Chapitre IV
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CHAPITRE IV LES MAITRES SALÉSIENS. — I. ÉTIENNE BINET

 

I. Influence de François de Sales. — Prompte popularité de son culte. — S'il a été beaucoup lu ? — Pluie de livres et courants nouveaux. — Il règne encore. — Ses deux interprètes. — Binet et Camus, les deux maîtres salésiens. — Importance d'Etienne Binet.

 

II. Trivialité précieuse et rhétorique. — Bienheureux les aveugles, bienheureux les sourds! — Prouesses verbales. — La garde-robe. — La femme. — Grossièretés. — L'éloquence de Binet. — Gemmes et viandes.

— Urbanité et mysticisme.

 

III. L'imagination pieuse de Binet. — Figures eucharistiques. — Le drame d'Isaac. — Cléopâtre, Artémise et l'Eucharistie. — Puérilités. — Pâmoisons.

 

IV. Binet continuateur authentique de François de Sales. — La dévotion des malades. — Le dévot fainéant. — La miséricorde de Dieu.

 

V. La politique sacrée. — « Quel est le meilleur gouvernement, le rigoureux ou le doux ? » . — Les despotes de couvent. — Le style des anges. — La tendresse du pape Grégoire. — Binet et l'humanisme dévot.

 

 

I. Un écrivain, canonisé ou à la veille de l'être, un fondateur d'Ordre, n'exerce pas son influence uniquement par ses livres. Des chrétiens sans nombre qui n'ont jamais lu François de Sales, ont été façonnés par lui. Nous savons en effet que dès le lendemain de sa mort, son culte s'est répandu promptement dans le monde catholique où il est bientôt devenu aussi populaire, et en France du moins, plus populaire que le culte de Charles Borromée. Chez lui, nous l'avons déjà dit, la personne et la doctrine ne font qu'un. L'aimer lui-même, c'est déjà aimer, prendre son esprit. Il n'était du reste pas le seul témoin personnel de cet esprit, et il n'était pas mort tout entier. Sainte Chantal, qui lui survécut si longtemps, s'était formée à sa

 

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ressemblance : elle vivait de lui et de sa pensée : on venait à elle comme à une relique vivante de François de Sales. La Visitation elle aussi, qui ne cessa de s'étendre, évoquait sur tous les points du royaume, le souvenir de son fondateur. Cet Ordre fut longtemps à la mode, si j'ose parler ainsi. Grands seigneurs et grandes dames, prêtres et religieux assiégeaient les couvents où l'on relisait sans fin la Philothée, les Entretiens, l'Amour de Dieu, les vies des premières mères. En dehors de ces couvents, François de Sales avait sans doute beaucoup de lecteurs, mais peut-être moins qu'on ne croirait. Le monde dévot est comme l'autre. Ses classiques ne lui suffisent pas. Il veut du nouveau et, juste ciel, il en trouve toujours. La production lyrique, romanesque, dramatique même se ralentit par moments : les plumes pieuses ne chôment jamais. Celles des oratoriens, des jésuites et des autres ont travaillé sans relâche et avec une intensité particulière pendant les années qui nous intéressent. Parmi ces milliers de volumes, tous assurément ne respiraient pas l'esprit salésien. Il se dessinait des courants plus ou moins nouveaux : la littérature oratorienne, par exemple, avait son originalité propre que nous aurons plus tard l'occasion de définir. D'un autre côté les écluses de Port-Royal ne tarderont pas à s'ouvrir. Tout ce qui viendra de là, combattra, de près ou de loin, saint François de Sales. Mais enfin, et à prendre les choses dans l'ensemble, on peut dire que, pendant la première moitié du xvn° siècle, l'auteur de la Philothée règne presque sans conteste et ses idées avec lui. Nous en aurons bientôt d'autres preuves, quand nous étudierons les manifestations particulières de l'humanisme dévot, mais d'ores et déjà la fécondité sans mesure, l'indiscutable popularité de ses deux principaux interprètes — E tienne Binet, Jean-Pierre Camus — vont nous le montrer.

Ces deux écrivains sont très différents l'un de l'autre, mais ils ont ceci de commun qu'ils ont maintenu la tradition

 

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salésienne avec un même zèle, un même succès et qu'ils ne sont, ni l'un ni l'autre, de simples disciples, de simples échos. Ils ont commencé d'écrire avant d'avoir reçu l'empreinte de François de Sales et s'ils n'avaient jamais connu celui-ci, ils auraient écrit, Binet surtout, à peu de chose près comme ils ont écrit. Même quand ils J'imitent, ils restent plus ou moins originaux. Ils se sont trouvés en le trouvant. Il en va souvent de même dans le progrès des grands mouvements humains — littéraires, philosophiques, religieux. Viennent d'abord des ébauches, plus ou moins réussies — c'est par exemple, Richeome, dans l'histoire que nous racontons. Puis, un ou plusieurs hommes rares en qui s'incarne l'âme profonde du mouvement; — c'est ici François de Sales, enfin, soit avant, soit ordinairement après l'apparition du type achevé, suprême, indépassable, des quantités de personnages, timides et incertains ou, au contraire, excessifs et trop accusés, tous frères pourtant, disciples nés du maître qu'ils doivent servir et que, bien ou mal, ils serviront en réalité, même, si d'aventure, ils ne le connaissent pas. Pline dit qu'en dessinant les fleurs des champs, la nature se faisait la main à créer les lys : rudimenta naturæ lilia facere condiscentis. Le lys une fois paru, on peut croire que la nature, le trouvant si beau, veut recommencer ses expériences, composer sur ce modèle achevé de nouvelles fleurs. La grâce, ayant formé François de Sales, tâche aussi de multiplier les vives images de cette merveille : elle sait bien qu'elle ne va pas se surpasser, mais enfin elle nous donne Binet, Camus et les nombreux humanistes qui nous attendent. Une autre mystérieuse alchimie, spinas facere condiscens, prépare à cette même heure, l'âme de Jansénius, celles de Saint-Cyran et du grand Arnauld.

II. Avant de le célébrer, comme il le mérite, on doit parler rudement du P. Binet, coupable non pas seulement d'avoir reculé les frontières du bavardage pieux, mais encore d'avoir gaspillé par là même un admirable talent.

 

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Camus n'a rien commis de pareil. C'était un génie, une force de la nature. Lui demander de se surveiller et de se réduire, c'est le supprimer. D'ailleurs moins ennuyeux que Binet. Il est vrai que celui-ci, même s'il eût modéré sa faconde, n'aurait jamais fait qu'un maître de second ou troisième rang. Son intelligence manque de vigueur et d'élévation. Mais il avait beaucoup d'esprit et de sens, une imagination somptueuse, un tour caressant et persuasif, de très beaux dons d'écrivain. Son oeuvre est aussi riche que curieuse; elle nous présente, et parfois excellemment, quelques-uns des aspects les plus intéressants de l'humanisme dévot. Quand nous aurons à parler bientôt des encyclopédistes dévots ou des burlesques, nous retrouverons Etienne Binet, et en bonne place; nous le retrouverons aussi dans nos prochains volumes, aidant de ses conseils telle mystique fameuse, et, d'un autre côté, préparant délibérément la réaction anti-mystique dont il aurait dû prévoir les conséquences désastreuses. Pour l'instant, nous nous contentons de lier connaissance avec un personnage aussi considérable et d'étudier celles de ses oeuvres qui continuent expressément les directions essentielles de François de Sales (1).

 

(1) J'ai déjà dit que la biographie proprement dite de nos auteurs n'était pas de notre sujet. On ne sait d'ailleurs sur Etienne Binet que fort peu de chose. Un jeune prêtre qui l'a choisi pour sa thèse de doctorat, nous en apprendra, sans doute, plus long, car les pistes ne manquent pas. Né à Dijon en 1569, Etienne Binet fit, dit-on, une partie de ses études au collège de Clermont où il aurait eu François de Sales pour condisciple. Ils se verront maintes fois dans la suite et très amicalement. Jésuite en 1590, il doit s'exiler de l'autre côté des Alpes pour suivre sa vocation et, peut-être, ne rentrer en France qu'après l'édit de Rouen (1603). Il est presque toute sa vie dans les charges, recteur ou provincial, souvent à Paris. Dans les circonstances difficiles que traversait alors sa Compagnie, on ne l'aurait pas laissé si longtemps au gouvernail, s'il avait été le premier venu. Souple, habile, ferme et d'une finesse qui n'était pas sans malice. On peut juger de celle-ci sur le petit chef-d'oeuvre qu'il écrivit en 1623 pour la défense de son Ordre dont les privilèges étaient alors très menacés. (Réponse aux demandes d'un grand prélat (Zamet), touchant la hiérarchie de l'Eglise et la juste défense des privilégiés et des religieux par François de Fontaine.) Miel et aiguillon, c'est le livre d'une abeille, et le miel, pour cette fois, n'est pas rance. Binet n'a rien écrit de plus fort et jamais, à ma connaissance, les religieux ne se sont mieux défendus. (Cf. Garasse. Histoire des jésuites de Paris, édit. Carayon, pp. 45, 46; édition Nisard, p. 60, 61 et PRAT, Recherches, IV, pp. 668 seq.) Binet semble avoir eu des succès comme prédicateur (PRAT, ibid. III, p. 73,  pp. 341-343). C'était à n'en pas douter un directeur éminent et il faisait autorité dans Paris. Il est souvent question de lui dans la correspondance de sainte Chantal et pas toujours à son avantage. Il aurait voulu modifier gravement les constitutions visitandines, et il poursuivait sa pointe avec une ténacité qui fit beaucoup souffrir la sainte. Les lettres qu'elle lui écrit pour le faire renoncer à ses idées sont merveilleuses d'énergie et délicatesse. Du reste très vertueux et bon, mais qui nous échappe, à moi du moins. Je n'arrive pas à le voir. Il était sans doute moins doucereux que ses écrits ne nous le montrent et peut-être aussi moins candide. La  dédicace qu'il fait d'un de ses livres — Le riche sauvé... — à sa mère est d'une naïveté presque gênante. Nourrisson, il ne voulait que le lait de mère : ce lait était du sang; il n'en est pas mort; elle non plus, etc., et La liste de ses ouvrages n'a pas de fin. Dans les moments difficiles, il faisait voeu d'écrire un nouveau livre si sa prière était exaucée. Hélas ! que ne faisait-il voeu de moins écrire. Il mourut à Paris en 1639.

 

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Imaginez, chez un même écrivain, la piquante et peu aimable rencontre du précieux et du trivial, du suave e du grossier, de François de Sales et de Garasse, vous aurez, non pas, j'espère, le vrai Binet, mais la figure, mon avis très artificielle, que Binet se donne à plaisir Ni Garasse d'ailleurs, ni François de Sales, il n'a pas le noble rayon du second, la franche et cordiale nature dl premier. Sous sa plume, le procédé paraît constant. Il, beaucoup de verve, mais toujours avec un soupçon de rhétorique. Il me fait penser— qu'on me pardonne ce rapprochement tout littéraire — à tel poète d'aujourd'hui qui rose normalien dans la partie la plus farouche de son oeuvre Binet amplifie, selon la consigne scolaire de son temps - je ne lui en fais pas un reproche — et il arrive peut-être se griser lui-même de ce lyrisme voulu. Soit, par exemple ce thème de déclamation : il est bon d'être aveugle et sourd.

 

Que verriez-vous, si vous aviez bon oeil ? Des femmes plâtrées et, sans masque, toujours masquées... Des fleurs, dl métaux et des viandes, des maisons tapissées et tranchées e quelque croûte de marbre ou d'un éclat d'or, des hommes des animaux, des arbres... Je vous prie, ôtez ces beaux titre et appelez chaque chose par son nom. Qu'est-ce que tout cela sinon du foin coloré, de la terre ensoufrée, des cadavres rôti et ensanglantés, des beaux sépulcres, des bêtes à deux pieds et à quatre, des souches de bois ?

 

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L'air et les oiseaux, ce n'est qu'un grand vide.., un rien formé en campagne où jouent par mille bricoles de petits bastions couverts de plume..., c'est une fournaise d'éclairs, un réservoir d'eau... Que verriez-vous? Les voûtes azurées du ciel et ces belles médailles enchâssées là-dedans, le soleil, la lune et les étoiles ? A la vérité, Tobie ne regrettait pas cela... De l'eau glacée et du cristal taillé en voûte ; le soleil, un ballon de feu ; la lune, une glace allumée d'un rayon argentin ; les étoiles, des lopins de verre étincelants et collés dans la peau du firmament...

 

Tout cela veut commenter la prière du psalmiste : détourne mes yeux, pour qu'ils ne voient pas la vanité. Donnez-lui un autre texte : les cieux annoncent la gloire divine ; il écrira tout le contraire. Inspiré d'un mot de Sénèque, son éloge de la surdité, aussi peu sincère, est plus amusant.

 

Qui médit, qui déchire, qui blasphème, qui mord, qui pipe... qui épie vos paroles et fait du mouchard, vous tirant les vers du nez... Que voulez-vous entendre ? Un avocat qui enfile mille déguisements... une femme... qui vous entête en ses criailleries, qui, jour et nuit, vous martelle de ses indiscrétions et sottes jalousies ; ... un huguenot... un musicien et la douceur des instruments ? Plusieurs bouchent les oreilles pour ne les point entendre : car, qui soupire, qui gronde, qui braie, qui criaille... qui se précipite du haut en bas sur les pointes de cinquante crochets, qui se mutine et s'opiniâtre sur une même maxime... et si la quinte les prend et la verve de bécarre, quand vous devriez crever, ils ne chanteraient pas une toute seule note...

 

Las de bourdonner contre cette vitre, il passe à la voisine. Heureux sourds, qui n'entendez pas la musique des hommes, enchantez-vous du concert des vertus.

 

L'humilité chante le bassus ; l'amour tient le superius ; la pénitence fait la taille ; la dévotion, la haute-contre ; la contrition fait les soupirs... la faveur dévide les crochets et développe d'une haleine longue de belles tirades ; la prudence bat la mesure ; la crainte fait les dièses... ; les anges font les points d'orgue sur la douce harmonie des cieux. En un mot qui est

 

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sourd en terre, oit s'il veut toute la musique du Paradis. N'est-ce pas là pour être bien content ? (1)

 

Le faux goût ne serait rien, on lui passerait même quelques calembours. Mais ce vide est écoeurant. Il ne s'agit ni d'être ému, ni de penser, mais d'écrire et quoi que ce soit. Ne craignez pas d'ailleurs que les mots lui manquent. Il a tant de recettes pour les faire venir ou pour multiplier leurs services. Il jongle avec eux :

 

Soleil du paradis, paradis de douceur, douceur du ciel, ciel de miséricorde (2).

 

ou bien, il a recours au coq-à-l'âne phonétique :

 

Venez, canailles, venez tous les soldats d'enfer ! Qu'une armée de maux, des morts, des maures infernaux m'assiègent (3).

 

En voilà plus qu'il n'en faut pour expliquer l'abondance du P. Binet. Une fois parti, pas de raison pour qu'il s'arrête. Bavard, que nous hasardions tantôt, est encore trop doux ; grossier de même :

 

N'êtes-vous donc sur terre que pour faire de votre estomac un garde-manger cousin germain d'une garde-robe ? (4)

 

De telles images font ses délices. Croyez bien qu'il ne se contente pas de les effleurer. Nous le verrons mieux plus tard quand nous étudierons sa Consolation aux malades, dans le chapitre du burlesque dévot. En ce genre vil, rien ne le rebute. Il a quelque part deux pages, d'une précision fâcheuse, sur la maladie et la mort de Philippe II. L'étrange goût ! Tout se tient d'ailleurs. Binet traite volontiers la femme sur le même ton.

 

La colère des hommes n'est que sucre et miel comparée au fiel et à la colère d'une mauvaise femme... Encore lui faut-il

 

(1) La fleur des psaumes..., I, pp. 63-65. Cf. la bibliographie à l'appendice.

(2) La consolation aux malades..., p. 637.

(3) Ib., p. 638.

(4) Ib., p. 536.

 

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demander pardon après avoir été outragé d'elle : cela crie, cela pleure, cela menace... Vous la voyez écumer par la bouche, darder des rayons de feu de ses yeux allumés... enfler les veines au beau mitan du front, se prendre par les flancs, frapper des pieds, des mains, de la langue, de tout. Si vous ne dites mot, elle enrage de dépit ; si vous répondez, ô Dieu, quels cris, quel tonnerre!... Elle dit, puis redit, puis dédit, puis maudit... Que si, par malheur, elles sont deux ou trois qui soient, d'accord..., Dieux immortels, ô quel tintamarre! (1)...

 

Elles n'écument pas seules! En vérité à quoi bon ce vulgaire fracas dans un livre qui ne s'intitule pas le Mannequin d'osier, mais La Fleur des psaumes ? Dans ce même livre, il y a plus grave et plus bas :

 

Vous fierez-vous à vos parents? O les harpies, ô les vautours ! O les loups-garous ! Ils ne vous aiment, cruels, que pour ronger barbarement votre pauvre carcasse, casser vos os félonnement et pour avidement en sucer les moelles et le sang encore tout bouillant (2).

 

La noble raison pour nous décider soit aux bonnes œuvres, soit à la restitution du bien mal acquis !

 

Quelle horreur, je vous prie, qu'il faille être un voleur en sa vie, un désespéré à sa mort et un damné pour tout jamais, afin de laisser ses biens à trois petits morveux qui se moqueront de vous après votre mort et volontiers ne voudraient de leur gré donner trois carolus pour faire dire une pauvre messe pour vous qui vous êtes damné pour eux ! O le grand sot de père qui se damne pour des ingrats et possible bâtards ! O le dragon de fils ! Ne vous fiez pas à vos enfants, ce sont des voleurs (3).

 

Que cette suprême injure à votre femme — « possible bâtards » — et à vos enfants — « ce sont des voleurs », ne vous chagrine pas plus que de raison. Ce n'est là que le climax d'une amplification oratoire. On pense bien du

 

(1) La fleur des psaumes..., II, p. 313.

(2) Ib., II, p. 529.

(3) La consolation aux malades..., p. 618, 619.

 

 

reste que si Binet ne valait pas mieux que cela, nous l'aurions laissé dans son moulin. Il est souvent mieux inspiré, quand il dirige sa verve pittoresque sur un sujet digne de lui et de nous.

 

Que ferez-vous donc à un homme qui a la vive foi enracinée dans son coeur ? Le jetterez-vous au feu (je coupe, car voici paraître une salamandre. Avec Binet, il faut toujours manier les ciseaux)... Assommez-le de coups de pierre ; les cailloux de saint Etienne, en même temps qu'ils entament le corps, ébrèchent tout le paradis... Coupez-lui les deux jambes ; tous les anges du ciel lui prêteront leurs ailes... Faites-le mourir es déserts, le bannissant de la terre habitable ; le vieux corbeau sait bien encore où est le pain qu'il portait à saint Paul, plus de soixante ans durant... Que ferez-vous donc à ce coeur tout-puissant (1) ?

 

Fièvre lyrique, et non véritable passion, je l'entends bien de la sorte. Il saisit plus qu'il ne touche. Mais Binet est ainsi fait. Il avait, je crois, plus d'ingéniosité que de force. Son éloquence est d'un précieux qui tâche de s'entraîner à de grands effets. Aussi excelle-t-il dans le symbolisme pieux. Que ne puis-je citer ici tout entier un long chapitre de lui, sur les « douze précieuses gemmes » dont « la foi se pare »!

 

La première est le jaspe, jetant un rayon vert et un peu langoureux et sombre... La seconde est le saphir qui a une petite nuée comme d'un rouge pourprin ; son air est comme une flamme perse, tachée de petits grains d'or. Or ce brun azurin, sursemé de sable d'or, ressemble fort le ciel, quand en pleine beauté, il marque clairement et allume toutes ses étoiles. Il rompt les charmes, ce dit-on, et contre-garde le coeur de venin et de peste ; au reste, il est si dur que jamais on n'y peut ancrer ni graver chose aucune. La foi donc est toute céleste... ce ne sont que petites étoiles allumées dans le feu sacré de l'Evangile. Toutes nos actions, animées de foi, sont toutes diaprées de grains d'or de charité.

 

(1) La fleur des psaumes..., II, pp. 275, 276.

 

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... Saint Jean met après la sardoine qui a la couleur de la chair vive cachée sous l'ongle bien lissé... (1)

 

et ainsi des autres. Bon ou médiocre, c'est très doux à lire. Il décrit minutieusement, paisiblement chacune de ces gemmes avec une sorte de tendresse. En même temps qu'il aime en elles la vertu qu'elles représentent, il les aime aussi pour leur beauté propre. Tout irait bien si

Binet s'en tenait là. Mais non. Ses écrins à peine fermés il se bat les flancs et crie de plus belle.

 

Où êtes-vous, maintenant, catholiques de boue et de fumier... Montrez-nous votre foi !... O hommes sans âmes et âmes sans raison et raison sans religion et religion sans Dieu. Si fait, dea, vous en avez un qui se nomme le ventre. Mais tel dieu, tel service. Vos poumons sont son temple ; le foie, son autel, toujours couvert de sang et de voirie ; l'estomac, l'encensoir ; les fumées qui en sortent sont l'encens le plus doux ; la graisse est la victime ; le cuisinier est votre aumônier qui est toujours en service... et vos inspirations ne dévalent à vous que par la cheminée ; les sauces sont vos sacrements et les hoquets, vos plus profondes prophéties. Toute votre charité bouillonne dans vos grasses marmites ; votre espérance à l'étuvée toujours couverte entre deux plats (2).

 

(1) Si l'on veut du raffinement, en voici : « Prenez l'ongle de saint Thomas, mettez-le sur la chair vive du côté ouvert de Jésus-Christ... et vous verrez une parfaite sardoine ».

(2) La fleur des psaumes, II, 268-271. A chacun son dû, ce dernier mouvement oratoire, en germe dans le quorum deus venter est de l'Écriture, avait déjà tenté Tertullien. De jejunio. Le prêtre cuisinier est de lui. Binet avait ce lieu commun dans son tiroir. Il a dû s'en servir plusieurs fois dans ses sermons. Cf. par exemple : Question de ce temps, à savoir si chacun se Peut sauver en sa religion. Il semble avoir tenu à ce dernier sermon qu'il a placé dans son recueil des oeuvres spirituelles et qui est en effet très intéressant. Je me permets de l'indiquer aux historiens du « libertinage » au XVII° siècle. On trouve du reste dans la partie agressive des oeuvres de Binet, une foule de traits de moeurs, et parmi eux, quelques-uns sur lesquels les autres moralistes n'ont pas coutume d'appuyer. En voici un par exemple qui a son prix. « Ils se confessent à de pauvres bons prêtres qu'ils savent être très ignorants. Comment jugera-t-il, s'il n'y voit goutte; comment déliera-t-il, s'il est perclus d'esprit... s'il n'y entend non plus que le haut allemand ; comment vous obligera-t-il à restituer s'il ne sait ce qu'est restitution ? Et là-dessus, ayant le moyen de vous confesser à quelque savant homme, vous irez en quelque malotru village, choisir quelque pauvre lourdaud et qui ne sait bonnement pas lire... Si c'est pour vous moquer de Dieu, de lui, de vous et du métier, vous avez bien choisi... Quelque pauvre hère tout déchiré qui tremble devant vous et qui dînera possible avec vos laquais après la messe. » (La fleur des psaumes..., I, pp. 175-176) (cf. Les dix jours, du P. Joseph, Toulouse, 1913, p. 327). Le dernier trait n'est-il pas digue de La Bruyère ? Signalons encore la commune distraction de ceux qui, sur les traces de Jacquinet, ont étudié la prédication d'avant Bossuet. Ils ne s'occupent que des œuvres qui portent l'enseigne : sermons. Or, il est manifeste qu'un très grand nombre de livres à enseigne dévote ne sont en réalité que des fragments ou des souvenirs de sermons.

 

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Ces grasses odeurs, chassant l'imperceptible mais exquis parfums de la cassidoine, est-il rien de plus déplaisant? Le moyen, en vérité, de représenter, de continuer François de Sales quand on lui ressemble si peu?

Nous avons indiqué déjà la solution du problème. C'est la rhétorique qui a fait tout le mal, la rhétorique, notre éternelle ennemie dans le présent livre, car elle menace toujours de nous dérober la vraie vérité des écrivains qui nous intéressent. Tantôt et le plus souvent elle nous les montre plus beaux, plus fervents que nature ; tantôt moins sérieux et plus laids. La moitié des oeuvres de Binet est verbiage oratoire et, par suite, ne compte pas. Il paraît bien pourtant que même sa vie profonde n'est pas sans quelque vulgarité. Beaucoup d'orateurs, plus grands que Binet, sont faits de la sorte. Précieux, très fin, distingué peut-être, Binet avait un gros bon sens, un peu épais, un peu terre à terre. Si la remarque est juste, elle expliquerait, en partie du moins, l'attitude sarcastique et méprisante qu'il a trop souvent cru devoir prendre envers le mysticisme, et sur laquelle nous aurons à revenir. Nous ne confondons pas le divin et le profane, le mysticisme et l'urbanité. L'expérience nous montre pourtant que les âmes les plus saintes — Thérèse, François de Sales, Jeanne de Chantal — sont aussi les plus exquises. Plus elle nous déifie, plus la grâce nous humanise. Les harmonies providentielles le veulent ainsi.

III. La dévotion proprement dite du P. Binet nous présente le même tumulte. Elle nous gêne et nous irrite

 

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parfois, elle n'arrive pas à nous gagner tout à fait. Théotime très salésien par la suavité confiante de sa piété, mais trop agité, mais trop éloquent. Dans sa façon de contempler les mystères, d'appliquer au Nouveau Testament les symboles de l'Ancien, il nous rappelle de très près le bon Richeome.

 

Ce qui peut aider l'âme à se préparer (à la communion) c'est de voir l'appareil de ces anciens Pères, pour manger les ombres de ce que nous avons réellement en ce sacrement. Repassez donc à loisir par votre esprit la sainte ferveur d'Abraham, de Sarah, des serviteurs. Ils courent, ils volent, ils s'échappent à eux-mêmes de ferveur, pour traiter trois anges en habits de pèlerins à l'ombre d'un arbre, où il (Abraham) leur donne de l'eau, du pain cuit sous la cendre, un veau, du lait et son coeur même, tant y va-t-il de bonne façon. Courez de roideur après ce bon vieillard. Dieu vous dira comme à Sarah : Allez, ma mie, vous aurez un fils nommé Isaac, c'est-à-dire, ris et réjouissance ; car s'il y a plaisir au monde, c'est d'avoir dignement communié et enchâssé Dieu sur le plus tendre de votre coeur...

Voyez le roi David, couvert d'un crêpe blanc ou d'une neige crespée, la harpe au poing, bondissant devant l'Arche, assisté de mille clairons... Toute la ville en réjouissance, sacrifices à chaque bout de rue, paradis en terre, pour introduire l'Arche dans sa maison... Je ne vous dirai point les festins d'Esther, de Judith... et cent merveilles semées dans l'Ecriture sainte. Vous aurez plus de plaisir de cueillir ces belles fleurs de votre main propre. Mais je vous donne avis que vous ne soyez pas si simple de croire qu'il faille, tous les jours que vous communierez, parcourir toutes ces histoires. Il n'en faut, à chaque fois, qu'une ou deux et les savourer tout à l'aise (1).

 

Sa très curieuse méditation sur le sacrifice d'Isaac tient du mystère médiéval et de la tragédie de collège :

 

« Prends ton cher fils Isaac. » Le coeur me tremble. Je ne sais pas si celui d'Abraham est fait de même. Je prévois ici quelque malheur. Que ne prend-on plutôt Ismaël ?

 

(1) La fleur des psaumes..., I, pp. 193, 194.

 

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Suivent les objections qu'Abraham aurait pu faire, et qu'il ne fit pas. Mais comment décidera-t-il sa femme à se résigner comme lui?

 

Vraiment, dira-t-elle, il fallait bien tant de cérémonies et nous envoyer ces trois anges pour nous promettre un fils, pour enfin le tuer comme une bête !

 

Et Isaac, que lui dira son père pour lui faire accepter la triste nouvelle?

 

O que Dieu est bon d'avoir défendu qu'on ne nous eût point fait le récit de ce colloque... Nul homme du monde n'eût pu lire ces paroles sans pâmer de douleur!...

 

Un si beau colloque pourtant ! Binet ne se tient pas de l'imaginer :

 

Lecteur, auriez-vous bien le coeur assez fort pour en voir un échantillon et entendre deux ou trois mots de cet adieu ?

 

Deux ou trois mots, c'est une façon de parler. Binet a lu son contiones et il s'en souvient :

 

« Si je ne connaissais, mon fils, votre bon naturel...

— Mon père, voilà une nouvelle qu'à vrai dire, je n'attendais pas, ni de vous ni du ciel... »

 

Enfin Abraham « dégaine son coutelas, retrousse son bras... et le voilà sur le point de faire le grand coup ». Binet, comme il convient, l'interrompt et prolonge, à sa façon, cet effet d'horreur. Tout s'arrange enfin et le drame s'achève sur un mot de comédie :

 

Hélas ! pour ne rien faire, Seigneur, fallait-il donc faire tant de choses ! (1)

 

Naïveté vraie, ou de pure rhétorique, ou les deux ensemble, on ne sait presque jamais. Du reste, ni le baroque, ni le saugrenu, rien ne l'arrête.

 

(1) Les attraits tout-puissants de l'amour de Jésus-Christ, pp. 3-52.

 

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Lui qui d'un mot change l'eau en vin... il lui eût été aussi aisé de changer tout le puits et toute la rivière en parfait hypocras que ces six cruches remplies d'eau. Mais, ces bonnes gens... n'eurent pas l'assurance de l'en importuner davantage (1).

 

A leur place, Binet aurait-il donc été moins discret? En tout cas, son littéralisme le conduit à des imaginations qui me paraissent fâcheuses, pour ne rien dire de plus. « Quel est, se demande-t-il, le morceau le plus délicat et le plus précieux qui fut jamais au monde ? » Comme on le devine, il veut en venir au pain eucharistique.

 

Les uns disent que ce fut Cléopâtre qui le mangea, avalant une perle qui valait plus de 250.000 écus, avec un filet de vinaigre. Les autres disent que ce fut cet empereur gourmand qui mangea le Phénix ; — ou on lui fit accroire qu'il l'avait mangé à son dîner. Qui veut que ce soit la reine Artemisia, qui pulvérisa le corps mort du roi Mausolus, son seigneur et mari, et mêlant cette chère cendre avec du vin dans une tasse d'or, elle l'avala et vérifia mieux que personne ces paroles-là : erunt duo in carne una. Qui dit que ce fut Adam mangeant de cette pomme... (2)

 

Ces bouffonneries panachées de macabre sont deux fois déplacées en un tel sujet. Pour ce qui suit, on hésite à le transcrire. Mais ne devons-nous pas montrer le fort et le faible de nos personnages, méditer sur les aberrations du sentiment religieux, rappeler enfin qu'aux meilleurs s'adresse toujours plus ou moins le reproche que faisait le Christ à de plus grands que Binet : adhuc et vos sine intellectu estis?

 

Ajoutez à ceci cette douce pensée : c'est qu'il y a eu plusieurs qui ont eu plus longtemps le corps précieux de Jésus-Christ dans leur sein que Notre-Dame dans les neuf mois de sa grossesse virginale. Car, en calculant, vous trouverez qu'en neuf mois il n'a été que 275 jours qui font 6.600 heures, et dans un qui aurait dit la messe quarante ans durant qui font

 

(1) Les Attraits..., p. 691.

(2) Ib., pp. 550, 551.

 

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14 600 jours, quand il ne demeurerait tous les jours qu’une heure devant que les espèces soient consumées, il y demeure bien de compte fait 14 600 heures (1).

 

Ce sont encore des puérilités sur lesquelles il appuie sans fin :

 

Dites-nous, Madame... (c'est la sainte Vierge) quel ouvrage il (l'enfant Jésus dans l'atelier de Joseph) faisait de ses bénites mains et combien on vendait ce qui était de sa façon; car pour la moindre pièce qu'il avait façonnée, on aurait donné... les monarchies entières (suit une page d'amplification)... Si on eût vu la marque, ou bien qu'on eût écrit : fecit Jesus Christus, que n'eût-on pas donné pour avoir ces riches pièces (2) !

 

Dans les insinuations de sainte Gertrude, dans les visions de Catherine Emmerich ou de Marie d'Agreda, on ne songerait pas à relever de semblables passages. La tendre candeur de Binet semble affectée. Assurément très dévot, il s'efforce trop de le paraître. Il nous dit trop souvent qu'il pleure, que son coeur se « fend de pure joie » (3), et qu'il va se pâmer :

 

Ha pardon ! Je ne sais ce que je dis... ni quel brasier est ceci qui m'enflamme si fort qu'à n'en point mentir, si ceci dure, il me faudra mourir. Autant vaudrait donner un coup de dague à mon coeur que de lui nommer seulement ce mot d'amour, de paradis ou de mon bon maître Jésus ! Lecteur, mon grand ami, retirons-nous d'ici, nous y pourrions bien faire quelque chose comme la reine de Saba qui, voyant le roi Salomon... tomba pâmée et demi-morte à ses pieds... (4)

 

Il y a là plus d'un trait digne de Mascarille et l'on comprend que Nicole et Pascal aient fait des gorges chaudes en feuilletant ce jésuite. Il faut en prendre notre parti. Binet ne sera le plus souvent qu'un François de Sales

 

(1) Les Attraits..., pp. 562, 563,

(2) Ib., pp. 316, 217.

(3) Ib., p. 373, cf. p. 616,

(4) Ib., p. 677.

 

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intempérant, épais et vulgaire. Un tel nom et de telles épithètes ! Hélas, toute vulgarisation n'est-elle pas à ce prix. Je ne dirai d'ailleurs pas avec l'abbé Maynard que Binet n'est que ridicule (1). Manquer de goût à ce point, c'est aussi manquer d'une certaine justesse. Philothée, ainsi peinte et parfumée à la villageoise, n'est plus tout à fait notre unique Philothée. Ces réserves faites, il reste néanmoins que pour le fond même de la doctrine et de l'esprit, Binet a pleinement le droit de se réclamer de François de Sales. Il mêle quelques fleurs potagères à la cueillette de la bouquetière Glycera, mais c'est bien encore à peu près le même bouquet.

 

IV. Si nous en doutions, si le meilleur Binet ne nous était pas connu par ses livres mêmes, un mot décisif de sainte Chantal achèverait de nous réconcilier avec lui. « Je n'ai jamais ouï, dit-elle, un esprit plus conforme en solide dévotion à celui de Monseigneur (François de Sales), en la conférence particulière des choses de l'âme. (2) » Même théologie, même direction pacifiante et libératrice. Si le tour que Binet donne à ses propos est d'un jovial qui frôle trop souvent le cocasse, ce n'est là peut-être qu'une façon de rasséréner les timorés en les égayant. Ainsi, après avoir proposé l'exemple de sainte Claire, il ajoute : « Je vous défends très expressément d'imiter cette vierge sainte ; c'est assez pour vous de l'admirer » ; ou encore : « Pensez-vous que tout le monde doive avoir la dévotion d'un capucin ou d'un chartreux? (3) » N'étaient quelques calembours qui paraissent ici moins déplacés, son chapitre « de la dévotion des malades, aisée et bien douce », est exquis et presque salésien. Il conseille d'abord « la lecture d'une dizaine de lignes de quelque bon livre» (Gerson,

 

(1) Les Provinciales... et leur réfutation..., par M. l'abbé Maynard, I, pp. 391-395. Pascal se moque de Binet dans la neuvième lettre : « Notre célèbre père Binet qui a été notre provincial, etc., etc.,

(2) Lettres de sainte Chantal, II, p. 14.

(3) La consolation aux malades..., p. 625.

 

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l'évêque de Genève, Grenade on la Bible), puis l'usage familier « de petits versets amoureux de l'Écriture sainte » :

 

Je me suis donné la peine de vous en choisir afin que vous n'ayez nulle excuse et que sur ce moule vous en jetiez des autres... ce réglisse remâché adoucira l'amertume de votre bouche.

 

Suit une provision de textes. Il y en a pour quarante ans. Autre recette:

 

Faire appendre en votre chambre des tableaux excellents... un beau crucifix, une Notre-Dame qui vous regarde de bon oeil, un saint Etienne, grêlé d'un orage de cailloux, qui meurt du mal de la pierre... Parlez avec eux... Prenez garde au reste qu'on change de temps en temps les tableaux, car le même à la longue vous ennuierait... Vous ne croiriez pas comme leurs vues et leurs secrètes voix réjouiront votre coeur.

 

Ici, une sortie contre les « images lascives » :

 

Que font ces incestes de bois, de soie, de peinture, et ces sales amourettes sur le manteau de votre cheminée... que fait ce petit pendart de Cupidon?

 

Quant au quatrième et dernier moyen, il est

 

gai et plein de douceur. Prenez plaisir que quelqu'un touche le luth ou l'épinette... Ne faites point ici le scrupuleux... Les poètes, bien sagement, ont voilé une belle vérité sous le crêpe d'une fable bien douce...

 

Orphée et son violon, Amphion. Pourquoi pas ? « Ne faut-il pas que la dévotion fredonne sur le coeur? »

 

Vous ne croiriez pas la force que l'harmonie des accords a sur l'harmonie de nos corps, répondant à l'harmonie des cieux qui font aller secrètement tout l'univers à la cadence de leur musique (1).

 

Douze lignes d'un bon livre, quelques versets de l'Écriture, un regard sur une image sainte, un air d'épinette,

 

(1) La consolation aux malades..., pp. 630-645.

 

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n'est-ce pas charmant ? Ici l'accent même parait salésien. Le plus souvent Binet garde sa voix propre, plus sonore, plus grasse et plus chaude, mais pour dire les mêmes choses que son maître :

 

Ils (les dévots) se rendent des droits fainéants sous couleur de solitude, des songe-creux au lieu de contemplatifs, des vrais hypocondriaques au lieu de modestes et graves. Ce ne sont pas là les effets des sacrements ni de la grâce qui est gaie, active, ardente, forte et toujours à coeur joyeux et à visage riant. Il faut qu'un homme bien dévot fasse plus d'affaires et mieux que trois autres... Judas Macchabée priait en frappant, frappait en priant et assénait plus brusquement les coups qu'il dardait, après avoir poussé plus ardemment vers le ciel ses prières (1).

 

François de Sales, moins bruyant, est aussi viril, mais plusieurs qui ne savent pas lire le trouvent un peu féminin. N'est-il pas bon que ses disciples accusent à leur façon la vive générosité et l'entrain de son esprit, qu'ils offrent à Philothée l'armure de Jeanne d'Arc? Ainsi Racine a ses interprètes naturels, Sainte-Beuve, Jules Lemaître ; heureux pourtant si des esprits moins nuancés ou même plus rudes, Brunetière, Francisque Sarcey, poussent le char de son triomphe.

 

Que criez-vous ici et pourquoi vous démenez-vous ainsi, hommes de petit coeur ? Bas, bas, que tout le monde parle bas et se taise ! Le Paradis s'entr'ouvre et Dieu veut parler. Silence !

— Les montagnes, dit-il, couleront et les collines trembleront au son de nia parole ; mais vous, mon coeur et mes entrailles, vous, mes bons serviteurs, pourquoi vous par troublez-vous? Je vous jure par moi-même que jamais mes miséricordes ne s'éloigneront de votre coeur. Donnez-moi votre main, prenez la mienne, faisons une bonne paix... Quelque chose qui vous arrive, tenez pour tout assuré que jamais le coeur de nies miséricordes ne vous sera fermé (2).

 

(1) La fleur des psaumes..., I, p. 178.

(2) La consolation aux malades,.., p. 672.

 

 

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V. Dans cette forêt confuse qu'est l'oeuvre du P. Binet, se dresse comme une palme, un précieux petit livre dont le titre et la doctrine sont également délicieux. Quel est le meilleur gouvernement, le rigoureux ou le doux (1) ? Binet qui est mort septuagénaire n'avait plus que deux ans à vivre lorsqu'il publia ce livret (1637). A cette date, l'épuisement physique, et plus encore, je l'espère, le développement continu de sa propre vie intime et l'épanouissement de sa bonté naturelle l'ont tout à fait dépouillé de sa truculence première (2). A la vérité, d'ici de là, l'étrange sans-façon avec lequel il traitait jadis les sujets les plus augustes reparaît encore. Un autre que Jésus, dit-il par exemple, «eût mangé toute vive la Madeleine, la voyant chargée de tant de crimes énormes », mais aussitôt le ton change :

 

Il aime mieux l'enchasser dans son coeur ou s'enchasser lui-même dans le sien (3).

 

Ainsi encore lorsqu'il oppose l'Ancien Testament au Nouveau :

 

Le Vieux Testament fut la loi de rigueur où on ne parle que de morts, que de foudres, et du Dieu des armées. Or que gagna-t-il avec cela ? Il faisait fuir tout le monde ; personne quasi ne le voulait servir; on aimait mieux parler à Moyse qu'à lui. Au Nouveau Testament, le Verbe incarné se nomma un agneau... Cette bénignité attira le coeur de tout le monde (4).

 

Mais il n'y a là plus rien d'excentrique, ni de puéril, ni d'affecté. Le plus humain de tous les ouvrages de Binet en est aussi le plus vrai. Maintenant qu'il ne sait plus crier

 

(1) L'ouvrage, curieusement imprimé, a deux titres. J'ai donné le second, voici le premier : Du gouvernement spirituel doux et rigoureux. Livret pour les supérieurs de religion.

(2) Ce progrès est très remarquable. C'est ainsi que tel autre ouvrage de sa vieillesse : Le grand chef-d'œuvre de Dieu et les souveraines perfections de la sainte Vierge (1634) est excellent presque de tous points, bien que toujours trop verbeux. En 1855, le P. Jennesseaux a publié une, édition fâcheusement modernisée de ce livre.

(3) Du gouvernement spirituel..., pp. 87, 88.

(4) Ib., pp. 91, 92.

 

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et qu'il a presque complètement oublié sa rhétorique, ses phrases les plus simples nous émeuvent. Sa longue expérience de religieux et de supérieur ne lui a laissé aucune amertume. On voit qu'il a beaucoup souffert de l'injustice ou de la bassesse des hommes, mais dans son coeur il n'y a de place que pour la pitié et pour l'amour. Si parfois sa verve caustique menace de se rallumer, c'est uniquement pour prêcher plus efficacement la mansuétude évangélique aux despotes de couvent.

 

Se tenir toujours dans les termes d'une âme rigide, ne savoir dire autre chose sinon qu'il se faut mortifier, qu'il faut obéir, qu'on est trop délicat, que les autres ne sont pas si difficiles que lui qui parle, qu'il ne s'adonne pas assez à la vertu, et semblables discours, sont signes d'un homme austère qui n'a ni coeur, ni entrailles ; ou s'il en a, elles sont d'acier et inflexibles et ne sont point entrailles.

Ceux qui sont de complexion bien forte, qui ne sont guère ou quasi jamais malades..., sont fort sujets d'être fort rudes et fort déterminés; comme ils ne savent que c'est que du mal, ils condamnent fort aisément les antres ; ils les croient fort délicats, et ils ont l'âme si dure que la commisération n'y saurait quasi faire brèche. Ils couvrent ce défaut du mot de fermeté d'esprit et d'une âme généreuse... et ils se moquent quand on leur allègue le proverbe : summum jus summa injuria (1).

 

Si Philothée avait été prieure de quelque couvent, François de Sales ne lui aurait pas donné d'autres conseils. Comme lui, du reste, Binet nous met à l'école des anges.

 

Les anges qui sont nos corps de garde et nos doux gouverneurs, pourraient bien, s'ils voulaient, user de leurs pouvoirs... Mais ces divins esprits nous conduisent d'un air du paradis. Ils nous inspirent doucement ce qu'ils veulent et coulent si amoureusement leurs commandements dans nos coeurs qu'avec ces chaînes d'or ils nous tirent là où il leur plaît. Raphaél disait au petit Tobie : « Mon petit frère, vous plairait-il que nous fissions ceci ou cela ? » Pouvait-il pas bien le tirer rudement, ou le pousser brusquement et lui dire: « Allez là, car

 

(1) Du gouvernement spirituel, pp. 116, 117.

 

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Dieu le veut ainsi et qu'on se garde bien d'y faillir. Allons donc, car si vous n'y allez, on vous y fera bien aller plus vite que le pas. » Ce langage-là est inconnu au ciel et ce n'est pas là le style des anges (1).

 

Les saints non plus ne parlent pas ce langage, même s'ils ont à gouverner toute l'Église.

 

C'est un plaisir non pareil quand on remarque le style de saint Grégoire le Grand, qui, étant souverain pontife, pouvait, s'il eût voulu, parler à coups de tonnerre et lancer des foudres de censures et d'excommunications. Mais le saint homme y va bien d'un autre air. Et dit tantôt: «s'il plaisait à votre douceur », tantôt : « votre suavité agréera bien que je lui dise »... Au lieu donc de répandre la grêle et les tonnerres sur la tête, des humains, ce saint homme faisait rouler des torrents de miel et emportait tout, sans qu'il y eût homme du monde qui osât branler seulement ou faire semblant de vouloir contredire (2).

 

Le livre s'achève par un admirable chapitre : L'idée d'un bon supérieur en la personne du bienheureux monsieur de Genève. François de Sales n'était mort que depuis quinze ans et déjà l'on pouvait écrire de lui :

 

Quiconque veut savoir ce qu'il faut faire, il ne faut que regarder et imiter tout ce qu'il a fait (3).

 

Précieux petit livre et qu'on n'aurait pas dû laisser périr. A nous, simples historiens, il présente un intérêt particulier. Il nous rappelle que l'humanisme dévot embrasse tout. Binet, qui lui a rendu d'autres services comme nous verrons, lui a donné son manuel de politique sacrée, son de regimine principum. Ce n'est pas là une gloire médiocre. Au reste, je ne dis pas que ce livret soit d'un spéculatif original et profond. Mais où a-t-on vu que l'humanisme dévot se piquât de nouveauté? Son nom même le lui défend.

 

(1) Du gouvernement spirituel, pp. 126, i27.

(2) Ib., pp. 128, 139.

(3) Ib., pp. 268-312. C'est, à mon avis, un des meilleurs Panégyriques du saint.

 

 

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