

 

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être aurait-on conçu moins d'alarmes devant une médiocrité plus égale et pour ainsi dire, plus fondue. Quoi qu'il en soit, il y avait matière à censure, beaucoup de mal à côté de beaucoup de bien, et comme il arrive en pareil  cas, te mal présent que l'on avait sous les yeux paraissait à plusieurs beaucoup plus lamentable que le mal des siècles passés. On n'avait jamais rien vu de pareil, et si l'on n'y portait point un prompt remède c'en était fait de la religion en France. Comment d'ailleurs hésiter sur les causes de cette décadence, comment ne pas accuser d'abord ces prêtres, ces religieux qui depuis un demi-siècle avaient imposé des idées et des méthodes nouvelles et dont les leçons trop écoutées avaient insensiblement énervé les consciences ? S'en prendre directement à François de Sales, on n'osait, on ne pouvait pas ; mais avec ses disciples, on avait beau jeu. D'où serait venu ce relâchement général, sinon de leur complaisance étourdie et de la mollesse de leur doctrine ? Ils avaient humanisé le Dieu terrible de l'ancienne foi, exalté la nature corrompue, élargi la voie étroite, marié le monde à la dévotion, et que sais-je encore. Novateurs d'autant plus redoutables qu'ils occupaient toutes les avenues de la pensée et de la vie chrétienne. Théologie pure, morale, administration des sacrements, direction, partout le même assaut contre l'Évangile. Les molinistes exaltaient la liberté humaine aux dépens de la grâce et escamotaient, si l'on peut dire, le péché originel: plus répandus encore, les probabilistes effaçaient la distinction entre le bien et le mal; d'autres éteignaient les flammes de l'enfer; un évêque permettait le bal à sa Philothée; un autre écrivait des romans d'amour; d'autres prêchaient le culte des muses païennes : partout le même naturalisme ; la même conspiration inconsciente peut-être, mais effective et désastreuse avec les thélemites d'hier et les libertins d'aujourd'hui.

Tels étaient les sentiments plus ou moins confus qui préparaient de loin la réaction janséniste. Saint-Cyran,

 

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dans ses conciliabules, Arnauld et Pascal, dans leurs écrits, les formuleront avec plus de précision et d'outrance, mais dès avant eux, et de bien des côtés, on commentait à se détacher de l'humanisme dévot, naïvement rendu responsable d'une foule d'abus qui l'avalent précédé et qui devaient lui survivre. Car enfin, aucune de ces accusations ne résiste à l'examen sérieux des textes incriminés (1). Sans le vouloir, on joue sur les mots. L'optimisme de nos humanistes n'est pas celui des chansons de Béranger : il ne consiste pas à nier le péché originel ou la nécessité de la grâce, mais à croire, d'une part, que notre nature n'a pas été mortellement corrompue par la faute du premier homme, et, d'autre part, que la grâce, toujours indispensable, est offerte à chacun de nous par la divine miséricorde avec une libéralité sans mesure. De ces deux principes, ils tirent cette conséquence que la dévotion, que la perfection même doivent être faciles à la magnanimité naturelle et aux ressources surnaturelles du chrétien honnête homme. « Vertu facile », on joue encore sur ce mot, on se persuade, et de bonne foi, qu'à l'idéal évangélique, nos humanistes ont substitué une règle de vie molle et basse, à la portée des plus lâches. Qu'on se mette à leur école, et l'on reculera bientôt peut-être devant l'abnégation qu'ils nous imposent, devant le mysticisme crucifiant où ils nous mènent. N'en doutez pas, car c'est l'évidence même, la doctrine morale de Saint-Cyran ou du grand Arnauld est beaucoup moins exigeante que celle de François de Sales ou de Jean-Pierre Camus. Quand on vient à la pratique, on trouve la seconde beaucoup plus rude que

 

(1) A une imputation globale, j'oppose naturellement une réponse globale. J'ai déjà cité assez de textes et j'en citerai d'autres encore. J'ai choisi et dû choisir les plus caractéristiques, c'est-à-dire les plus humains, ceux, par suite, que les adversaires de l'humanisme dévot doivent trouver les plus scandaleux. Au lecteur d'apprécier. Il va du reste sans dire, que, dans cette immense littérature, il a dû se rencontrer ou des imprudents, ou des maladroits, ou des nigauds qui auront ou bien transigé ou bien paru transiger avec le monde. Si je n'en ai pas moi-même rencontré de tels, d'autres chercheurs seront peut-être plus heureux. Qu'importe pour nos conclusions! Une et vingt hirondelles ne font pas le printemps.

 

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la première. Et comment Port-Royal demanderait-il à l'es-prit de crainte ce qu'on peut librement demander à l'es-prit d'amour? On s'explique néanmoins que l'impression contraire ait si longtemps prévalu, non pas dans le monde des saints mais chez les curieux. En dehors des fervents et des confesseurs, on ne juge de ces choses que sur l'apparence et l'idée ne vient même pas qu'un moraliste souriant et caressant, comme l'auteur de la Philothée, puisse être plus rigoureux que l'âpre auteur de la Fréquente communion. Saint Jean-Baptiste qui se nourrit de sauterelles paraît plus mortifié que l'autre saint Jean qui mange comme tout le monde; saint Jérôme, avec son caillou et ses gronderies, paraît plus héroïque que saint Augustin.

II. La lutte de nos humanistes contre le grand Arnauld et les premiers jansénistes est un des épisodes les plus significatifs et les plus brillants de l'histoire que nous racontons. Sainte-Beuve ne semble pas s'en être douté. Pour lui et la plupart des critiques, la controverse se ramène au long duel entre Port-Royal et les jésuites, aux discussions fastidieuses sur le sens de l'Augustinus ou la signature du Formulaire. Il y eut pourtant d'autres polémiques, plus spéculatives, plus hautes, moins personnelles et d'un intérêt plus durable. Escobar et Jansénius, pris en soi, ne nous touchent plus. Ce ne sont que des hommes, des théologiens plutôt et de seconde grandeur; le hasard seul leur a donné une façon d'immortalité. Ce qui nous touche ou devrait nous toucher encore, c'est le fond même du débat, c'est le conflit entre ces deux philosophies du christianisme, celle que nous avons appelée l'humanisme dévot et celle que l'on peut appeler le jansénisme éternel.

Ce conflit nous est présenté d'une manière saisissante et relativement sereine dans quelques beaux livres aujourd'hui totalement oubliés et que le hasard seul m'a fait rencontrer. Le plus ancien de ces livres : les Miséricordes de Dieu en la conduite de l'homme, publié en 1645 par le capucin Yves de Paris, est une réponse directe à la Fréquente

 

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communion d'Arnauld. Paraissent ensuite, en 1649, les Justes espérances de notre salut opposées au désespoir du siècle, par le capucin Jacques d'Autun : c'est enfin peu d'années après, en 1655 le Chrétien du temps par le P. François Bonal, de l'observance de saint Francois. Comme ils nous viennent tous u camp franciscain, et non de chez les jésuites, peut-être certains esprits les trouveront-ils moins suspects. Ne pouvant du reste les étudier tous ici longuement, je m'attacherai de préférence à François Bonal.

Du personnage lui-même j'ignore tout. L'écrivain est très original, très curieusement moderne, parfois même au point de m'étonner quelque peu. Nous sommes toujours si rétifs à constater que nos pères nous ressemblaient. Il a des lettres et de l'éloquence. Il a sûrement pratiqué

Balzac, mais sans trop sacrifier de son ardeur naturelle. Il me rappelle souvent un des bons prédicateurs de cette époque, Étienne Molinier, que nous avons salué à plusieurs reprises. Lui aussi, il est un de ceux chez qui l'on voit poindre Bossuet, si l'on peut ainsi parler.

 

Qu'on cherche dans les archives des rois, écrit-il, et les vieux titres des empires, dans les chronologies des siècles, avec toutes les annales du monde, parmi les pays les plus polis et les mieux policés.. se trouvera-t-il ailleurs que parmi nous, qui succédons aux juifs, une histoire sainte et religieuse oit il ne soit traité que du procédé perpétuel de Dieu à l'égard du genre humain et des hommes envers Dieu ; une relation ponctuelle, prise depuis la naissance de l'univers et la création de l'homme, et poursuivie d'un fil continu, et comme une espèce de journal de ce qui s'est passé de divin depuis qu'il y a un monde et des âmes (1) ?

 

Trois lignes comme ces dernières, et l'on sent que l'inspiration a passé par là. Voici du Balzac, mais plus détendu :

 

Nous avons admiré avec raison comme la mémoire des plus grands empires s'est éteinte et les écrits de quelques pauvres

 

(1) Le chrétien du temps, I, 58. Le volume a quatre parties qui ont eiiacune leur pagination particulière.

 

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bergers subsistent encore parmi les ruines de tant de siècles. Quel plus grand miracle de la Providence de Dieu, Théophron, que de voir que le monde n'a rien de l'histoire de Ninus et de ses successeurs... ni de tant d'autres rois et de satrapes... et nous avons toutes les vies de ceux qui ont gardé les ânesses et les brebis en Israël! Nous savons par coeur les paroles de ces rustiques. Nous lisons les prophéties d'un Amos qui était un pasteur de village, nous chantons par toute la terre les psaumes que David a faits en paissant les troupeaux auprès de Bethléem (1).

 

Comme on le voit par ces quelques lignes d'un si aimable accent et d'un si noble tour, le gros livre de Bonal n'est pas uniquement consacré à la controverse. Il faut même être déjà du métier pour s'apercevoir qu'en réalité chacune de ces élévations sur les origines du christianisme et l'économie du salut, tend à renverser ce que Bonal appelle admirablement « la théologie inhumaine ». Il affecte même une sorte de neutralité entre les fidèles du grand Arnauld et ses adversaires.

 

Nous devons présumer, dit-il, que l'intention des uns et des autres est très pure, et il se peut faire qu'un même objet considéré de différents biais, aura plusieurs jours et portera de différentes images aux yeux des regardants. Il n'est pas impossible d'envisager la pénitence de divers côtés.

 

Ni les rigoristes ni les condescendants ne manquent de bonnes raisons pour justifier chacun leur méthode. Ils trouvent même dans la Bible de quoi se défendre.

 

Les premiers font comme Giesi, qui va dans le logis de la veuve porter le bâton du prophète sur le corps de l'enfant mort et le bâton ne fait point de miracle ; les seconds font comme Elisée, qui descend lui-même en personne et se raccourcit par condescendance sur le corps du petit défunt afin de le ressusciter. Les premiers, pour défendre l'Arbre de vie, l'environnent d'épines ou, pour empêcher l'entrée du paradis, y mettent un ange portier avec une épée de flamme ; les

 

(1) Le chrétien..., I, p 87.

 

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seconds ouvrent le temple au publicain, admettent Zachée à leur table, reçoivent au cénacle Simon Pierre, la nuit même de son reniement.

 

Son ironie laisse assez voir où vont ses propres préférences, mais quoi qu'il en soit,

 

si ces deux méthodes sont disputables, continue-t-il, qu'il me soit permis de crier ici : accordez-vous, médecins querelleux, devant que de vous approcher du lit du patient; ou bien... que n'allez-vous vider vos controverses loin de son oreille?... Ne faudrait-il pas décider ces questions entre les pasteurs et les directeurs, sans exposer une doctrine de la dernière conséquence à la discrétion des premiers venus, dont les uns, par scrupule, douteront s'ils sont bien absous ; les autres, par ignorance, s'ils se doivent confesser à ceux-ci ou à ceux-là ; les autres, par impiété, laisseront et ceux-ci et ceux-là et tous les sacrements, jusqu'à ce qu'on soit mieux d'accord... ; les autres enfin, par indignation de voir l'Eglise déchirée par l'opposition des sentiments, se plaindront des docteurs de l'un et de l'autre parti qui s'amusent à contester une victoire d'esprit, un triomphe d'encre et de papier au lieu de contribuer ensemble à l'édification des âmes?... C'est une affaire du sénat et du palais, Théophron, et non pas une cause du peuple et de la halle (1).

 

 

(1) Le chrétien..., III, pp. 135-139. Sainte-Beuve et Kant feront une remarque analogue au sujet des Provinciales; on pourrait la faire au sujet des trop nombreux ouvrages publiés pour ou contre le pur amour. Cf. là dessus un très curieux texte de Bossuet qui voit la difficulté dans toute sa force et néglige de la résoudre (Apologie pour Fénelon, pp. 399-400) et le témoignage capital du P. de Caussade déclarant que Bossuet, très malgré lui, naturellement, mais du fait de ses attaques contre les faux mystiques, a rendu suspects et ridicules les vrais mystiques eux-mêmes (Ibid., p. 438). Brunetière, à l'époque du moins où il éditait les Provinciales à l'usage des collèges, était d'un avis nettement contraire. « Quant au prétendu danger qu'il y aurait toujours, disait-il, selon de certaines gens, rien qu'à toucher de certains sujets, l'Eglise même a répondu « que son amertume la plus amère et la plus douloureuse était dans la paix », et l'esprit moderne répond à son tour qu'il ne saurait réserver à personne le privilège unique de traiter la morale et la philosophie » (Les Provinciales. Classiques français, Hachette, pp. XXVII-XXVIII. — Tout cela me semble ne donner que l’apparence d'une réponse. Pour le texte biblique, in pace amaritudo, visiblement Brunetière ou s'amuse ou sommeille. L'esprit moderne n'approuve pas que l'on soumette des controverses techniques et difficiles à un tribunal d'incompétents. Comment le grand public distinguera-t-il entre vrais et faux mystiques, alors que les doctes eux-mêmes ont parfois tant de peine à distinguer entre le P. Surin et Mme Guyon ? Et puis, il ne s'agit pas ici de l'esprit moderne, mais du cas de conscience tel qu'il devait se poser à un Bossuet, à un Pascal, c'est-à-dire à des croyants qui n'admettaient pas le libre examen en matière de foi.

 

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Il dit encore dans le même sens :

 

Toute la colère qui s'allumerait au pays des thèses, sans passer outre, ne pourrait pas faire de grands embrasements... mais quand les opinions, échauffées et armées, sortent des cahiers et des portefeuilles des universités, se mêlent dans les conversations du monde et montent dans les chaires ; quand elles vont dans les ruelles et sur les théâtres ; quand elles inondent la Cour et les villes, c'est alors que d'une affaire de classe, il se fait un intérêt d'Eglise, que les partis de dévotion se changent en bandes de factions.., et le pis est qu'il n'y a pas si petit partisan qui n'appelle son avis : Vérité, Religion, Christianisme ; quoiqu'il y ait plus de distance de ce jeu querelleux, suffisant et amer à l'esprit de la foi chrétienne que... des songes de l'homme aux oracles de Dieu (1).

 

On s'extasie souvent sur la sérieuse culture de ce grand siècle où la moindre femmelette avait un mot à dire sur la prédestination. François Bonal ne partage guère ces admirations.

 

La démangeaison de disputer, dit-il, est un fléau de nos jours et une je ne sais quelle espèce de contagion théologique qui est devenue une maladie populaire (2).

 

Scolastique de salon, mise en faveur par des scolastiques de décadence. En effet, d'après notre Bonal, le système janséniste ne serait qu'une sorte de psittacisme savant, qu'une de ces métaphysiques irréelles dont les écoles s'occupent le plus sérieusement du monde, mais  auxquelles personne ne croit pour de bon. S'il avait connu la distinction lumineuse de Newman, il aurait dit que ni Jansénius ni ses disciples n'ont jamais donné à leur propre doctrine une adhésion réelle, un real assent. Leur dogme impitoyable leur ferait horreur, s'ils en réalisaient le plein

 

(1) Le chrétien..., Préface.

(2) Ib., II, p. 94.

 

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sens. Sincères, qui le nie? Les idéologues le sont tous ou le deviennent. Jansénius a cru que les inventions, que les constructions de son esprit répondaient à la vérité; mais cette d'ordre tout abstrait, il ne l'a pas transposée, essayée et vérifiée dans l'ordre des réalités vivantes. Le Rédempteur dont il parle n'est pas le Christ, mais une idée pure; les âmes dont il dispose ne sont pas des âmes, mais des signes algébriques. Il pense à vide, si l'on peut ainsi parler.

A la vaine science de ces intellectuels, Bonal oppose la docte ignorance, le sens très sûr du « peuple fidèle » :

 

La plupart de ces inventions, dit-il, n'ont point de cours ni d'usage hors de l'étude et de l'exercice des écoles... Le peuple fidèle prendrait pour importun et pour fantasque ce qu'ils ont trouvé de plus fin et de plus subtil. Il leur a fallu, ce me semble, Théophron, faire comme ces ingénieurs qui pour élever une éguille ou dresser une pyramide, sont obligés d'employer tant de cordages, tant de roues, tant de ressorts et de composer de si grandes machines, que les échafaudages sont de plus grands frais, occupent plus d'espace, causent plus d'embarras incomparablement que toute la principale besogne (1).

 

Que c'est bien cela, en effet, dans le cas présent ! D'une part la vérité solide et nourrissante : faiblesse de l'homme; besoin de la grâce ; grandeur de Dieu; d'autre part les échafaudages d'une scolastique conceptuelle, les in-folio de l'Augustinus.

 

Interrogeons les simples, c'est-à-dire, ceux en qui la foi est toute pure, ceux que la lecture n'a point corrompus; que la science n'a point enflés ; que l'Ecole n'a point embarrassés ; que la dispute n'a point éblouis ; que l'autorité des savants n'a point subornés ; que la subtilité des arguments n'a point préoccupés ; que l'amour de leur opinion n'a point altérés ; que l'animosité des partis n'a point échauffés ; je veux dire, ceux qui n'ont dans leur esprit que la foi seule, sincère et

 

(1) Le chrétien..., II, p. 154.

 

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vive. Y en a-t-il aucun qui par le seul instinct de son baptême et par la simple analogie de la foi, sans connaître seulement les noms de syllogisme, ni de thèse, ni de distinction logique, ne soit prêt à soutenir jusqu'au martyre que Dieu veut sauver toutes les âmes (1) ?

 

Et inversement, il n'est pas de « plus naïve solution » contre le jansénisme que la « commune et muette horreur» inspirée par cette doctrine à tous ceux qui la réalisent (2). Comme Bonal, Yves de Paris en appelle aussi des raffinements spéculatifs au jugement plus sûr de la conscience chrétienne.

 

Après tant de courses inutiles du coeur et de la pensée, dit-il dans son beau langage, notre âme revient en elle-même, dans un repos où elle se rend attentive à la voix intérieure qui nous assure que nous sommes les enfants de Dieu, qui nous donne la confiance de l'appeler à notre secours, comme notre Père, avec les cris et les transports impatients d'un amour abandonné à ses seules miséricordes (3).

 

Ne craignons pas d'insister sur ces textes qui me paraissent d'une si grande importance. Nos humanistes ne méprisent pas les spéculations de l'esprit, mais ils veulent et que la science se tourne à aimer et que l'amour juge la science. C'est ainsi que plus tard le, célèbre oratorien Jean Leporcq ajoutera à sa réfutation technique du jansénisme « une dix-septième preuve tirée des sentiments qu'inspire l'Esprit de piété ».

 

J'y fais voir, écrit-il, que ce que l'esprit de piété dit au coeur de ceux qu'il anime est formellement opposé à la doctrine de Jansénius : qu'il porte l'âme à penser et à croire que Dieu ne manque jamais le premier de fidélité au juste et qu'il y a des grâces sans nombre que nous recevons en vain... qu'ainsi il n'est pas vrai que la grâce impose à la volonté une nécessité de lui donner son consentement. Il est peu d'ouvrages

 

(1) Le chrétien..., II, pp. 29-30.

(2) Ib., II, p. 11.

(3) Des miséricordes de Dieu..., p. 189.

 

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de piété ou plutôt il n'y en a aucun où ces sentiments ne se remarquent (1) ;

 

et il choisit, à l'appui de son dire, non pas des spirituels jésuites ou capucins, mais des jansénistes, Hermant, la Mère Agnès, Desmares, Sacy, Nicole, Saint-Cyran. Tant il est vrai que ces auteurs ne croient pas de toute leur âme à ce qu’ils soutiennent dans leurs controverses théologiques! Ils cessent d'être jansénistes, dès qu'ils parlent humainement, ou, comme le dit notre Sonal, dès qu'ils vont « étudier paisiblement la théologie de la grâce dans le pur texte de l'Évangile (2) ».

 

Il faut avouer, dit-il encore, poussant presque à l'extrême son idée maîtresse, que nous trouvons une si grande différence entre la parole des hommes et la parole de Dieu, en toute matière et singulièrement en celle de la prédestination éternelle et de la grâce divine, que je n'entends jamais parler les hommes, je dis même les plus savants et les plus saints, pour si bien qu'ils s'expliquent, qu'ils ne m'embarrassent... je n'entends jamais parler Dieu qu'il ne me soulage et ne m'assure, et c'est ici où il me semble que toute âme a plus de sujet... de s'écrier avec l'Epouse du grand Cantique : Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche...

C'est pourquoi, ne vous étonnez pas, en cette occasion, Théophron, où souvent les discours des plus grands hommes vous alarment, si je vous conseille pour un temps de fermer les livres des doctes que vous n'entendez pas, pour ouvrir l'Evangile de Jésus-Christ...

Partout où l'homme mortel met la main, il y paraît toujours quelque marque de son néant et quelque impression d'humanité. Comme toute sorte de corps porte partout son ombre, tout esprit créé laisse après lui un vestige de créature, c'est-à-dire ou quelque difficulté, ou quelque contradiction, ou quelque doute, ou quelque ambiguïté, ou quelques ténèbres (3).

 

(1) Les sentiments de saint Augustin sur la grâce opposés à ceux de Jansénius, par le P. Jean Leporcq, 2° édition (1700), préface. C'est, je crois, une des premières fois que la littérature dévote est ainsi introduii.e dans un livre de doctrine. Lu il y a bien longtemps, ce livre du P. Leporcq est un de ceux qui m'ont donné l'idée du présent travail.

(2) Le chrétien..., II, p. 218.

(3) Ib., II p. 216.

 

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« Tout esprit créé » et par suite, les Pères de l'Église eux-mêmes, et « l'incomparable saint Augustin ». Celui-ci n'a sans doute pas dit ce que Jansénius lui fait dire, mais enfin tels de ses textes ne sont pas sans nous troubler quelque peu. D'un autre côté, comment le quitter même d'un pas ? Laissez faire notre Bonal.

 

(Saint Augustin) est si habile que s'il me persuade, je suis ù lui et ne m'en puis dédire, et il est si dévot que s'il ne me persuade pas, je ne suis pas pour cela contre lui et ne lui ose contredire. Ainsi, dans la lecture de ses écrits, encore que je ne sois pas quelquefois vaincu, je ne laisse pas de demeurer toujours gagné; parce que quand la raison n'a pas la force d'emporter mon consentement, l'onction de l'esprit a la vertu d'édifier ma conscience. La grâce est répandue sur ses lèvres , pour cela, Dieu l'a béni éternellement ; partout il demeure pour cela le maître. Quoique je fasse, c'est un vaillant victorieux qui me désarme, ou un saint enchanteur qui me ravit. Lorsque mon entendement ne se rend point, ma volonté pourtant le veut suivre. Soit donc qu'il ceigne son épée sur son côté, pour parler aux termes du prophète, il est très puissant, les peuples tombent sous lui, ses flèches aiguës percent le coeur des ennemis du roi, soit qu'il entreprenne quelque chose par sa seule bonne grâce et par sa beauté, il réussit avec prospérité, il règne sans résistance ; c'est-à-dire que soit qu'il prouve ses opinions, soit qu'il ne les prouve pas ; soit qu'il argumente subtilement, soit qu'il discoure éloquemment; soit qu'il conclue dans la vérité, soit qu'il conjecture dans la vraisemblance, je n'acquiesce pas seulement à l'efficace de ses preuves, mais tantôt j'admire l'artifice de sa méthode, tantôt je cède à l'autorité de ses préjugés et si je ne tiens pas que toutes ses conclusions sont article de foi, cela ne m'empêche pas de respecter jusqu'à ses conjectures (1).

 

(1) Le chrétien..., 11,p. 298. Yves de Paris écrit plus rondement: « Quand je dis l'Eglise, je n'entends pas seulement les saints docteurs, parce qu'ils sont personnes dont les écrits portent quelquefois avec soi tant de difficultés que les hérétiques les allèguent pour la défense de leurs fausses opinions... Saint Augustin semble vouloir éteindre toutes les puissances de la nature pour soutenir la nécessité de la grâce... Il semble que saint Jérôme improuve le mariage... enfin l'on ne doit pas tirer des conséquences infaillibles et absolues des textes des Pères. » Des miséricordes..., pp. 161-162.

 

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Qu'il manque peu de chose à la perfection de cette page ! Pourquoi Sainte-Beuve, si bien fait pour la goûter, ne l'a-t-il pas connue ? Il aurait aimé ce balancement harmonieux et subtil entre la soumission et l'indépendance, cette tendresse dans l'admiration, cette délicatesse dans la critique, et comparant le culte des héros tel qu'il se pratique à Port-Royal et chez nos humanistes, il aurait préféré sans doute la religion de ceux-ci au fétichisme de celui-là.

III. Bonal est relativement très modéré pour un controversiste de cette époque. Ce n'est qu'en passant qu'il souligne le péché mignon de ses adversaires.

 

Le blâme de l'Eglise présente, dit-il par exemple, peut être équivoque et dangereux particulièrement en la bouche de ceux qui se piqueront, comme le pharisien, de n'être pas faits comme les autres hommes et qui, dès qu'ils ont perdu de vue les clochers de la ville, dès qu'ils ont passé trois jours aux champs dans la retraite, dès qu'ils ont fait quatre repas d'herbes ou de légumes, s'érigent en pénitents parfaits, en saints anachorètes, en suprêmes législateurs et sont tentés de dire chacun à Dieu comme le prophète Elie : « je suis demeuré seul en Israël (1).

 

Mais à ces piqûres d'épingle qui, après tout, ne sont qu'amusantes, combien je préfère, dans l'oeuvre de Bonal, ces vives intuitions qui nous aident à réaliser la psychologie de Port-Royal. C'est ainsi qu'il reproche à ces « docteurs extrêmes » ce qu'il appelle, d'un très beau mot, « l'ambition » de leur pensée. A leur gré, dit-il,

 

il n'y a rien de vertueux, s'il n'est héroïque; rien de chrétien, s'il n'est miraculeux; rien de tolérable, s'il n'est inimitable. Cela tient plus de la roideur du stoïque ou du faste du pharisien que de la mansuétude du chrétien... Ce sont certains tempéraments d'esprit exquis et délicats qui ont plus de peine qu'ils ne devraient à se contenter de la raison et qui cherchent le bon et le beau avec plus de superstition que de

 

(1) Le chrétien..., III, p. 201.

 

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soin. Tout ce qui se peut mieux faire est pour eux très mal fait; la médiocrité à leur goût est un vice; ce qui n'est pas excès est un manquement; ce qui n'est pas singulier est trop trivial. Ils ne trouvent grand que ce qui est immense. Ils n'estiment que ce qui ravit ou qui étonne... Ils méprisent les ouvrages de tout art qui sont inférieurs à la suprême idée (1).

 

Ne croirait-on pas qu'il définit le romantisme et qu'il reproche au grand Arnauld de manquer de goût ? Profanes ou non, tous les humanistes réagissent nécessairement de la même manière en face des multiples aspects de l'inhumanité, de l'outrance. Voilà encore qui aurait satisfait Sainte-Beuve, en l'éclairant sur la contradiction essentielle de son Port-Royal. Le plus curieux des moralistes a certes le droit de s'attacher à tant de personnages si compliqués et d'une diversité si riche, mais le plus grand des lettrés modernes, s'il veut suivre la logique de son propre goût, ne peut hésiter sérieusement entre le P. Bonal et Saint-Cyran. Je l'admire trop du reste pour supposer qu'il n'ait pas senti ce désaccord. Ses notes, ses repentirs nous montrent assez combien lui pesaient, dans l'âge mûr, les parti-pris volontaires et provisoires de sa jeunesse. Au gré d'un parfait janséniste la « médiocrité » est un vice ; au gré de Sainte-Beuve, elle ne peut être qu'une vertu.

 

Il y a, continue le P. Bonal, des philosophes tragédiens comme des poètes. Ceux-là font leurs sages, comme ceux-ci leurs personnages, plus grands que la taille naturelle. Le christianisme a ses Zénon, ses Chrysippe, ses Diogène, dont les préceptes ont une raideur de statue, une hauteur de colosse... Chacune de leurs paroles est une hyperbole ; chaque maxime est un paradoxe ; toutes leurs propositions sont hardies ; toutes leurs idées sont extrêmes ; toutes leurs promesses sont immenses ; ce sont les géants des sectes (2).

 

Cabotins ou matamores d'austérité, non pas; c'est leur esprit même qui manque fatalement de mesure. Irréels,

 

(1) Le chrétien..., III. Introduction, § 24.

(2) Ib., III, Introduction, § 36.

 

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excessifs, ils se font une « religion de roman n' qui défie également la sagesse du dogme chrétien et l'expérience humaine. Ils se passionnent très sincèrement pour les mythes que leur imagination a créés : fabuleuse, leur conception du péché originel et de la grâce ; fabuleux, le contraste absolu qu'ils imaginent entre la sainteté de l'Église primitive et la décadence du christianisme moderne. Pour faire court et pour éviter la théologie pure, ne retenons que cette dernière mythologie. Beau sujet, qui n'a rien perdu de son intérêt et que Bonal développe avec autant de pénétration que de hardiesse.

 

C'est une question à traiter à fond dans nos jours, Théophron, où quelques-uns font profession d'avoir si mauvaise opinion de leur siècle qu'ils n'en peuvent parler sans invective et comme d'un temps tout à fait réprouvé, incurable et désespéré. Et pour cela, n'ont rien de si fréquent à la bouche que la pureté de la primitive Eglise, comme si tout l'esprit du christianisme s'en était envolé de la terre, il y a tantôt plus de mille ans... La race des bons chrétiens a fini, dit-on... nous n'avons plus que les derniers abois de l'Église finissante; Jésus-Christ est parti d'ici-bas et ne nous a laissé que ses draps funèbres avec l'aloès et les autres parfums de ses obsèques... je veux dire, quelques restes de dévotion extérieure avec les cérémonies et les sacrements (2).

 

Bonal s'explique fort bien du reste « la facilité qu'on a de croire que nos pères valaient mieux que nous, que les premiers hommes étaient faits d'une plus riche étoffe ».

 

Les belles actions qu'on nous raconte et qu'on ne nous montre point, viennent à notre connaissance avec tout leur appareil et tout leur lustre, c'est-à-dire séparées de leurs circonstances odieuses et de leur contrepoids... Il ne s'oppose rien en nous qui leur conteste la louange ou qui diminue leur dignité, au lieu que nous ne regardons guère la plus parfaite vertu des vivants autrement qu'accompagnée de toutes les conditions désavantageuses qui peuvent rabattre de son estime...

 

(1) Le chrétien..., III, Introduction, § 28.

(2) Ib., III, p. 100 ; IV, p. 105.

 

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Ainsi le bien absent qui est un objet de l'ouïe, l'emporte facilement sur le bien présent, qui est l'objet de la vue, soit que la censure de l'oeil soit plus exacte et plus sévère... soit que les idées que nous concevons du bien moral soient plus grandes que les actions qui se présentent (1).

 

Aux justes raisons que nous avons d'admirer l'antiquité chrétienne et même, si l'on veut, de l'exalter au-dessus des derniers âges de l'Église, se mêle a souvent beaucoup de tromperie ».

 

Si l'on se tenait dans les bornes de la vérité, tout irait bien ; mais l'esprit humain prend la licence de bâtir sur un peu d'histoire beaucoup de fable et surtout quand il fait en veillant ce beau songe qu'il a été des années privilégiées et bienheureuses, toutes de fin or et qui ne viendront plus, auxquelles le bien était tout pur (2).

 

Et néanmoins, « c'est un vieux mal que le nôtre et de tout temps, il y a eu peu de parfaits (3) ».

 

Ce serait lourdement errer que d'aller croire que la grosse masse des premiers chrétiens fut toute pure... On péchait en toutes manières du temps des martyrs et des apôtres... L'art de faire des crimes n'est pas une invention si moderne qu'on penserait bien... C'est songer les yeux ouverts que de penser qu'il y ait jamais eu un peuple entier de vrais austères, une Eglise toute faite de grands mortifiés. Le gros du christianisme a été de tout temps composé d'infirmes et d'imparfaits (4).

 

Oui, peut-être, confessera le romantisme historique du grand Arnauld et du Port-Royal, mais du moins l'Église primitive opposait-elle à la faiblesse de ses enfants l'inflexible rigueur de sa discipline pénitentielle, au lieu que l'Église d'aujourd'hui pactise trop aisément avec la délicatesse du monde. Bonal n'esquivera pas cette objection;

 

(1) Le chrétien..., III, p. 121.

(2) Ib., III, pp. 103-104.

(3) Ib., III, pp. 18-19.

(4) Ib., IV, p. 111 ; III, p. 152.

 

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il l'amplifie au contraire avec une verve qui annonce les prochaines Provinciales.

 

Cela ne fournit-il pas matière d'invectiver contre l'impénitence de notre temps, Theophron, par la comparaison de la sévérité primitive avec nos relâchements prodigieux ? Cela ne donne-t-il pas envie de crier : qui l'eût jamais dit que l'on dût un jour faire un jeu d'une si terrible et si lamentable tragédie que celle (de l'ancienne pénitence) ?... Qui eût dit qu'on inventerait des abrégés de pénitence, et que toutes ces pénibles suites de travaux imposés aux premiers pécheurs se réduiraient enfin à la seule peine de se confesser? Qui eût dit encore que non seulement la coutume de refaire les mêmes crimes confessés, mais aussi celle de les redire souvent en toutes les confessions, ferait avec le temps que comme on les commettrait presque sans remords, on les raconterait aussi de même sans confusion ? Enfin qui eût dit que la réconciliation après le péché mortel, qui coûtait anciennement è la plupart un an entier de tristesse, de jeûne, viendrait à ne coûter à l'avenir que la récitation de quelques oraisons dominicales ou de quelques psaumes, et que l'on trouverait bien le moyen de trousser tout cela en moins d'une heure?

Ne semble-t-il pas que cette comparaison donne lieu d'accuser la théologie complaisante du temps d'avoir décrassé le visage de la pénitence primitive et que ce n'est plus cette pénitence mélancolique, pleureuse, chétive, maigre et affamée du temps passé, mais qu'on a mis à sa place une pénitence de belle humeur, civile, vermeille, grasse, refaite, en un mot une douleur riante, un sabbat délicat, , une pénitence mignonne laquelle n'incommode que fort peu le péché (1).

 

Faut-il qu'il soit paisible dans la possession de sa vérité, pour faire la part aussi belle aux déclamations de ses adversaires ! C'est la sérénité du bon sens opposée aux ivresses morales (2) » du puritanisme. Car enfin où ces réformateurs veulent-ils en venir?

 

S'il fallait entreprendre de réformer généralement le

 

(1) Le chrétien..., III, p. 163.

(2) « Il peut y avoir des excès de dévotion et des ivresses morales qui causent des indigestions et des dégoûts d'esprit et font des âmes malades au lieu de les faire robustes. » Le chrétien..., III, p. 153.

 

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christianisme sur ces modèles sublimes, sur ces règles fières et hautaines, sur ces paradoxes spécieux, sur ces hyperboles morales qui nous bravent au lieu de nous corriger, ce ne serait pas un petit ouvrage. Certes, on aurait plutôt replanté le paradis terrestre par toutes nos campagnes qu'on n'établirait, en ce sens, ce qu'on peut appeler pureté de la primitive Église, dans toutes les vies des chrétiens (1).

 

Pour lui, cette opposition entre l'ancienne sévérité et l'indulgence présente de l'Eglise, ne le gêne aucunement.

 

Si l'on n'oblige plus le vieux christianisme à toutes les rigueurs des anciens canons... à la confession publique, à la longue abstinence de la communion, aux retardements de l'absolution... au sac, au cilice et à la cendre visible, c'est qu'il n'est plus en âge de ces fortes et généreuses pratiques qui demandaient une valeur robuste de jeunesse, une ferveur de novice, une fougue de nouveau soldat. Il lui faut sur son déclin une réformation mitigée (2).

 

Dégénérescence? Non pas, mais, au contraire, développement normal et béni de Dieu, mais progrès peut-être.

 

Les grâces de l'Église jeune et robuste étaient la ferveur du martyre et l'austérité de la vie pénitente. Maintenant le vrai partage de l'antiquité de notre Église, vers la fin du monde, c'est la plénitude de la doctrine et l'adresse de la direction et de la conduite.

 

Autrefois, Ignace d'Antioche et les stylites, aujourd'hui François de Sales.

 

Depuis que les miracles n'ont plus fait les conversions, que la foi n'a plus été exposée aux martyres..., l'on a vu un autre âge du christianisme plus froid, qui est comme l'âge de la prudence et de la raison chrétienne, le temps de la science et de la théologie expliquée, la saison de l'étude et de la persuasion (3).

 

(1) Le chrétien..., III, pp. 152-153.

(2) Ib., III, pp. 142, 143.

(3) Ib., III, pp. 141, 142

 

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Que,le lecteur veuille bien suspendre son jugement sur ce parallèle, très curieux, très dense et qui ne fait que commencer. La matière en est fort délicate. Elle gêne un peu, non pas l'intelligence haute et pénétrante, mais les habitudes littéraires de Bonal. Celui-ci, comme on l'a vu, recourt d'ordinaire aux redoublements de l'amplification balzacienne. Tous les textes que j'ai cités de lui jusqu'ici nous le montrent rompu à cette vieille méthode que nous négligeons trop aujourd'hui, qui est excellente mais qui ne convient pas à tous les sujets. Il faudrait ici plus de concision et, tout ensemble, plus de souplesse. La nécessité où il se trouve d'employer une métaphore consacrée — jeunesse et vieillesse de l'Église — ajoute à son embarras et lui impose des épithètes plus ou moins équivoques. « Froid » par exemple s'oppose à « ardent », à « fougueux », à enthousiasme»; c'est le froid de la raison, non celui de l'agonie. La question a une telle importance qu'on me pardonnera ces minuties. Faisons crédit à notre Bonal. Pour lui, vu du dehors, le dernier âge de l'Église est moins éclatant, il n'est pas moins chrétien que le premier.

 

L'esprit du christianisme ne s'occupe pas toujours à faire des prophètes, des martyrs et des anachorètes ; il s'applique à faire de bons pères, de bons enfants, de bons maîtres et de bons valets (1).

 

Les multitudes sont venues à l'Église. Prétendre les faire entrer, de gré ou de force, dans le cadre héroïque des premiers temps, rien de plus chimérique.

 

Ce qui se peut et qui se doit faire et qui se fait par la grâce de Dieu tous les jours, c'est de rétablir dans la vie des particuliers, cette fidèle correspondance à notre vocation, cette riche médiocrité, cette sobre sagesse qui doit régler nos devoirs suivant les lois de notre institut ou de notre office et la capacité de nos forces (2).

 

(1) Le chrétien.., III, p. 154.

(2) Ib., III, p. 153.

 

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Voilà ce qu'il appelait plus haut une « réformation mitigée » : ainsi compris, le mot n'a rien d'inquiétant. « Riche médiocrité », « sobre sagesse », cela ne veut pas dire que le chrétien d'aujourd'hui soit dispensé de porter sa croix, mais seulement qu'on n'exige plus de lui les pratiques des premiers temps. Changement tout superficiel et qui loin

d'autoriser le relâchement véritable, impose au contraire une vie spirituelle plus intense. L'Église,

 

cette sage mère se conduit aucunement sur le modèle de Dieu... qui gouverne autrement les anciennes générations des hommes, autrement les modernes et qui, bien que la Synagogue des hébreux et l'Église des chrétiens ne fasse devant ses yeux qu'une même république, après avoir chargé les premiers d'un nombre étrange de cérémonies scrupuleuses, n'impose aux seconds que ce qu'il y a de moral et de spirituel dans toutes les immenses forêts des lois judaïques (1).

 

Pratiques et cérémonies, d'ailleurs nécessaires, tout cela, l'Eglise le subordonne au moral, au spirituel, à l'intime, en un mot au développement de ce royaume de Dieu qui « vient sans fracas », qui « est au dedans des âmes ».

 

Dans le siècle où nous sommes, il est aisé de voir que la vraie mortification de l'esprit est souvent plus sûre et plus propre que l'excessive macération du corps et qu'enfin Dieu sanctifie bien plus d'âmes dans l'Eglise finissante, par la vie commune de Jésus-Christ et de Moyse, que par la vie austère de saint Jean-Baptiste et d'Élie.

 

A cette loi suprême de l'intimisme, s'oppose en vain le formalisme un peu judaïque, le primitivisme puéril des jansénistes.

 

C'est aussi pour cette considération, Théophron, que la terreur et la sévérité doivent être aujourd'hui tellement ménagées dans la direction des âmes que, pour trop vouloir gagner, on ne se mette pas en péril de tout perdre. Tirons de nos

 

(1) Le chrétien..., III, p. 170.

 

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chrétiens l'essentiel, le capital et le nécessaire et leur faisons quitte du surnuméraire (1).

 

Le « surnuméraire », c'est, par exemple, la confession publique que le grand Arnauld, cet enfant solennel, rêve de restaurer; c'est le pécheur couvert de cendres à la porte du temple; c'est tout l'appareil dramatique de l'ancienne pénitence. « L'essentiel, le capital et le nécessaire », c'est

la perfection intime, c'est la charité, cette charité que les déclamations puritaines, paralysent, étouffent même.

 

L'abrégé de la vraie dévotion spirituelle et la fin du précepte comme l'enseigne saint Paul, c'est la charité;... ce qui n'a rien de commun avec cette noire religion toujours effrayée, inquiète et fiévreuse qui pour faire la vertu austère et fière, érige la mélancolie en titre de perfection et consacre la tristesse comme une chose céleste; qui d'un pensif, d'un scrupuleux et d'un chagrin veut faire un inspiré, un saint, un prophète ; qui canonise ses peurs et ses vapeurs, ses songes et ses fantômes, ses convulsions et ses maladies et les débite pour visions, pour oracles, pour révélations et pour souffrances divines. Rien de tout cela n'est christianisme, puisque pour l'homme intérieur, la fin du précepte, c'est la charité qui vient du fond d'un coeur purifié et de la bonne conscience, bien loin de toute superstition tremblante, sombre, embarrassée et maladive, qui craint Dieu comme un tyran au lieu de l'aimer comme un père; qui se défie de lui comme d'un chicaneur au lieu de s'abandonner à lui comme à un protecteur ; qui tâtonne à chaque pas qu'elle fait ; qui s'alarme d'une ombre ; qui se désespère d'un néant; qui prend toute tentation pour péché et tout soupir pour dévotion (2).

 

Les adoucissements que l'indulgence de l'Église a apportés à la discipline extérieure, ont-ils entraîné une sensible diminution de ferveur intime, Bonal ne le croit pas, et s'il voulait nous livrer toute sa pensée, il croirait plutôt le contraire.

 

Que si aujourd'hui l'Église finissante a la vieillesse et la stérilité pour son partage, c'est à la façon de ces illustres et

 

(1) Le chrétien..., III, p. 145.

(2) Ib., III, Pp. 144, 145.

 

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saintes femmes, Sara et Elisabeth, qui, stériles par nature et vieilles par l'âge, ne laissent pas d'avoir une vieillesse féconde et de concevoir par miracle. Il y a des Isaac et des Jean-Baptiste qui naissent dans le dernier âge du christianisme. Il y a de vrais chrétiens encore dans notre siècle cassé, flétri, froid et ridé.

 

On ne conteste pas d'innombrables défaillances, mais

 

il se trouvera, à tout prendre, un aussi grand nombre d'âmes saintes que jamais dans le sein de l'Eglise, en qui la foi reluit avec toute sa lumière, en qui la charité brûle avec toute sa chaleur. A tourner la tête sur les siècles passés, et même sans excepter les cinq premiers... les affaires de la république chrétienne ont été souvent en plus mauvais termes qu'elles ne sont et le christianisme a été encore plus malade qu'on ne le voit aujourd'hui... On pourrait encore dire quelque chose de plus à l'avantage de notre siècle en particulier, si l'on voulait faire ici en détail une exacte comparaison avec les précédents ; mais nous consolons notre humilité et nous n'affectons point de plaider en forme la cause de notre préséance.

 

Qu'il nous suffise d'affirmer

 

que dans le plus fort de l'hiver des siècles, l'esprit chrétien par une sorte d'antipéristase, se réchauffe en plusieurs fidèles et qu'il se produit aujourd'hui des actions de perfection évangélique aussi pures qu'on en puisse trouver dans l'âge d'or et dans la plus haute innocence du christianisme (1).

 

Il est temps du reste, d'abandonner enfin une métaphore importune dont nos adversaires ont trop abusé.

 

A proprement parler, l'Église de Dieu peut être ancienne, mais non pas vieille... L'Epouse de Dieu, cette Eglise, ce temple sacré qu'il bâtit de pierres vives pour régner en lui dans l'éternité, ne relève point de la juridiction du temps, ni ne doit point de tribut à la vieillesse... C'est-à-dire que, quelque temps qu'il fasse, quelque froid qui gèle les âmes, quelque sommeil qui assoupisse le monde, à quelque heure que l'on cherche cette sage Epouse de Dieu, l'on trouvera, en toute saison, du feu et de la lumière dans son logis, de la doctrine

 

(1) Le chrétien..., III, p. 120-124.

 

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et de la sainteté, jusqu'à la fin du monde. Oui, l'on trouvera dans nos jours des saints de tous degrés. Il y en a quelques-uns qui surpassent beaucoup d'anciens ; plusieurs qui les égalent; quantité qui les suivent de loin et montent lentement à la montagne du Seigneur, mais qui à la fin y parviennent; une infinité qui, après être tombés ou après avoir rebroussé chemin, reprennent leur cours et leur voyage et doublent le pas, pour arriver au moins sur le tard, malgré leur lassitude, leur amusement et leurs chutes au gîte du salut (1).

 

IV. Sur le fond même de la doctrine et sur ce roman cruel que les jansénistes ont édifié sur la théologie de la grâce, Bonal ne paraît ni moins sensé ni moins éloquent. Il y a plus que du plaisir à suivre les réactions spontanées, les répulsions invincibles de ce noble penseur en face de ce qu'il appelle tout uniment, d'un mot qui est pour lui décisif, « la théologie inhumaine (2) ». Quelques-uns, dit-il, trouvent ce système

 

fort chrétien, quoiqu'ils ne se puissent empêcher de le sentir et de l'avouer non seulement dur, mais encore horrible. Mais aussi, comme ils confondent leur langage avec celui de saint Paul, la dureté même et la terreur semblent raffiner leur dévotion et plus ils tremblent de peur, plus ils s'imaginent être transis de piété... Il se trouve des yeux faits ainsi, qui ne prendront qu'un fade plaisir à voir des tableaux de paysage divertissants dans une galerie et qui se repaîtront d'une terrible volupté dans les peintures des embrasements, des naufrages... parce que ce sont des objets plus piquants et amusants, plus ils sont funestes et tragiques (3).

 

Système malsain et d'autant plus que le caractère de piété rigide qu'il affecte augmente sa puissance de contagion sur les âmes religieuses si souvent portées au scrupule. Quoique l'on puisse penser des victimes des Provinciales— et je suis de ceux que ce chef-d'oeuvre n'a pas convaincus — nos auteurs n'appartiennent pas à cette

 

(1) Le chrétien..., III, pp. 128, 124.

(2) Ib., II, p. 11.

(3) Ib., II, Introduction, § 14.

 

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école. Ils estiment néanmoins la morale janséniste aussi dangereuse que la morale relâchée, et même bien davantage, cette dernière après tout ne pouvant tromper que ceux qui veulent se laisser tromper par elle.

 

Les fruits de la doctrine trop rigide... ne sont pas moins à craindre et à fuir que les effets de la théologie trop indulgente. Il y a bien de quoi déplorer l'injure que font à Jésus-Christ ceux qui, par leur complaisance, flattent la mollesse des âmes, affaiblissent la vigueur de l'esprit chrétien, s'accommodent avec les relâchements du temps et promettent impunité aux vices. Mais il n'y a pas lieu d'approuver pour cela le génie bravache de ceux qui prennent le christianisme d'une si merveilleuse hauteur que personne n'y peut atteindre (1).

 

Yves de Paris, plus philosophe, va encore plus loin.

 

On a toujours moins offensé, dit-il, la dévotion du christianisme, en prêchant un grand relâche de vie, où la conscience ne consent pas, qu'en réduisant ses pratiques à des rigueurs insupportables, au deça de toutes les règles de la discrétion. Car la nature ne pouvant pas souffrir ces violences, recourt à sa liberté par un grand effort et pour n'y point faillir, elle s'emporte jusque dans les autres extrémités... C'est de là, dit Platon, que les superstitions qui donnent à Dieu ce qui ne lui convient pas, se terminent ordinairement en une impiété qui le nie. Car on cesse de le croire et de l'adorer, après se l'être figuré sous des conditions impossibles et déraisonnables (2).

 

« Où la conscience ne consent pas a, voilà en deux mots, selon moi, la réponse la plus concluante aux indignations de Pascal. Ou bien il a mal compris les casuistes, ou s'il les a bien compris, ceux-ci ne sont pas si redoutables. Ils ne feront pas ce que nul ici-bas n'a encore pu

faire, ils n'étoufferont pas la voix de la conscience. Tout au plus fourniront-ils un prétexte à l'hypocrisie. Mais il y a dans les parties inférieures du sentiment religieux, quelque chose qui « consent       aux terreurs énervantes de la

 

(1) Le chrétien..., III. Introduction, § 36.

(2) Des miséricordes..., Avant-propos.

 

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deisidaimonia antique, de l'affreuse superstition dont Lucrèce a maudit les cauchemars.

 

Horribili super aspectu mortalibus instans,

 

et qui, même au sein du christianisme, peut encore inspirer tant de crimes et causer tant de souffrances. Tantum relligio potuit... Port-Royal a eu ses Iphigénies, Marie-Claire Arnauld, par exemple, torturée par Saint-Cyran. Sous couleur d'exalter l'Eglise primitive et de défendre la grâce, il peut se former, dit encore Bonal,

 

une secte hardie et superbe de réformateurs qui effaroucheront les plus doux naturels... et qui, à force de hérisser le christianisme et d'en faire une profession épineuse, effroyable et inaccessible, feront peut-être, avec quelque petit nombre d'austères suffisants, beaucoup d'infirmes désespérés et plus encore de libertins impénitents (1).

 

Nos auteurs s'accordent en effet à marquer cette liaison quasi-nécessaire entre le rigorisme dogmatique et moral d'une part et le libertinage de l'autre.

 

Quel plaisir ont les relâchés et les impies de pouvoir se persuader et dire que tout le monde se trompe ; qu'ils ne sont pas les seuls mauvais chrétiens ; que ceux qui vivent toujours et absolument mal, sont autant avancés que ceux qui s'efforcent souvent de mieux vivre ; que ceux qui se confessent et communient souvent, avec une disposition imparfaite et ordinaire, sont autant impénitents, et si vous voulez, plus sacrilèges encore que ceux qui ne communient jamais! Enfin la doctrine la plus sévère leur est un champ ouvert.., pour rendre méprisable la dévotion possible et réelle, à force de rendre nécessaire une réformation idéale et inaccessible.

 

Que rapportent-ils de leur commerce avec les réformateurs,

 

sinon ces trois vices... qui sont un désespoir d'être jamais bons chrétiens au prix où l'on met le christianisme; après cela,

 

(1) Le chrétien.., III, p. 143.

 

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une mauvaise opinion de tout leur siècle, qui n'est point de la couleur ou de la mesure de leur auteur ou de leur parti, et enfin, une audace et une opiniâtreté prête à décider tous les points de la foi et des moeurs, autrement que l'Église ne les juge et ne les décide (1) ?

 

Quand elle ne mène pas droit au désespoir, la doctrine janséniste est une prime à la paresse.

 

Quoi de plus doux, écrit Jacques d'Autun, que de souffrir les mouvements de Dieu et de les attendre et de ne pas embarrasser son esprit de satisfaction ni de pénitence ; de croire que si l'on est prédestiné, elle est superflue, et sans profit à qui est du nombre des réprouvés ; qu'en vue du péché d'origine, notre sort est jeté et que, si Dieu nous laisse dans cette masse, il faut périr dans la corruption, mais que s'il nous en doit tirer, c'est assez de le souffrir ; qu'il opère en nous le pouvoir, le vouloir et le faire, et que notre concours ne sert de rien pour la conversion du pécheur; que nos bonnes oeuvres sont toutes de Dieu et que, ne méritant rien, nos empressements sont inutiles (2) !

 

Raisonnement extrême jusqu'à l'absurde, que manifestement nul janséniste sérieux n'a jamais tenu et qui, lui non plus, ne saurait émouvoir une conscience honnête. Mais si l'on se rappelle l'éclat qui fut imprudemment donné à la prédication de ce déterminisme théologique, on trouvera moins excessives les craintes de Bonal et de Jacques d'Autun. Un aimable témoin, assez désintéressé dans la querelle, ne leur donne que trop raison.

 

Elle (la marquise de Sablé) trouve donc mauvais que j'aie prononcé une sentence de rigueur contre M. Arnauld, écrivait Mme de Choisy à Mme de Maure, voyons s'il est juste qu'un particulier, sans ordre du Roi, sans bref du Pape, sans caractère d'évêque ni de curé, se mêle d'écrire incessamment pour réformer la religion et exciter par ce procédé-là des embarras dans les esprits, qui ne font d'autre effet que de faire des libertins et des impies. J'en parle comme savante,

 

(1) Le chrétien..., III, Introduction, § 35, 36.

(2) Les justes espérances..., II, pp. 775, 776.

 

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voyant comment les courtisans et les mondains sont détraqués depuis ces propositions de la grâce, disant à tous moments : Hé ! qu'importe-t-il comme l'on fait, puisque si nous avons la grâce, nous serons sauvés, et si nous ne l'avons point, nous serons perdus. Et puis ils concluent par dire : « Tout cela sont fariboles ; voyez comme ils s'étranglent trétous; les uns soutiennent une chose, les autres une autre ».

Avant toutes ces questions-ci, quand Pâques arrivaient, ils étaient étonnés comme des fondeurs de cloches, ne sachant où se fourrer et ayant de grands scrupules. Présentement ils sont gaillards et ne songent plus à se confesser, disant : ce qui est écrit est écrit. Voilà ce que les jansénistes ont opéré à l'égard des mondains. Pour Ies véritables chrétiens, il n'était pas besoin qu'ils écrivissent tant pour les instruire, chacun sachant fort bien ce qu'il- faut faire pour vivre selon la loi (1).

 

VI. Mais ce que nous devons surtout retenir dans ces longues controverses de l'humanisme dévot contre l'esprit janséniste, ce sont les manifestations positives, les certitudes passionnées de l'esprit contraire. Qu'il s'agisse du salut des infidèles, du sort des enfants morts sans baptême, de l'administration des sacrements, de la définition même du christianisme et de la grâce, nos auteurs et Sonal en particulier, puisque nous l'avons choisi comme porte-parole de son parti, s'expliquent avec une décision, une générosité, une chaleur éloquente qui, je le crois, rallieront presque tous les suffrages.

 

Se doit-on imaginer que Dieu n'a pris aucun soin et qu'il n'a tendresse quelconque pour toutes ces âmes sans nombre qui n'ont jamais rien vu ou connu des mystères de l'Evangile? Peut-on se former une certitude si hardie que de dire sans douter que tant de gens qui n'ont point porté le nom de chrétien, n'ont eu aucune part à la grâce chrétienne? Il s'en trouve qui l'assurent de la sorte, comme si Dieu le leur avait révélé. Et, qui plus est, il y en a qui croient honorer Dieu et,

 

(1) Cette lettre qui est de décembre 1655 et, par conséquent, contemporaine du livre de Bonal, se trouvait dans les papiers de Conrart. C'est, je crois, L. Aubineau qui l'a publiée le premier, dans un article sur l'édition des Provinciales par Maynard (1852) article qui a été reproduit dans les notices littéraires d'Aubineau sur le XVIIe siècle (1859).

 

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sa grâce par cette créance sauvage!... Arrêt véritablement farouche, qui se discrédite par l'horreur de ses propres termes, et qui bien loin de tenir rien de cet air divin que les saintes lettres appellent : le sens du Seigneur, n'a pas seulement un rayon, ni une apparence de sens humain, puisqu'il ne respire qu'inhumanité (1).

 

«Sauvage », le mot est fort. Qui le trouvera trop dur? Non,

 

l'église de Dieu ne reçoit point de sentiments si cruels et ne se peut pas persuader que durant plus de quarante siècles, depuis Caïn jusques après la mort de Jésus-Christ et de ses apôtres, il se soit fait, à faute de grâce, un débris si général et si effroyable de tant d'âmes perdues sans ressource, et qu'il s'en fasse encore autant jusqu'à la fin du monde, partout où l'on ne peut avoir aucune nouvelle de Jésus-Christ (2).

 

 

Bonal montre, s'il se peut, plus de tendresse encore, aux enfants morts sans baptême.

 

Certes si Periclès a dit autrefois, haranguant les Athéniens, que priver la république de la jeunesse, ce serait la même chose que d'ôter le printemps à l'année, nous aurions encore meilleure raison de dire que priver les enfants du salut

 

 

(1) Le chrétien..., II, p. 4.

(2) Ib., II, 262. Toute. grâce nous vient par le Christ, et il n'est de salut que par lui. Bonal n'oublie naturellement pas ce dogme des dogmes. « Toute religion aboutit au Christ, écrit-il, c'est-à-dire, à humaniser Dieu pour diviniser les hommes », I, p. 24. « Si le nom de chrétien a pris son commencement dans Antioche, la foi des chrétiens a pris le sien dans le paradis terrestre », I, p. 24. « La révélation,de la doctrine chrétienne a été, en tout siècle, la même en son essence et en sa vérité, encore qu'elle n'ait pas été, en tout temps, distribuée en même degré, en même mesure... Nous pouvons dire que Jésus-Christ a fait le jour de toutes les lois, comme le soleil fait celui de toutes les zones et de la glacée et de la tempérée et de la torride. Je veux dire qu'il est le seul prince de la lumière spirituelle et de la grâce surnaturelle en tout le cours de la durée du monde, à l'égard de ceux qui ont vécu en la loi naturelle, en la loi écrite et en la loi de l'Evangile », I, p. 9. Ceux donc qui sont sauvés sans avoir connu explicitement le Christ, ne sont sauvés que par lui. Je n'ai pas du reste à justifier ici techniquement la théologie de Bonal, et je n'apporte ces textes que pour leur magnificence. De son côté, Yves de Paris, à propos de la thèse janséniste sur les vertus des païens qui ne seraient que des péchés, « voilà, disait-il, l'idole la plus abominable, l'opinion la plus sacrilège qu'on puisse élever dans les esprits contre », la justice et la miséricorde divine. Des miséricordes..., p. 61. Sur la connaissance implicite du Christ, cf. Bonal II, ch. XXVI, § 15.

 

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éternel, ce serait arracher toutes les fleurs de l'Eglise militante et triomphante. Il n'y a point d'apparence que celui qui a ouvert le royaume des cieux aux femmes débauchées et aux publicains, ait voulu le fermer à ces petites âmes innocentes, qui n'ont jamais eu le loisir ni la volonté de pécher. Depuis que le Verbe incarné a uni sa divinité aux membres d'un enfant et qu'il a consacré les entrailles où il a été conçu, le sein qu'il a sucé, les maillots qui l'ont enveloppé et le berceau où il a bégayé, il n'y a point de si petit âge qui soit incapable de salut et qui ne soit assez mûr pour la grâce (1).

 

Ceci n'est qu'un prélude. Quand il en arrive au point douloureux de cette obscure controverse, Bonal hésite naturellement davantage. Au moins dit-il fermement que ceux qui « n'ont senti aucun plaisir de leur coulpe... ne sentiront aucun déplaisir de leur peine » et que « dans une

paisible indolence, ils n'auront ni bien ni mal en l'autre monde » (2). Telle était l'opinion presque générale des bons esprits de ce temps. Pourquoi faut-il que cette opinion ait scandalisé Bossuet?

Païens d'avant le Christ, enfants, pécheurs endurcis, il voudrait sauver tout le monde.

 

L'histoire de la Genèse représentant la disgrâce de la misérable Agar... raconte que, comme elle errait dans le désert de Barsabée, la provision d'eau vint à lui manquer. En cette extrémité, cette mère désolée n'eut pas le courage de voir mourir son fils. Elle le mit au pied d'un arbre et se détourna loin à l'écart, aimant mieux avancer sa perte que d'y assister. Mais un Ange l'appela du ciel pour lui dire que « Dieu avait exaucé la voix de l'enfant n, et dès lors les yeux lui furent

 

(1) Le chrétien..., II, p. 306.

(2) Ib., II, pp. 332. Il semble que, dans son for intérieur, Bonal ait admis sur ce point une opinion beaucoup plus consolante. « Nous ne disons pas ici avez. Cajetan que Dieu accepte en faveur des enfants le désir du baptême enfermé dans les prières et dans la dévotion des parents. Nous ne disons pas même, ce que semblent croire Alexandre de Halès, saint Bonaventure, Sylvestre, Gabriel, Gerson et d'autres grands théologiens et saines docteurs de l'Eglise catholique, que Dieu s'est réservé la liberté d'appliquer les mérites de Jésus-Christ sans cérémonie extérieure... Il en est ce que Dieu sait et ce qu'il n'a découvert encore qu'à sa Jérusalem d'en haut... Mais sans suivre ni condamner aucune de ces conjectures... », II, p. 312.

 

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ouverts, pour découvrir un puits tout proche, d'où elle puisa de l'eau pour sa vie et pour celle de son Ismaël.

Cela ne veut-il pas dire, Théophron, que Dieu est le premier père des créatures délaissées, et des mères sans consolation et des enfants sans secours... S'il est obligeant envers le fils de la mère libre, il n'est pas cruel pourtant à celui de la mère esclave. S'il écoute les prières et la dévotion du peuple fidèle qui sait implorer son saint nom, il ne dédaigne point l'ignorance et l'aveuglement des nations infidèles qui ne connaissent point les mystères de son culte ni les secrets de sa révélation. Car, quand il n'y aurait ni cri, ni larme, la misère des enfants. est une voix qui monte jusqu'au trône du Père infini et il n'a pas besoin de requête, d'avertissement ni de mémoire, ni pour pardonner à la personne du pécheur, ni pour se souvenir et de quel limon est pétrie cette nature infirme et que tout homme n'est rien que chair. C'est assez demander que d'être misérable devant ses yeux... Enfin, Théophron, s'il y a de l'eau assez au milieu des sablonnières et de la sécheresse du désert, il y a de la grâce de Dieu suffisamment pour les âmes des réprouvés au milieu de leur erreur et de leur malice. Et cela, parce que « le Fils de l'homme est venu chercher et sauver tout ce qui était perdu ; et que ce n'est pas la volonté de Votre Père qui est aux cieux, qu'aucun de ces petits périsse » (1).

 

Les portes de Port-Royal ne prévaudront pas contre la solide et bienfaisante beauté de cette page. Quelle noble sensibilité ne nous cachaient pas la « sobre sagesse » de Bonal, son bon sens paisible et la discrétion de son goût ! Il n'a pas les éclats soudains d'un Pascal ou d'un Bossuet. Rien qui ressemble à l'enthousiasme d'un prophète. Tous

tes excès, même de plume, lui font peur.

 

Les esprits modérés et sincères, dit-il quelque part, cherchent un christianisme plus calme et plus pacifique (que celui de Jansénius) qui assure et console le coeur et non pas une religion fiévreuse et agitée qui d'abord fait des transports au cerveau et qui tourmente et gêne la conscience au lieu de la guérir (2).

 

(1) Le chrétien..., II, pp. 26. 27.

(2) Ib., préface.

 

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Réduire, écrit-il ailleurs, toute la vie chrétienne a « massacrer le corps de peines indiscrètes (et) l'esprit de terreurs paniques,

 

ce sont les deux partis de la fausse et superbe dévotion, laquelle ne connaît point les bornes du culte raisonnable et tranquille que Dieu demande de nous et ne croit point que les sacrifices soient assez religieux, s'ils ne sont passionnés et tragiques. Comme ces amants de théâtre qui pensent que leur scène est plate et froide s'ils font l'amour sans fureur... (1)

 

« Raisonnable », a paisible », « modéré », ces épithètes reviennent sans cesse sous sa plume d'humaniste et il prend toujours « tragique » dans le mauvais sens. Ces riens jugent l'homme. Quelle chaleur néanmoins dans tout ce qu'il pense et comme il se donne de toute son

âme généreuse à ses convictions !

 

Certes, Théophron, nous serions bien malheureux si nous avions un Père au ciel de l'humeur que nous ne voudrions pas avoir un père en terre, c'est-à-dire qui n'eût pas les entrailles plus tendres que cela. Le Dieu des chrétiens n'a pas un cœur de roche ni des yeux de fer pour faire naître et pour voir traîner tant d'hommes au monde, destitués de tout aide surnaturel, qui n'ont d'autre crime que celui d'être nés d'Adam, n'étant point en leur pouvoir de naître d'un autre et qui cependant, pour cela seulement, sont destinés irrémissiblement par son divin ordre à ne recevoir de lui aucun bien et condamnés à ne souffrir que du mal. Notre foi nous élève dans de meilleurs sentiments (2).

 

Notre foi, ce n'est pas là en effet une vague sentimentalité, c'est une théologie. Port-Royal parle toujours comme s'il était seul à défendre le dogme de la grâce. Rien ne lui donne droit à ce monopole. Le conflit n'est pas entre grâce et nature, mais entre deux conceptions, l'une inhumaine, l'autre humaine, de l'ordre surnaturel.

 

(1) Le chrétien..., III, p. 144.

(2) Ib., II, p. 274.

 

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La grâce, dit Jacques d'Autun, a plus de complaisance que la nature; comme elle est soeur de l'amour, ou l'amour même, elle fait tout par douceur (1).

 

Et notre Bonal :

 

La grâce opère tout entière dans les moindres actions de la vie ou domestique ou populaire. Cette grâce est comme une lumière ou influence céleste, souple, pure et facile. Partout où elle se trouve, elle conserve sa dignité. Elle ne force rien ; elle s'accommode à toute sorte de matière..., elle règle le trafic des marchands et l'ordre des familles privées, comme la discipline des armées et la politique des conseils ; elle sanctifie les sobres repas de ceux qui ont besoin de manger et de boire, comme les austères abstinences de ceux qui jeûnent; elle conduit le ménage d'une simple femmelette dans la voie de salut, comme la direction d'un contemplatif dans les vols d'esprit de la vie extatique. La même pluie arrose les cèdres du Liban et l'hyssope de la campagne (2).

 

Grâce qui n'est refusée à personne, et dont les inspirations travaillent chacun de nous.

 

Sur la connaissance que nous pouvons tirer de la pratique des hommes, mais bien plus encore sur le soin que nous savons et sentons, chacun à part nous, que Dieu prend de notre homme intérieur, ne feignons point d'avancer hardiment que dans toutes les parties de la terre habitable, dans toute secte, dans toute superstition, dans tout genre de vie, il y a peu de personnes qui n'expérimentent, presque tous les jours, qui plus, qui moins, ce commerce profond et cette communication interne et continuelle de Dieu, touchant, excitant, prévenant, avertissant, reprochant, appelant, sollicitant, ou d'une manière ou d'une autre. Il en est, sans doute, qui n'y prêtent ordinairement que la superficie de leur attention, comme qui sommeille ou qui dort. Et si encore ne peuvent-ils s'empêcher d'ouïr très souvent, dans les cavernes obscures de leurs coeurs, retentir l'écho de cette divine voix, qui leur dit : sauve ton âme; retourne, retourne, ne pèche plus. Mais, au bout, il n'en est point du tout, ni n'en sera d'un bout du monde à

 

(1) Les justes espérances..., I, p. 485.

(2) Le chrétien..., III, pp. 154, 155.

 

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l'autre qui, jamais, en aucune rencontre, en aucune bonne heure de sa vie, n'ait reçu un seul bon mouvement, ni aucune inspiration de Dieu. Qui niera que partout où il y a conscience, il n'y ait quelque impression de la grâce de Dieu (1) ?

 

Ainsi nos humanistes ne paraissent jamais plus humains que lorsqu'ils glorifient la grâce. Ils feraient un moindre crédit à notre nature s'ils ne la voyaient pas divinisée, dès le lendemain de la chute, par les mérites du rédempteur. Si pour eux « théologie inhumaine » est synonyme de théologie inexacte, c’est que Dieu a créé l'homme à son image et l'a racheté en se faisant homme. Bien loin de répugner à la grâce, tout ce qui est noblement et profond dément humain s'accorde merveilleusement avec elle. Elle nous achève. Elle nous couronne sans nous mutiler.

 

Qu'est-ce donc que le chrétien, Théophron ? Premièrement notre chrétien suppose en chaque condition l'homme de bien, l'honnête homme, l'homme d'honneur, et puis par-dessus tout cela, c'est l'homme de Dieu (2).

 

S'il entend bien cette formule, — qui est la formule même de l'humanisme dévot — un vrai janséniste ne la souscrira jamais.

 

(1) Le chrétien..., II, p. 251.

(2) Ib., III, p. 14.

 

 

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