Chapitre II
Précédente Accueil Remonter Suivante

 

[ Accueil]
[ Remonter]
[ Avant-Propos]
[ Objet]
[ Ière Partie]
[ Chapitre II]
[ Chapitre III]
[ Chapitre IV]
[ Chapitre V]
[ IIème Partie]
[ Chapitre II]
[ Chapitre III]
[ Chapitre IV]
[ Chapitre V]
[ Chapitre VI]
[ Chapitre VII]
[ Chapitre VIII]
[ Chapitre IX]
[ IIIème Partie]
[Chapitre II]
[ Chapitre III]
[ Chapitre IV]
[ Appendices]

CHAPITRE II YVES DE PARIS. — L'HOMME ET L'ÉCRIVAIN

 

I. Comment le P. Yves est-il aujourd'hui si oublié ? — Sa place dans l'histoire de l'humanisme. — Sa naissance. — Ses débuts au barreau. — Qu'il n'avait pas l'esprit juridique. — La vocation religieuse. — Ce qui l'attirait chez les capucins. — Liberté et simplicité de l'Ordre. — Les missions dans les campagnes. — L'activité littéraire du P. Yves.

 

II. Que la contemplation vaut mieux que l'action. — Description de la contemplation. — Ses délices. — La promenade du sage. — Lever de soleil. — Dévotion à la lumière. — Les infiniment petits. — Le musée. — Autres objets de la contemplation du P. Yves. — Les voyages. — Différences entre le contemplateur et le curieux. — Que la contemplation est une vertu. — De la contemplation à l'extase.

 

III. Style du P. Yves. — Les rythmes. — Les images.

 

IV. Le mage. — La philosophie chrétienne et l'astrologie. — Le défi aux étoiles. L'horoscope des empires. — Le Fatum universi et les pré-dictions du P. Yves.

 

 

I. Lorsque je commençais le présent travail et même, lorsque je pensais toucher au terme de mes recherches, j'ignorais encore tout d'Yves de Paris et jusqu'à son nom. Ou plutôt je l'entrevoyais, mais comme un de ces êtres fictifs que nous nous créons à nous-mêmes et qui incarnent pour nous l'esprit, la perfection souveraine, l'idée enfin d'une époque ou d'un mouvement. C'était vers lui que j'allais, c'était lui qu'ébauchaient, que préparaient et qu'auraient dû être les Camus, les Binet, les Bonal et autres personnages de moindre valeur. Il était pour moi l'archétype de l'humanisme dévot, un Marsile Ficin qui aurait écrit l'introduction de la vie dévote; un François de Sales qui aurait soutenu les neuf cents thèses mirandoliennes de omni re scibili; un Sadolet raffiné et populaire tout ensemble qui,

 

422

 

laissant la langue de Cicéron, aurait manié le français avec la souplesse persuasive d'un Fénelon ou d'un Malebranche. Qu'un pareil homme eût jamais existé en chair et en os, et pendant le XVII° siècle, c'eût été trop beau. Quant à rencontrer ce Platon dévot sous la bure franciscaine et, pour tout dire, capucin, l'espoir ne m'en serait jamais venu. Ainsi toujours nous confondront les miracles incessants de la nature, du génie humain et de la grâce.

Il semble que ses contemporains aient reconnu le mérite de ce personnage extraordinaire que l'éditeur de ses oeuvres posthumes appelle « le beau génie de son siècle, le porte-plume de son temps et l'honneur de son Ordre par sa vie également dévote et savante » (1) : mais il semble encore, et ceci est plus surprenant que tout le reste, il semble que dès avant la mort du P. Yves de Paris, l'oubli ait commencé à se faire autour de lui, un oubli que depuis lors, plus de deux siècles ont solidement consacré. Dès 1679, quelques années après la mort du P. Yves, un de ses admirateurs les plus enthousiastes, le célèbre bénédictin Hugues Mathoud, s'irritait contre cette indifférence croissante. Peut-on s'expliquer, écrivait-il des eaux de Bourbon à l'abbé de Saint-Martin, a le profond silence que gardent les capucins au sujet de leur P. Yves ? N'est-ce pas navrant et stupéfiant ? J'en vois plusieurs ici, dans ce trou où toute la France boit ou se baigne ; je les harcèle de mes questions sur le P. Yves. Les uns se taisent, les autres font la petite bouche ». De son côté, l'abbé de Saint-Martin, annotant la lettre de son ami avant de la placer dans ses tablettes, déclare faire sienne la colère du P. Mathoud — me querimoniæ conscium multus profiteor, et parle avec la même amertume du silence

 

(1) Les fausses opinions du monde... (Paris, 1688), avis au lecteur. De même, dans la préface du Magistrat chrétien (1688), il est dit que « personne, sans injustice, ne lui peut refuser d'être la forte plume du siècle, le fléau de l'hérésie, le défenseur de l'Eglise, l'admiration de l'univers ». Ajoutons que l'éditeur de ces oeuvres posthumes est le propre neveu du P. Yves, dont il avait pris le nom en entrant à son tour chez les capucins.

 

423

 

criminel des capucins : de Yvone nostro silentibus perperam capucinis (1).

Il n'est que trop vrai; les capucins n'ont presque rien fait jusqu'à nos jours pour sauver la mémoire d'un de leurs plus grands hommes. Négligence d'ailleurs plus fàcheuse que coupable. Yves les gênait-il par la hardiesse ou la bizarrerie de quelques-unes de ses idées? Je ne le crois pas. Ceux de sa génération l'ont aimé, l'ont placé très haut. Nous en avons des preuves certaines et nous savons qu'il n'aurait tenu qu'à lui d'occuper les premières charges de son Ordre. Mais il a vécu trop longtemps et quand il a disparu, âgé de plus de quatre-vingts ans, les beaux jours de l'humanisme dévot étaient passés. Finies les hautes spéculations platoniciennes, bridée la curiosité universelle, éteinte l'ardeur confiante et libérale, assombri l'optimisme de cette époque généreuse. Les capucins de 1679 qui n'avaient pas lu le P. Yves ou qui haussaient les épaules en parlant de lui, étaient les contemporains de Nicole et de Bouhours. Réfractaires sans doute comme le P. Yves à l'esprit de Port-Royal, ils acceptaient néanmoins toutes les autres disciplines du grand siècle, les plus déprimantes comme les plus saines. Eh quoi! ne voyons-nous pas les jésuites eux-mêmes, ordinairement plus soucieux des gloires de leur Ordre, oublier bientôt le P. Binet, faire fi du P. Garasse et traiter le vieux Richeome avec

 

(1) Cette curieuse pièce qui m'a été fort aimablement communiquée par le savant archiviste des capucins, le R. P. Edouard d'Alençon, se trouve à la bibliothèque d'Auxerre dans un recueil de pièces diverses intitulé : Bibliothèque d'un senonais (t. IX, p. 299 sq.). Au reste, un savant capucin qui a bien voulu lire les épreuves du présent livre, estime que le P. Mathoud exagère. Non seulement Wadding (165o) traite le P. Yves de « vir insignis », mais encore Bernard de Bologne (1747) lui consacre quatre colonnes dans des éloges des capucins illustres. « Inter illustriores nostræ religionis virus recensendus quin et totius Galliæ sua ætate communiter appellatur Phoenix. Sublimi et perspicacissimo potens ingenio ». — Oui, sans doute, les bibliographes et les historiens de l'Ordre le mettent très haut. mais si les capucins du XVIII° siècle et du XIXe siècle avaient conservé le culte de leur P. Yves, leur premier soin eût été de le rééditer, de le répandre, ce qu'ils n'ont pas fait. Toutes les apparences semblent montrer que, dix ans après sa mort, le P. Yves n'était plus connu que d'un très petit nombre d'amateurs.

 

424

 

une compassion presque méprisante? Notre capucin est certes plus grand que tous ceux-là, mais où a-t-on vu que l'immortalité fût nécessairement promise au génie ? Hé, s'écriait le P. Yves,

 

combien y a-t-il de grands personnages, de princes, de capitaines, d'hommes admirables en doctrine et en prudence dont la mémoire est ensevelie dans l'oubli!...

 

Il ne pensait pas à lui-même quand il parlait de la sorte, au reste plus joyeusement résigné que personne à faire bon marché de sa propre gloire.

 

Je suppose, continuait-il, qu'on ait quelque lien dans l'histoire : quel grand avantage y a-t-il d'être nommé de ceux qui ne connaissent pas nos personnes ; et qu'un petit nombre de curieux, dans la postérité, ne soient informés des actions de notre vie que pour nous mettre au-dessous d'une infinité de grands personnages ?... Il me semble que cela ne mérite pas les empressements de nos esprits (1).

 

Quoi qu'il en soit, un hasard bienheureux m'a mis sur les traces de ce capucin oublié, un de ces hasards que le P. Yves attribuait à la conjonction des astres ou aux secrètes directions des anges. Je l'ai rencontré où il devait naturellement se trouver, mais où je ne le cherchais guère, à savoir dans un mémoire catalan sur Raymond de Sebonde. Dans un des chapitres de ce travail, l'auteur, un bon élève de Menendez y Pelayo, indique les principales « théologies naturelles » qui ont été composées depuis le fameux Liber creaturarum traduit par Montaigne, et entre autres, celle du P. Yves (2).

Par bonheur, j'étais à Rome où les vieux livres religieux se trouvent plus facilement qu'à Paris, et j'eus bientôt sous la main non seulement la Théologie naturelle, œuvre maîtresse du P. Yves, mais dix autres volumes

 

(1) La théologie naturelle..., II, pp. 362-363.

(2) SALVADOR BOVÉ.  Assaig critich sobre'l filosoph barceloni en Ramon Sibiude, Barcelone, 1896, p. 121.

 

425

 

de lui. Quelle surprise, quel éblouissement, quelle joie parfaite! Pogge ne fut pas plus ému lorsqu'il découvrit l'Institution de Quintilien dans les oubliettes de Saint-Gall. Auprès de ce beau génie lumineux, Richeome qui m'occupait alors, et Binet et les autres faisaient une figure si misérable que j'eus un moment la tentation de les délaisser. Mais, ce faisant, j'aurais sacrifié une des conclusions les plus réconfortantes de mes recherches. Il est bon de penser que de tels hommes ne sont exceptionnels que par les dons de l'esprit ou du style, continuant, pour le reste, une tradition déjà ancienne et fort répandue. François de Sales et Bonal exceptés, le P. Yves l'emporte et de beaucoup sur tous les écrivains que nous avons étudiés jusqu'ici, mais il est bien de leur famille. Suprême représentant de l'humanisme dévot, il achèvera l'histoire que nous avons entreprise et lui donnera son plein sens.

Un chartiste arriverait sans doute à reconstituer l'histoire extérieure du P. Yves, mais pour l'instant nous n'avons sur ce sujet qu'un nombre insignifiant de certitudes. Les annalistes de son ordre disent qu'il avait trente ans lorsqu'il fut admis chez les capucins en 1620, et quatre-vingt-huit ans lorsqu'il mourut en octobre 1679. Il est donc né à Paris — son nom de religion l'indique — dans la dernière décade du XVI° siècle : quant à son nom de famille, je n'ai pu le retrouver. Il était certainement de bonne et très riche maison (1). Noblesse de robe, sans doute. Son livre du gentilhomme chrétien nous le montre initié aux usages du grand monde. Vous avez, dans les académies, dit-il par exemple,

 

les exercices de la danse qui rendent les mouvements du corps si flexibles, si souples, si prompts, néanmoins si réguliers qu'ils suivent tous les accords, les demi-tons, les feintes, les délicatesses du violon... Au fleuret, ils vont aussi vite que

 

(1) Son ami, le bénédictin Mathoud l'affirme dans la lettre citée plus haut.

 

426

 

le temps ; ils le devancent même et le prennent en son défaut, quand un même coup pare et porte, soutient et blesse son ennemi... Au voltiger, le corps vole sans aile, s'abat, se relève, fait ses voltes, se soutient en équilibre, se remet en selle après mille surprenantes passades, comme s'il était sans os, sans pesanteur, et qu'il eût déjà, par avance, l'agilité des bienheureux... Là, le principal des exercices est de bien monter à cheval... Il est impossible de ne pas aimer un animal si généreux et tellement d'accord avec l'homme... L'inclination qu'on a pour lui fait qu'on en prend le soin, qu'on étudie ses passions et les marques extérieures qu'on peut avoir de ses bonnes qualités (1).

 

Fond et forme, son oeuvre entière est d'un gentilhomme. Ce contemporain de Garasse et de Binet n'a pas moins de délicatesse que Fénelon. Même sur le chapitre des femmes, il est d'une urbanité parfaite et, sauf une seule ligne, ou trop naïve ou presque vulgaire, on peut tout citer de lui.

Le patron qu'il se choisit en entrant chez les capucins nous indique sa première vocation. Avocat de grand avenir, nous dit-on, sa jeune éloquence aurait frappé les contemporains : in ipso Galliorum primo senatu eloquentim forensis laurea sublimis (2). « Il brilla dans sa jeunesse, disent de leur côté les capucins, dans le plus fameux Parlement du monde, et il s'y fit admirer lorsque les autres à peine savent-ils balbutier. Il n'y a fait que passer quelques années. Il s'est fait regretter pendant plusieurs autres (3) ». Sa vraie place néanmoins ne pouvait être au palais. La rigueur étroite et le formalisme de l'esprit juridique gênaient le vol naturel de sa pensée. Quelle sujétion, dira-t-il plus tard, de

 

demeurer toute une longue matinée fixe sur un siège, l'esprit si attentif aux faits que l'on pose et aux discours qu'on

 

(1) Le gentilhomme chrétien..., pp. 182-184.

(2) Lettre déjà citée de Matboud.

(3) Éloges historiques de tous les grands hommes et très illustres religieux capucins de la province de Paris... B. N. F. fr. 25046 (pp. 353-359).

 

427

 

lui tient... qu'à l'instant il en faut juger avec une exactitude à qui rien n'échappe, sous peine de la conscience et de l'honneur! Cela ne peut être que désagréable à une bonne âme, réduite à retirer ses pensées des entretiens délicieux de la philosophie et de la contemplation, pour les attacher à cette chicane (1).

 

A la justice abstraite et faillible des codes, il opposait a l'équité », c'est-à-dire la loi de la nature gravée dans nos âmes par la main de Dieu ».

 

Les lois civiles, disait-il encore, portent leurs décisions en termes impérieux qui ne veulent que le respect et l'obéissance, sans alléguer de raisons ni recevoir de réplique ; mais d'autant qu'elles sont faites sur des cas qui arrivent le plus souvent, non pas toujours, elles pécheraient contre la justice qu'elles veulent établir, si ces résolutions générales s'étendaient sur des choses, dont les considérations sont fort éloignées de celles qu'elles eurent pour fin. De là vient le commun reproche qu'un droit général est une souveraine injustice. Pour l'empêcher, il faudrait autant de lois qu'il y a d'affaires parce que chacune a ses circonstances qui la tirent du commun et qui demandent un droit particulier. Or, comme tant de lois ne peuvent pas être faites et que les contingences, ayant des diversités infinies, ne peuvent ni être prévues ni être réglées, nous avons besoin de quelque remède général. Il faut nécessairement que les personnes publiques aient recours à l'équité naturelle ; qu'elles soient des lois vivantes pour tempérer les lois écrites et pour ne se pas tenir dans la rigueur insupportable des tyrans ou des formalistes, attachés opiniâtrement à la lettre qui tue, sans considérer l'esprit d'où dépend la vérité (2).

 

Nous n'avons aucun détail sur les circonstances qui ont décidé de sa vocation religieuse, mais nous savons qu'entrer chez les capucins fut pour lui une chose toute simple et comme naturelle. Platon, Sénèque, Épicure n'auraient pas moins fait, s'ils avaient connu le vrai Dieu.

 

Les nerfs qui se terminent à l'extrémité des pieds sont toujours tressaillants d'esprits qui s'offensent beaucoup du

 

(1) Gentilhomme chrétien... pp. 48-49.

(2) L'Agent de Dieu dans le monde..., pp. 284-285.

 

428

 

moindre froid... Platon nous décrit l'amour nu-pieds et fort pauvrement couvert, parce qu'il est libéral jusqu'à en devenir pauvre, par des largesses qui seraient une prodigalité, s'il ne donnait aucunement à lui-même en donnant à celui qu'il aime. Demandez à un religieux pourquoi il s'expose à ces incommodités. Il vous dira qu'il a plu à Dieu d'allumer dedans son coeur les flammes d'un amour si violent qu'il a cru pouvoir vaincre le froid et la nudité (1).

 

Où, mieux que dans un cloître, trouverait-il cette « tranquillité d'esprit » vers laquelle soupiraient avant lui « Épicure et les stoïciens », et qui n'était pour eux

 

qu'une disposition propre à vaquer avec plus de liberté à la connaissance du Souverain Bien et pour s'y arrêter, n'en étant pas distraits par le tracas des affaires et par le mouvement déréglé des passions (2) ?

 

Contempler sans relâche le souverain bien, telle était pour le P. Yves la fonction essentielle de tout Ordre religieux et même des plus actifs. Une congrégation, disait-il, « fait montre » de ses prédicateurs, elle les

 

expose comme une écorce pendant qu'elle conserve au dedans le germe de sainteté en la personne des contemplatifs desquels Dieu se fait un sanctuaire qui ne doit pas être profané par une grande conversations (3).

 

Yves de Paris semble avoir été pleinement heureux dans sa vocation. A vrai dire, il ne répond pas tout à fait à l'idée que l'on se fait aujourd'hui d'un capucin, mais on ne le

 

(1) Les heureux succès de la piété (édit., 1633), p. 547. Il dit plus haut que Jésus-Christ « a fait voir les essais » de la perfection chrétienne « en la vie des philosophes » (Ib., p. 2) et que Sénèque « était la plus sublime pratique de la morale » (Ib., p. 33).

(2) Les heureux succès..., p. 41.

(3) Ib..., p. 211. C'est sur ce principe qu'il s'appuie lorsqu'il veut répondre aux attaques de J. P. Camus contre les capucins. « Juger, disait-il, de la perfection d'un ordre par l'un de ses religieux qui s'emploie dans la vie active et qui quelquefois se relâche un peu de la mortification, par condescendance ou par faiblesse, c'est juger du tempérament d'un corps par tut doigt blessé ». Ib., p. 212.

 

429

 

voit non plus, ni chanoine, ni bénédictin, ni jésuite ni même oratorien. Il faudrait créer un ordre religieux, séraphique et platonicien tout ensemble, pour cet unique et très singulier personnage. Après tout la bure franciscaine, symbole d'austérité, d'humilité et de je ne sais quelle indépendance, est encore l'habit qui lui va peut-être le mieux. Très indépendant et réfractaire à la plupart des contraintes sociales ou mondaines, il aimait fort la liberté et l'intrépidité capucines. « Il faut un pauvre religieux, écrivait-il, pour dire la vérité et pour faire la correction des crimes sans appréhension des puissances temporelles (1).»

 

Il est rare, disait-il encore, de rencontrer un autre qu'un religieux qui parle hardiment, qui condamne en chaire les vexations d'un pauvre peuple, les abus de la justice, les simonies, et qui dise plus encore s'il voit que l'occasion lui soit favorable (2).

 

Malgré sa délicatesse naturelle et le raffinement de sa culture, il trouvait bon que le religieux fût ou se fit peuple, oubliât ou méprisât l'artifice des salons. Connu au palais pour son éloquence et lié d'amité avec de grandes familles, il aurait facilement brillé parmi ceux qui ne veulent « déclamer que dans les grandes paroisses » et qui « font l'amour aux chaires des villes » (3). Ennemi de toute espèce de faste, et entre autres, du faste oratoire; plein de tendresse et de piété pour les simples, il préférait ces missions dans les campagnes auxquelles il a dû se consacrer dans les premières années de son ministère.

 

Vous verriez, à la seule publication du pouvoir qu'ont les religieux d'absoudre lors des cas réservés, tous les habitants d'un village quitter leurs exercices ordinaires pour apprendre ceux de piété... Ils veillent des nuits entières dans les églises...

 

(1) Les heureux succès..., p. 655.

(2) Ib., p. 654.

(3) Ib., p. 656.

 

430

 

On entend les voûtes qui résonnent des frappements de poitrine, des grands soupirs qui en sortent et des voix plaintives qui, par élans, s'élèvent au ciel pour en obtenir miséricorde. Ils assiègent les confessionnaux de tous côtés... Aussi ces pauvres personnes reçoivent tant de soulagement de ces visites et de ces remèdes sacrés qu'ils ne sauraient abandonner leurs libérateurs, quoique la nécessité du vivre les rappelle à leur travail, ils ne laissent pas de les suivre en procession par les villages circonvoisins (1).

 

Ces processions rustiques sont la seule gloire humaine que le P. Yves ait ambitionnée. L'histoire a de ces fantaisies qui dérangent le simplisme de nos constructions. Qui l'aurait pensé, que la Renaissance vaincue et proscrite trouverait un dernier asile dans le coeur et dans l'esprit d'un capucin, d'un vrai capucin!

Tout fait croire qu'après quelques années d'enseignement ou de missions, on aura permis au P. Yves de se consacrer uniquement à la prière et à l'étude. Il regardait la solitude comme « le pays des Muses » (2); il savourait, mieux que personne, « les délices que nous recevons d'une sérieuse retraite en nous-mêmes » (3), et il avait soif de cette paix bienheureuse « où l'âme respecte la majesté de ses pensées » (4). En 1632 paraît son premier volume : les Heureux succès de la piété (5) et dès lors, il ne cessera plus de produire.

 

(1) Les heureux succès..., pp. 657-660.

(2) Ib., p. 615.

(3) La théologie naturelle..., I, p. 593.

(4) Les morales chrétiennes..., II, p. 463.

(5) Dans ce livre, Yves s'était proposé de défendre les capucins attaqués par Jean-Pierre Camus avec autant d'étourderie que de violence, comme nous l'avons dit plus haut. Il y a là quelques malices à l'adresse du clergé séculier, et un chapitre, d'ailleurs injuste, sur les romans de Camus. Yves ne nomme pas l'évêque de Belley mais il le»vise directement quand il parle des mauvais livres. J'aime à croire qu'il n'avait pas lu les romans de Camus. « Donner les impressions d'un amour charnel, écrit-il, en faisant semblant d'instruire à la piété, c'est tomber dans l'abomination de ceux qui, étant dans le temple, tournaient le dos à l'autel et pleuraient Adonis dans le sanctuaire », p. 644. Le livre, du reste, n'est pas dans son ensemble une oeuvre de combat, mais d'exposition paisible et, qui mieux est, de psychologie religieuse. Nous ne voulons nous défendre, dit excellemment le P. Yves, qu' « avec ce que nous avons de divin » , et il tient sa promesse, montrant le « divin » dans les règles et les pratiques de l'Ordre, et dans la vie des religieux (prédicateurs, écrivains, novices, frères lais). Comme description apologétique de la vie religieuse, je ne connais rien de plus pénétrant, de plus touchant, de plus convaincant. Néanmoins le livre fit un beau tapage et aurait été condamné par l'Assemblée du clergé de 1634, si Louis XIII n'avait pas interposé son veto. La lettre de Louis XIII est du 10 mars 1634. L'année précédente, le roi avait désigné trois docteurs de Sorbonne. Duval, Isambert, Lescot, pour examiner le livre incriminé, et ces docteurs avaient confirmé solennellement les premières approbations. Le livre a d'ailleurs quelques hardiesses de plume, mais aucune, me semble-t-il, qui justifie le ridicule projet de censure. On trouvera ce dernier dans les Analecta juris pontificii (février 1884). La vieille querelle entre séculiers et réguliers — dont cette histoire n'est qu'un épisode — n'a pas d'intérêt pour nous, mais le livre garde toute sa valeur positive et objective.

 

431

 

Ses quarante dernières années se comptent par ses livres. Ce sont, pour ne citer que les principaux, les quatre volumes de la Théologie naturelle (1633-1636) ; les quatre volumes des Morales chrétiennes (1638-1642) ; les quatre volumes des Progrès de l'amour divin (1642-1643) ; le livre des Miséricordes de Dieu que nous avons mentionné plus haut (1645) ; les quatre in-folio du Digestum sapientiæ (1648-1672) ; le Fatum universi (1654) ; l'Agent de Dieu dans le monde (1656) ; le Jus naturale (1658) ; et le Gentilhomme chrétien (1666). Oeuvre grandiose, mais inégale. Yves n'est jamais banal, ou même, à proprement parler, verbeux, mais on le voudrait moins opulent et plus ramassé. Philosophe magnifique, mais surtout poète, dès que son imagination commence à s'éteindre, il devient assez monotone. Il a trop écrit et surtout trop longtemps. Aucun livre de lui ne peut être rangé parmi les chefs. d'oeuvre de premier plan, comme sont, par exemple, le Traité de l’Amour de Dieu ou la Recherche de la Vérité. Le chef-d'oeuvre, le miracle, c'est Yves de Paris lui-même.

II. Contempler est l'exercice habituel du P. Yves, sa fin, sa raison d'être, la faction qu'il doit remplir ici-bas.

 

(1) Voici le titre complet de cette oeuvre gigantesque : Digestum sapientiae in quo habetur scieniiarum omnium rerum divinarum atque humanarum nexus et ad prima principia reductio. J'ai dû renoncer à me reconnaître dans cette forêt, mais j'ai lu, avec plaisir, le Jus naturale rebus creatis a Deo constitutum. Le latin du P. Yves est un peu laborieux et ne vaut pas son français.

 

432

 

Tous les sages demeurent d'accord que l'homme ne peut avoir un emploi plus excellent que la contemplation qui met la plus noble de ses puissances en exercice, qui l'attache à Dieu comme les pures intelligences. Le gouvernement n'est qu'une mécanique de cette éminente théorie ; il est tout dans l'action, dans une foule d'affaires sans fin, dont les particularités abattent l'esprit et l'attachent à la matière, sans lui permettre presque un moment de liberté pour s'élever aux choses divines. Les charges publiques ne sont donc pas le propre emploi des grands esprits qui souffrent quand ils s'abaissent à ces négoces particuliers et qui néanmoins, dans leur repos, agissent plus utilement pour le monde raisonnable, qui est la république de tous les hommes, que dans les affaires importantes à la félicité d'un état (1).

 

 

Contempler, contemplation, ces mots reviennent constamment sous sa plume ; si nous les définissons tels qu'il les entend, nous l'aurons défini lui-même. Platon et les métaphysiciens poètes; saint Thomas et les dialecticiens; « le grand chancelier d'Angleterre » et les expérimentateurs; Lulle, Ruyesbroeck et les mystiques; un vrai contemplateur est à la fois, le disciple de tous ces maîtres (2). La contemplation est en effet un acte unique mais qui met en branle toutes les puissances de l'âme ; elle est tout ensemble, analyse et synthèse, observation et déduction, sensation et intuition pure. Connaissance parfaite, elle épuise tout son objet : elle saisit l'éternel dans l'éphémère, la cause dans l'effet, l'effet dans la cause et tout cela d'une prise à la fois spirituelle et sensible. Universelle, elle

 

(1) Les vaines excuses du pécheur..., I, pp. 49-100.

(2) Ce n'est pas ici le lieu d'étudier les sources du P. Yves et de pare courir sa bibliothèque. Voici pourtant quelques-uns de ses auteurs préférés : Platon, Plotin, Philon, Jazblique, Hermes Trismegiste et les platoniciens de la renaissance, Marszle Ficin entre autres ; saint Thomas, qui lui est toujours présent; Raymond Lulle et le cardinal de Cusa et Ruyesbroeck ; Paracelse et autres hardis aventuriers de la pensée et de la science; Ciceron, Sénèque, enfin Bacon. Il cite peu les Pères, relativement du moins. Aussi bien tous ces auteurs, il se les est assimilée profondément; il les invoque ou les paraphrase plus qu'il ne les cite. Chose remarquable pour cette époque, les citations poétiques sont chez lui extrêmement rares.

 

433

 

s’intéresse à tous les objets possibles : unifiante, elle « trouve tout en chaque chose » (1).

Sa contemplation est joie. Nul scrupule ne la trouble, nul ascétisme ne la gêne. Elle est le libre et chaste jeu du sage, du chrétien qui sait que l'univers lui appartient et qui se promène dans la création, dans l'histoire, dans la vie réelle, dans les idées pures, aussi paisible, aussi roi que le premier homme dans le paradis terrestre. Nous savons que ce roi porte un cilice et s'impose une règle très mortifiante, nous le savons, mais à le suivre, qui s'en douterait? Dans ses exercices sublimes, il ne cherche, il ne trouve que du plaisir.

 

L'homme qui est la fin du monde matériel et l'image plus expresse de l'Archétype, se doit donner la jouissance de la vie, avec des tranquillités et des douceurs qui surpassent incomparablement celles de la nature. Il en a de grands sujets, car la sagesse conduit sa contemplation par l'ordre des causes jusqu'à la première, où il puise les plus solides et les plus innocentes voluptés en leur source ; elle lui fait un spectacle continuel de toutes les merveilles de la nature (2).

 

Pour aller au spectacle, prend-on des habits de deuil ?

 

Platon condamne les Athéniens de ce qu'en leurs sacrifices ils usaient d'un chant lugubre, qui n'est nullement convenable aux félicités de Dieu ni même à la condition des hommes, qui en ayant reçu des faveurs immenses, ne lui en doivent pas rendre les actions de grâces avec des larmes, si elles ne sont

 

(1) Il dit ceci à propos de l'éducation du gentilhomme chrétien auquel on doit apprendre « les grandes maximes... dont toutes les choses qui se disent et qui se traitent ne sont que des conséquences D. « Pour faire cette réduction, écrit-il, pour composer, pour ajuster à la morale des histoires ou des paraboles en apparence ridicules, comme celles de Raymond Lulle en son arbre des exemples, il faut un esprit hors le commun qui sache monter et descendre par l'échelle de la nature et trouver tout en chaque chose. » Le gentilhomme chrétien..., p. 737.

 

(2) Il revient souvent à cette même idée. Ainsi dans son Jus naturale. Le sage, dit-il, « adest huic mundano spectaculo, cum ad id se natum et in amphitheatri medio positum intelligat. Videt placide siderum, principuni. legum, regnorum ortus et interitus; hæc que multis sæculis suspenses tenuere populos, apud ilium sunt velut per horam scena vel actes magne illius tragi-comediæ », pp. 259-260.

 

434

 

de joie. Ils doivent offrir leurs victimes couronnées de fleurs, en témoignage de leur allégresse, pour montrer aussi que la souveraine bonté leur donne un printemps comme éternel dans une vie à qui les beautés et les altérations mêmes de toutes les autres créatures servent d'ornement (1).

 

Suivons notre contemplateur « quand il se promène en plein air », marchant « entre les créatures avec la confiance d'un souverain qui a les affections de son peuple pour garde ». L'aube va poindre. Respirons les premières délices d'une journée toute délicieuse.

 

Au sortir de votre logis, vous êtes reçu d'un zéphir qui vous flatte de sa fraîcheur et qui, en fermant les pores, rend les esprits plus arrêtés aux magnificences d'un spectacle dont les feuilles commencent de vous avertir par un petit bruit d'admiration. La lumière qui remplit l'air de ses douces et toujours croissantes effusions, sans que l'on en voie le principe, vous montre par le commencement de cette journée quel était celui du monde, devant qu'il y eût des astres. Et certes, il semble que toutes choses reçoivent l'être, quand elles sortent des confusions de la nuit avec les différences de leurs figures et de leurs couleurs...

Le plaisir que reçoit l'oeil de voir les grands espaces de l'air blanchir de lumière et les corps parés de différentes couleurs, le presse (le sage) de chercher l'origine de ces beautés, et sans une longue consultation, il se tourne, comme par sympathie, vers l'Orient. Là que de richesses et que de miracles ! Ces petits nuages, dont l'envie n'est pas assez forte pour obscurcir l'astre du jour, se revêtent de ses livrées, et se rendent les hérauts de sa venue. Ils se frisent, ils se crespent en petites ondes de feu ; ils font des trônes de cristal, de longs portiques de rubis et de diamants, des rues pavées d'agathes, des tapisseries brodées d'or et de perles, et nous représentent comme les foules d'un petit peuple lumineux qui marche devant le char de son triomphe.

Il paraît enfin par un filet d'une lumière enflammée qui, en moins de rien, croît en un demi-cercle et peu après se forme en un globe tout achevé. Ne perdez pas ces instants précieux où il vous est permis d'arrêter un peu votre vue sur ce beau

 

(1) Les morales chrétiennes..., II, p. 569.

 

435

 

soleil, lorsque toutes les vapeurs élevées à fleur de terre, depuis l'horizon jusqu'à vous, lui font un voile transparent qui l'adoucit afin de le faire voir. Admirez cette roue flamboyante dont les extrémités plus rouges et plus supportables laissent au milieu des espaces qui se blanchissent, à mesure qu'ils s'étendent et qu'ils se perdent dans des éloignements, des fonds, des abîmes impénétrables de lumière (1).

 

Je ne m'arrête ni aux quelques détails un peu cherchés, ni aux précisions étincelantes de cette page. Il y aurait certes beaucoup d'intérêt à rapprocher de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand ce descriptif de 1639, mais la sensibilité de notre contemplateur me frappe plus encore que son imagination. Comme il s'ouvre et s'abandonne à ces voluptés innocentes, comme il en prolonge les délices! Ce moine parisien aime la lumière avec la ferveur d'un enfant d'Athènes, il semble l'adorer comme un prêtre du soleil.

 

Je crois, dit-il ailleurs, que si un homme nourri dans les ténèbres depuis sa naissance et qui n'aurait jamais connu d'autre lumière que celle de la ratiocination, était tout d'un coup tiré du cachot et mis en présence du soleil, la clarté de cet astre éblouirait moins ses yeux que son esprit et que cet objet, d'une beauté dont jamais il n'aurait eu l'idée, le mettrait dans l'extase. Mais, après que ses yeux se seraient petit à petit dessillés pour le contempler et que sa raison se serait mise en état d'en faire le jugement, il serait à craindre qu'après les complaisances d'amour que son coeur concevrait pour tant de beauté, il n'en vînt aux adorations et ne se persuadât que cet astre fût le Dieu dont il avait eu plusieurs fois des pensées confuses. Et, à la vérité, sa créance semblerait être appuyée de la raison, parce que la lumière a trop de beauté pour n'être pas quelque chose de surnaturel : ses qualités sont trop éminentes, son pouvoir trop absolu, ses effets trop miraculeux pour naître du corps et de la matière (2).

 

Cependant le sage continue sa promenade. A chaque pas, c'est une surprise, une joie nouvelle.

 

(1) Les morales chrétiennes, II, pp. 440-443. J'aurais pu de même citer le beau coucher de soleil de la page 467: « Il se couche, il meurt, il s'ensevelit enfin dans une nuée d'écarlate ».

(2) La Théologie naturelle..., I, pp.       178-179.

 

436

 

Ce spectacle magnifique de la nature le met dans une douce suspension de pensées qui laissent le monde et qui soupirent pour quelque chose d'infini (1).

 

Comment voir par exemple, un « parterre brillant de fleurs »,

 

sans que le coeur ne se dilate par une secrète joie, sans que l'âme ne soit en fête et qu'elle ne fasse cesser toutes ses autres occupations pour se donner plus entièrement aux magnificences d'un spectacle si solennel (2)?

 

Les infiniment petits ne l'arrêtent pas moins, « les cuisses plates et raboteuses » (3) de cette abeille, le convoi de ces fourmis, ces deux limaçons en route. Regardez

 

ces cornes mobiles qui tâtonnent, qui s'avancent et qui se retirent... C'est un plaisir de voir comment ils prennent une juste proportion des lieux qu'ils abordent avec ce compas sensible... Ce petit excrément de la terre... coule d'un mouvement si grave, si égal qu'il semble un repos, et laisse des traces éclatantes sur les matières qui le portent (4).

 

Tous les sens ont leur part de cette fête.

 

L'oreille attentive aux moindres bruits craint qu'on ne vienne interrompre un contentement où l'abord de qui que ce frit serait importun ; elle ne veut être remplie que d'un doux bruissement de feuilles agitées et du concert des oiseaux (5).

 

En un mot,

 

toute la journée se passerait en ces ravissements si l'heure

 

(1) Les morales chrétiennes..., II, p. 447

(2) Ib., II, p. 473. Il conseillait le jardinage et jardinait lui-même.

(3) Ib., II, p. 458.

(4) Ib., II, pp. 461-46a. Je ne puis malheureusement citer nombre d'observations rendues avec une vive justesse, ainsi du limaçon qui, « prévoyant l'hiver, s'emplit de nourriture avec des avidités extrêmes et puis se cache dans quelque caverne... A mesure que son corps diminue, sa bave, qui se sèche à fleur de coquille, y fait un châssis bien tendu, d'une matière transparente comme du vernis, assez forte pour le défendre du froid ». Ib.

(5) Ib., II, p. 463.

 

437

 

du repas ne vous rappelait au logis, l'esprit tout plein d'espèces qui peuvent entretenir une année de méditations (1).

 

Plaisirs de plein air et par suite plus exquis ; en effet

 

il est certain que les plantes, les arbres, les pierres... font une continuelle, quoique imperceptible, effusion de leurs vertus dans une certaine circonférence où la promenade les va prendre toutes pures, et jouir de cette douce opération de chimie que le ciel fait constamment en notre faveur (2).

 

Mais on ne peut pas aller toujours au-devant de la nature. Il faut donc qu'elle vienne à nous, d'une manière ou d'une autre, « au moins en peinture ». Ayez donc « dans un cabinet, de quoi promener vos yeux et votre esprit par tout le monde ».

 

J'y souhaiterais un ordre de toutes les pierres précieuses, de tous les métaux, de tous les fossiles, de toutes les fleurs, de tous les insectes, de tous les oiseaux, des plantes, des arbres, des bêtes terrestres et marines ; d'avoir au moins en peinture ce qui ne se peut pas conserver au naturel (3)... C'est un indicible contentement de se rendre familier à tout ce que la nature a fait rare ; de voir à souhait ce dont les livres parlent avec admiration (4).

 

Une vie entière ne suffirait pas à épuiser les plaisirs qu'il se promet de la nature, et pourtant celle-ci n'est pas le seul objet de sa contemplation ni même le plus ordinaire. Le monde des âmes l'occupe davantage, et plus encore, « les spéculations universelles, libres du temps, du lieu (et) de la matière » (5). Le détail de l'activité humaine, les particularités des différentes nations, l'histoire des

 

(1) Les morales chrétiennes..., Il, p. 464.

(2) Ib., II, p. 438.

(3) Ib., II, p. 466.

(4) Ib., II, pp. 137-138. Parlant de la physique, il dit ailleurs La physique qui est la science des choses naturelles la plus agréable, la plus curieuse de toutes et qui a tant de beautés qu'on n'a point d'esprit si ou ne l'aime v. Le gentilhomme chrétien..., p. 174.

(5) La Théologie naturelle, I, p. 159.

 

438

 

religions, les révolutions des empires, les principes de la

métaphysique et de la morale, les mystères de la foi, tout en un mot passionnait ce contemplateur.

 

C'est un spectacle digne de merveille, écrit-il, dont un oeil et un esprit curieux ne se lasse point, de voir un vaisseau bien équipé, sortir du port pour une longue navigation, avec l'éclat de ses banderoles, la fanfare de ses trompettes, le bruit de ses canons, et une fourmilière d'hommes qui, d'habits, de gestes et de voix, donnent tous les témoignages possibles de leur allégresse (1).

 

Que le menu peuple « s'attache au négoce dans les villes... comme les coquillages aux rochers, les tortues, les taupes, les vers dans un petit espace de terre », mais le gentilhomme, mais le sage doit voyager.

 

Si les plus nobles d'entre les corps sont les plus mobiles, il appartient, par préciput, au gentilhomme, de prendre l'essor, de visiter tout le monde, comme le domaine de l'homme.

 

A quoi pense Platon qui ne permet le voyage que depuis

quarante jusqu'à soixante ans? « Ce philosophe présente à boire quand on n'a plus soif. » C'est un si généreux

 

plaisir de voir les campagnes où se sont données les grandes batailles, de remarquer les éminences favorables aux victorieux; de voir deux villes dans Rome — nous savons qu'il les avait vues — une vieille, qui, en ses ruines, dispute encore le prix de la beauté avec les magnificences et les éclats de la jeune (2).

 

(1) Le gentilhomme chrétien, p. 326.

(2) Ib..., pp. 205-207. « En '643..., à son retour de Rome où il avait fort brillés nous disent les annales des capucins, Il avait dû être envoyé à Rome pour les affaires de son Ordre. Mathoud qui très certainement n'avait pas lu la notice que je viens de citer, nous dit aussi que Home avait fait fête au P. Yves et avait essayé de le retenir : Majoribus prime sedis gratiis reventes, non consensit; purpuratorum patrum eolloquio dignatus, non admisit. Tout le chapitre du gentilhomme chrétien sur les voyages est fort curieux. En Italie, dit le P. Yves, « vous trouverez des esprits capables de tout, excepté de la franchise et de la candeur, semblables au caméléon qui, pour se déguiser, prend toutes les couleurs. Les courtoisies apparentes y sont excessives ; les défiances extrêmes ; les injures, sans pardon; les défiances, cachées, furieuses, éternelles. Si vous faites comparaison de ce qu'ils furent autrefois, les victorieux du monde, avec ce qu'ils sont à présent, vous jugerez qu'ils ont suivi l'humeur de leurs princes, et que leurs anciens courages sont dégénérés en finesse », p. 208. Voici maintenant les Espagnols : « hommes de grand coeur, de grand esprit, affables quand on leur défère; des lions, si on leur résiste; et qui, portant leurs idées beaucoup plus loin que leurs actions, s'en donnent au moins la gloire en paroles », p. 209. Pour les Allemagnes, il les voit a abruties » par « l'intempérance du vin ». Ils font des « festins d'un demi-jour dont l'autre partie s'emploie à dormir », p. 210. Plus il voit l'étranger, plus il aime son pays. « Et ensuite, faire plus d'estime de notre France où toutes choses se font dans une médiocrité qui est le tempérament de la vertu », p. 213. Nul chauvinisme d'ailleurs et un sentiment tout contraire. « Si l'on remarque des animosités entre quelques peuples, elles viennent beaucoup moins de la nature que de l'opinion et du ressentiment des injures que l'on a reçues pendant les guerres. Les princes entretiennent quelquefois leurs peuples dans ces aversions, afin de les rendre plus courageux, quand il en faut venir à l'attaque d'un pays qu'on leur figure comme ennemi. Les plus sages ne s'impriment pas si facilement de ces trompeuses idées et de ces illusions politiques. Ils laissent à l'Etat le droit de poursuivre ses intérêts et se réservent inviolable celui de l'amitié et de la fidélité qu'ils doivent à leurs anciens correspondants. » Les vaines excuses..., II, pp. 193-193.

 

439

 

Mais à quoi bon plus de détails sur les contemplations du P. Yves ? Nous avons assez vu et, chemin faisant, nous verrons encore que tout l'occupe, que tout le ravit. Il est plus important de rappeler que cet exercice n'est pas seulement curiosité, avidité de savoir pour savoir, mais qu'il est aussi et plus encore, perfectionnement moral, prière, rencontre de Dieu.

Par elle-même cette contemplation nous diviniserait déjà en quelque sorte, puisqu'elle nous associe à l'activité du Verbe de Dieu, de l'Archétype.

 

Le sage qui sait connaître la grandeur de sa condition, ne fait pas un moindre jugement de son âme que d'un empire ; et comme sa raison y tient la lieutenance du Verbe divin, il tâche d'en imiter les lumières et les vérités par une spéculation universelle.

 

Merveilleux mimétisme qui nous fait participer à la sérénité, à l'indépendance, à l'impassibilité, à l'inviolabilité du créateur.

 

Il découvre toute la terre de son cabinet : il assiste aux batailles sans péril ; il entre au secret conseil des princes ; il condamne leurs amours, leurs ambitions, leurs cruautés, leurs

 

440

 

tyrannies. Les événements des choses passées le rendent prophète pour l'avenir et sans émotion au présent. Il a déjà vu jouer les tragédies que l'on impose à l'inconstance de la fortune et qui tiennent les peuples en admiration. Il est accoutumé à voir les parricides des princes, la décadence des royaumes, les disgrâces des favoris, la mutinerie des peuples qui reprennent leur liberté et enfin le retour des républiques à la monarchie. Il prévoit ces grands changements après le cours de quelques années, comme après quelques jours et quelques heures, il prédit la crise d'une fièvre ou le reflux de la mer. Et, comme il ne voit rien de nouveau au gouvernement des états, il ne lui arrive rien d'étrange en son particulier. Les coups qui le frappent sont volontaires parce qu'il les a prévus et qu'il s'y est résolu... Rien.., ne peut l'étonner (1).

 

Noble prose qui a l'éclat et la sonorité de l'airain. On dirait d'une belle version latine. Mais après tout ce n'est encore là que la contemplation d'un Sénèque ou d'un Epictète. Nous avons le droit de demander davantage à ce franciscain.

 

Il n'y eut jamais, dit-il ailleurs, de philosophie si contemplative que la chrétienne et qui tirât plus de fruit de ses connaissances : si elle regarde cette belle disposition des parties du monde, c'est pour concevoir la toute-puissance, l'infinie bonté de son Créateur; c'est pour passer des choses sensibles aux intellectuelles, du rapport des sens aux discours de la raison et dans les transports de la piété. Si elle s'entretient sur les éminentes conditions de la nature angélique, elle forme aussitôt cette pensée qu'il y a des lumières plus éclatantes que celles de la raison et de la foi ; elle ne considère plus la sagesse humaine que comme une petite lueur qui ne donne pas une nette définition des objets et elle soupire après ce grand jour de l'éternité où l'âme jouira pleinement de son soleil. Cependant, elle nous instruit à faire une visite continuelle du monde pour entendre toutes les créatures qui nous crient qu'elles sont les oeuvres de Dieu, pour recueillir ces voix, et y joignant les jubilations de notre coeur, les acclamations d'un amour qui ne peut exprimer autrement l'excès de ses complaisances, en faire un sacrifice solennel à la souveraine majesté. L'âme

 

(1) La Théologie naturelle, I, pp. 291-293.

 

441

 

chrétienne se perd heureusement dans ces sentiments de dévotion ; il lui semble qu'elle se répand dans des espaces infinis avec une extrême tranquillité ; elle n'est plus touchée des plaisirs du monde, depuis que son intérieur entend comme une musique céleste, qui lui fait connaître qu'elle approche les tabernacles des bienheureux (1).

 

Montons encore, car cette dialectique, même ainsi passionnée, tient néanmoins séparés les deux êtres que la haute contemplation doit unir.

 

C'est une liaison si étroite et un rapport si nécessaire de la loi à la puissance supérieure, du gouvernement au gouverneur que comme l'effet ne peut être sans l'influence de sa cause, aussi l'esprit n'en peut avoir une parfaite pensée, si ce n'est des deux ; qu'en disant : la loi, il ne conçoive le prince et qu'admirant la nature, il n'adore Dieu (2).

 

La curiosité, même la plus noble, nous disperse, nous déchire, en nous portant, tour à tour, vers l'un ou vers l'autre de ces a deux ». Plus elle semble nous remplir, plus elle nous vide, mais

 

cette sublime connaissance importe moins à la satisfaction de notre curiosité qu'au règlement de nos vies... Car, quand je connais un premier principe, j'adore une bonté qui n'a point de bornes. Dans l'humilité de mes sentiments, j'espère tout de cette cause qui a formé tout de rien... Quand je contemple le monde qui n'est rien de son origine et qui n'a qu'une inclination qui le précipite dans le néant, je baise la main qui le soutient et qui lui donne sa subsistance. Tous mes amours sont pour celui qui possède tous les biens...

Que les pensées sont douces qui transportent mon esprit dans cet instant infini qui a devancé le monde, qui l'accompagne et qui le doit suivre (3).

 

Ainsi la contemplation est tout ensemble connaissance et amour, une connaissance, un amour qui déjà passent

 

(1) Les morales chrétiennes, I, pp. 130-131.

(2) La Théologie naturelle, I, p. 120.

(3) Ib., I, p. 391,394.

 

442

 

l'humain et qui tendent vers l'extase. Quand le P. Yves s'écrie : « Allons donc nous ravir dans le tableau de la nature ! » (1) c'est d'un ravissement au sens propre qu'il entend parler.

 

Les sentiments de Dieu qui nous surprennent, dit-il, qui comblent les bonnes âmes de consolation, qui, en un instant, instruisent des laideurs du vice et des mérites de la vertu, sont des demi-extases, des voix de l'éternité que nous entendons et qui nous la font reconnaître pour notre patrie (2).

 

Et, plus explicitement, dans une page extraordinaire :

 

Ces délices de la contemplation ne sont que de faibles préparatifs à celles qui sont réservées dans une autre espèce de connaissance plus haute et plus divine. Car quand quelquefois l'âme, élevée au-dessus des choses matérielles, découvre le rayon de la vérité, elle se ramasse tout en elle-même et rallie toutes ses puissances pour se donner la force de la soutenir. Auparavant elle montait des effets à leurs causes ou descendait des causes à leurs effets ; elle s'entretenait par les raisonnements, comme on se paît (nourrit) de discours et de peintures, à l'absence de l'objet qu'on aime : mais sitôt qu'elle découvre le visage de la vérité, elle quitte les représentations pour le naturel, elle se défait de tout ce que les sens et l'imagination lui montrent d'espèces, pour se donner tout entière à cette bienheureuse jouissance.

Cependant le corps devient immobile, les sens demeurent pâmés, soit parce que les douceurs de cet objet gagnent toutes les attentions de l'âme, ou qu'il ne lui faille pas moins de toutes ses forces pour le comprendre. On dit que Trismegiste, Socrate, Platon, Plotin et autres anciens philosophes se sont vus, une infinité de fois, ravis des jours entiers, sans autre mouvement que d'une légère respiration qui faisait connaître qu'ils n'étaient pas morts.

Mais il ne faut point consulter l'antiquité ni les livres pour trouver les exemples de cette merveille, puisque notre âge nous en fournit une infinité. Nos yeux ont vu un homme de sainte vie qui, étant en oraison mentale, dans une solennité

 

(1) La Théologie naturelle, I, p. 109.

(2) Ib., I, p. 265.

 

443

 

publique, perdit petit à petit l'usage des sens par un progrès de douceurs assez remarquable en ses postures. Après une longue prière à genoux qui l'avait tenu immobile, l'on vit le corps chancelant s'appuyer contre une muraille qui était proche et là, demeurant ferme, les mains entrelacées et tombant autant que le permettait la longueur des bras, les yeux entr'ouverts, un peu mouillés, la bouche agréable, les joues colorées d'un vermillon qui rendait le visage plus beau que son ordinaire.

Etant emporté de là pour le sauver de l'affluence du peuple qui l'eût accablé, on le mit dans un lieu de repos où je le contemplais d'un oeil fixe et avec une sainte horreur qui me faisait ressentir quelque chose de divin et d'extraordinaire. C'était peu d'avoir la vue de ce corps, honoré des hommes de ce qu'il était alors négligé de l'âme ; chacun des assistants eût bien voulu pénétrer dans ses pensées ; au moins tous faisaient conjecture de leur douceur par un profond et respectueux silence, cependant que les coeurs, dédaignant le monde, poussaient des soupirs pour je ne sais quoi d'infini qu'ils ne pouvaient bien concevoir (1).

 

Ainsi la contemplation du P. Yves, si elle n'est pas déjà proprement mystique, touche néanmoins aux frontières du mysticisme ; ainsi se vérifie une fois de plus, la grande loi qui préside au développement normal de l'humanisme dévot.

III. On a déjà pu s'en rendre compte, le P. Yves n'est pas un écrivain médiocre. Il a les dons naturels du style ; il a le métier. Très différent en cela de la plupart des écrivains que nous avons étudiés jusqu'ici, loin d'être en retard sur son siècle, il le devance plutôt. Rien d'archaïque. Il a presque dépassé la zone balzacienne ; même pour le style, il annonce déjà Malebranche et Fénelon.

Ses rythmes sont très sûrs, très harmonieux, encore un peu trop latins peut-être, mais d'une monotonie délectable. On n'a pas pu ne pas remarquer ses « clausules » cicéroniennes. Beaucoup de ses phrases se laissent scander comme des strophes.

 

(1) La Théologie naturelle, II, pp. 260-262.

 

444

 

Les jeux de sa plume sont aussi bien curieux à suivre dans les passages, relativement assez nombreux, où le P. Yves s'aventure sur quelque route nouvelle. De ce point de vue le discours apologétique qui précède la Théologie naturelle est à lire de très près. Je ne puis le citer ici mais pour prendre un exemple plus court on aimera, je pense, les méandres de cette phrase sur Judith :

 

Judith s'en servit (de sa beauté) dans une occasion plus périlleuse pour assassiner Holopherne... Si, en cette action, vous mettez à part la justice de sa cause et les particulières inspirations du ciel, vous jugerez que pour un effet fort incertain, elle hasardait trop de se mettre entre les mains de ceux qui étaient plus ennemis de sa pudicité que de sa ville ; que si vous prenez les intérêts de cette armée mise en déroute par la mort de son général, vous admirerez où se précipite le courage d'une femme et quelles perfidies elle couvre sous le charme de sa beauté (1).

 

Aux amateurs de savourer l'hésitation piquante et les imprévus de ce passage, la flexible maîtrise de beaucoup d'autres. Pousser plus avant l'étude de ces jeux de plume ne serait pas de notre sujet.

On a déjà pu remarquer les mérites descriptifs du P. Yves. Comme la plupart des idéalistes — Platon, Berkeley, Malebranche — comme presque tous les mystiques, il est très attentif à l'éclat fuyant du monde visible. Les nuances d'une couleur, les caprices d'une ligne le touchent. Il sait, par exemple, qu'après un orage, « les feuilles paraissent avec un vert plus vif et comme naissant » (2) ; il sait que, contemplés du haut d'une montagne, les fleuves a ne paraissent qu'un cordon gris ou d'azur, jeté par hasard, avec des plis irréguliers, dessus une plaine » (2). Il réalise toujours, il dramatise souvent les détails d'une scène qui l'occupe.

 

(1) Les morales chrétiennes, IV, p. 169.

(2) Ib., II, p. 465.

(3) Ib., II, p. 448.

 

445

 

Le mort se lève aussitôt — écrit-il de Lazare ressuscité — couvert de son suaire et embarrassé des autres équipages de sa sépulture. On voit sensiblement la métamorphose de sa personne, les membres qui se ramollissent, qui se dénouent; le teint, la couleur, les forces et le mouvement qui lui reviennent; la pâleur qui se dissipe comme une petite nue devant le soleil (1).

 

J'entends bien que sous les formes et les couleurs du monde invisible, il saisit toujours l'invisible, mais cet invisible même, il le voit et il sait le montrer sensible. De là vient chez lui cette prodigieuse abondance de comparaisons et d'images. Il rencontre partout « des rapports à faire avec la foi » (2), avec la morale et la plus haute métaphysique.

 

Les personnes, dit-il, qui se convertissent à Dieu, après avoir longtemps pratiqué le monde, ont ce déshonneur d'avoir été prisonniers de leurs ennemis. Si leurs plaies sont refermées, elles en portent les cicatrices qui offensent leur beauté. Elles sont comme ces provinces reconquises où une nation barbare a laissé des marques de sa tyrannie par une désolation publique, et de son ambition par les trophées et les images qu'elle a élevés (3).

 

 

Veut-il montrer que « les astres nous donnent quelque présage de l'avenir », il dira qu'

 

une partie des arrêts de la Providence, devant qu'ils s'exécutent sur les choses matérielles, nous paraissent affichés sur ces superbes portiques (4).

 

Il estime que certains prédicateurs, de vie médiocre, ne laissent pas d'être utiles à l'église,

 

comme la lune sert grandement aux choses inférieures par l'abondance de sa lumière, encore qu'elle ait un grand défaut de chaleur;

 

(1) La Théologie naturelle, IV, p. 2433.

(2) Les heureux succès, p. 635.

(3) Ib., pp. 970-277.

(4) La Théologie naturelle, I, p. 160.

 

446

 

et, sur le même sujet délicat :

 

Le chrétien, dit-il encore, peut monter au ciel par le ministère des mauvais prêtres, comme par des degrés immobiles (1).­­­­­­­­

 

S'il voit « des violettes revêtues à la royale et riches en parfums sous des forêts qui n'ont rien de ces belles qualités » ; ou bien « de petites anémones rampantes sur terre qui représentent mieux l'astre du jour par la vivacité de leurs couleurs que les plus grands arbres », il tire de là cette considération

 

que le Ciel donne quelquefois aux personnes particulières des faveurs plus signalées qu'aux grandes puissances, à l'ombre desquelles elles vivent et qu'elles ne sont pas moins gratifiées de la Cause universelle que les républiques (2).

 

Simples ou sublimes, précieuses parfois, ces images ne sont jamais banales ou basses. J'en veux citer encore une qui me paraît aussi rare que charmante. Comme il tient à se rendre compte de tout, il se demande quelque part pourquoi les lois sont et doivent être plus indulgentes au luxe des femmes qu'à celui des hommes, et il répond, après d'autres considérations plus métaphysiques :

 

Ce sexe infirme qui a part aux biens de la communauté et qui n'en a pas la disposition, se console au moins d'en porter la montre. Et parce que ces corps délicats supportent néanmoins les grands travaux de l'enfantement, l'amour, pour les faire reconnaître, les enrichit de cette forme, comme d'une récompense d'honneur, comme d'un triomphe de ses victoires, comme des livrées de ses espérances et comme il attache les fleurs aux branches qui portent les fruits (3).

 

(1) La Théologie naturelle, IV, pp. 549,55o.

(2) Ib., III, pp. 277,278.

(3) Les morales chrétiennes, IV, p. 223,224 . Nous verrons plus tard que son chapitre des femmes est obscurci par de bizarres préjugés. Ici même, il trouve pour expliquer l'éminente beauté des femmes, des raisons assez mêlées. Les hommes, dit-il, en encourageant le luxe féminin « ont achevé le dessein de la nature qui rend les choses moins nobles plus belles, comme les pierres que les métaux, les métaux que les plantes, les plantes que les arbres, les insectes que les animaux parfaits et qui récompense ainsi le défaut de leur essence par la perfection de l’extérieur. Les femmes ont de la beauté pour servir de contrepoids au pouvoir des hommes, etc., etc. » puis, vient le passage que j’ai cité dans le texte.

 

447

 

C'est là, peut-on dire sans hésiter, la splendeur même du bon et du vrai. « Les riches idées, pensait-il, donnent le moyen de faire des expressions magnifiques (1). » Toute sa rhétorique est dans ces deux mots (2).

IV. Il faut enfin que j'avoue en rougissant l'unique infirmité du P. Yves, en rougissant deux fois, pour lui d'abord et pour moi ensuite, car peu s'en faut qu'il ne m'ait gagné à son innocente manie. Après tout, pourquoi ne croirait-on pas à l'influence des astres sur nos destinées misérables; pourquoi les secrets de la Providence et de l'avenir ne seraient-ils pas affichés sur les portiques du ciel ? Et puis comment s'expliquer l'aberration tant de fois séculaire de tant de génies — même chrétiens — qui ont tenu pour vénérable et sainte une science qui nous parait aujourd'hui folie?

 

Les anciens, écrit le P. Yves, faisaient une espèce de théologie de la considération des cieux, et la sainteté était tenue ignorante et imparfaite si elle n'était pas conduite et échauffée par cette contemplation. L'Astrologie fut la première entre les sciences, lorsque les premiers d'entre les hommes l'avaient en estime ; que les rois de Perse, un Atlas, un Ptolémée et d'autres princes, en faisaient leur étude principale et que les sphères étaient maniées des mêmes mains que les sceptres (3).

 

Il était donc mage lui aussi, mais mage aussi précautionné qu'enthousiaste. Comme presque tout le monde avant lui, il était persuadé que « les choses inférieures relèvent de l'influence des astres » (4). C'est là, pour lui, une sorte d'axiome. Il y revient constamment.

 

 

(1) Les morales chrétiennes, IV, pp. 88,89.

(2) Il donne ailleurs une très intéressante définition du beau. a La beauté n'est autre chose qu'un empire de la forme sur la matière où elle établit l'ordre avec un grand éclat d'activités au lieu des ténèbres, de la faiblesse et de la confusion. » La Théologie naturelle, III, p. 111.

(3) La Théologie naturelle, I, p. 160.

(4) Ib., I, p. 381.

 

448

 

Il faut avouer, dit-il par exemple, que ce monde relevant des astres en emprunte aussi bien ses défauts que sa perfection ; qu'il y a des aspects heureux et infortunés dont les effets sont également décrétés de Dieu et exécutés par les intelligences motrices (1).

 

Quoi qu'il en soit, l'homme reste libre et domine aux astres. Sur ce point fondamental le P. Yves ne biaise jamais.

 

Sans fuir devant les astres, comme le conseille Ptolémée, et sans leur quitter la place avec quelque peu de honte, on peut parer dextrement leurs coups, ou par une généreuse résolution de ne pas faire ce à quoi on se sentira porté, ou si l'affaire dépend du concours de plusieurs causes naturelles, on peut les mettre en état d'agir autrement que le ciel n'ordonne (2).

 

Voilà certes le plus original de tous les mages ! S'il n'était chrétien, il adorerait les étoiles et cependant il se mesure avec elles, il les défie, il les nargue presque et, secouant leur envoûtement, il leur crie, il leur montre qu'elles ne peuvent rien sur sa volonté.

Mais enfin, l'effort même de qui brave les étoiles avoue leur puissance. Leur résister, c'est reconnaître l'empire qu'elles exercent sur la plupart des hommes; c'est donc reconnaître en même temps que la science des horoscopes, bien que toujours faillible puisque tout homme énergique peut la démentir, est le plus souvent sérieuse, puisque la plupart des volontés humaines manquent d'énergie. Malgré bien des réticences, le P. Yves ne recule pas devant cette conclusion. Seulement il a l'esprit trop vaste pour s'intéresser aux horoscopes individuels. Que lui importe de savoir par avance la destinée de Pierre ou de Jacques? Dans le faux comme dans le vrai, il voit toujours grand. Ce qu'il brûle de savoir, c'est la destinée des empires, les victoires futures de l'Église et de la

 

(1) La Théologie naturelle, I, pp. 581,582.

(2) Ib., II, p. 302.

 

449

 

France, la date fatale qui doit amener la défaite des Anglais et la chute du Croissant. Il n'avoue pas toujours cette ambition chimérique; souvent même il la raille tout le premier :

 

Le moyen, dit-il, de dresser raisonnablement l'horoscope d'un état dont l'être consiste en personnes... plus variables en leur suite que l'air ne l'est en ses agitations? Qui peut prévoir ce qui se fera dans l'État d'ici à trois ou quatre siècles, ne sachant pas l'humeur, l'esprit, les qualités, les forces de ceux qui pour lors seront en charge (1)?

 

Il dit encore dans le même sens :

 

Ce n'est pas que les conjonctions des planètes supérieures qui se font en ces signes, particulièrement au Bélier, tous les 794 ans, soient capables d'apporter des changements de royaumes, moins encore de religions... parce que, en un mot., ces grands effets dépendent de la liberté de l'homme qui domine aux astres et d'un ressort particulier de la Providence qui se réserve ces dispositions.

 

Oui, sans doute, Yves l'entend bien ainsi,

 

néanmoins, continue-t-il, il faut avouer que la rencontré de ces planètes attache de puissantes qualités à la matière et que comme les aspects ordinaires sont des changements d'un jour, ainsi ces grandes conjonctions impriment de profondes influences qui répondent à l'étendue des siècles et ne laissent guère autre chose que la volonté des hommes libre de leur violence (2).

 

Ces grandes conjonctions, la science les annonce avec certitude. S'il en est ainsi, pourquoi ne pas essayer de tirer l'horoscope des races futures, d'écrire, à la lumière des étoiles, l'histoire conjecturale, mais infiniment vraisemblable, des catastrophes mondiales qui doivent épouvanter ou réjouir nos petits-neveux?

Cette belle et folle aventure a tenté notre capucin. Se

 

(1) La Théologie naturelle, III, p. 274.

(2) Ib., I, pp. 196, 197.

 

450

 

trouvant au Croisic, vers 1652, il avait fait la connaissance d'un gentilhomme du voisinage, le marquis d'Asserac « chef de nom et d'armes de l'illustre maison de Rieux » (1). Les astres les voulaient amis. Pendant de longs jours et de longues nuits, le gentilhomme et le capucin travaillèrent ensemble au grand oeuvre, tant et si bien qu'en 1653 ils purent donner au monde le résultat de leurs observations, une nouvelle méthode d'astrologie et l'histoire future de l'univers : Fatum universi. Ni l'un ni l'autre du reste ne mirent leur nom sur la couverture du livre. Et la nova méthodus et le Fatum universi paraissaient comme l'oeuvre de François Allæus, arabe chrétien (2).

La méthode consiste en un jeu de rondelles superposées et mobiles, qui, manoeuvrées avec précision, doivent nous conduire aux prophéties désirées. Soit la figura Henrici IV, Calliarum regis. Faites tourner les rondelles de cette figure et vous saurez aussitôt qu'Henri IV doit périr de malemort en 1610. Quant aux prédictions de nos deux mages, elles vont, si j'ai bien compris ce latin, jusqu'à notre XX° siècle et même plus loin. Louis XIV sera l'ange exterminateur qui conduira la suprême et prochaine croisade; en 1720, nous échapperons, non sans peine, à de graves troubles intérieurs; en 1770, une révolution éclatera et la famille régnante sera chassée : res turbatæ et

 

(1) Ropartz, qui ne fait ici du reste que copier la biographie universelle prétend que le P. Yves aurait été envoyé en disgrâce au Croisic après cette affaire des heureux succès de la piété qui l'avait brouillé avec l'Eglise gallicane. (Ropartz : Etudes sur quelques ouvrages rares et peu connus... écrits par des Bretons, Nantes, 1878.) Je n'en crois rien. L'histoire en question remontait à 1633. et pendant les vingt années qui vont de 2633 à 1652 ou 1653, date du prétendu exil au Croisic, le P. Yves avait publié, à l'applaudissement de tous, ses meilleurs ouvrages et avait été regardé comme la lumière de sen Ordre. Il semble plutôt que, grand ami de la solitude et de la nature, il aura demandé la permission de faire une retraite prolongée au Croisic.

(2) Ce livre, devenu rare et pour cause, contient généralement trois parties : l'Astrologiae nova methodus; le Fatum universi, et l'apologie du tout par le P. Yves lui-même, qui, cette fois, signe de son nom. Brunet décrit l'ouvrage et Ropartz (l. c.) l'étudie assez longuement. Du reste, le nom d'Asserac est à la fin de la préface. Voici cette fin : Mihi et amicis. Procul esto pro fanum vulgus. Asserac.

 

451

 

inclinantes ad mutationem familiae ; en 1850, aura lieu quelque manifestation mémorable de la « Vierge » : Lourdes, sans doute : enfin 1860 verra la France magnifiquement prospère et plus étendue que jamais : maxima felicitas et regni summa propagatio : c'est le second empire, c'est l'annexion du comté de Nice et de la Savoie. Ceci pour la France. L'Angleterre, de son côté, n'est pas oubliée. Pour elle, ce ne seront que terribles cataclysmes. 1666, 1691, 1705, 1756, autant de dates fatales. En 1884, elle s'écroulera tout à fait.

L'Angleterre prit mal ces fâcheuses nouvelles, et demanda, par la voie diplomatique, un châtiment exemplaire, sinon pour l'arabe chrétien, dont le nom n'était pas connu, du moins pour son oeuvre. Tout devait être bouffon dans cette aventure. Chargé d'instrumenter contre le Fatum universi, le parlement de Bretagne ne trouva rien de mieux que de confier au P. Yves lui-même l'examen théologique de l'ouvrage Incriminé. Le P. Yves conclut gravement à la parfaite innocence de l'arabe chrétien. Quelques cartons voilèrent les prophéties anglophobes et l'affaire, semble-t-il, n'alla pas plus loin.

Jusqu'à quel point le P. Yves prenait-il au sérieux ses rêveries astrologiques, à ceux-là de répondre qui ont donné plus d'attention qu'il ne voudraient l'avouer à des fantaisies analogues, à la chiromancie par exemple. En ces matières, on croit et on ne croit pas. Les sciences, dites exactes, sont tellement courtes, le strict raisonnable est si vide, que certains esprits frappent volontiers aux portes du mystère, scrutent les songes, déchiffrent les mains, interrogent les voyantes. « Nous sommes des enfants, écrit le P. Yves dans sa préface du Fatum, tourmentés par tant de misères spirituelles, la sainte Église notre mère se relâche parfois de sa majesté et nous permet des jeux innocents, Iudicra quaedam, comme est celui de consulter les étoiles. »

Il parle ainsi et je le crois sincère. Mais tout n'est pas

 

452

 

amusement dans ses recherches astrologiques. « Je ne suis pas fort crédule en ces observations, écrira-t-il en 1661,

 

néanmoins... Gerson nous enseigne, que dans les affaires politiques, il ne faut pas négliger le jugement des personnes bien versées en l'astrologie, mais en faire un poids fort considérable, quand il s'accorde avec les nécessités et les raisons de l'états.

 

Quoi qu'il en soit, voilà tout ce que j'ai pu recueillir sur

la personne du P. Yves. Même dans ses erreurs, il continue, en quelque façon, à mériter le splendide éloge que faisait de lui un de ses amis. Totus ipse lumen (2). Il n'est que lumière. L'examen de sa doctrine nous confirmera, je crois, dans ce sentiment.

 

(1) L’Agent de Dieu, p. 368,369.

(2) Lettre déjà citée du P. Mathoud.

 

 

 

Précédente Accueil Remonter Suivante