Chapitre III
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CHAPITRE III : YVES DE PARIS. — LA DOCTRINE

 

Caractères généraux de cette doctrine. — Son orthodoxie. — Son apparence profane.

 

§ 1. — Le meilleur des mondes.

 

I. Ici-bas « plus de perfections que de défauts ». — « Le bien devance toujours le mal». — Les larmes de l'enfant qui vient de naître. — Que notre plaisir est a sans relâche ». — Que nous n'avons d'inclination que pour ce dont nous pouvons avoir la jouissance. — Les scrupuleux. — « Beau mariage entre la nécessité et le plaisir. » — Le fou rire, revanche de l'ordre. — Du rire des pauvres.

 

II. Des « lâches pensées de la misère de l'homme ». —Les passions. Que la vertu est aisée. — « Se persuader aisément des perfections » du prochain. — Bonté des demi-vertus. — Du sentiment de l'honneur. — De la mode. — La fidélité conjugale en France. — Misères de l'Eglise.

 

III. Que les défauts de la création concourent à son excellence. — Felix culpa. — Facilité de la conversion. — Victoire de l'Amour.

 

§ 2. — Abus et plans de réformes.

 

La farce du monde. — Tartufe. — Confréries et cabales. — Des vocations forcées. — Décadence de la noblesse. — Des pages. — Académie gratuite pour l'éducation des enfants nobles mais pauvres. — Mariages d'argent. — Contre les nourrices mercenaires. — La misère publique et les exactions des gouvernants. — Du sort malheureux des ouvriers. — Projet d'une caisse syndicale de secours aux ouvriers infirmes.

 

§ 3. — Des Sympathies et de l'Union.

 

I. La loi des sympathies. — Son origine divine. — Sa fin.

 

II. De l'amitié des domestiques pour leurs maîtres. — Que le riche subsiste « par la miséricorde des pauvres ». — Du sexe infirme. — Le mariage et « la mort de la liberté ». — Harmonies conjugales.

 

III. De l'amitié « remède général à toutes les infirmités de l'âme ». — Du mystère des sympathies et de leur origine divine. — Panégyrique de l'amitié.

 

IV. Des anges guérisseurs. — Les anges, et la « bonne fortune », et la conservation des Etats. — De l'ange gardien.

 

§ 4. — Dieu sensible au coeur.

 

I. Que « l'homme a un sentiment naturel de Dieu ». — Que cette connaissance de Dieu peut se « comparer à l'attouchement ». — Les païens idolâtres, prodigues de ce sentiment. — Que ce sentiment est invincible et inaliénable. — De quel droit mettre un a instinct » au-dessus de la raison raisonnante ? — Que cet instinct est intelligence. — Des trois « portions » de l'âme. — Le sentiment de Dieu « apanage de la partit supérieure ». — Rapport entre ce sentiment et « connaissance mystique. — La pointe de l'âme.

 

II. Que « les plus grands docteurs ne sont pas les plus connaissants ». — Des humbles et des frères lais. — Infirmités de la raison raisonnante.

— De la docte ignorance.

 

§ 5. — De la beauté et de l'amour.

 

I. L'échelle des beautés. — Attrait de la diversité. — Excellence de l'unité. — Que toute beauté est spirituelle. — Révélation de la beauté.

— Des premières flammes de l'amour. — Que la beauté corporelle n'est qu'une ombre de la divine. — Panégyrique de l'Amour.

 

II. Mysticisme personnel du P. Yves. — Ses réserves contre l'exagération des faux mystiques. — Du pur amour. — Vers l'extase. — Le P. Yves, les dangers possibles et la fin de l'humanisme dévot.

 

Dans ce chapitre, le P. Yves parlera lui-même. Nous l'interromprons à peine. Le texte, ou pour mieux dire, nos quelques paragraphes de soudure, seront de lui. Nous nous contentons de choisir et de classer, laissant une libre carrière au mouvement de cette contemplation paisible et splendide. Le lecteur n'a pas besoin que j'arrête son attention sur la noblesse et l'originalité des pensées, sur la magnificence ou l'imprévu des images, sur l'ardeur sereine du sentiment. Quant aux réserves que pourront appeler tel ou tel passage, chacun les fera comme il l'entendra. Plusieurs, j'imagine, refuseront de s'associer aux rêveries métaphysiques du P. Yves sur l'infériorité foncière du « sexe infirme ». D'autres, dont je ne suis pas, seront plus ou moins déconcertés par son optimisme. «Laissons donc ces lâches pensées de la misère de l'homme ; faisons voir les excellences de sa nature »; chez qui rencontre

 

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contre soudain de telles paroles, quelque émoi est excusable, mais l'ensemble du discours rassurera, j'espère, les théologiens sur l'orthodoxie du P. Yves. Celui-ci, du reste, s'adresse au grand public et parle la langue des honnêtes gens. De là, peut-être, dans certaines de ces expressions, un peu moins de rigueur technique qu'il ne conviendrait. On trouvera peut-être aussi que l'accent de la plupart de ces beaux passages est d'un sage plutôt que d'un croyant. Ce n'est là qu'une apparence et trompeuse. Un sage, oui, mais chrétien et même mystique.

 

Les philosophes, dit-il, semblent avoir formé quelques souhaits de cette bienheureuse vie, quand les uns ont dit que notre âme se devait entretenir dans une étroite sympathie avec la planète de qui elle dépend ; les autres qu'elle devait avoir cette alliance avec l'âme du monde... Or Jésus-Christ est la véritable âme du monde et la forme universelle que donne la vie de la grâce... C'est l'astre de chacun, encore qu'il le soit de tous (1).

 

Cette pensée et la distinction fondamentale entre l'ordre naturel et le surnaturel lui sont toujours présentes. Si le P. Yves tend constamment, et parfois avec une certaine exagération, à platoniser le christianisme, il tâche encore plus de christianiser et de surnaturaliser Platon.

 

§ 1. — Le meilleur des mondes.

 

I. C'est le nôtre, ce beau monde que nous habitons, cet autre monde infiniment plus beau que nous sommes.

 

Dans toute l'étendue de la nature qui est une production et qui porte quelque vestige du Souverain Bien, il y a toujours plus de perfections que de défauts, plus de sérénités que d'orages, plus de légitimes naissances que de monstrueuses, plus de santés que de maladies, plus de vertus que de vices (2).

 

(1) Les morales chrétiennes, I, p. 195.

(2) Les vaines excuses..., I, p. 54.

 

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On n'y peut rien trouver à redire « sinon que les merveilles y sont trop communes » (1).

 

Il n'y a point de mal en toute l'étendue de la nature (2).

 

Le bien devance toujours le mal : le naturel est plus fort que le violent ; la liberté est devant la servitude. Le tempérament de l'adolescence est le plus heureux : ainsi les premières actions de l'esprit sont les plus saines; ces lumières sont les plus pures qui viennent immédiatement du ciel sans être obscurcies de passion (3).

 

Qu'on n'aille pas nous opposer, comme prophétiques, les premières larmes de l'enfant qui vient de naître.

 

J'avoue que l'homme pleure à l'entrée du monde et si c'était par une connaissance qu'il eut de sa condition; je (dirais) qu'il appréhende moins les disgrâces de cette vie que le délai de l'éternité et que ses larmes sont plutôt d'amour et de désir que de crainte. Je veux qu'il pleure en effet, mais c'est parce que son tempérament trop délicat est blessé de l'air où il n'a pas encore pris son habitude ; ou bien parce que son corps se resserre en une nouvelle solidité, comme le corail au sortir de l'eau... Sa douleur ne vient que d'une abondance qui l'étonne, jusques à ce que les quarante jours en ayant fait la digestion, il commence à ressentir sa félicité et le transport de sa joie le fait rire, comme plus heureux, même dans la faiblesse de ce premier âge, que le reste des animaux, même en

 

(1) La Théologie naturelle..., I, p. 378.

(2) Ib., II, p. 503.

(3) « C'est pourquoi Platon dit que le sentiment de la religion se rencontre aux deux extrémités de notre âge, mais qu'il est moins pur dans les vieillards qui le conçoivent par expérience ou par crainte, que dans la jeunesse qui le tient de l'inspiration de Dieu. Comme le miel que les abeilles font au printemps est beaucoup meilleur que celui qu'elles ,ménagent en automne, par une puissance déjà lassée et par l'appréhension qu'elles ont de l'hiver. « Vos jeunes hommes, dit Dieu à son peuple, par le Prophète, verront des visions et vos vieillards songeront des songes. » Ce que la vieillesse comprend des choses divines par l'expérience et par la crainte, n'est proprement qu'un fantôme et une image confuse de a vérité, si on le compare aux inspirations que le ciel en donne à l'adolescence... Ils suivent le bien purement, parce qu'il est tel et sans en avoir fait la comparaison avec celui du monde, dont l'expérience suppose toujours un doute dans l'esprit, une dureté de coeur qui suit les intérêts et qui ne se rend qu'à la force, après avoir abusé des premières impressions de la grâce. » Les heureux succès, pp. 270-279.

 

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leur état de perfection. Encore qu'il soit nu, la nature lui imprime cette confiance allègre... Quelle apparence donc de plaindre cette créature comme misérable qui a l'empire des autres et pour le service de laquelle le monde est bâti (1)!

 

Notre ingratitude étourdie se persuade que « le corps est plutôt un sujet de douleur que de volupté » ; alors qu'en vérité « le plaisir y est sans relâche », la douleur éphémère ou intermittente.

 

Que si ce plaisir ne nous donne point des tressaillements de joie, c'est parce que la coutume en amortit le ressentiment ou que comme il (le plaisir) est extrêmement ami de notre nature, il continue avec une douceur semblable à celle des fleuves qui cachent leur cours sous une surface polie et ne soulèvent leurs flots que quand ils trouvent de la résistance (2).

 

Borné dans ses désirs, infini dans ses voeux, disent les poètes, exagérateurs-nés de l'humaine misère. Mais non, chacun de nos désirs peut être exaucé : « nous n'avons point d'inclination naturelle que pour ce dont nous pouvons avoir la jouissance » (3). La nature ne nous donnerait pas les inclinations si de chacune d'elles, l'effet n'était « possible, même aisé » (4). « Nous ne voyons point d'appétits naturels qui soient inutiles, toutes les puissances trouvent des activités qui les satisfont (5). »

Nos inclinations, hautes ou chétives, l'univers entier et la grâce toujours présente nous aident à les satisfaire. Au-dessous de nous et au-dessus, tout semble ne chercher que notre plaisir. Les créatures sont belles, pour faire

 

(1) La Théologie naturelle, II, pp. 27, 28.

(2) Ib., II, p. 450.

(3) Ib., I, p. 159.

(4) Le gentilhomme chrétien, p. 171.

(5) La Théologie naturelle, II, p. 327. Il n'est pas de principe sur lequel le P. Yves revienne plus souvent et avec plus de conviction. « L'homme serait la plus misérable des créatures (hypothèse absurde) si toutes ayant les instincts qui leur sont propres, lui seul demeurait éternellement privé des connaissances dont il est capable et n'avait que le désir au lieu de la possession. » La Théologie naturelle, II, p. 233.

 

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naître en nous de l'amour, c'est-à-dire « du contentement », car l'amour-souffrance est une invention perverse de l'homme (1). Pourquoi bouder à ces plaisirs que Dieu lui-même nous offre, ou de sa main, ou par l'entremise des créatures ?

 

C'est une très importante considération de voir combien la science a de sympathies avec les qualités du chrétien que le texte sacré nomme enfant de la lumière (2).

 

Voulez-vous des joies moins spirituelles ?

 

Tant de parfums que les plus heureux climats produisent et qui se rencontrent avec tant de suavité sur nos fleurs sont des présents que la nature ne nous ferait pas s'il ne nous était permis de les recevoir. Otez les excès de ces trop grandes délicatesses.., il ne faut point douter qu'on ne puisse prendre le plaisir des bonnes odeurs avec innocence, puisque de tout temps la piété s'en est servie dans les sacrifices (3).

 

Arrière les scrupuleux qui « se font un crime des plus innocentes satisfactions de la vie » !

 

Tout ce qui leur agrée les offense ; ils calomnient la moitié des oeuvres de Dieu qui ne sont recommandables que par la beauté.

 

« Tout instruit qu'étant chargé d'un corps périssable... il ne peut pas vivre dans toute la pureté des bienheureux », le chrétien

 

ne condamne pas le beau mariage que la divine miséricorde a voulu faire du plaisir avec la nécessité (4).

 

Beau mariage et qui témoigne de notre noblesse :

 

L'exercice de la culture des fleurs est le seul qui ne prétend que le plaisir ; ainsi comme il est plus éloigné d'un commerce

 

(1) Les vaines excuses..., I, pp. 34, 35.

(2) Les morales chrétiennes, IV, p. 78.

(3) Ib., IV, p. 151.

(4) Ib., I, PP- 593-597.

 

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mécanique, il semble plus noble et celui de tous qui montre la liberté, la magnificence, l'empire de l'homme sur le monde (1).

 

Æneadum genetrix, hominum divomque voluptas...

 

Nous tenons la vie de la volupté; elle anime, elle assaisonne, elle récompense toutes les actions ordinaires, elle porte les sens à leurs objets qui ne leur seraient pas assez propres, s'ils ne leur étaient agréables. Aussi la nature témoigne tant d'aversion de la douleur qu'elle ne la peut supporter longtemps, sans s'en faire quitte par les remèdes ou par la mort. Son mouvement doit être fort court en l'orateur, dit Quintilien, parce que les auditeurs s'en lassent bientôt, et les lois de tous les peuples ont prescrit un certain temps au deuil qu'on fait en la mort des personnes les plus chères, d'autant qu'on ne la peut pas continuer toujours sans la contrefaire. Nous avons vu les assistants d'un malade, dans l'agonie de deux ou trois jours, après avoir versé beaucoup de larmes, le coeur pâmé, l'esprit confus de douleur, en un moment, pour un sujet nullement considérable, éclater ensemble en un ris involontaire, par un transport de la nature qui vengeait ses droits et se rétablissait en conjurant cette humeur mélancolique, sans attendre les ordres de la raison (2).

 

Revanche de l'ordre. Ce fou rire nous rappelle que

l'homme n'a pas été fait pour les larmes. Duègnes de charité, aumôniers moroses, vous n'admettez pas que les pauvres mendiants de votre ressort, paraissent gaillards et en joie, qu'ils chantent, qu'ils dansent et que « les estropiats trouvent l'adresse d'aller en cadence ». Vos miséricordes se refusent à ces misères « qui vous montrent des joies et des satisfactions plus grandes que celles des riches, parce qu'elles sont nécessaires, sans déguisement et sans affectation ».

 

Mais si vous agissez plus par raison que par un mouvement sensitif, les petites relâches de ces misérables ne refroidiront pas votre charité. C'est votre gloire, et ce doit être votre

 

(1) Les morales chrétiennes, II, p. 473.

(2) L'Agent de Dieu..., pp. 171, 172.

 

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contentement que (cette charité) pourvoie de sorte à leurs nécessités que, comme la providence divine, elle aille jusqu'au plaisir. Les bêtes que nous tenons à l'attache, les chiens, les singes, les fouines font des tours de gaîté dans la petite étendue de leurs chaînes. Ne soyez donc si ennemi des inclinations de la nature, que vous teniez les pauvres pour des hypocrites, si, dans une longue misère, ils sont quelquefois joyeux (1).

 

II. Pourquoi les ombres du monde moral assombri-

raient-elles ce riant tableau ? N'avons-nous pas marqué plus haut qu'il y a « toujours » ici-bas a plus de vertus que de vices » ?

 

Tout ce que je regrette..., c'est de voir que ceux qui se rendent maîtres de la sagesse, ne remarquent en l'homme que du défaut et se persuadent de le bien connaître quand ils le chargent d'autant d'injures qu'en méritent les plus infortunées productions du monde. Qu'il me fâche quand, pour les titres honorables qui lui sont dus, on lui donne ceux de vanité, de faiblesse, d'inconstance, de misère, de présomption ; quand je vois que les artifices de l'éloquence agrandissent ses imperfections... ! Ce n'est pas là une libre confession de notre misère, mais une calomnie de notre excellence, puisque ces disgrâces sont les infirmités et non pas les apanages de notre nature, et mesurer à cela notre condition, c'est juger du soleil par son éclipse, de la beauté d'une fleur, quand elle est passée, de la générosité d'un lion, quand il est mort. Quelle fureur d'être ennemis de nous-mêmes, de n'avoir des yeux que pour voir en nous ce qui n'est point nôtre!... Ils rendent les défauts possibles comme nécessaires; ils nous font un ordinaire d'un accident; ils ressemblent à un législateur qui n'aurait de lois que pour les crimes, et leur sagesse se réduit à traiter l'homme par une continuelle application de remèdes sans lui faire prendre de nourriture... Pourquoi donc accuser plutôt l'homme des misères qui le travaillent que le louer des vertus qui en triomphent ?

 

Pense-t-on qu'en amplifiant de la sorte notre infirmité, on avancera l'amendement de notre vie? Mais non, cette

 

(1) L'Agent de Dieu..., pp. 172, 173.

 

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rhétorique nous accable et nous diminue, au contraire. « C'est absoudre les crimes, crier liberté à toutes les passions, de les dire propres à notre espèce et les mettre sous la protection de la nature. » Quelles grandes actions attendriez-vous d'un petit courage? « L'homme ne s'élèvera jamais à Dieu s'il ne se croit plus puissant que tout le monde ; plus fort que les passions, que les charmes de la volupté, que les gênes de la douleur; s'il ne se met au-dessus du temps ; s'il n'est une éternité et s'il ne s'unit au premier principe par quelque sorte de ressemblance. »

 

Laissons donc ces lâches pensées de la misère de l'homme; faisons voir les excellences de sa nature... pour nous acquitter d'une reconnaissance envers Dieu, d'un devoir de justice envers nous-mêmes et pour ne point tomber dans le désespoir de la vertu (1).

 

Les passions elles-mêmes sont « avantageuses à notre nature ».

 

Dieu qui veut notre bien les a rendues communes à tous les hommes... Puisque sa providence nous a composés de corps et d'âme, de sens et de raison, pourquoi veut-on qu'une de ces deux parties demeure inutile, qu'elle soit morte, sans action dans cette alliance mystérieuse qui fait notre vie, qui marque l'union inséparable du Verbe divin avec notre nature (2)?

 

L'étrange prévention des stoïciens qui « supposent toujours la passion en un excès qu'ils disent ne se pouvoir non plus arrêter qu'une flèche partie de l'air » (3)! Lorsqu'elles tâchent de se soulever contre l'esprit, quelle débile et maladroite figure ces passions ne font-elles pas ? Leurs « premiers mouvements ne sont que des avis à la raison d'être sur ses gardes ».

 

Ce sont de petites vapeurs semblables à celles qui nous font paraître la lumière du soleil tremblotante à son lever et

 

(1) La Théologie naturelle, II, pp. 16-22.

(2) Les vaines excuses..., II, p. 17.

(3) Ib., II, p. 18.

 

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qui se dissipent en rosée lorsqu'il a plus d'élévation sur notre hémisphère. L'âme se roidit contre des forces qu'elle trouve inégales aux siennes ; elle s'irrite à venger la rébellion de ses sujets.

 

Commençantes ou exaspérées, un geste de notre liberté

met les passions dans l'impuissance de nuire. Si l'âme « veut employer son autorité, elle prend un empire absolu dessus la matière et sur les sens, qui en qualité de sujets ne peuvent prescrire contre elle » (1) . Bon pour des héros, direz-vous ? Mais non, la vertu est aisée (2); « comme la plus heureuse des habitudes, (elle) est toujours accompagnée de plaisir » (3).

 

Je veux qu'elle soit mêlée de quelque travail et que ses joies intérieures soient interrompues par quelques souffrances. C'est une espèce de permutation d'un bien du corps avec celui de l'esprit; une réaction très équitable que la nature autorise en tous ses progrès. Et n'est-il pas juste que l'homme se fasse quelque violence pour se ployer et s'ajuster aux lois immuables de la vérité éternelle (4) ?

 

Pour parler « ingénument », avouons qu'obligés de «vivre au monde comme dans un pays d'ennemis », la vertu est une conquête qui nous coûte parfois « de grandes fatigues ». En revanche comment ne pas reconnaître que «nous avons accru nos infirmités par opinion » ? Foin des moralistes gémissants! Affolée par eux, la vie de la plupart des hommes ressemble aux imaginations des mélancoliques qui se figurent des disgrâces et des horreurs entre les magnificences et les caresses de leurs amis. A force de dire que la vertu n'est pas au pouvoir de notre nature, ils s'impriment cette créance ; toutes les occasions de la vie leur paraissent des périls inévitables et une terreur panique les met en déroute comme ceux qui prirent autrefois

 

(1) La Théologie naturelle, II, pp. 376-378.

(2) Ib., II, p. 20.

(3) Ib., III, p. 162 ou 102.

(4) Ib., III, p. 447.

 

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les arbres pour des embuscades, ou les tintamarres d'un écho... pour le tumulte d'une grosse armée (1).

 

A ces vues générales sur l'excellence de l'homme en soi, que les pessimistes ne se flattent pas d'opposer la misère morale des particuliers.

 

Si quelquefois les prophètes se sont emportés en de sévères invectives contre la corruption des moeurs, comme si elle était générale, c'est par un zèle de sainteté à qui les moindres fautes paraissent grandes... Mais s'entretenir de sang-froid dans cette mauvaise estime de tous les hommes, qu'ils sont des méchants, des ennemis couverts, déterminés à faire le mal toutes les fois qu'ils en trouvent les occasions et qu'ils en ont la puissance, c'est la plus injurieuse et la plus injuste pensée dont on puisse offenser la société civile (2).

 

La bienveillance, l'indulgence sont beaucoup plus clairvoyantes que les dispositions contraires. Le sage et, à plus juste raison, le philosophe chrétien

 

se persuade aisément des perfections dans une créature qui porte l'image d'une infinie bonté et qui est l'objet de son amour. Il n'a point d'yeux pour voir des offenses dans un état de grâces et de miséricordes, dans un corps mystique dont le chef possède la gloire, dans une église où nous sommes en communauté de biens avec les âmes qui jouissent de la béatitude, où le Fils de Dieu renouvelle continuellement ses triomphes (3).

 

C'est ainsi, par exemple, qu'un éducateur doit assister, non seulement sans trouble, mais avec une secrète joie,

aux emportements de son élève.

 

Il faut se résoudre à voir toujours quelque escapade de la jeunesse. Les grands hommes, comme les bons chevaux, ont eu ce jeune âge des fougues qui deviennent des générosités par le moyen de l'instruction (4).

 

(1) La Théologie naturelle, III, p. 443.

(2) Les vaines excuses..., I, pp. 54, 55.

(3) Les morales chrétiennes, III, p. 492.

(4) Ib., III, PP. 354, 355.

 

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Ainsi encore qu'il faut permettre, qu'il faut même encourager certaines ambitions et fiertés naturelles, qui d'abord ne sembleraient pas devoir s'accorder avec la perfection évangélique.

 

Je ne voudrais pas passer dans cette austère philosophie qui se moque des personnes engagées dans un grand emploi, comme si elles achetaient bien chèrement leurs inquiétudes, et qui regardent la magnificence de leur train comme la pompe funèbre de leurs âmes mortes pour elles-mêmes... J'avoue franchement que le dessein est généreux et de grand mérite d'employer ses conseils, ses soins et ses forces pour le soulagement des peuples (1).

 

Générosité, noblesse, honneur, autant d'objets qui réjouissent le moraliste chrétien.

 

Ce sentiment de l'honneur, plus vif en la noblesse, est néanmoins commun à tous les hommes, et c'est le plus doux, le plus efficace motif qui oblige les enfants d'apprendre ce qu'ils sont honteux de ne pas savoir... c'est ce qui échauffe l'esprit et la main des ouvriers pour exceller chacun en son art (2).

 

Vertu imparfaite et mêlée, mais vertu quand même.

 

La plus grande part des courtisans ne se proposent que cette fin d'avoir de l'honneur, sans travailler à l'acquisition de la vertu dont il est le fruit... Quoique en cela leurs intentions ne soient pas si pures, c'est un bien en ce qu'il empêche beaucoup de mal et qu'ils se tiennent dans les mêmes modérations qu'on pourrait attendre d'une essentielle probité (3).

 

Que n'a-t-on pas écrit pour ridiculiser le luxe des habits et les variations de la mode ? Un esprit large et pénétrant, nuance, atténue, comme il convient, le lieu commun trop facile, il ne conseille pas des ornements trop coûteux, mais il laisse un certain jeu au goût, à la fantaisie du moment.

 

(1) La Théologie naturelle, II, pp. 540, 541.

(2) Le gentilhomme chrétien, pp. 310,

(3) Ib., p. 315.

 

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Une voix commune charge les Français d'être... plus inconstants que les autres peuples qui gardent la forme de leur habit, comme de leur peau, toujours la même et qui, comme les corbeaux, quoiqu'ils se renouvellent en leurs mues, sont toujours noirs. Je ne crois pas que les hommes soient dignes de blâme de se conformer à la nature qui, par les mouvements du ciel, de l'air, des eaux, des choses inférieures, des quatre saisons de l'année, fait que le monde est dans une continuelle diversité, afin que, passant par cette multitude sans bornes, il ait un plus grand rapport à l'infinité de son principe (1).

 

De ces parades sociales, passons à l'intérieur de la société domestique. Si nous savons regarder, nous verrons bientôt que « la fidélité n'est point rare dans les mariages » (2).

 

Avec tout ce que l'amour, l'envie, la médisance peuvent inventer, les adultères se trouvent plus rares dans une ville que les monstres en la nature et que les éclipses au soleil (3).

 

Il en va de même et à plus forte raison de la société surnaturelle des âmes. Abus, misères, d'ici et de là, même chez les religieux et chez les pontifes, qui le nie, mais

 

quand même le mal s'attacherait aux parties qui semblent les principales, il n'en faudrait pas faire un préjugé désavantageux pour les autres, parce qu'ils reçoivent leur beauté et leur nourriture d'un chef invisible. Dieu prend le gouvernail quand les pilotes sont endormis (4).

 

III. Se résigner, comme il le faut bien du reste, aux défauts du monde est d'un petit courage et d'une intelligence courte. Ces défauts, on doit comprendre que d'une sûre manière ils concourent à l'excellence foncière de la création.

 

(1) Le gentilhomme chrétien, pp. 351, 352.

(2) Les vaines excuses..., II, p. 64.

(3) Ib., II, p. 59. Comparant les rigueurs orientale, espagnole, italienne à la facilité française, Yves, d'accord en cela avec J.-P. Camus, estime que chez nous « les fidélités... sont plus entières dans une honnête liberté e, Ib., p. 65. Cf. plus haut, p. 281.

(4) Les heureux succès..., pp. 212, 213.

 

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Ces faiblesses... qui font que les uns ont besoin des autres, sont l'origine et le fondement des républiques ; elles sont aussi de puissants attraits de l'amour dont les femmes se savent servir quand elles affectent des craintes et des délicatesses pour gagner des cœurs qui font profession de vaillance. Les vieillards, où l'on suppose beaucoup de sagesse et d'expérience, aiment tendrement les petits enfants... Ce serait bannir l'amour et le commerce du monde d'en vouloir ôter tous les défauts ; ce serait rendre le tout imparfait sous prétexte de perfectionner les parties (1).

 

Cela est vrai non seulement des défauts du monde, mais de son péché, de l' « heureux péché », qui nous a valu « un tel Rédempteur ». Restent nos fautes individuelles. Si énormes, si invétérées qu'on les suppose, combien ne paraissent-elles pas fragiles et peu résistantes! C'est l'infirmité essentielle du mal, frère du néant.

 

Les maladies se doivent guérir à la longue... et la nature ne saurait souffrir le passage d'une extrémité à l'autre sans les moyens et le temps qui en préparent l'entrée. Mais, quoiqu'on ait passé sa vie dans les désordres et contracté de vicieuses habitudes, il ne faut qu'un seul acte, qu'une ferme résolution pour se remettre au chemin de la vertu (2).

 

Cette résolution, nous ne la saurions prendre de nous-même, mais la grâce est toujours prête à nous en donner la force; la miséricorde divine toujours prête à recevoir le pécheur

 

sitôt qu'il se convertit, quand même il aurait passé toute sa vie dans les abominations et les sacrilèges. Il y a de grands périls... à remettre la pénitence à l'extrémité de la vie, à ne donner à Dieu que la lie de nos actions et le rebut de la volupté. Néanmoins, il est si bon qu'il nous reçoit en quelque temps qu'on recoure à lui. Et je crois qu'il faut que les démérites des hommes soient extrêmes pour encourir sa condamnation, d'autant qu'il nous a créés à sa ressemblance et pour jouir de

 

(1) La Théologie naturelle, III, pp. 232, 233.

(2) Ib., II, pp. 377, 378.

 

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sa gloire... Nous avons toutes les conjectures possibles de notre salut en ce qu'il accomplit la fin qu'il (Dieu) s'est proposée (1).

 

Même pécheur, l'homme tend vers Dieu « d'un amour qui n'a point de bornes et qui ne veut pas finir ». Dieu, prototype de notre nature, « doit donc avoir plus d'amour pour les hommes que les hommes, qui sont ses créatures, pour lui » (2).

 

Si les centres redoublent leurs attractions sur les corps quand ils sont prêts de s'y réunir, il est à croire que la bonté divine rend ce dernier acte de miséricorde plus signalé qui doit terminer tous les mouvements de notre vie et nous reporter à lui comme à notre centre, quoique nous soyons partis de divers endroits de la circonférence.

 

Dieu a surmonté « notre néant originaire par sa puissance »,

 

pourquoi n'excéderait-il pas nos mérites pour nous donner la béatitude (3) ?

 

L'iniquité abonde, il est vrai, mais abonderait-elle encore davantage, le philosophe chrétien garderait son espérance inébranlable, non pas seulement dans le triomphe infaillible du bien, mais dans la miséricorde céleste.

 

Cette multitude de pécheurs lui paraît une grande étendue de matière sur qui l'amour divin doit pousser ses flammes et qu'il peut convertir en soi (4).

 

Comme l'a répété la grande mystique de Norwich, l'amour, l'amour aura nécessairement le dernier mot.

 

(1) La Théologie naturelle, III, pp. 515, 516.

(2) Ib., II, pp. 329, 33o.

(3) Ib., III, p. 516.

(4) Les morales chrétiennes, III, p. 547.

 

§ 2 — Abus et plans de réformes.

 

Si l'amour doit avoir le dernier mot, comme il a eu le premier, joueront librement dans l'intervalle, la sottise, la méchanceté et la bassesse, non pas de l'homme, mais des hommes.

 

Le monde nous serait une farce continuelle si nous avions la vue de l'intérieur comme du visage (1).

 

Encore si les hommes n'étaient que ridicules, mais il en est qu'on a peine à ne pas trouver odieux, les tartufes, par exemple.

 

Leur habit, leur front, leurs yeux sont composés dans une modestie qui publie de loin leur intégrité... Si on les approche, leurs bouches forment de fréquents soupirs et prononcent avec beaucoup de poids leurs paroles comme des oracles. Leurs entretiens seront des mystères d'une vie cachée et d'une éminente contemplation... Sitôt qu'il se présente quelque occasion de satisfaire leur concupiscence... ces bêtes affamées qui contre-faisaient les mortes se jettent avec fureur dessus leur proie... Aujourd'hui (1637) les plaintes sont publiques de ces dévotions masquées (2).

 

Un autre abus, tout voisin quoique moins répugnant, sans doute, est celui qui menace de transformer les confréries de prière ou de charité en cabales politiques.

 

Cependant que la charité (de ces compagnies dévotes) répand ses vues sur ce qui se passe dans les négoces du monde, pour y empêcher le mal et y faire tout le bien possible, c'est une

 

(1) La Théologie naturelle, II, p. 155.

(2) Les morales chrétiennes..., I, pp. 618-620.

 

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conduite très judicieuse de ne point entrer dans les intrigues de l'État. De tout temps les politiques ont trouvé l'adresse de faire servir la religion à leurs desseins et, sous des prétextes éclatants de sainteté, exposent les plus zélés, comme des esclaves, pour la sûreté de leurs intérêts et de leurs personnes. Ils les emploient à répandre des nouvelles ordinairement fausses, à donner de la réputation à de pernicieuses entreprises, à débaucher les courages, à jeter les fondements d'une révolte. En tout cela, comme la religion agit pour ce qu'elle ignore et qu'elle s'engage dans un péril qu'elle ne voit pas, elle souffre la première par le combat des ambitieux. Sitôt que le Prince s'aperçoit que vous entrez dans un parti, que vous concertez avec ceux qui jettent le trouble dans les affaires, il vous tient avec raison comme suspects et vous ôte la liberté de vos exercices. Si les principaux de la compagnie... découvrent leurs sentiments à leurs confrères, c'est les publier et les perdre ; tous ne seront pas d'un même avis ; les divisions et les résistances à ce point pourront causer des refroidissements au reste des meilleures entreprises. S'ils tiennent ces négoces sous le secret, le déguisement qui cache tout ne se peut tellement cacher qu'il ne donne des jalousies... Enfin, ce mélange du divin avec le profane risque beaucoup ; avance peu dans les premiers innocents desseins de la Compagnie parce qui... il fait une notable diversion des pensées qu'on devait tout entières aux pratiques de la charité (1).

 

Tel autre abus, compromet à la fois le bonheur des particuliers et la sainteté de la religion. A la vérité les enfants souffrent paisiblement les privilèges qu'une ancienne tradition réserve à l'aîné de la famille;

 

mais l'inégalité que le père fait de leurs personnes leur est incomparablement moins supportable... quand de plusieurs enfants après l'aîné, il en destine un ou deux pour être chevaliers de Malte, les autres pour être d'église et qu'il enferme les plus jeunes dans les collèges de religieux, à dessein de leur en faire prendre l'habit. Des filles, on n'en réserve que la plus belle pour le mariage, les autres sont mises de leur gré ou

 

(1) L’Agent de Dieu..., pp. 217-219. J'ai tenu à citer ce passage extrêmement curieux d'un livre publié peu après la Fronde (1656). En lisant ce développement et ces allusions prudentes, il est difficile de ne pas songer à la Confrérie du Saint-Sacrement.

 

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par de mauvais traitements, en religion. Je n'ai rien à dire contre ceux que l'on fait chevaliers de Malte (1)... mais que l'on destine des enfants ou à l'église ou au cloître sans examiner leurs vocations, leurs volontés ni la portée de leurs esprits, n'est-ce pas une entreprise manifeste sur les droits de Dieu?... On lui donne des domestiques par force... Quant aux enfants qu'on met par force en religion... les coeurs seront inhumains qui ne seront pas touchés de pitié de voir ces pauvres victimes qu'on immole, non pas à Dieu, mais à la vanité de leurs familles (2).

 

Comme « on leur donne ce tombeau à l'entrée du monde », les malheureux s'obligent par leurs voeux, « à ce qu'ils ne connaissent pas ».

 

Que doit-on attendre de ces petites âmes que la crainte, que le respect, que la force, que les menaces ont jetées dans cette profession? Quand l'âge a réveillé le sentiment de ces pauvres créatures et qu'elles commencent à désirer ce qui ne leur est plus permis; quand elles se voient à la chaîne pour toute leur vie..., Dieu! que d'inquiétudes, que de sacrilèges, que de désespoirs! Il faudrait qu'un coeur fût de bronze pour n'être point amolli par ces voix de sang qui crient vengeance devant le trône de Dieu (3).

 

Quand le mal n'est plus réparable, du moins faut-il que le père, que le frère de ces religieuses malgré elles, emploient

 

toute sorte de moyens pour adoucir l'esprit de ces pauvres infortunées, par des témoignages d'amitié, par de petites pensions qui soulagent leurs plus pressantes incommodités, afin de les réduire à faire de nécessité vertu et à confirmer leurs voeux par un nouvel holocauste de leurs personnes (4).

 

Cet abus n'est qu'une des suites, entre plusieurs, de la décadence de la noblesse française.

 

(1) Comme nous le verrons plus bas, le P. Yves estimait qu'il est mieux pour le sage de ne pas se marier.

(2) Le gentilhomme chrétien, pp. 127-131.

(3) Les morales chrétiennes, III, pp. 362, 363.

(4) Le gentilhomme chrétien, p. 541.

 

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Anciennement les gentilshommes tenaient en France toutes les dignités de l'église, de la justice, de la guerre, mais comme leur courage les engageait et que les nécessités de l'Etat les appelaient beaucoup plus aux armes qu'aux autres emplois, la jeunesse s'y jeta sans retenue et sans réserver les faiblesses mêmes de leurs premières années pour les études. Ainsi les charges de la justice sont tombées entre les mains des personnes populaires dont les nobles ne pouvant souffrir la domination, se sont retirés dans leurs maisons de campagne... N'ayant plus de charges, ils ont reçu moins d'honneurs, moins de profits... Ensuite les dignités, appartenant à ceux qui ne tendent qu'à l'utile ,sont entrées dans le commerce, sont devenues vénales, sont montées à des prix exorbitants qui sont.., la honte de l'Etat, la ruine des maisons, enfin du commerce quand tout l'argent du royaume se met en ces négoces stériles. Voilà le tort que les nobles se sont fait à eux-mêmes et au public par le mépris des sciences, quoique étant les chefs du peuple, employés au gouvernement, ils dussent les posséder avec avantage (1).

 

Comment du reste la noblesse qui est désintéressée par

définition progresserait-elle « dans un siècle où tout est vénal » (2)? Il faudrait néanmoins tâcher de lui rendre son ancien prestige et pour cela, commencer par donner au jeune gentilhomme pauvre l'éducation qui convient à sa naissance.

 

Ceux qui n'ont pas moyen de soutenir les frais de l'académie.... sont ordinairement mis pages, ce semble plutôt pour soulager leur famille que pour servir à leur instruction. Exceptez la maison du Roi, des Princes, des grands seigneurs, les pages ne font point les exercices de cheval, de danse, de mathématique... et leur continuelle conversation parmi les laquais leur donne de pernicieuses habitudes dont il sera difficile de se dépouiller pour être honnête homme.

 

Il conviendrait donc de créer des académies gratuites pour « l'éducation des enfants nobles mais pauvres ».

 

(1) Le gentilhomme chrétien, pp. 166, 167.

(2) Ib., p. 192.

 

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Mais « où prendre un fonds capable de les entretenir » ? Le Roi pourrait assigner quelque chose sur les revenus de la province ; les grandes familles contribueraient à ces fondations ; divers impôts ou sur les riches successions ou sur les successions nobles qui tomberaient en quenouille, feraient le reste (1).

Il est permis au gentilhomme d'épouser une fille pauvre pour sa beauté; en revanche, il est mauvais d'épouser une roturière laide, pour son argent. Aujourd'hui l'on ne pense plus ainsi :

 

un gentilhomme recherche ordinairement une fille de basse naissance, non pas pour sa beauté ni pour sa vertu, mais pour ses richesses, sans considérer comment elles sont acquises.

 

Triste mariage. « Le profit qu'en reçoit ce gentilhomme... passera bientôt. Il en paiera peut-être ses dettes, mais il s'oblige, en même temps, à beaucoup de déplaisirs. » Quant à sa femme, ainsi élevée à un rang qui n'était pas pour elle, que de cruelles humiliations l'attendent !

 

Puisque la Providence vous a fait naître gentilhomme... mettez ce titre entre les choses sacrées qui n'entrent point dans le commerce.

 

Du reste « un choix de telle importance se doit... faire avec une franche liberté... Les inclinations, les sympathies, les réciproques attraits de la nature sont les principaux agents à conclure ce traité d'amour ». Loi fondamentale qui devrait régler toutes les unions, même celles des enfants des rois. Mais hélas! « les meilleures tètes d'un royaume travaillent aux alliances des princes », et cependant,

 

la volonté de ces jeunes gens souffre une extrême violence... et leur amour est esclave sous la prudence de ces vieillards qui

 

(1) Le gentilhomme chrétien, pp. 197 sq. Le P. Yves a repris ce plan dans son Agent de Dieu, pp. 317-327.

(2) Le gentilhomme chrétien, pp. 92-101.

 

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allient moins les coeurs que les possessions et qui immolent les contentements particuliers aux intérêts de l'Etat ou d'une famille. Leurs plus sincères avis sont injustes ; leur autorité est une usurpation, parce qu'ils jugent de ce qu'ils ne connaissent pas et qu'ils disposent des affections sur lesquelles ils n'ont point de droit (1).

 

Anciennement les mères ne manquaient jamais au « devoir de nourrir leurs enfants de leur mamelle. Les femmes des Patriarches, qui étaient de grandes dames, étaient les plus fidèles à garder cette loi de la nature ».

 

Les nourrices mercenaires, mal élevées, peut-être de mauvaises moeurs, ne peuvent donner leur lait que comme il est, plein de leurs esprits qui passent en la substance de l'enfant et changent infailliblement sa complexion.

 

Mais pourquoi faire là-dessus un long discours qui ne changerait pas « une coutume universellement reçue au siècle où nous sommes (1666) ? »

 

Au moins, si la mère ne nourrit pas son enfant, qu'il soit ordinairement auprès d'elle, pour le voir, le caresser, en avoir le soin et tenir en exercice l'amour naturel que l'absence ou des pratiques moins familières pourraient éteindre ou affaiblir (2).

 

Mais de tous les abus, ceux qui ajoutent à la souffrance du peuple sont les plus graves. Que penser d'une société où l'on voit « équiper les carrosses et les laquais du sang et de la sueur des pauvres (3) »? Je ne fais ici

 

que demander miséricorde au nom du pauvre peuple que des rigueurs insupportables ont réduit à une condition pire que celle des bêtes, puisque, après beaucoup de travail, on lui refuse la nourriture. Nous devons croire que Dieu qui donne un prince à ses peuples, répand dans son coeur les douces inclinations de miséricorde, telles que les doit avoir un père pour ses enfants ; mais les personnes qui l'approchent, qui

 

(1) Les heureux succès..., pp. 265, 266.

(2) Le gentilhomme chrétien, pp. 134, 135.

(3) Les heureux succès..., p. 101.

 

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cherchent leurs avantages dans les ruines de l'État, étouffent ces mouvements sacrés d'humanité par des maximes fausses et abominables. Que faire dans cette désolation où les parties sont les juges, où l'esprit du prince est obsédé par le rapport de ceux qui, dans les autres affaires, ont mérité sa créance?... La voix lamentable de tant de peuples, les remontrances, les plaintes universelles des provinces, ne demandent-elles pas que le Roi s'informe de la vérité par d'autres personnes que celles qu'il doit juger sensiblement intéressées, de ce que, sans distinction des temps, elles ne concluent jamais qu'à des levées toujours plus grandes et moins supportables. Plusieurs sages princes se sont souvent déguisés, sans suite, sous des habits et des visages contrefaits, ont visité leurs provinces, pour voir de leurs yeux et entendre de leurs oreilles le fort ou le faible, les satisfactions ou les mécontentements de leurs peuples, afin de donner des ordres convenables (1).

 

Parmi tant de malheureux, les artisans, les villageois, vieux ou infirmes, paraissent dignes d'une miséricorde particulière. Tant qu'ils l'ont pu, ils n'ont « épargné ni leurs industries, ni leur forces ». La disgrâce qui les a frappés « ne vient pas de leur faute, mais d'une force majeure invincible ».

 

Le travail de ces manoeuvres, de ces artisans, de ces villageois suffisait pour leur donner la subsistance d'un jour à l'autre, mais non pas pour mettre en réserve des sommes capables de pourvoir aux nécessités futures. Tellement que si la maladie les abat au lit, ils consomment en peu de temps leur petite épargne, leurs meubles, ce qu'ils empruntent du voisin ; et puis, les voilà sans nourriture, avec moins de regret de n'en avoir pas pour eux que pour leur famille désolée.

 

N'est-il pas rigoureusement juste de les secourir ? « Vous avez profité de leurs services et vous leur en avez donné de si petites récompenses, qu'à peine ont-elles suffi pour leur nourriture de chaque jour. » Vous êtes la « cause » de leurs infirmités ; vous en devez réparer les suites.

 

(1) L’Agent de Dieu, pp. 280, 281.

 

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Si les bêtes qu'on a d'emprunt ou de louage, meurent ou tombent malades, parce qu'on les a trop violentées, on est obligé d'en payer le prix... Les pauvres manoeuvres ont porté quasi seuls la peine... de gagner leur pain à la sueur de leur visage ; ils ont souffert ces fatigues et en ont soulagé les autres ; le peu de récompense qu'ils en ont reçu les a réduits à la pauvreté d'où procèdent leurs maladies. Pourquoi le public ne serait-il pas tenu aux indemnités où les lois obligent pour les animaux, je dis, par une raison de justice, quand le motif de la charité chrétienne manquerait?

 

Pour remédier en partie à ce désordre, il faudrait que tous ces artisans syndiqués eussent « un coffre commun pour l'assistance de leurs associés » en cas de besoin. Pour alimenter cette caisse, il serait à souhaiter

 

que de la succession d'un artisan on en prit quelque partie qui n'incommodât point les héritiers, et qui étant fidèlement conservée dans leur recette commune, pût servir à soulager les pauvres de la même profession. Cela pourrait grossir par la dévotion des plus riches, par les amendes (et) par d'autres contributions (1).

 

Comme on le voit sur ces quelques exemples, les occasions ne manqueront pas à la patience, au zèle, à la charité du sage. Quoi qu'il en soit, fuyons les tentations de la tour d'ivoire. Méprisable, le prétendu sage, l'égoïste contemplateur qui ne voudrait pas être « un agent de Dieu dans le monde ». D'ailleurs nos plus longues extases sont brèves. Le « divin soleil ne se montre pas plutôt qu'il ne s'éclipse », Dieu se cache « pour donner de l'exercice à notre courage » ;

 

mais surtout, je crois que Dieu ne se laisse pas ici ni voir ni posséder parfaitement, afin que nous le chérissions en notre prochain qui est son image...

Ainsi les Perses qui adoraient le soleil, ne pouvant rien ajouter à ses beautés par leurs sacrifices et se voyant contraints d'en perdre la jouissance plus de la moitié du temps,

 

(1) L’Agent de Dieu, pp. 261-266.

 

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considérèrent le feu comme son lieutenant dans le monde, à cause de sa lumière et de sa chaleur qui le représentent. Ils le nourrissaient de bois précieux, dans des vases d'or; l'entretenaient sur les autels avec tout ce qui se peut de cérémonies; le faisaient porter devant le Roi par autant de beaux jeunes pages, richement parés, qu'il y avait de jours en l'an (1).

 

(1) L’Agent de Dieu, pp. 44-46.

 

§ 3. — Des Sympathies et de l'Union.

 

I. « Les plus importantes et les plus agréables actions », de la nature et de la grâce, « s'achèvent par le moyen de la sympathie ». C'est elle qui retarde la dissolution des corps; qui préside à la nourriture et à la croissance des êtres animés; « qui fournit des forces à la passion, des charmes à la volupté et qui donne de la constance à toutes les unions ». La nature « n'ayant pu loger toutes les perfections... dans l'étendue du peu de matière nécessaire à la formation d'un être particulier », imprime aux choses « une mutuelle inclination de se rejoindre, afin que la diligence de leurs recherches supplée au défaut de leurs conformations et qu'elles se possèdent au moins par amour, quand la distance des lieux, du temps et de la matière les a divisées ». Quand les créatures témoignent ainsi « de la complaisance en leurs approches, qu'elles s'y portent avec des élans passionnés et qu'elles se ravissent d'une joie extraordinaire en leurs unions, c'est qu'elles ont l'unité pour premier principe à laquelle elles se rendent plus conformes par leurs alliances. Elles reviennent à l' Unité (1) ».

Ceux qui vont déclamant sur la misère de l'homme ne prennent pas garde à cette merveilleuse économie qui nous a créés perfectibles et qui met tout un monde, ou plutôt deux mondes, en travail pour nous secourir ou nous parfaire. Mille sympathies servent de trait d'union entre ces deux mondes et chacun de nous. De part et d'autre, on s'attend, on s'appelle avec impatience, on se rencontre,

 

(1) La Théologie naturelle, I, première partie, ch. XXVI, passim. C'est dans ce chapitre que le P. Yves a expliqué le plus longuement sa philosophie de la sympathie et des sympathies.

 

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on se reconnaît, on se rejoint avec des facilités et des douceurs extraordinaires. « Les sympathies nous viennent du ciel mais... les moyens qui nous y engagent nous sont inconnus et incompréhensibles, aussi bien que la première Unité qui nous en donne les mouvements » :

De là même dépend l'admirable liaison des parties du monde... qui consiste en ce que les êtres supérieurs se communiquent aux inférieurs pour imiter la bonté du premier Principe, et animer les hommes au devoir de la charité. Ainsi les moindres petites choses étant invitées à la grandeur par celles qui la possèdent sans jalousie, quittent avec de grands efforts la bassesse de leur origine et s'élèvent à une qualité plus éminente que ne le permettrait le degré de leur espèce. Il se fait là un concert d'affections qui aspirent également à l'unité et à la grandeur pour se rendre plus conforme à leur principe et à leur idée » :

 

De semblables inclinations animent les êtres, qui nous sont inférieurs, à nous enrichir de leur humble abondance. Ils ont des perfections qui nous manquent, et ils aspirent vers la joie de nous compléter. Ainsi de nos serviteurs dans l'ordre social ; ainsi de la femme. Dans l'amitié, nos égaux se donnent à nous. Enfin d'autres sympathies réciproques nous unissent à nos supérieurs, aux créatures angéliques. Nous dirons quelques mots de ces différentes sympathies, réservant à un autre chapitre l'étude du sentiment naturel qui nous élève jusqu'à Dieu lui-même (1).

 

II. Tous les domestiques seraient des espions à gage, des voleurs, des assassins, s'ils n'avaient de l'amitié pour celui qu'ils servent et si la part qu'ils prennent par amour en ses intérêts, ne les détournait de tout le mal qu'ils pourraient faire impunément. Le secret qu'ils gardent de vos désordres dont ils sont témoins oculaires; leur courage à soutenir votre honneur contre la médisance qui le blesse, à ne se point rebuter îles saillies et des violences de votre mauvaise humeur, sont des faveurs qui vous épargnent et que vous ne sauriez assez

 

(1) La Théologie naturelle, 1, pp. 393, 394.

 

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reconnaître. La vie d'un prince dépend de son médecin, dans la maladie ; de son cocher, dans le voyage ; d'un pilote, dans la navigation ; de son cuisinier, en tous les repas ; d'un valet de chambre et d'un laquais, à toute rencontre.

 

L'ordre, la conservation d'une famille, ou de l'Etat lui-même, dépendent de cette union cordiale entre les grands et les petits.

 

Ce n'est point la sage conduite d'un chef; ce ne sont point les luis ni les menaces qui retiennent les personnes de basse condition dans leur devoir, car l'intérêt particulier peut trouver assez de moyens pour tromper les yeux d'un maître ou de la justice. C'est un sentiment ce bonté, de charité, de compassion qui les empêche de chercher leurs avantages dans la ruine d'une famille ou d'un état dont ils font partie. Ce sentiment intérieur de conscience vient de Dieu, qui sauve et l'âme du serviteur et la fortune du maître par les douces impressions de ses grâces. Il est donc bien étrange que vous, riche, qui subsistez par la miséricorde des pauvres, ne soyez jamais en état de la pratiquer pour eux. C'est contre le droit commun du Inonde, que la plénitude soit moins libérale que l'indigence ; qu'un riche reçoive beaucoup des pauvres et leur donne peu (1).

 

Parmi les unions qui concourent à l'ordre du monde et qui nous aident soit à désirer soit à atteindre l'Unité parfaite, il faut compter l'union conjugale. Incommode sujet pour un galant homme et très humain, mais philosophe. En bonne métaphysique, le beau sexe est nécessairement le « sexe infirme », celui qui a « le moins de vertu intérieure » (2); en fait, la femme est trop souvent un moulin à paroles (3), une « vipère », une « lionne » ou « un diable familier » (4). A Dieu ne plaise, néanmoins, qu'en face de cette créature étrange, la plus belle et la plus embarrassante de toutes, l'optimisme s'avoue vaincu.

 

(1) L’Agent de Dieu..., pp. 92-97.

(2) La Théologie naturelle, I, p. 408. Inutile de répéter qu'ici, comme

dans tout ce chapitre, c'est le P. Yves qui parle.

(3) Les vaines excuses..., II, pp. 34, 35.

(4) Les morales chrétiennes, I, p. 305.

 

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Je ne saurais goûter l'opinion de ceux qui disent que la femme n'est pas produite selon le dessein de la nature qui aspire toujours au plus parfait. La beauté qui lui est propre, la délicatesse de sa complexion, la vivacité de son esprit montre que la nature ne s'est point trompée (1).

 

Il n'y a donc pas lieu de condamner le mariage, bien que le sage doive hésiter beaucoup avant de s'engager dans une aventure aussi périlleuse (2). Eh! sans doute « le mariage... est... la mort de la liberté », mais d'un autre côté, « l'amour est le souverain appareil aux plaies que le mariage fait à la liberté » (3).

 

Il est vrai que c'est un sujet de plainte d'être réduit, par la condition de la nature, à faire la moitié de soi-même d'un sexe infirme. Mais si les inclinations de cette femme sont douces, elles sont (par là même) susceptibles de toutes Ies bonnes impressions que vous leur voudrez donner. Vous la formerez facilement à votre humeur. L'ayant animée de votre prudence, vous la considérerez comme votre ouvrage et comme le double objet de votre amour. Votre continuelle conversation lui peut inspirer un esprit mâle, dont vous pourrez quelquefois tirer du conseil dans les affaires, et toujours de notables soulagements dans le ménage. Que si vos diligences ne peuvent ôter ce que la nature a mis de faiblesse dans ce petit coeur, considérez que la Providence le permet ainsi pour servir de tempérament à votre inclination peut-être trop agissante. Ses craintes arrêtent la témérité de vos entreprises; ses larmes éteignent le feu de vos colères ; ses tendresses, ses petites vanités mêmes vous donnent le soin des petites choses dont votre humeur un peu trop sauvage se dispenserait contre l'ordre de la bienséance. Rendez-vous ce sein assez fidèle pour y mettre vos sentiments en dépôt, pour vous servir comme d'asile contre les passions qui vous travaillent. Qu'il soit assez fort pour y décharger une partie de vos inquiétudes, assez amoureux pour en recevoir les consolations et les assistances nécessaires dans les maladies (4).

 

(1) La Théologie naturelle, I, p. 582.

(2) « Jamais on ne tirera son consentement au mariage, parce qu'il craint le mal qu'il a fait aux autres. » Le gentilhomme chrétien, p. 521.

(3) Les morales chrétiennes, III, pp. 296, 327,

(4) Les morales chrétiennes, IV, pp. 295, 296.

 

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Et que le sage, mal marié, n'aille pas, superbe et méprisant, se réfugier dans l'égoïste conviction de sa supériorité métaphysique.

 

L'on est dans une condition d'amour ; il faut aimer et commander la complaisance à ses inclinations, pour avoir la paix, puisqu'on la pratique bien (cette complaisance) dans les cours pour élever sa fortune. La sagesse peut en cela forcer les astres et les sens : elle se peut faire des habitudes et apprendre un langage de dilection; elle peut rendre des preuves d'amour pour en recevoir et charmer un coeur par cette innocente magie (1).

 

III. « L'unité de l'être singulier par laquelle il est séparé des autres, lui tiendrait lieu d'une affreuse solitude où il languirait de misère et n'aurait pas même sa subsistance, si un nombre de puissances et de propriétés ne le secouraient (2). » Certes, se recueillir est bon, mais une trop grande retraite nous déprime et nous diminue. Les divertissements du sage, la promenade, le spectacle de la nature, l'étude, « se prennent en des objets qui ne rencontrent pas toujours ni les sens ni l'esprit en état d'y prendre plaisir et qui ne viennent pas jusqu'au coeur pour lui donner ce qu'il demande de consolation ». Pour le mariage, il ne convient pas à tous et, du reste, il n'est souvent qu'une solitude orageuse. Comme « remède général à toutes les infirmités de l'âme », il n'est donc rien de comparable à « l'entretien des âmes » (3).

 

Les plus fermes et les plus puissantes amitiés se contractent entre les hommes sans dessein et sans autre fondement que l'inclination de la nature, qui fait le mariage clandestin des coeurs devant les recherches (4).

Cet amour d'inclination n'est point fondé sur la connaissance des perfections de l'âme et des bonnes qualités qui la rendent recommandable ; mais c'est un prompt mouvement de la partie

 

(1) Les morales chrétiennes, III, p. 329.

(2) La Théologie naturelle, I, pp. 394, 395 (2° édit.).

(3) Les morales chrétiennes, II, p. 549.

(4) La Théologie naturelle, I, p. 391 (2° édit.).

 

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sensitive qui surprend notre choix et qui a beaucoup de rapport avec les sympathies qui se remarquent dans les animaux, les pierres et les plantes. Il ne peut donc procéder que du rencontre favorable des esprits et des vertus occultes qui sortent du corps par une continuelle transmission, qui, étant semblables, s'unissent comme des gouttes d'eau, se sentent aux approches, comme le fer et l'aimant, qui s'entre-communiquent leur perfection et veulent rejoindre des vertus qui ne sont qu'une dans l'idée de la nature. Ils s'envoient mutuellement leurs attraits et se donnent le mouvement de leurs appétits par une rencontre d'égalité, comme un luth qu'on touche fait tressaillir de loin les cordes d'un autre monté sur un même ton. Ou bien une humeur infirme devant être soulagée par une autre, comme la mélancolique par la joyeuse, lui rit, s'émeut, s'ouvre pour recevoir cette effusion d'esprits et de qualités qui sont son remède (1).

 

Il y a des amitiés, ainsi que des mariages, d'intérêt ou de

raison. Comme on le voit nous ne parlons pas de celles-ci, mais seulement de ces amitiés merveilleuses que les astrologues n'ont peut-être pas tort d'attribuer en partie à l'influence des étoiles (2), et que le « Dieu des rencontres a a certainement préparées lui-même (3). Dans la pratique, on

ne peut pas s'y méprendre.

 

Si c'est une amitié contractée par sympathie, les esprits se réveillent à la rencontre de leurs semblables ; ils se fortifient dans leurs bonnes qualités... ; ils se reforment selon le premier dessein de la nature... C'est pourquoi l'abord d'un ami est une lumière qui dissipe, en un instant, toutes les ombres, tous les fantômes de la mélancolie (4).

 

Comment louer dignement de telles amitiés, la meilleure joie que le sage chrétien puisse éprouver ici-bas? « Les

 

(1) La Théologie naturelle, II, pp. 415, 416.

(2) « Il est certain que les astres contribuent beaucoup au tempérament, que leurs influences servent pour attirer et pour faire l'union des esprits et des qualités occultes dont on dit que la rencontre cause l'amour. » La Théologie naturelle, II, p. 417. En d'autres endroits, le P. Yves se montre plus hésitant sur ce point.

(3) L'expression est du P. Fichet dans son livre sur sainte Chantal : les saintes reliques de l'Erothée.

(4) Les morales chrétiennes, II, p. 549.

 

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paroles sont trop grossières pour expliquer les consolations que les personnes spirituelles goûtent dans leurs conférences. »

 

Ces affections sont les plus étroites qui se contractent par l'entremise du premier amour; les coeurs se répandent l'un dans l'autre ; ils se pénètrent et ne semblent plus divisés, étant réunis au centre de la charité. Quelles délices inexplicables... de vérifier ses sentiments, d'éclaircir ses difficultés par les fidèles expériences des autres ; d'entrer en communauté de trésors qu'on se figurait incommunicables ; de s'entendre, comme les anges, par d'autres manières que celle de la parole ; de s'éclairer, de se purger, de se fondre, de se transformer par des réflexions de flamme et de lumière ; d'employer plusieurs coeurs avec le sien pour mieux aimer un objet infini (1).

 

Aussi ne convient-il pas que le sage passe toute sa vie à, la campagne, « ces bienheureuses confédérations, ces ligues de charité » ne pouvant se nouer que dans les villes.

 

En ce monde intellectuel où tout est subordonné, plusieurs bonnes âmes forment ensemble un certain tempérament et se mettent en disposition de recevoir la forme de l'esprit divin qui promet de se trouver au milieu de deux ou trois assemblés en son nom... Là, comme chacun dit son sentiment avec franchise, sans scrupule et sans vanité, de ce qui se passe au secret de l'âme, on voit des miracles. Ces paroles intérieures, étant recueillies, forment un sens parfait qui porte et qui explique les volontés de l'amour divin. Ce grand soleil éclaire quelquefois les âmes avec des lumières qui n'y laissent plus de ténèbres et avec des chaleurs qui animent toutes leurs puissances ; mais il s'éloigne de nous plus de la moitié du temps et ses illustrations passent quelquefois comme des éclairs. L'unique moyen de fixer cette vertu passagère, l'invention de se faire des lumières et des chaleurs artificielles qui représentent le surnaturel, c'est d'avoir la conférence des saints. A mesure que chacun fait ses efforts pour expliquer ce qui est de ses expériences en ces mystères, les précieuses idées, les sentiments extatiques de la divinité, se renouvellent dans l'âme.

 

(1) Les morales chrétiennes, II, pp. 86, 87.

 

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Les espèces s'y établissent plus familières par des actes naturels qui se les adaptent, sans aucune diminution de leur dignité. Ces sentiments se perfectionnent, se polissent comme des diamants par la rencontre de leurs semblables, et c'est une merveille de voir comme ces forces unies deviennent puissantes en ce qui regarde la gloire de Dieu (1).

 

IV. Dieu nous a donné des serviteurs, des compagnons et des amis invisibles, ces anges qui « roulent et font aller comme ils veulent les sphères célestes » (2), et qui se proposent « en tournant leurs globes de concourir à la génération des hommes » (3). Ayant présidé à notre naissance, ils ne se désintéressent plus de nous.

 

Il n'appartient qu'aux anges de bien connaître (les premières qualités élémentaires) ; de porter la main dans les trésors de la nature ; de voir les formes, les essences, les degrés du tempérament ; d'apporter des extrémités des Indes ou de reconnaître dans les choses qui nous sont communes, des vertus que le ciel avait cachées pour notre remède. Ils sont ainsi les plus doctes et les plus expérimentés médecins de nos maladies et les secours qu'ils ont bien souvent apportés aux hommes, donnèrent sujet à l'antiquité de croire que la médecine était de l'invention des dieux. Pour moi, je rapporte à leurs inspirations ces appétits extraordinaires qu'ont les malades de certaines viandes qui les remettent en santé contre l'opinion de tous. Ces guérisons inespérées sans remèdes, ces digestions d'humeur, ces crises et tous ces effets pleins de merveille qu'Hippocrate donne à la nature, me semblent un secours des anges (4).

 

Ils sont les maîtres et les organisateurs de ce que nous appelons hasard ou fortune, des accidents heureux ou malheureux, des chances, bonnes ou mauvaises, de tout l'imprévu qui règle et nos vies chétives et l'histoire universelle.

 

(1) Les morales chrétiennes, II, pp. 552-555.

(2) Les heureux succès..., p. 631.

(3) La Théologie naturelle, II, p. 529.

(4) Ib., II, p. 584. Il montre plus loin (p. 585) l'intervention des ange dans la thérapeutique morale.

 

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La bonne fortune ne consiste pas en une qualité si passagère qu'elle suive le mouvement (des astres), mais en de profondes impressions, données aux personnes, aux familles, aux états dès leur naissance et en la sympathie des agents avec leurs emplois, où les choses universelles l'emportent toujours sur les particulières. Elle ne consiste pas aussi en des conduites préméditées de choix et de jugement, mais en de secrètes émotions à faire les choses justement au temps et dans les rencontre imprévues où elles se peuvent et se doivent faire. Saint Thomas dit que les impulsions viennent immédiatement de Dieu et des anges... Les cieux ne sont que les instruments de ces causes, peut-être aussi en sont-ils les montres, comme nos cadrans le sont du soleil (1).

 

Prenez toute espèce de gouvernement qu'il vous plaira. « Ce n'est autre chose qu'un assemblage accidentel de plusieurs personnes qui se sont réduites sous l'observation des mêmes lois et sous la conduite d'un même prince. Ainsi le voilà au nombre des composés dont les parties se doivent enfin désunir. » « Cependant ces états subsistent,

comme nous voyons, et ce qui, en apparence, ne devrait pas durer plus d'un an, s'entretient durant plusieurs siècles. » Qui ne voit que seule une « puissance surhumaine », les anges, cimente, entretient et renouvelle cette union?

 

Ce sont eux.., qui donnent aux princes cette majesté qui rend leur enfance même redoutable ; qui tiennent tant d'hommes souples aux volontés d'un seul... Ces bons génies savent bien l'art de gagner les coeurs et de faire approuver les lois sans y contraindre (2).

 

Enfin chacun de nous a son ange. A elle seule, l'expérience nous le prouverait.

 

Ce ne sont point ici de ces spéculations creuses... ce sont faits dont chacun se peut instruire en soi-même et s'y rendre docte par l'expérience. Car si l'on observe les mouvements de

 

(1) Le gentilhomme chrétien, pp. 33, 34.

(2) La Théologie naturelle, II, pp. 588-594.

 

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l'esprit dans les rencontres où il faut prendre parti du côté du vice ou de la vertu, l'on entend en son intérieur une voix qui nous persuade puissamment ce qui est de notre devoir et qui nous anime à vaincre les rébellions de la partie sensitive. Ces lumières qui nous viennent en un instant dans des affaires où de longues consultations ne nous avaient point donné d'ouvertures ; ces promptes résolutions dans nos incertitudes, ces acquiescements d'esprit dans les occasions qui semblaient douteuses; ces consolations inespérées qui devancent quelque bon succès ; ces présages de nos disgrâces ; ces défiances, ces secrètes aversions des personnes qui nous doivent manquer de foi ; mais surtout ces illustrations qui montrent à notre esprit la vanité des choses mortelles, l'horreur du péché, les perfections d'une sainte vie et les volontés de Dieu aussi nettement que si nous les voyions avec les yeux du corps, ce sont toutes preuves du secours et de la fidélité des Anges à notre service (1).

 

(1) La Théologie naturelle, II, pp. 602, 603.

 

§ 4. — Dieu sensible au coeur.

 

I. « Coeur, instinct, principes » ; « le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point » ; « tu ne me chercherais pas, si tu ne me possédais » ; « je dis que le coeur aime l'être universel naturellement» ; « c'est le coeur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c'est que la foi, Dieu sensible au coeur, non à la raison », cette bienheureuse doctrine, le P. Yves l'a soutenue, développée, orchestrée magnifiquement : il en a fait, avant Pascal et comme Pascal, la pierre fondamentale de son apologétique et de sa vie intérieure. A la vérité, on ne trouve pas chez lui les for-mules saisissantes, les sublimes raccourcis des Pensées. Mais s'il nous frappe moins, peut-être nous satisfait-il davantage. A combien de sottes méprises n'ont pas donné lieu ces quelques fragments de Pascal! Si la raison est borgne, disent de prétendus défenseurs de cette raison, le coeur est aveugle. On ne désire, on n'aime, on ne veut que ce que l'on connaît. Intelligence d'abord! eh ! qui le nie ? Mais intelligence et raison peut-être sont deux. A défaut de Pascal qui n'a pas eu le temps de s'expliquer là-dessus, laissons parler le P. Yves.

 

En tous les autres sujets d'importance — il parle ainsi dans un des chapitres de sa Théologie naturelle qui a pour titre : L'homme a un sentiment naturel de Dieu — nous cherchons devant que de nous résoudre; la consultation précède l'éclaircissement de l'esprit, l'amour se mesure à la connaissance... Mais pour ce qui est de Dieu, nous ne raisonnons qu'après que nous avons connu et... l'amour nous livre aussitôt en sa puissance que son sentiment a éclairé notre coeur. Un instant nous fait voir cette lumière intellectuelle aussi bien que la

 

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sensible. Nous sommes plutôt au ciel que nous n'avons fait résolution de quitter la terre ; ce transport s'achève en un moment parce qu'il regarde une éternité, et qu'il se fait par le secours et par les attraits d'une vertu libre des longueurs et de la succession du temps.

Lorsque, dans le calme d'une belle nuit, l'azur des voûtes du monde se montre à la terre et que le silence qu'y gardent les astres en leurs courses, favorise notre attention ; comme nos yeux, de tous les objets, ne voient que le ciel, nos volontés ne ressentent rien de toutes les affections que celles qui surpassent la nature. Nos pensées doucement confuses s'emportent au delà du monde, dans je ne sais quelle étendue infinie de lumière qui tient toutes nos puissances en suspension, qui nous fait admirer plus que nous ne voyons et jouir d'une félicité que nous ne connaissons pas.

Si nous nous enfonçons dans la profonde solitude d'une forêt, parmi le silence et à l'aspect de ces grands arbres qui portent une certaine majesté dans la hauteur de leurs tiges et les vastes étendues de leurs branches : aussitôt notre esprit se recueille en soi-même, notre coeur sent des émotions inaccoutumées et tout le corps qui frémit d'une crainte respectueuse, nous avertit de la présence d'une grandeur infinie, qui, par ces devoirs que la nature lui rend sans contrainte, nous demande les libres hommages de nos volontés (1).

Sans maître et sans autre théologie, l'innocence réclame dans son oppression le secours d'une souveraine bonté ; les serments en attestent la vérité incorruptible ; les consciences coupables entendent dansa leur intérieur les menaces de sa justice et les bonnes sentent la faveur de ses consolations...

Ces libres aveux de la nature devraient suffire à l'homme pour le porter à l'adoration de Dieu, sans qu'il demandât d'autres démonstrations de son existence et de son pouvoir. Car quelle plus grande folie que de se servir de la raison pour se rendre bête et se vouloir faire ignorant de ce qu'il est impossible de ne pas savoir !... Hé, pourquoi douter des vérités que notre esprit comprend sans ratiocination et dont il a une

 

(1) Remarquons ici que le P. Yves n'est pas moins sensible au mystère des églises gothiques. « Il faut avouer, dit-il, que l'aspect de ces grandes voûtes qui laissent sous elles une lumière un peu sombre, tient les esprits recueillis et touchés dune sainte horreur. L'âme conçoit des sentiments conformes à l'étendue de ces vastes lieux et vous diriez qu'en son intérieur elle élève des arcs triomphaux pour l'entrée du Prince à qui elle n'est pas moins consacrée que ses temples. » Les morales chrétiennes, III, p. 167.

 

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naissance si familière qu'elle se peut dire sensible et comparer à l'attouchement  (1).

 

« Dieu sensible », il va plus loin: « Dieu palpable ». Si vive et si convaincante lui paraît cette impression du divin ! Mais quoi, ce sentiment est si naturel, si débordant que l'homme le gaspille en quelque sorte. C'est ainsi que s'explique l'idolâtrie.

 

L'homme étant possédé des objets sensibles et mesurant leur mérite à l'extrémité de ses affections qui étaient sans bornes, fut prodigue du sentiment intérieur qu'il avait d'une perfection infinie et l'appliqua aux choses mortelles, afin d'excuser la véhémence des transports qu'elles lui donnaient, ' comme s'il n'eût pas été assez criminel par les déréglementa de son esprit si de plus il ne se fût plongé dans le sacrilège (2).

 

Ce sentiment naturel qu'il a de Dieu, nul homme ne saurait l'éteindre.

 

J'en atteste la conscience de ces esprits forts et déterminés à ne rien croire; après avoir employé plus de discours, pour se persuader qu'il n'y a point de Dieu, qu'il n'en faut pour résoudre toutes les questions d'Aristote..., s'il n'est pas vrai qu'au milieu des plus énormes dissolutions, ils ont été piqués jusques au vif d'un grand sentiment de Dieu. Tout d'un coup l'esprit demeure ébloui de cet éclat, comme l'oeil qui au sortir d'un lieu ténébreux reçoit une grande lumière. Toutes les puissances quittent les charmes des choses sensibles pour se tourner devers cet objet; le coeur en est tout ému; la conscience criminelle, surprise dedans ses méfaits, tremble devant son juge ; elle répand la tristesse dessus le visage, la négligence au maintien, la langueur dans les actions, de quelque artifice que l'on tâche de divertir ses pensées. Le libertin.., ne peut non plus échapper à ce sentiment qu'à lui-même (3).

 

C'est que ce sentiment est ce qu'il y a de plus nous en nous, comme saint Augustin l'a dit tant de fois (4).

 

(1) La Théologie naturelle, I, pp. 66-68.

(2) Ib., I, pp. 110, 111.

(3) Ib., I, pp. 74, 75.

(4) Je n'ai pas besoin de montrer ici que le contexte exclut formellement l'interprétation panthéiste qu'on pourrait donner à de pareilles expressions. Assurément le P. Yves ne penchait pas de ce côté-là.

 

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Cette lumière est la dot et le domaine inaliénable de l'âme ; elle peut être prodigue des autres faveurs du ciel, mais elle tient celle-ci comme les choses sacrées qui ne tombent point sous le commerce, et avec les mêmes conditions que les empereurs romains imposèrent aux sénateurs de ne point disposer de leurs biens, de peur que leur dignité ne fût déshonorée par leur indigence (1).

 

Cette inexorable lumière qui triomphe de tous les écrans reste néanmoins assez obscure. Un «attouchement», une voix dans la nuit, plutôt qu'une vision.

 

Il semble que notre faiblesse se doive ici contenter d'une connaissance confuse et que le jugement que nous en pouvons porter est pareil à celui que ferait d'un luth un homme qui, ne l'ayant jamais touché, se laisserait insensiblement transporter à sa douceur (2).

 

Mais, s'il en est ainsi, quel crédit un homme raisonnable peut-il faire à une connaissance qui semble avoir tous les caractères, et qui, du reste, porte souvent le nom de l'instinct? — « Coeur, instinct, principes», disait Pascal. « Outre l'instinct naturel, disait le P. Yves, nous pouvons connaître Dieu par la raison. » — Comment dispenser une telle lumière du secours et du contrôle de la raison, comment, à plus forte raison, la préférer à la raison elle-même ?

Cette connaissance, bien que, pour la désigner, nous ayons forcément recours à des métaphores sensibles — coeur, instinct, sentiment — est pourtant beaucoup plus spirituelle que la raison, beaucoup plus libre de l'esclavage

 

 

(1) La Théologie naturelle, I, p. 78.

(2) La Théologie naturelle, I, p. 224. Le développement qui suit est bien curieux et révélateur. « Il se plonge dans de profondes pensées à mesure que les basses s'enfoncent dans le creux des notes ; il accompagne de ses soupirs les tons à demi mourants dans la mignardise de leurs langueurs ; il est attentif aux feintes, alarmé des passades, calme en la gravité des accords, allègre aux reprises, courageux dans les batteries ; enfin, revenant à soi de ces transports, sans examiner davantage cette musique complète en un seul instrument, il en juge l'excellence par le contentement de son oreille et la suspension de son esprit. » La Théologie naturelle, I, p. 224.

 

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des sens. Atteindre Dieu par « l'instinct naturel » et par la « raison »,

 

ces deux manières de connaissance sont fort convenables aux deux parties desquelles l'homme est composé. Car l'instinct universel en son étendue, libre du lieu, du temps, de la corruption, a de grands rapports avec les éminentes qualités de l'âme immortelle ; et la raison, lente en son procédé, fautive et sujette aux altérations, nous est à l'égard de Dieu ce que les sens nous sont pour les objets matériels. Et parce que, vivant entre les choses sensibles, nous avons beaucoup d'inclination pour les sens, nous n'agréons pas tant l'instinct qui nous donne une pensée de Dieu prompte, qui nous surprend et qui est sans suite, que la raison qui nous en instruit avec un progrès de certitude, tempéré à notre faiblesse (1).

 

Comme on le voit, le P. Yves ne fait ici aucune concession à l'agnosticisme, ni même au fidéisme. Il ne met pas en doute la valeur de notre raison (2); avec tous les scolastiques, nous remarquons seulement que celle-ci dépend en quelque sorte du sens — nihil est in intellectu nisi Arius fuerit in sensu — et que cette dépendance rend nos facultés raisonnantes, non pas moins capables de certitude, mais plus lentes, plus embarrassées, plus éloignées en un mot de l'intuition angélique. Comme la nature de l'homme est « mitoyenne » — âme et corps,

 

aussi l'on remarque en ses actions, un pouvoir mêlé et qui tient de deux différents principes. La portion supérieure porte un sentiment de Dieu d'où naît la religion commune entre tous les peuples. C'est où elle reçoit des lumières autres que du raisonnement; c'est où elle a l'idée du bien et du vrai qui donne des applaudissements à la vertu quand tout le monde

 

(1) La Théologie naturelle, I, p. 207.

(2) Citons ici, à l'adresse des théologiens de profession, un texte extrêmement curieux et qui va loin. « Comme les médicaments ne déploient leurs qualités dans nos corps que par le moyen des vertus contraires ou sympathiques qui s'y rencontrent, et de la chaleur naturelle qui leur donne la liberté de l'action, ainsi le raisonnement qui se tire de la considération du monde n'a son effet pour nous persuader un Dieu que par l'entremise du sentiment naturel que nous en portons dans l'âme. » Théologie naturelle, I, p. 592.

 

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lui serait contraire et qui fait la punition des crimes dans la conscience quand la flatterie des cours, la folie des peuples, l'usurpation de la tyrannie, leur dresseraient des trophées. Ces sentiments qui nous viennent sans les recherches de la raison, sont les apanages de la partie supérieure qui tient de l'indivisible, comme le point qui joint l'extrémité de la ligne à son centre.

En l'autre partie, elle emprunte les principes de ses connaissances du rapport des sens; elle fait de longues enquêtes parmi les choses matérielles, elle violente leurs inclinations et les met à la torture de mille expériences pour en tirer le secret d'une vérité. Ses discours s'étendent par un art sujet à mille fallaces ; l'on y voit des multiplicités, des divisions, des répugnances; ils se font avec le temps, ils sont limités à de certaines choses et n'ont le progrès que sous la contrainte de certaines règles. Quoique le raisonnement soit l'acte d'une puissance immatérielle, néanmoins il semble avoir rapport avec les sens, par ces multiplicités et les fautes qui s'y commettent, comme l'air se trouble en sa plus basse région par les vapeurs qui lui sont envoyées de la terre (1).

 

En d'autres termes, ce coeur à qui Dieu se rend sensible, cet instinct qui nous tourne naturellement vers Dieu ne sont ni le coeur de chair, ni l'instinct au sens propre du mot : ils sont lumière intellectuelle, ce qu'il y a de plus spirituel et de plus pur dans l'esprit de l'homme.

 

Il faut ici que nous considérions l'homme, comme faisant le milieu du monde, en sorte que son âme ait un triple étage de puissances : les unes, supérieures, auxquelles Dieu se communique ; les autres, moyennes, par lesquelles elle a connaissance de sa nature (c'est la raison raisonnante) ; les autres, plus basses, destinées aux opérations végétantes et sensitives du corps. Je crois que Dieu imprime le sentiment de l'immortalité en cette suprême partie de notre âme, sans le secours et les recherches de la ratiocination, à cause que cet objet est au-dessus du mouvement, et par une lumière rapportante à celle qu'il nous donne de son existence (2).

 

(1) La Théologie naturelle, II, pp. 195, 196.

(2) Ib., II, p. 65. D'après lui, l'âme ressentirait « par une secrète réflexion que son essence est incorruptible ». « J'avoue, ajoute-t-il, que ces connaissances ne sont pas si distinctes qu'on les pourrait souhaiter, mais au moins elles suffisent pour assurer l'âme qu'elle n'est pas mortelle, par une négative qui est au défaut d'une connaissance plus expresse et plus déterminée de l'état qu'elle doit avoir après cette vie... La créance de l'immortalité de l'âme se prouve et se fait connaître par elle-même comme la lumière. » Ib., II, pp. 66, 70. J'apporte ici cette théorie comme très intéressante, mais je n'en fais pas état dans le texte où je me propose uniquement d'utiliser la division des trois parties de l'âme telle que la conçoit le P. Yves. Cette division n'a rien que de parfaitement orthodoxe et les scolastiques ne la désavoueraient pas. S'applique-t-elle au cas particulier de l'immortalité de l'âme, ceci est moins évident. Le sentiment naturel, cet instinct, ne saisissent pas « une négative » ; ce n'est sûrement pas sous forme négative qu'ils atteignent Dieu.

 

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Entre cette division de nos facultés et celle que pro-posent les théologiens mystiques, tout le monde aura remarqué d'étroites ressemblances :

 

Arrêtez vos courses, âmes extravagantes, brisez sur vos pas, rentrez dans vous-même, montez jusqu'à la dernière pointe de votre intellect, vous toucherez cette suprême unité par la vôtre et vous comprendrez quelque chose de l'infinité qui vous comprend (1).

 

ou encore :

 

C'est après lui que nos cœurs soupirent par des élans prompts et inconcevables, parce qu'ils s'élèvent à l'infini, et la pointe délicate de notre âme approche cet indivisible par un concept qui surpasse la raison et par un amour qui prévient la recherche de la connaissance (2).

 

Est-ce à dire qu'on doive confondre avec les états de haute mysticité, le sentiment naturel, l'instinct que tout coeur humain peut avoir de Dieu, non certes. Les désirs et les malaises indéterminés d'une conscience rudimentaire ou pécheresse; « l'horreur sacrée » et soudaine que nous communique la vue du ciel étoilé, rien de tout cela n'est l'union mystique. Ces rencontres de Dieu, si différentes qu'elles paraissent les unes des autres, se font néanmoins dans la même région, à la même « pointe suprême » de notre âme. Décor unique où se joue le vrai drame de toute vie, de la plus haute comme de la plus humble, de

 

(1) La Théologie naturelle, I, p. 354.

(2) Ib., I, p. 340.

 

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la plus surnaturellement sainte comme de la plus ravalée. L'homme des cavernes aussi bien que sainte Thérèse, toute âme a sa pointe, son temple intérieur où Dieu lui parle, où elle est sûre de trouver Dieu. A cette pointe, les syllogismes n'atteignent pas ; de ce temple, la raison raisonnante n'a pas les clefs. C'est là que nous avons déjà trouvé Dieu pendant que nous croyons le chercher encore, là, dans cette âme de notre âme, plus sensible que les sens, plus intelligente que l'intelligence, et plus aimante que l'amour (1).

II. A cette même théorie se ramènent les nombreux passages où le P. Yves se plaît à humilier les lumières de l'esprit au-dessous des lumières de l'amour. Il y a « beaucoup de secrets en la vie spirituelle, disait-il, où les plus grands docteurs ne sont pas les plus connaissants » (2).

Dans l'apologie qu'il a écrite de son Ordre, il exalte les frères lais avec la conviction la plus tendre.

 

Encore qu'ils n'aient point d'études, ils ne sont pas néanmoins sans science. Ils savent les exercices de charité. Or Dieu est charité. Ils savent donc Dieu et leur doctrine commence par le point où les sciences humaines finissent... Ils sont les

 

(1) Je n'ai pas à entrer ici dans plus de détails, à montrer, par exemple, qu'entre cette pointe et le reste de l'âme (sensibilité, imagination, raison, volonté) il se fait un va-et-vient constant d'actions et de réactions. Le P. Yves a sur ce sujet quelques indications vagues mais précieuses. Il dit par exemple qu'une « suite de contemplations fera passer le sentiment naturel de Dieu en expérience ». Théologie naturelle, I, p. 128. Il veut dire ici manifestement, en expérience raisonnée. Ailleurs, il dit que « de l'instinct et de la raison, il en réussit un intime sentiment de la Divinité avec de bienheureux acquiescements » (Agent de Dieu, pp. 43, 44,) c'est-à-dire un sentiment plus précis, plus riche, plus lumineux. Ces deux lumières, loin de se combattre, s'appellent et se continuent. Le rôle de la raison dans la connaissance religieuse reste immense. Plus illimité encore, le rôle de la révélation et de la grâce. N'est-ce pas à la pointe de l'âme que la grâce opère principalement, et d'un autre côté le moindre mouvement de l'instinct qu'on vient de décrire, n'est-il pas lui-même — dans l'ordre présent — une véritable grâce surnaturelle ? Ou sait bien qu'historiquement l'ordre naturel n'a jamais existé. Quand le P. Yves parle d'un sentiment naturel de Dieu il entend pas là cette connaissance de Dieu qui, dans l'état de pure nature, aurait été concédée à toue les hommes.

(2) Les heureux succès..., p. 614.

 

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maîtres de l'humilité.., et leur vie qui s'écoule dans des exercices qui n'ont point d'éclat aux yeux des hommes, reçoit des récompenses et des couronnes particulières du Prince de l'innocence et des petits (1).

 

Au lieu de cela,

 

les connaissances qui s'acquièrent dans les écoles.., font quelquefois si peu de fruit pour les bonnes moeurs qu'on les peut comparer à ces régions voisines du pôle où les jours qui sont plus longs laissent l'air toujours chargé de nuages et la terre dans une éternelle stérilité (2).

 

C'est qu'en effet

 

la connaissance attire l'objet dedans soi et le reçoit à proportion de sa capacité, l'amour le va chercher au dehors, il s'y transporte... Les connaissances se forment par le moyen de certaines distinctions ; elles procèdent lentement, elles ne découvrent jamais toute la beauté de leur sujet. Mais l'amour est unitif. Un élan du coeur rejoint toute l'âme et avec elle tout le monde à son principe (2).

 

Comme les mystiques de la Renaissance, Yves souffre

impatiemment « ces discours de raison qui s'achèvent avec le temps », « ces longueurs de suppositions, de divisions, de raisonnements, d'instances, de réponses..., ce marcher chancelant et langoureux » (4).

 

Il faut que notre intellect raccourcisse les objets selon sa portée, pour les comprendre, de sorte qu'il leur ôte toute la grandeur dont il se trouve incapable;... ces idées si légères ou rompues, sont comme un miroir sans fonds ou mis en pièces qui ne représente pas bien ni la vérité ni l'unité de son objet.

 

N'est-il pas convenable que « nous retournions immédiatement à Dieu comme nous en sommes venus, par l'amour »?

 

(1) Les heureux succès..., pp. 744, 746.

(2) La Théologie naturelle, t. III, p. 41.

(3) Ib., III, pp. 133, 134.

(4) Ib., III, p. 39.

 

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Ce n'est pas à dire que l'amour soit dans les ténèbres : ses flammes portent la lumière avec la chaleur; ses vues simples sont de bienheureuses expériences qui ne laissent point de difficultés, qui nous approchent des spectacles éternels et qui nous montrent de près ce que la seule contemplation ne voit que de loin, avec des vues confuses et trompeuses.

 

O vous qui jouissez de cette heureuse et « docte ignorance »,

 

ne regrettez point la condition de ses savants qui, par de longues études, apprennent à douter de ce que vous expérimentez (1).

 

(1) L'amour naissant, ch. XIII. «La docte ignorance », passim. Ce titre est emprunté, comme l'on sait, à un ouvrage de Cusa.

 

§ 5. — De la beauté et de l'amour (1).

 

I. Les élévations du P. Yves sur la beauté et sur l'amour ne sont et ne pouvaient être qu'une paraphrase séraphique du Banquet. Rien là qui n'ait été enseigné avant lui, soit par Platon lui-même, soit par le platonisme chrétien, mais rien non plus qu'il semble devoir à qui que ce soit, tant ces magnifiques idées avaient pris possession de tout son être.

 

Dans cette grande fécondité d'esprit, dit-il quelque part, parmi tant de livres qui traitent de doctrine et d'éloquence, je crois que notre âge eût rencontré de lui-même ce qu'il a reçu des premiers auteurs, et que ceux qui ne font que suivre, auraient donné commencement aux sciences, si l'antiquité n'eût point prévenu leurs inventions (2).

 

Cette juste et naïve remarque s'applique aussi bien au P. Yves lui-même. Il aurait prévenu Platon si Platon ne l'eût prévenu.

« De l'union des choses corporelles u, qui est l'image de l'unité divine,

 

il naît un certain lustre que nous appelons beauté, si ravissant entre les objets sensibles que notre raison a trop peu de

 

(1) C'est le titre d'un des chapitres de La Théologie naturelle, I, pp. 397, 421. Presque toutes les citations que je vais faire appartenant à ce chapitre, je ne donnerai en note les références que pour les textes empruntés à d'autres endroits de la Théologie naturelle ou à d'autres ouvrages du P. Yves. La théorie de la beauté et de l'amour est aussi développée dans le Jus naturale, pp. 203, sqq. — Cf. aussi les quatre volumes sur les progrès de l'amour divin. — Amour naissant; souffrant; agissant; jouissant.

(2) Les heureux succès, pp. 626, 627.

 

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force pour expliquer sa nature et pour se défendre de ses charmes.

 

Au plus bas degré de l'échelle de beauté, se trouvent « les choses, dans l'union desquelles la diversité se rend remarquable »,

 

comme en l'émail des prés, dans les bigarrures de l'Iris, aux plumes changeantes des oiseaux, aux taches des panthères, aux jaspes, es différences des propriétés, des mouvements, des effets qui sont les coloris du tableau de la nature. C'est ce qui fait que nous recevons de la complaisance au rencontre des lieux champêtres, des solitudes sauvages, des jardins irréguliers, des voyages en plusieurs pays, des sciences mêlées. Et c'est pourquoi l'inconstance se nourrit du flux et reflux de ses opinions, qu'elle fait son plaisir de sa misère, en agréant des défauts qui lui montrent des nouveautés.

Mais la beauté est dans un degré de plus haute perfection et elle envoie des attraits plus pénétrants, quand les qualités des corps forment une union si étroite et un mélange si accompli que du rencontre de ce qu'elles ont de rare, il en rejaillit un lustre qui ne montre point de diversité.

 

Ainsi « un fin diamant » « qui bluette d'un feu vigoureux, satisfait beaucoup plus la vue que les changeantes couleurs des opales et la marqueterie des porphyres ». Disons-le en passant, voilà qui justifie et tout ensemble qui humilie le plaisir que nous donnent les écrivains de

décadence, Pétrone, par exemple, ou Barbey d'Aurevilley. Ainsi encore,

 

les contentements de l'étude ne sont point solides..., si l'on ne voit dans des principes généraux ceux des diverses sciences où s'embarrassent les esprits vulgaires. Ainsi les lys et les roses, mignardement mêlés sur le poli d'un visage bien compassé par les mains de la nature, donnent jour à cette douce beauté dont les hommes se sont fait une impitoyable idole.

 

Auprès de cette dernière, s'éclipsent toutes les autres beautés sensibles.

 

Enrichissez les cabinets des plus rares pièces de la peinture;

 

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que l'art y emploie, au lieu des coloris, le vert des émeraudes, le feu du rubis, l'éclat des diamants, le brillant plus ou moins sombre des autres pierreries, pour en composer des fleurs éternelles... toutes ces richesses, ajustées avec industrie, feront une plus grande beauté, mais elle sera morte auprès de celle qu'on voit simple, naïve sur un visage à qui l'âge a donné les derniers traits de la perfection.

Ces beautés artificielles plaisent à la vue par le prix de leur matière et de la nouveauté de leurs mélanges, mais celle d'un rare visage, où les yeux ont tous les brillants des astres, adoucis et animés, pénètre le coeur, passe jusques à l'âme qu'elle surprend et qu'elle s'assujettit (1).

 

C'est qu'en effet la nature de toute beauté est spirituelle.

 

L'ordre, la proportion des parties, les rapports des lignes, des couleurs, des ombrages ne sont que les mortes dispositions qui préparent la matière pour recevoir cette qualité céleste et pour lui dresser un trône d'où elle donne la loi avec plus de majesté.

 

Les yeux qui la présentent à l'âme restent eux-mêmes insensibles à cette beauté. Quant à l'âme,

 

après s'être tenue dans une surséance de jugement, comme en chose fort importante à son bien, par quelque résistance qu'elle fait de perdre sa liberté arrêtée par l'étonnement de ces merveilles, ou pour se donner le loisir de faire comparaison de cette image avec celle qu'elle a du ciel, (elle) lui passe enfin l'aveu de sa servitude et se met dessous sa puissance. Toute l'âme se ramasse aux yeux, afin de recevoir ces chères espèces avec plus de cérémonie et comme en triomphe. Les grandes familiarités ne diminuent rien de leur estime : au contraire, les désirs s'enflamment par la jouissance et la beauté change les premiers respects qu'on lui a rendus en adorations.

 

Adoration au sens propre. En effet,

 

de ce qu'elle agit en un instant avec tant de force sur une substance spirituelle, comme la lumière sur les corps, les

 

(1) Le gentilhomme chrétien, pp. 510,-513.

 

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platoniciens infèrent que c'est une splendeur divine qui prévient notre raison parce qu'elle est le terme de ses recherches et l'essai du Souverain Bien (1).

Elle est un rayon divin, répandu sur les choses matérielles, qui dore leur extérieur et leur communique plus de grâce et de vivacité que la lumière n'en donne aux couleurs ; sans elle, ces objets, dépendant de la matière et mesurés par la quantité, ne pourraient pas toucher des âmes immortelles, leur donner des délices sans rassasiements et des transports qui n'ont pas de bornes...; son pouvoir relève d'un être infini, en ce qu'il emporte les esprits d'un mouvement qui n'endure point de lassitude, qui croît dans la continue et qui ne se termine que par le ravissement.

De là vient que les premières flammes de l'amour paraissent innocentes et que ses premiers feux portent les courages à de généreuses entreprises. Elles réveillent l'âme des langueurs de l'oisiveté ; lui donnent l'invention des sciences, des arts, la politesse des moeurs et y produisent les mêmes effets qu'on dit avoir été répandus par la lumière sur l'ancien chaos. En ce commencement, l'amour se contente de lui-même ; sa fin, c'est d'aimer et ses mouvements n'échappent jamais à la raison que quand ils la passent par des excès qui lui font voir quelque chose de divin dans l'objet aimé et qui la tiennent dans une suspension de puissances, comme si elle était en la possession du Souverain Bien. Mais cette pureté s'altère bientôt par les secondes affections qui touchent les sens et les appétits dont la nature assortit les animaux pour la conservation de l'espèce. Néanmoins de quelques artifices que cette passion devenue brutale couvre ses ardeurs... l'âme endure d'étranges convulsions par ces amours illégitimes qui combattent ses naturelles inclinations... ; cela fait connaître:que la beauté corporelle n'est qu'une ombre et un crayon d'une autre divine qui est le véritable objet de notre amour, qui, étant d'une perfection infinie, peut donner une pleine satisfaction à nos puissances.

 

« Les commencements de toutes choses sont joyeux », et d'une joie pure. Les premières flammes de l'amour

 

éclairent plutôt qu'elles ne brûlent ; elles ne consistent qu'en des agréments, des complaisances qui naissant de la beauté, la

 

(1) L'Amour naissant, p. 177.

 

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reproduisent dans les moeurs, les habits, la bonne grâce en toutes les actions. L'amour échauffe, purifie, subtilise le sang et les

esprits (1)...

 

et, comme il est le maître de tous les arts, il nous enseigne aussi, il nous enseigne surtout notre origine céleste et que Dieu seul peut nous contenter.

 

Devant que les yeux lui eussent fait montre de la beauté (l'âme) était peut-être recueillie en elle-même, dans une pauvreté qui ne concevait pas seulement le désir du bien, et une morne langueur... Mais sitôt qu'elle est réveillée par les charmes de cet objet, et que le coeur lui a donné les premiers hommages de la complaisance, elle soupire en son intérieur pour un plus grand bien et quoiqu'elle n'en ait qu'une idée confuse, elle ne laisse pas de ressentir une puissante inclination de le rechercher plus loin que les corps...

Le portrait d'une personne qu'on aurait aimée en renouvelle le ressentiment et quoique à l'abord les yeux se jettent dessus avec une extrême avidité, quoiqu'ils se remplissent de ces espèces avec délices, néanmoins cette complaisance se change en douleur, quand on vient à s'apercevoir de l'absence et qu'on est réduit à ne voir qu'une morte représentation au lieu de la vérité qu'on passionne. Ces mêmes symptômes arrivent aux esprits gagnés par une beauté corporelle. Car les premières flammes de l'amour ne portent que de la lumière et des chaleurs, ce semble, si pures et accordantes à nos désirs, qu'à l'abord elles nous promettent toute sorte de félicités. Mais si on s'arrête trop à cet éclat qui charme les sens, si on donne le coeur à un objet qui ne doit servir qu'aux yeux, l'âme, désobligée de cette trompeuse rencontre, souffre plus qu'un famélique entre les peintures des viandes dont il recherche les réalités. Cela fait connaître que la beauté corporelle n'est qu'une ombre et un crayon d'une autre divine, qui est le véritable objet de notre amour.

 

D'où vient que les religieux « ne haïssent pas le none de l'amour », de l'amour humain. Ils ne haïssent pas davantage la beauté sensible, pourvu que nos passions ne la détournent pas de sa fin première qui est d'enchanter

 

(1) Le gentilhomme chrétien, p. 510.

 

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les yeux. Dois-je me priver « de la conversation des dames », demande le « gentilhomme chrétien » ? Non,

 

il n'en faut pas venir à ces extrémités. Le soleil nous est donné pour nous éclairer par sa lumière et pour réjouir nos yeux, non pas pour les perdre, en les arrêtant ouverts et fixés sur son globe... On ne vous demande pas que vous soyez aveugle pour les beautés de la Cour : il vous est permis de les voir de près, comme des pièces de cabinet, avec admiration, sans les toucher, comme des choses qui ne sont pas et qui ne doivent pas être à votre disposition, ni même à votre choix... Ces fleurs ne sont belles que sur le pied, elles flétrissent bientôt et deviennent inutiles à tout entre les mains qui les ont cueillies (1).

 

Car enfin la beauté sensible m'avertit elle-même qu'elle ne saurait être le « vrai centre » de mon coeur. Quand les transports de l'amour

 

laissent quelques intervalles à ma raison, je connais bien qu'un objet où l'ail et l'esprit ne rencontrent pas tout ce qu'ils remarquent ailleurs de perfections, que ce sujet si changeant, que cette fleur de peu de jours, ne mérite pas ce que je lui donne de respects, de voeux, d'adorations, de larmes, d'extases; que c'est une surprise, que, sans y penser, j'adore Dieu en son image (2).

 

Les termes si familiers aux amants,

 

de divinité, de voeux, d'offrandes, d'autels, de sacrifices, expliquent un autre objet à qui ils doivent rendre leurs amours et quand ils protestent qu'ils sont éternels, ils désavouent tacitement la beauté du corps.

 

« Rappelons donc nos pensées » et « que notre âme, quittant les choses matérielles, se recueille, à la pointe de son essence pour joindre l'indivisible ». Magna res est amor. L'amour est une si grande chose ! Il signifie :

 

un mépris des choses mortelles, un transport de la terre au ciel, une perfection de notre nature, des flammes qui purgent

 

(1) Le gentilhomme chrétien, pp. 517, 519.

(2) Les vaines excuses, I, pp. 185, 186.

 

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sans consumer, un mouvement sans lassitude, une assistance de l'esprit devant la bonté divine... On a sujet de dépeindre l'amour charnel, enfant et aveugle... Mais l'amour de Dieu a des yeux qui discernent le vrai d'avec le faux ; il voit Dieu partout... Que l'homme aime Dieu,... il jouira d'une paix qui passe tout ce que notre imagination se peut figurer d'heureux. Le monde lui paraît tout autre qu'à l'ordinaire ; il respire un air plus doux, comme au sortir d'une maladie et à l'entrée du printemps ; il lui semble qu'il se soit fait un renouvellement général de la nature et il se figure dedans les choses le changement qui s'est fait en lui. Rien ne le choque, mais tout flatte ses sentiments ; tout s'accorde à son humeur, à cause de l'extrême déférence qu'il rend à la Sagesse qui l'ordonne ou qui le permet ainsi ; et vous diriez qu'il jouisse du privilège de la nature supérieure, exempte de contrariété.

 

L'homme qui aime Dieu « étant revêtu d'une qualité divine » « fait des actions qui passent l'humain ».

 

Il se communique à tous avec une charité désintéressée, imitantla bonté du premier principe qui, comme cause universelle, prête son assistance à toutes les choses particulières... Il entre dans les négoces de la vie, comme la lumière se répand dessus la terre, pour y apporter le jour, sans y perdre rien de sa pureté ; et, dans les communautés, il fait les offices que la forme universelle, c'est-à-dire que Dieu exerce en la conduite du monde... Il a l'empire du monde par l'extrême complaisance qu'il reçoit de le voir gouverné par la sagesse divine, et l'amour qui anticipe, qui accomplit et qui proteste de suivre toujours les décrets de Dieu, le met dans un état qui tient du bonheur invariable de l'éternité.

 

II. C'est l'originalité du P. Yves, c'est peut-être une de ses faiblesses. Il s'exprime presque toujours comme un sage de l'antiquité. Mais sous les mots de cette langue il met les pensées, les émotions, les plus hautes réalités chrétiennes. S'élevait-il lui-même au-dessus de la prière commune et jusqu'à l'union mystique, je suis tenté de le croire, mais rien ne me permet de l'affirmer. D'une part en effet il n'écrit guère que pour le grand public dévot et d'autre part il n'aime pas à se mettre en scène.

 

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Mais, très certainement, l'amour qu'il célèbre dans presque tous ses ouvrages, est déjà le pur amour des mystiques. Je sais bien que, dans sa réponse au grand Arnauld, il s'explique à ce sujet d'une manière assez équivoque.

 

J'ai peur, disait-il, que ces dévotions si raffinées qui ne veulent qu'un pur amour ne soient vaines, qu'elles ne s'exhalent toutes en paroles, qu'elles n'ôtent le mouvement à notre amour, en lui ôtant la vue de son intérêt et qu'elles ne laissent point de matière à la grâce en détruisant si fort la nature (1).

 

Texte important qui nous rappelle que dès la première moitié du XVII° siècle et longtemps avant M' Guyon, les grands spirituels eux-mêmes ou plutôt leurs disciples avaient dû commettre quelques imprudences, au moins de langage. Quoi qu'il en soit, la pensée du P. Yves n'est pas douteuse.

 

Il y en a, dit-il, qui se consacrent à la vertu par le seul motif de la charité : il y en a qui, sans avoir aucune pensée de l'enfer ni du paradis, conçoivent un sublime sentiment de la divinité..., se sentent obligés par tant de raisons de justice, par des transports si impatients, des mouvements de grâce si impétueux qu'ils abandonnent toutes choses pour être plus libres à lui rendre leur adoration... Certes, si la nature porte tous les jours les choses particulières par des mouvements contraires à leur inclination, quand il s'agit d'un intérêt général, comme pour empêcher le vide, on ne doit pas s'étonner si la grâce élève l'homme jusques à quitter tous ses intérêts pour s'unir à Dieu qui est un bien universel... S'il se trouve des matières qui renvoient le rayon du soleil par la même ligne droite qu'elles l'ont reçu, pourquoi la grâce ne mettra-t-elle pas certaines âmes en état de réfléchir dessus Dieu une pure charité qui ne cherche que sa gloire, comme il n'a voulu que notre bien ?... Pourquoi ne pourra-t-elle pas faire que la créature, qui n'est rien de soi, ne se considère aucunement, lorsqu'il lui faut aimer le souverain bien dont elle tient tout ce qu'elle est?

 

Dans le commerce même du monde, les affections sont estimées véritables de ce qu'elles sont désintéressées et

 

(1) Des miséricordes..., p. 195.

 

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« la recherche du propre intérêt est un notable reproche à l'amitié », « sentiment universel entre tous les hommes » « qui nous apprend que le bien doit être aimé pour lui-même » :

 

Si la beauté, si la vertu, si la science s'attribuent cet avantage (d'être aimées pour elles-mêmes), et si ceux qui les recherchent pour d'autres motifs, semblent en profaner les mérites; ce ne sont que des essais qui doivent instruire notre coeur, à se donner avec de pures et entières affections au souverain bien (1).

 

Pour des esprits comme le sien, de belles métaphysiques, loin de refroidir la dévotion, la rendent au contraire plus ardente. Le retour aux premiers principes leur donne une sorte de joie sacrée, intense et paisible, qui résonne dans tout leur être et qui fait même tressaillir la chair et le

sang. Nous l'avons déjà dit plus haut et en finissant, nous pouvons le redire avec plus d'assurance, la contemplation du P. Yves touche aux limites même de la véritable extase. Il serait presque téméraire de croire qu'elle ne les a jamais franchies.

 

Notre amour demande un seul objet infini, où il puisse recueillir et conserver nos puissances toutes entières. Cependant ces actes de l'intellect et de la volonté les partagent et au lieu de les mettre dans l'union, ils les jettent dans la multitude. C'est pourquoi notre âme revient en soi-même, elle impose silence au raisonnement, elle se défait des espèces d'infini, d'immense, d'éternel, de sagesse, de toute puissance, de bonté, de miséricorde ; par un regard très pur et très simple, elle adore Dieu.

Elle se sent délicieusement touchée de cette souveraine bonté et comme ravie par un transport tout-puissant au-dessus du monde et de la nature ; elle se voit en présence d'une lumière infinie dont il lui est impossible de supporter les éclats ; elle se voit comme exposée à un torrent impétueux de délices, à un abîme de bontés qu'elle aime et qu'elle craint tout ensemble, parce qu'elle se sent incapable de s'y abandonner sans périr...

 

(1) L'Amour naissant, pp. 160. 164. Il est remarquable que le P. Yves place cette défense de l'amour pur, dans un livre où il étudie les premières étapes de la vie spirituelle.

 

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Mais, hélas ! quand elle craint cet excès, elle s'éloigne de ce qu'elle aime. C'est pourquoi, elle en redouble bientôt les désirs; elle s'abandonne ; elle se précipite ; elle se résout de faire périr la nature par un bienheureux naufrage dans l'essence de la vie, D'abord le coeur humain qui rencontre ces qualités divines, souffre des émotions semblables à celles que l'on voit en l'embouchure de deux rivières devant qu'elles aient mêlé leurs eaux et leurs mouvements : et puis, il se fait un calme, un silence mystérieux, une tranquille effusion de délices où les puissances naturelles sont comme absorbées dans l'immensité, sans plus y retenir la cause ordinaire de leurs actions.

La mémoire se trouve là toute dépouillée d'espèces ; le jugement abandonne le discours de la raison ; il est permis à la seule volonté d'avoir l'entrée dans ces splendeurs ineffables, dans ces spectacles éternels et d'y posséder plus de biens qu'elle n'en peut concevoir. Quelquefois, elle se trouve dans une fête solennelle, dans un saint repos qui la met hors des vicissitudes du monde et qui suspend l'exercice ordinaire de ses actions ; et puis, autrefois, elle se trouve emportée d'une invincible chaleur qui veut tout entreprendre...

Après ces lumières, ces délices, ces extases de l'amour, l'âme retombe bientôt dans sa constitution naturelle. Il est vrai qu'au sortir de ces splendeurs, elle n'en rapporte pas des espèces assez vives pour faire une nette connaissance; néanmoins, il en reste quelques idées confuses d'où procède la jubilation qui est le transport d'un amour qu'on ne peut ni taire, ni exprimer. En ces rencontres, les saints ont quelquefois des saillies de voix, de gestes ou d'actions peu convenables, qu'on appelle une sainte ivresse, parce que le coeur tout attentif à son souverain bien qu'il vient fraîchement de perdre, le poursuit encore sans considération de la bienséance morale. Il est tout en désirs dans son cher objet, sans se pouvoir encore résoudre à la nécessité qui l'oblige de le quitter pour descendre aux choses humaines, de sorte qu'il souffre en ce combat des convulsions semblables à celles d'une puissance demi-victorieuse et demi-surmontée du mal. En suite de ces douces inquiétudes qui tiennent encore de la jouissance, quand l'âme a repris le libre usage de la raison, elle juge bien qu'elle doit agir avec une plus grande retenue et garder les divines communications dé son amour sous le silence (1)

 

(1) L'Amour jouissant, pp. 179, 186.

 

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Nous le disions, en abordant les deux derniers chapitres, et nous avons maintenant, me semble-t-il, le droit de le redire avec plus d'assurance : Yves de Paris n'est pas seulement un humaniste dévot du plus rare mérite, il est encore, si j'ose dire, l'humanisme dévot fait homme, la synthèse vivante des. idées et des tendances que nous avons cru pouvoir appeler de ce nom. Certains, plus hésitants, ou de moindre envergure, ou bornés par le sujet particulier qu'ils s'étaient imposés, certains ont choisi parmi ces idées ou ces tendances, enseignant ou suivant les unes avec plus de décision, négligeant ou même combattant les autres. Yves les a toutes ou formelle-ment enseignées ou délibérément suivies. Non pas qu'il en ait fait la somme systématique. Bien qu'il implique une philosophie très organisée, l'humanisme dévot est moins une doctrine qu'un esprit, mais de cet esprit, nul peut-être, à l'exception de François de Sales, n'a été aussi profondément pénétré que le P. Yves. Richeome, du reste, et François de Sales, et Camus, et Binet, à chaque pas j'aurais pu montrer le parfait accord du P. Yves avec ces maîtres de l'humanisme, accord d'autant plus significatif que cet esprit très indépendant et original ne parait aucunement avoir subi l'influence des spirituels, ses contemporains. Mais, à chaque pas aussi, l'on a pu s'apercevoir que le P. Yves n'était pas tout à fait l'unanime de ces maîtres, qu'il avait une autre manière, un autre accent et qu'en lui s'annonçait, à des signes trop certains, l'évolution finissante, la faillite prochaine, non pas des idées qui ne peuvent périr, mais du mouvement lui-même. Les autres se continuaient et s'achevaient réciproquement; consciemment ou non, ils faisaient bloc. Binet reprend Richeome ; Camus se donne et à bon droit pour l'interprète de François de Sales. Yves est seul, on le croirait ou beaucoup plus ancien ou beaucoup plus jeune que ces écrivains qui ont à peu près le même âge que lui, qui ne le connaissent pas et qu'il ne connaît pas lui-même. Il ne parle pas

 

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leur langue; il ne semble pas s'adresser aux mêmes lecteurs. Etrange phénomène, si l'on songe à l'unanimité foncière que nous venons de rappeler et qui est assez manifeste. Etrange, mais révélateur. Essayons de l'expliquer.

François de Sales n'est pas un moindre philosophe que le P. Yves. Comme lui, frère spirituel de Pic de la Mirandole et de Sadolet, il a, pour les hautes spéculations, le même goût que les platoniciens de la Renaissance. Néanmoins la foule dévote peut le suivre. Imagine-t-on un ouvrage moins ésotérique, plus accessible que l'Introduction à la vie dévote? Autrement sublime, le Traité de l’amour de Dieu reste presque populaire. Il a été composé pour les premières visitandines et avec elles : une soeur converse n'en comprendra pas toutes les pages, mais elle y trouvera partout de quoi s'instruire et s'édifier. L'ensemble du livre la portera. Ainsi des autres humanistes dévots, au moins des maîtres. La scène change avec le P. Yves. Qu'il ait trouvé de nombreux lecteurs, la chose, pour n'être pas douteuse, n'en paraît pas moins surprenante. C'est un philosophe, un sage, chrétien certes, dévot, fervent jus-qu'au mysticisme, mais qui ne peut atteindre qu'une élite, et, semble-t-il, peu nombreuse. Il n'a pas l'égoïsme, l'immortification, les préjugés vaniteux des intellectuels, mais il en a l'habit, les allures, les curiosités, les nobles tendances, il en a parfois les manies. Il humilie volontiers la raison raisonnante, mais en lui empruntant à elle-même des armes subtiles : il exalte la « docte ignorance », mais en métaphysicien et ravi de l'être. Qu'est-ce à dire sinon qu'avec lui, l'humanisme dévot commence à dévier de sa mission historique, tend à redevenir l'ancien humanisme chrétien. Il demeure simplement et proprement dévot, cet humanisme, en ce qu'il vise toujours la pratique, en ce qu'il plie les idées pures aux besoins précis de la vie spirituelle. On ne peut même pas dire que la spéculation y tienne, mais il suffit qu'elle semble y tenir trop de place. Les autres font avant tout figure de

 

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directeurs; le P. Yves, de contemplateur. Ses livres continuent ses exercices intimes. On dirait qu'il ne les écrit que pour lui-même, pour son plus grand bien et son plaisir. Ainsi font les poètes et les philosophes; ainsi ne doit pas faire un auteur dévot. Et voilà, d'un autre côté, pourquoi il nous satisfait davantage. Les autres, qui vivent pourtant du même esprit que lui, ne s'inquiètent pas, le plus souvent, d'analyser et de définir cet esprit. Pour le P. Yves, vivre et contempler ne sont qu'un. D'où ce constant recours aux principes, ces descriptions infinies, cette plénitude lumineuse. Totus ipse lumen.

Et comme il n'écrit que pour lui-même ou pour les rares esprits qui lui ressemblent, il oublie de prévoir et de dissiper les interprétations fâcheuses qu'on pourrait donner à ses théories. Il nous suppose tous parvenus aux sommets de noblesse et de clarté où lui-même il s'élève sans effort et qu'il occupe avec une sérénité parfaite. Il ne méprise pas, il ignore les profanes. Pélagien, semipélagien, « naturaliste », il ne l'est pas, mais à plusieurs, il paraîtra l'être. La fausseté, le néant de ces doctrines lui sont tellement évidents qu'il ne songe pas à nous prémunir contre leur attrait. Le surnaturel est son élément, l'air, la lumière qu'il respire ; il ne voit, il ne peut voir la nature que surélevée intimement et constamment par la grâce rédemptrice. Ainsi fait, tous les mots qu'il emploie prennent un sens nouveau et comme divin : celui de plaisir, auquel il revient sans cesse, indique toujours, chez lui, des réalités déjà célestes. « Notre âme, dit-il, a deux portions dont l'une prompte, agile, pénétrante ne met ses dé. lices qu'aux opérations qui sont propres aux intelligences; l'autre, pesante, grossière, n'a de l'affection que pour le corps ni de commerce qu'avec les sens (1). » De ces deux âmes, il ne montre jamais que la première. La bête est souvent supprimée, l'ange reste seul. En d'autres termes, lui, qui voit si clair dans le fond des coeurs, lui qui, s'il le voulait, manierait l'ironie en maître, on dirait qu'il n'a pas

 

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le sens du péché. François de Sales qui s'inspire pourtant des mêmes principes que le P. Yves, est bien autrement précautionné. Ni la vigilance des sages, ni le zèle soupçonneux de Port-Royal ne le prendront jamais en défaut.

Pour tout ce qui touche à la dévotion proprement dite, le P. Yves risque d'éveiller chez plus d'un, des inquiétudes analogues. Là encore, il se maintient trop habituellement dans la région des idées et des belles contemplations. Sa piété que nous savons d'ailleurs simple, tendre, et pour tout dire, franciscaine, prend souvent je ne sais quel air philosophique, lointain, presque nuageux. Son Christ, qu'il a célébré magnifiquement, son Dieu même, qu'il a toujours à la bouche, on les prendrait parfois, non pour des personnes, mais pour des idées (2). Il nous fait penser à tel Père des premiers siècles ou à l'Aréopagite, plus qu'à saint Bernard. L'histoire évangélique lui est moins présente qu'on ne le voudrait. Il n'a pas, ou, du moins, il laisse peu voir cette « passion de l'humanité du Christ » (3) qui, depuis le moyen âge, et grâce peut-être surtout aux mystiques franciscains, marque la piété chrétienne; ou, pour mieux dire, il ne chante ce cantique nouveau, qu'en l'accordant à la musique des sphères.

 

Consens paterni luminis.

Lux ipse lucis, et dies...

 

Bien qu'il loue les jésuites avec sa courtoisie et sa cordialité ordinaire et qu'il reconnaisse qu'ils ont beaucoup fait pour la propagande spirituelle, il n'emprunte rien aux exercices de saint Ignace, qui avaient alors une telle vogue. Les méthodes oratoriennes lui sont également étrangères. Il a sur l'Eucharistie des élévations très

 

(1) La Théologie naturelle, I, p. 232.

(2) Je n'ai pu me procurer que deux de ses quatre petits volumes sur les progrès de l'amour, mais ceux-ci, tout de dévotion pourtant, confirment pleinement les présentes remarques.

(3) Cf. Christus, manuel d'histoire des religions, p. 842.

 

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belles, mais d'une beauté toute spéculative. De toutes les dévotions, celle qu'il célèbre avec le plus d'accent, c'est la psalmodie. Faut-il d'ailleurs que je le répète : pour lui, contemplation et pratique se confondent: sa métaphysique est aussi dévotion, action, ascèse même et union mystique. Mais combien peu sont faits comme lui! Combien peu le suivront sur une voie aussi étroite et glissante ? Il n'a pas à redouter pour lui-même les dangers du dilettantisme religieux et métaphysique, mais pour d'autres, pour le plus grand nombre sans doute, ces dangers ne sont-ils pas trop réels? Même appliquée aux objets les plus saints, la libido sciendi et contemplandi ne risque-t-elle point d'appauvrir, de vider les âmes en enchantant les esprits? Nous ferons plus tard des remarques plus ou moins semblables, à propos de Fénelon.

Non pas certes que j'entende rabattre quoi que ce soit des éloges que je lui ai prodigués et qui me gênent plutôt par leur pauvreté. Je le trouve incomparable, et de tous nos humanistes, il n'en est pas un seul que je lui préfère. C'est une de ces intelligences pures et rayonnantes qui ne semblent pas avoir péché en Adam. Totus ipse lumen.

Aussi aurions-nous moins insisté sur les réserves qu'on vient de faire si elles ne s'appliquaient, en quelque façon, à l'humanisme dévot lui-même. Riches, nuancées, subtiles, le système qui implique cet ensemble de doctrines et de tendances, pour être foncièrement orthodoxe, n'en exige pas moins chez celui qui l'enseigne à la foule, une sûreté de pensée et de plume, une délicatesse, une prudence infinies. Grâce à l'effort des théologiens modernes et aux décisions de Trente, aussi longtemps que l'on se maintient dans le domaine des principes, il n'est plus si difficile d'exalter la grâce sans déprimer injustement la nature, et la miséricorde de Dieu sans rien diminuer de sa justice; d'éviter, d'une part les paradoxes mortels de Jansenius et d'autre part les molles complaisances d'une

 

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morale énervée; mais combien la tâche du directeur ne paraît-elle pas plus malaisée lorsqu'on en vient aux applications de détail et à la pratique quotidienne, lorsqu'il s'agit de persuader non pas à l'élite, mais à la foule qu'une conception optimiste de l'univers, loin d'atténuer la sainte rigueur de l'Évangile, la rend au contraire plus étroite. Du reste n'avons-nous pas dit et n'allons-nous pas redire en terminant ce travail, que l'humanisme dévot, s'il veut être logique avec ses telles idées, doit aller jusqu'à la sainteté même, et si Dieu le veut, jusqu'à l'union mystique? Certes Port-Royal est plus commode, qui ne demande au directeur que de trembler lui-.même et de faire trembler les autres. L'optimisme chrétien est une doctrine d'héroïsme; le pessimisme une doctrine de lâcheté et les maîtres de la peur l'emportent sans peine sur les maîtres de l'amour. Pour toutes ces raisons et d'autres encore, il est donc tout naturel que le noble mouvement que nous venons de raconter n'ait duré qu'un demi-siècle. Non pas qu'il ait été vaincu tout entier et que rien ne soit resté d'une si active propagande et si concertée. L'autorité de François de Sales demeure, elle ne passera pas. Mais quand retrouvera-t-on aussi universellement répandues, cette jeune ardeur au bien, cette confiance filiale en l'amour divin, cette liberté, cette joie de vivre la vie chrétienne, cette vertu si peu morose, tant d'esprit et tant de fraîcheur ?

 

(1) Si je n'avais déjà passé les limites que je me suis prescrites, c'est ici que j'aurais dû parler d'un illustre capucin qui fut l'intime ami du P. Yves de Paris. Mais comment résumer en quelques pages l'oeuvre splendide — et d'ailleurs, dans l'ensemble presque profane —du P. Zacharie de Lisieux. Du moins citerai-je son très beau livre De la monarchie du Verbe Incarné (deux parties, 1639, 1649). On sait que sous le pseudonyme de Petrus Firmanius, il publia, en latin, trois ouvrages mémorables : le Sæculi genius; les somnia sapientis et le Gyges gallus. Il est aussi l'auteur de la non moins fameuse relation du pays de Jansénie. Cf. un excellent travail de M. l'abbé Ch. Guéry : Les oeuvres satiriques du P. Zacharie de Lisieux; Etudes franciscaines, 1912.

 

 

 

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