Chapitre V
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CHAPITRE V LE ROMAN DÉVOT (1)

 

I. Charles Perrault et Camus. — L'art de conter. — Le départ d'un cadet de Gascogne. — Virgile. — Rigault et Sainte-Beuve. — Il n'est pas vrai que rien des romans de Camus « n'a jamais eu vie ».

 

II. Camus écrit ses romans, avant tout, pour le plaisir du lecteur. — Et pour le sien propre. — Que ceux qui « ne sont bons qu'à l'Eglise » ne doivent ni ne peuvent écrire de romans. — Camus et les moeurs des divers pays. — Son Espagne. — Son Italie. — Les dames de Gênes. — La contrainte italienne et la liberté française. — Nos provinces : Normandie ; Gascogne. — Le prêtre et le parisien. — La chaste Suzanne. — La piété dans les romans de Camus. — Deux parisiennes sous la pluie. — Les ressorts mystiques. — Les citations poétiques.

 

III. Les romans de Camus sont des « méditations historiques ». — Il n'invente presque rien. — Un Tallemant ingénu. — La Pieuse Julie et la baronne de Veuilly.

 

IV. Les morales des romans de Camus. — Peintures et critiques des moeurs du temps. — Indulgence foncière de l'évêque-romancier. — Des amourettes. — L'amour naissant. — L'amour honnête. — Palombe. — Théorie platonicienne de l'amour. — Innocence des romans de Camus.

 

I. « Dans ce temps, écrit Perrault — l'insigne Perrault des Contes, des Mémoires et des Hommes illustres, — les romans vinrent fort à la mode, ce qui commença par celui de l'Astrée, dont la beauté fit les délices et la folie de toute la France, et même des pays étrangers les plus éloignés. L'évêque de Belley, ayant considéré que cette lecture était un obstacle au progrès de l'amour de Dieu dans les âmes, mais ayant considéré en même temps qu'il était comme impossible de détourner les jeunes gens d'un

 

(1) Sur les origines du roman dévot, cf. quelques indications dans l'Histoire du roman sentimental avant l'Astrée par M. G. REYNIER, p. 353, 354. — Je me borne au seul Camus qui est de beaucoup le plus intéressant de tous ces auteurs et qui a eu le plus d'influence.

 

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amusement si agréable et si conforme aux inclinations de leur age, il chercha les moyens de faire diversion en composant des histoires où il y eût de l'amour, et qui par là se fissent lire ; mais qui élevassent insensiblement le coeur à Dieu par les sentiments de piété qu'il y insérait adroitement, et par les catastrophes chrétiennes de toutes leurs aventures : car toujours (lisez : souvent) l'un ou l'autre des amants, ou tous les deux ensemble, ayant considéré le néant des choses du monde, la malice des hommes, le péril que l'on court sans cesse de son salut en marchant dans les voies du siècle, prenaient la résolution de se donner entièrement à Dieu, en renonçant à toutes choses et en embrassant la vie religieuse. Ce fut un heureux artifice que son ardente charité, qui le rendait tout à tous, lui fit inventer et mettre heureusement en oeuvre; car ses livres passèrent dans les mains de tout le monde, et comme ils étaient pleins non seulement d'incidents fort agréables, mais de bonnes maximes très utiles pour la conduite de la vie, ils firent un fruit très considérable, et furent comme une espèce de contre-poison à la lecture des romans (1). » On ne devrait jamais citer ces hommes du grand siècle. Ils sont décourageants. Ils disent tout et parfaitement, allant droit aux définitions essentielles. Ce que nous avons ajouté depuis à leur plénitude semble presque vain auprès de cette sagesse lumineuse et de ces formules définitives. Aussi devrais-je m'en tenir à cette page, si Camus ne nous intéressait ici pour des raisons particulières dont Perrault n'avait pas à s'occuper. Il est oublié. Nous n'avons pas l'ambition de le remettre à la mode, un meilleur que nous, Hippolyte Rigault, ayant échoué dans une semblable entreprise. Il y a prescription. Ceux qui sont morts sont morts. Goethe lui-même ne nous imposera pas du Bartas. Mais quelque jugement que l'on porte aujourd'hui sur l'évêque romancier,

 

(1) Les hommes illustres, Camus.

 

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celui-ci n'en reste pas moins le d'Urfé, ou plutôt, le Walter Scott de l'humanisme dévot. A ce titre nous ne lui refuserons pas notre attention, assurés du reste que le moins grave de nos lecteurs visitera sans trop d'ennui ces ruines pittoresques et parfois assez touchantes.

Même pour un romancier, il a prodigieusement écrit. Agathonphile ; Élise ; Dorothée ; Alexis ; Spiridion ; Parthénice; Alcime; Palombe; Damaris, histoire allemande; Hyacinthe, histoire catalane; Régale, histoire belgique; La Tour des miroirs... la simple liste de ses romans tiendrait plusieurs pages : celle de ses nouvelles — Spectacles d'horreur ; Pentagone historique; Événements singuliers; Divertissements historiques — n'en finirait pas. Le lire d'un bout à l'autre, passerait les forces humaines. Non pas qu'il soit à proprement parler ce qui s'appelle ennuyeux. Je viens de reprendre les soixante nouvelles de ses Événements singuliers. Tel moderne, qu'on place haut, ne résisterait pas à cette épreuve. Il a, comme Ourliac, comme Edmond About et comme Assollant, ce don chétif qui fait les conteurs et que la capricieuse nature a

refusé à de plus grands hommes.

 

Hellénin... n'ayant de ses parents que l'honneur d'être sorti de bonne et ancienne race, sortit de leur maison, à l'âge de quinze ou seize ans, avec une épée au côté, un bidet sous les jambes, vingt écus dans sa bourse et une lettre de recommandation à Paris pour trouver une place au régiment des gardes de Henri III. Ayant si bien ménagé ce peu qu'il avait qu'il gagna cette grande ville sans mettre pied à terre, la vente de son bidet lui donna le moyen d'y faire quelque peu de séjour, jusques à ce qu'il eût vu éclore l'effet de sa lettre par une arquebuse qu'un capitaine des gardes lui donna en sa compagnie. Comme il était de bonne mine, d'esprit accort et d'humeur complaisante, il se fit aimer par ses compagnons et affectionner par ses chefs qui d'ailleurs sachant sa maison et désireux d'acquérir en lui quelque obligation sur ses parents, eurent un soin particulier de le bien dresser en l'art militaire, qui est celui de tuer des hommes bien à propos, et, comme

 

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ils disent, en gens de bien et vaillamment... Le commencement du règne de Henri III fut aussi joyeux et paisible que la fin en fut sanglante et funeste. Il semblait, après les tragédies dont la France avait été le théâtre du temps de son prédécesseur, que le siècle d'or nous fût venu revoir. Les jeux, les pompes, la danse et toute sorte de délices étaient les occupations de l'oisiveté de la Cour. Bien plus, c'est que les délices s'étaient glissées dans la dévotion et la piété à la mode était délicieuse. Notre cadet (1)...

 

Ne dirait-on pas le début des Trois Mousquetaires? Il continue de ce joli ton qui est, si je ne m'abuse, le ton français. Préférez-vous une allure plus imposante, Camus sait Virgile par coeur. Voici qui ferait bien dans une épopée.

 

Représentez-vous une aigle royale qui vient fondre sur une troupe de hérons, branchés ou pêchant sur le courant d'un fleuve. L'un se plonge dans l'eau, l'autre se tapit dans les roseaux, l'autre gagne le creux d'un arbre, celui-là se sauve dans un tas de pierres, celui-ci en des halliers, l'autre fend l'air d'une plume plus vite que le vent. Cet assaut étant passé, et l'aigle ayant repris le haut de l'air, ils se rassemblent et par un doux murmure semblent se communiquer la peur qu'ils ont eue. Tel était le concert des juges et du peuple (2).

 

Je n'aurais que trop de plaisir à prolonger ces remarques qui ne sont pas de notre sujet. Quand on s'attache à un auteur oublié, on finit toujours par le célébrer plus qu'il ne convient. Ainsi l'entomologiste qu'émerveille le plus modeste de ses scarabées. Il le voit joli comme un papillon. Semblable aventure arriva sous l'empire, à un écrivain qui passait alors pour l'atticisme fait homme. Hippolyte Rigault, cet enfant sublime de la Sorbonne et des Débats, ayant parcouru quelques romans de l'évêque de Belley, se laissa prendre à cet aimable génie qui avait déjà séduit les bons esprits du temps de Louis XIII, Naudé par exemple. Il écrivit sur Camus une longue étude très affectueuse;

 

(1) Hellénin..., p. 21..24.

(2) Roselis..., p. 522.

 

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il publia même un de ses romans : Palombe ou la femme honorable. Brunetière, éditant une chanson de geste, n'aurait pas déployé une audace plus imprévue. Rigault avait sa réputation à ménager; il craignait de paraître dupe; il faisait donc les réserves d'usage et trouvait pour cela des mots charmants. Camus, disait-il ainsi, « a quelquefois une manière fine et discrète d'indiquer les situations délicates qu'on prendrait facilement pour du goût: par exemple, dans la scène de la déclaration de Fulgent à Glaphire » (1). On voit le professeur, craignant de trop s'engager.

Il est gagné toutefois et plus qu'il ne veut le dire. Mal lui en prit. Sainte-Beuve, l'homme aux boiteuses et sûres vengeances — retro antecedentem... — quand il jugea le moment venu, fondit sur Rigault et l'étrangla dans une de ses notes prudemment féroces. « C'est, dit-il, une erreur de goût, ou un jeu par trop artificiel, de prétendre faire quelque chose de rien, de croire qu'on peut ressusciter ce qui n'a jamais eu vie (2). » En ces matières, ce que dit Sainte-Beuve est toujours très grave. Ses rancunes mêmes aiguisent sa clairvoyance au lieu de l'obscurcir. J'ose croire néanmoins que pour une fois, il se trompait. Exalté par des amis trop complaisants, rival possible, Rigault lui faisait peut-être ombrage. Je le dis sans joie, mais avec Sainte-Beuve, il faut parfois descendre à examiner ces fâcheux dessous. Son coeur était moins droit et moins noble que sa raison magnifique. Du reste, il détestait Camus qu'il ne connaissait que par ouï-dire, mais que le jansénisme avait maudit. Soutenir que dans les romans de l'évêque de Belley, rien « n'a jamais eu vie », c'est, à mon sens, nier la lumière du jour. Et quand cela serait vrai, nous ne savions pas l'auteur du Port-Royal et des Lundis si méprisant

 

(1) Palombe, p. XXXV. Cette introduction de Rigault est excellente presque de tous points. Mais j'ai beau le relire, j'ai peine à comprendre qu'il ait passé de son temps pour une des plus jolies plumes de France.

(2) Port-Royal, I, p. 242.

 

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pour les minores. A ne voir en lui que l'écrivain, Camus est beaucoup moins près du néant que Duguet, que M. Hamon, que tous les Arnaulds du monde, le grand excepté.

II. Le roman est avant tout, s'il n'est pas uniquement, une oeuvre divertissante. Camus l'entend bien de la sorte. Il ne prend pas les airs que l'on pourrait croire, il prêche moins que nombre de modernes; souvent, il oublie de moraliser. Son but principal est d'offrir au lecteur, et de s'offrir à lui-même une récréation honnête. Conter pour conter lui est un sensible plaisir.

 

Durant les jours caniculaires, écrit-il dans son livre de Darie, je prenais un peu d'air en cette belle maison de X... et je trompais les chaleurs des après-dînées à tracer (cette histoire) par forme de divertissement, sans autre dessein que de tuer l'importunité de ces ardeurs immodérées... Tant de cahiers se sont insensiblement amoncelés que l'on en ferait un juste livre. Je charmais ainsi mon loisir, amusé de la douceur de ce genre d'écrire que certes je trouve friand et qui m'a laissé dans le coeur l'aiguillon du désir de m'y remettre sur quelque autre histoire ancienne (1).

 

Cette belle humeur de l'ouvrier se communique naturellement à l'oeuvre elle-même. Trés sérieux, nous l'avons vu , dans ses traités spirituels , l'évêque-romancier se promet bien d'éviter « le sauvage... le farouche et le rébarbatif » de « messieurs nos maîtres » de Sorbonne et des « pères révérends », de ceux, dit-il assez cavalièrement, qui « ne sont bons qu'à l'Eglise ». Le moyen, dit-il encore, que ces pesants personnages écrivent des romans dignes de ce nom? « La joie marche rarement à leurs côtés, le ris les fuit et les mignardises les abandonnent... (Ils) ont sous des fronts de Caton, des sourcils d'Aristarque et des yeux d'Héraclite. » Nulle souplesse, nul entregent. Eh ! que peuvent-ils connaître « des affaires du

 

(1) La Mémoire de Darie..., p. 472.

 

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monde », quelle figure feraient-ils « dedans une salle, dans un cabinet et en la conversation des personnes mondaines? » « Ils ne savent pas l'air du bureau, ni le goût de la cité, ni les moyens de plaire à tant de palais malades. » Et puis leur style, abstrait, frotté de latin, comment passerait-il « sous la lime d'un cabinet et sous la censure des esprits délicats que produit notre siècle » (1) ? D'un mot, très bien né lui-même, il écrit pour ses pareils et il emploie en toute liberté la langue des honnêtes gens.

Aussi bien, si d'une manière ou d'une autre, de près ou de loin, per fas et nefas, les innombrables intrigues de Camus arrivent toujours, comme dit Perrault, à « une catastrophe chrétienne », tant s'en faut que leur auteur s'emprisonne dans les sujets religieux. « Le grand champ du monde » lui appartient (2) « Chose légère », — ce qui n'a jamais voulu dire frivole, — curieux, chargé de malice, grand observateur, les objets les plus divers l'intéressent, l'amusent ou le passionnent. Ainsi, pour n'en donner qu'un exemple d'ailleurs assez piquant, il ne manque jamais l'occasion d'exprimer en quelques traits l'image d'une nation ou d'une province (3). « Le théâtre naturel de ces belles histoires, dit Rigault, c'est l'Espagne, c'est l'Italie; une Espagne et une Italie comme celles de M. de Musset, où il n'y a ni gouvernement ni police. » Autant de mots, presque autant d'erreurs. Aussi bien que les pays latins, Camus semble avoir parcouru les Flandres et l'Allemagne où il a placé plusieurs de ses romans ou de ses nouvelles. A-t-il vu tous ces pays-là de ses yeux, je ne le crois pas, mais il les connaît. Il met le français au-dessus le tout mais il marque une certaine sympathie pour la

 

(1) La pieuse Julie, p. 557, 558.

(2) Préface des Événements singuliers.

(3) Il est même documenté sur telles particularités — plus qu'innocentes mais un peu spéciales — des moeurs germaniques des premiers jours de leur lune de miel) — qu'il aurait pu décrire avec moins de complaisance. Il voyait là sans doute un lointain souvenir du livre de Tobie. Cf. Événements singuliers, II, 42.

 

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simplicité germanique. « La nation allemande, écrit-il, est franche, et a le coeur aussi rond que l'estomac (1). »

 

Pour dire la vérité, sans offenser la nation — écrit-il encore et que M. Barrès lui pardonne ! — ce bon Austrasien tenant un peu plus de l'allemand que du français, était fort éloigné de cette gaillardise et politesse qui prennent les filles par les yeux... il n'était pas des plus agréables, ni de mine fort attrayante. Toutefois sa fidélité et son ardeur devaient couvrir tous ses défauts et si cette fille eût été bien judicieuse, elle eût connu qu'il n'est rien sous le ciel qui soit comparable à une âme constante en son affection (2).

 

Ailleurs il nous apprend qu'

 

en Allemagne, la profession de tenir hôtellerie est autant honorable qu'elle est peu considérée en France, et presque vile et servile en Italie et en Espagne. Il y a des personnes de qualité, même des nobles, qui s'en mêlent et qui la conduisent avec tant de gravité et de courtoisie que les voyageurs se louent pour l'ordinaire de leur traitement (2).

 

Pour l'Espagne, je ne sais pas non plus s'il y est allé. Du moins l'a-t-il étudiée dans les nouvelles de Cervantes, lequel était sans doute mieux renseigné qu'Alfred de Musset sur « le gouvernement et la police » de cette nation. « Ayant lu (ces nouvelles), dit-il, j'ai trouvé cet esprit fort grand en ces petites choses, un homme du monde et railleur et qui étale proprement et fait bien valoir sa marchandise (4). » Il reste vrai néanmoins que son Espagne est un peu cornélienne, sinon romantique. En revanche, l'Italie a peu de secrets pour lui. Il avait fait incognito, et

peut-être à pied, le pèlerinage de Lorette. Il a bien vu Rome, où l'ont conduit tantôt la route de Milan et de Florence, tantôt celle de Pise ou de Sienne. Chemin faisant,

 

(1) Les événements singuliers, II, 41.

(2) Ib., II, 208.

(3) Ib., II, p. 431.

(4) Préface des Événements singuliers.

 

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il a regardé de tous ses yeux, écouté de toutes ses oreilles. Somme toute, soit patriotisme, soit pour une autre raison, il a peu de sympathie pour les Italiens, Génois et Génoises surtout lui sont en horreur :

 

Etant donc en cette superbe ville de Gênes où les personnes sont si fines et si rusées, ce ne fut pas grande merveille s'il (Maximin, un provençal) y fut aisément abusé. Vraiment c'était bien à un jeune homme de commencer son trafic par la rivière de Gênes... Son commerce était avec les dames, et quelles dames! je le laisse à deviner à celui qui a vu la contrée (1).

 

A vingt reprises, il remarque que « jouer des prunelles » est un : langage fort intelligible en Italie » (2), S'il aime Sienne, c'est parce que cette ville est plus franche, « tenant encore quelque chose de cette liberté française que les Siennois n'ont pas tout à fait oubliée » (3).

 

Celles qui sont nourries sous la liberté de l'air français, dit-il encore, sont beaucoup plus difficiles à pervertir, que celles qui sont élevées dans les contraintes de delà les monts. Car là le moindre signe est un engagement absolu et une paction expresse ; mais parmi nous les muguetteries, les cajoleries et même les présents sont des vagues contre des rochers (4).

 

Qui ne l'aimerait, lorsqu'il parle ainsi ! On redoutait un prédicateur et on trouve un galant homme. Enfin, pour négliger mille observations du même genre, Rome elle-même ne trouve pas tout à fait grâce aux yeux de Camus, Rome « la grande cité, à qui le séjour de Sa Sainteté, la multitude des corps saints donne le nom de sainte, plutôt que les moeurs de ceux dont elle est habitée » (5).

 

(1) Les événements singuliers, I, 64.

(2) Ib., II, 242.

(3) Ib., II, 24I.

(4) Ib., I, p. 276-

(5) Ib., II, p. 249. Cf. Ib., I, 164, de curieuses observations sur la paresse italienne.

 

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Toute la France lui est précieuse, Paris d'abord, puis chacune de nos provinces.

 

Il n'y a rien de si contraire à l'humeur de notre air que la contrainte et l'esclavage. Sous notre ciel, nous respirons un air plus franc et où comme la bonne foi est plus grande, la défiance est moindre (1).

 

Ayant beaucoup vécu en Normandie, il a peut-être une prédilection pour

 

cette contrée de notre Gaule que l'on tient communément pour le pays où habite la sapience et où le septentrion rend l'air si subtil qu'il passe jusques aux esprits des habitants, lesquels sont extrêmement fins, déliés et accorts en leur conduite. Vous jugez bien que je parle de la Neustrie (2).

 

Languedoc et Gascogne l'amusent prodigieusement. Un cadet de cette dernière province ayant été réduit à l'hôpital, le père de ce malheureux, nous dit Camus, « ne pouvait faire entrer cela en sa créance, car la vanité naturelle du climat y résistait avec opiniâtreté » (3).

 

Les Provinces de la France qui ôtent tout aux cadets pour revêtir les aînés, en envoient (à la Cour) des flottes et des caravanes entières. Principalement la Guyenne, aussi fertile en cadets que les cadets sont riches en courage. Aussi est-ce tout leur bien, si vous y ajoutez la cape et l'épée. Chacun sait la gentille humeur de cette nation et comme elle ne s'abat jamais sous les disgrâces de la fortune. Ceux qui n'ont point de noblesse ont le coeur si bon qu'ils veulent passer pour gentilshommes, et ceux qui en ont la poussent dans une si reculée antiquité, qu'ils comptent toujours des rois entre leurs ancêtres et croient ne devoir céder à personne ni en sang ni en rang, au reste désireux de parvenir et de paraître artisans de leur fortune, ardents à l'avancer, hardis à se pousser, croyant que c'est là le vrai soin d'un homme raisonnable et que celui qui

 

(1) Les événements singuliers, II, 499.

(2) Ib., II, 29.

(3) Hellénin, p. 101.

 

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le néglige ne mérite pas d'avoir accès parmi les honnêtes gens (1).

 

Avouons qu'il sait son métier. Il a le bel entrain du style mousquetaire mais tempéré par une distinction, une élégance qui lui est propre. Plus mêlé, plus verbeux que Sorel ou que l'auteur du Roman comique, mais combien plus délicat! Assurément de tels passages, et tant d'autres que je n'ai pas le droit de citer ici, ne risquaient pas d'effaroucher les mondains qui n'ouvrent ce genre de livre que pour leur plaisir. On peut tuer le temps en moins aimable compagnie et je crains plutôt que de l'autre côté, l'on ne se demande avec inquiétude ce que viennent faire dans un roman dévot ces malices caressantes et ces curiosités profanes. Mais quoi, l'évêque de Belley n'a-t-il pas dit qu'il se proposait de nous divertir? Imagine-t-on qu'il y ait deux manières, l'une ecclésiastique, l'autre civile d'arriver à cette fin ? Du moins le verra-t-on changer d'allure, passer le surplis et l'étole, lorsqu'il touche enfin au plus religieux de ses histoires, par exemple, aux péripéties intérieures d'une vocation. Non encore, ou si peu que rien. Il se rappelle toujours, et sans effort, qu'il est dans un salon et non pas dans une église. Si d'aventure le prêtre esquisse un geste solennel, le parisien se montre aussitôt et inversement, le prêtre achève, efface par un pur cantique les indiscrétions ou les maladresses trop libres que l'autre vient d'amorcer. Je veux donner de ceci une preuve un peu singulière mais tout ingénue. Camus s'attache si fort à ces personnages que, malheureux ou fortunés, il n'a plus la force de les abandonner, même quand sa présence

 

(1) Hellénin, p. 20, 21. Il dit ailleurs (Ibid., p. 44) que la harpe est un « exercice merveilleux aux mains d'un gascon ». Que ne puis-je indiquer une foule de remarques du même genre. « Il n'en est pas des demoiselles du Languedoc, comme de celles de France, abattues dans la délicatesse, ce climat leur donnant une mâle vigueur, qui les porte souvent à des exercices de la chasse et de la guerre, qui les font paraître amazones.» Lus événements singuliers, II, 197, etc., etc.

 

 

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menace de gêner le lecteur aussi bien que les héros. C'est ainsi qu'ayant béni le mariage de Roselis (la Suzanne de la Bible) et de Joachim, et ayant accompagné l'heureux couple jusqu'au seuil de leur palais, il prolonge ses adieux et ses voeux un peu plus qu'on ne voudrait.

 

Mais il est temps que nous nous retirions et que nous laissions en paix la chaste Roselis dans le palais de son époux. Elle s'éjouira en Dieu et en lui, et lui en Dieu et elle ; ils vont prier ensemble, comme Isaac et Rebecca. O Hymen, c'est ici que tu attaches un ruban vermeil sur mes lèvres et que tu voiles beaucoup de choses à mon esprit, volant à ce discours plusieurs considérations qui le pourraient autant adoucir qu'enrichir... Laissons Roselis à Joachim et Joachim à Roselis. Jouissez, pair sans pair, de la possession de vous-mêmes. Dormez et reposez tranquillement en Dieu, en ce Dieu qui vous chérit si tendrement qu'il ne vaut pas qu'on vous réveille (1).

 

Il est tellement pur et naïf que sa gaucherie nous laisse elle-même sous une impression fraîche et pieuse.

Il s'est trouvé néanmoins de nos jours des esprits mal faits pour reprocher amèrement au pauvre Camus ce qu'ils appellent l'indécence de ses peintures. Calomnie ridicule.

Pour ma part, ce que j'ai trouvé chez lui de plus vif est bien innocent. « Tout est net aux personnes nettes, disait-il lui-même après saint Paul, tout est souillé aux personnes immondes (2). »

Le gentilhomme aux propos légers et piquants, l'artiste

 

(1) Roselis, p. 613.

(2) Quoi qu'on lui reproche aujourd'hui, Camus n'a d'ailleurs pour se défendre invinciblement qu'à rappeler le nombre et la qualité de ses lecteurs. S'il avait scandalisé, si peu que ce fût, ses contemporains, François de Sales l'aurait-il approuvé, la censure n'aurait-elle pas arrêté ce scandale ? Camus lui-même que nous savons si timoré, n'aurait-il pas brisé sa plume de romancier, au premier avertissement que n'aurait pas manqué de lui donner ou François de Sales, ou tel autre ami ? Sauf quelques pamphlétaires, personne n'a même songé à protester. « N'oublions pas, dit à ce propos le sage Rigault, qu'en matière de décence dans le langage, il n'y a de bons juges que les contemporains : quand ils ne se sentent pas blessés, c'est qu'il n'y a pas de blessure. La langue ne peut être soumise à une sorte de chasteté rétrospective qui condamne dans le passé ce qui ne serait pas excusable dans le présent. Nous ne pouvons exiger que nos pères aient été aussi raffinés que nous. » Palombe, p. XXXII. Ainsi, un évêque d'aujourd'hui n'écrirait pas comme Camus : « Lampsaque avait sur le front d'autres rayons que ceux de Moyse ». (Les événements singuliers, II, p. 57.)

 

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avec ses couleurs et ses jeux de plume, le prêtre, avec sa foi, sa ferveur, son zèle, tous ces personnages n'en font qu'un dans le roman de Camus. Effusions pieuses et saillies spirituelles, élévations morales ou théologiques et observations malicieuses, s'entrecroisent, s'appellent, se rejoignent sous sa plume et c'est là peut-être le plus haut mérite de l'évêque romancier. Comme cette remarque est importante, on me permettra de l'appuyer une fois pour toutes sur une citation un peu longue niais qui me paraît savoureuse, ou du moins tout à fait caractéristique. Je l'emprunte au meilleur peut-être des romans de Camus, à la Pieuse Julie. Julie est une jeune veuve hésitante et timide qui rêve d'entrer au couvent. Autour d'elle, sa soeur Diane et son beau-frère montent jalousement la garde, favorisant de tout leur pouvoir les projets amoureux d'un gentilhomme, Montange, qui s'est follement épris de Julie. Celle-ci n'a pour elle et dans son secret qu'une de ses suivantes, Secondine, désireuse, elle aussi, de quitter le monde. Un même cloître, Sainte-Elisabeth, les attend l'une et l'autre et elles épient « l'occasion de se sauver de l'Egypte en fuyant et par surprise ; car de s'en retirer autrement, il y avait de l'impossibilité... mille aguets, tous les serviteurs et les servantes aux écoutes, sentinelles partout ». Miracle! Lorsque Julie « y pensait le moins, la voilà en sauveté par le trait d'une inspiration soudaine ». En effet, le jour de l'anniversaire de sa belle-mère étant arrivé, Julie se rend pour cette cérémonie à l'église des Cordeliers. Secondine l'accompagne, et une autre fille qui bientôt « ennuyée de la longueur de l'office... demande permission à Julie pour aller à quelque sien négoce ». N'oublions pas de dire qu'il pleuvait fort ce matin-là. Grande ferveur pendant cette messe. « L'office achevé et midi approchant, il était temps de faire la

 

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retraite »... Arrêté sans doute par l'orage, le carrosse n'est pas encore là. Pendant que le petit laquais court le chercher,

 

O activité de l'esprit de Dieu... voici arriver la bienheureuse inspiration, ce moment duquel dépend l'éternité... L'esprit de Dieu... s'empare du coeur de Julie, et lui fait voir en un clin d'oeil que c'était là le temps destiné à sa délivrance... Sans consulter autrement, elle prend cette occasion aux cheveux, et étant avec Secondine, sous le portail, attendant la venue du carrosse : « Ma chère amie, lui dit-elle, pourrions-nous espérer une plus favorable occurrence pour la fuite que nous projetons il y a tant de jours?.. Votre compagne et mon autre femme de chambre se sont écartées pour divers sujets, ce petit émerillon de laquais n'y est pas, le carrosse ne paraît point...

 

Secondine y pensait de son côté. Les voilà parties sous la pluie battante et Camus sur leurs talons. A lui maintenant :

 

Je prie le lecteur, principalement s'il a... séjourné quelque temps en cette grande ville, hors de laquelle tout le reste du monde est un exil, de se représenter un grand lavage de pluie... Alors, de tous côtés, par les gouttières qui pendent sur les rues, se répandent comme des torrents d'eaux qui changent les ruisseaux en de petites rivières. Et parce que la situation de cette cité est trop plate, la pente en est si molle que les aux qui tombent du ciel sont aisées à se ramasser, et difficiles à écouler. Alors, les carrosses sont de saison... car, quant à ceux qui sont à pied, l'impossibilité de tirer chemin les oblige... à la retraite dans les maisons, jusques à ce que ces petits torrents aient désenflé leur orgueil. Nonobstant toutes ces difficultés, comme si Julie et Secondine eussent marché sur les eaux, elles se mettent en la voie sans autre guide que de la belle étoile de l'inspiration qui les conduit, et sans autre escorte que de la colonne du feu de leur zèle et de leur résolution déterminée.

Imaginez-vous encore, lecteur, combien il y a loin depuis la porte de Saint-Germain (des Prés, auprès de laquelle est assis le grand couvent des Cordeliers et les marais du Temple, où est le monastère de Sainte-Elizabeth. Car et le temps, et la saillie, et l'occasion, et la distance des lieux, et la qualité des

 

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personnes, et leur façon de cheminer, et le conseil, et le cou-rage, et la promptitude de l'exécution sont toutes circonstances considérables en cette occurrence (Quis, quid, ubi, etc.).

Mais ce n'est pas assez qu'elles passent par l'eau, et qu'elles nagent, s'il faut ainsi dire, entre deux eaux ; il faut aussi.., qu'elles traversent les feux, comme faisaient ceux qui devaient jadis aborder le Roi des Tartares. En voulez-vous de plus chauds que ces rencontres ? Nos deux timides colombelles, s'étant glissées par ces petites rues qui vont des Cordeliers à Saint-André-des-Arts, pour éviter l'embarras ordinaire de la rue de la Harpe, et aussi le Palais comme un écueil, de peur d'y rencontrer le mari de Diane..., en s'écartant de Scille, elles tombent en Caribde. A peine avaient-elles passé Saint-Séverin pour aller par le Petit-pont sur celui de Notre-Dame, qu'elles trouvent au Petit-Châtelet un embarrassement si grand, à cause du rainas des eaux qui y faisait un petit fleuve... qu'il n'y avait aucune apparence de pouvoir aller plus avant. Les carrosses, les charrettes et les chevaux tracassaient, roulaient, se débattaient avec un bruit et un fracas qui passe le moyen de le bien exprimer. Les gens de pied, béant aux boutiques voisines, sont contraints d'imiter ce rustique du poète qui attend en vain qu'un ruisseau soit écoulé pour passer. La pluie-ne cesse point et les ruisseaux encore moins... le retardement est un coup mortel à nos nymphes fugitives : car si, une fois elles sont reconnues... Pour ne faire donc point comme les oiseaux qui pour être longtemps perchés sur une branche, donnent loisir à celui qui les couche en joue de les tirer..., elles repassent par la rue de la Huchette et gagnent le Pont Saint-Michel, pour continuer leur chemin par le Marché-Neuf vers le Pont de Notre-Dame. Et ne voilà-t-il pas qu'au sortir du Marché-Neuf, assez près de l'Hôtel-Dieu, elles vont rencontrer le mari de Diane !

 

Julie explique qu'elle va jusqu'à l'Hôtel-Dieu, selon son habitude, et prie qu'on lui envoie bientôt le carrosse. Son beau-frère hésite et parlemente, mais dans ce brouhaha de chevaux galopant et de charrois embourbés « le cocher touche et voilà Julie délivrée.

 

« Madame, lui dit Secondine, prenons courage, Dieu est avec nous. — Il est bon de s'assurer, dit Julie, mais sans présomption, car il arrive bien des accidents entre le verre et la

 

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lèvre. Mais, quoi qu'il arrive, il faut passer ou mourir. » — Elles étaient déjà crottées et mouillées à toute extrémité. Quand elles furent sur le pont de Notre-Dame, à chaque chevalier qu'elles rencontraient en housse..., elles s'imaginaient... que c'était Montange, ce qui leur fit faire divers plongements dans les boutiques... comme ces perdrix qui pensent n'être pas aperçues, quand elles ont la tète cachée... mais Dieu veuille les préserver de l'amoureux baron !

Comme elles étaient auprès de l'échelle du Temple, elles entendirent venir de loin un carrosse qui allait au galop... ; plusieurs chevaux couraient après et une grande suite. Chacun s'écarte de ce torrent. Nos dames, à l'avantage, se jettent dedans la première porte qu'elles rencontrèrent. Secondine, qui avait toujours l'oeil au guet, reconnut, aux livrées vertes, que c'était Monsieur de Guise qui revenait du Louvre.

 

L'amoureux baron, Montange, galopait à la portière. Elles en sont quittes pour la peur et touchent enfin à Sainte-Elisabeth,

 

en un équipage tel qu'elles pouvaient dire à la lettre avec David : les eaux ont pénétré jusqu'à mon âme, je me suis enfoncé en de profondes boues, je ne suis que fange en toute ma substance... A la vérité, comme a depuis assuré le Père Victor (aumônier du couvent), c'était une chose digne de ris et de compassion tout ensemble de les voir en la façon qu'elles arrivèrent ; car si Paris tire son nom en latin d'un autre qui signifie boue, à cause des perpétuelles fanges de cette grande ville... imaginez-vous quelle elle devait être durant ce lavage d'eaux, sinon un abîme de crotte.

Certes l'équipée de ces dames, quand je l'ouïs réciter, me fit aussitôt souvenir de celle de l'Amante sacrée, dedans le Cantique, laquelle cherche son bien-aimé par les rues, les places et les carrefours de la cité, où elle fait tant de fâcheuses rencontres, et principalement des gardes de la ville, qui la battent, lui enlèvent son manteau, et la prennent pour une coureuse, bien qu'elle passât en pudeur l'honnêteté même.

Prosternées aux pieds du P. Victor, elles lui racontent tout simplement leur inspiration..., et le conjurent de leur faire ouvrir, non la porte de leur asile seulement, mais, comme il leur semblait, celle du Paradis; parce qu'elles aimaient les portes de Sion plus que tous les tabernacles du Seigneur.

 

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On les admet sans retard et on les emprisonne dans une cachette où elles passeront quelques semaines, attendant que soit calmé le bruit de leur fuite.

Pardonnons à nos pères qui ont aimé ce vivant récit. Epiloguer sur les défauts du romancier et de l'écrivain, à quoi bon en vérité ! Il se fait lire, tout est là pour lui. Il résout, on ne sait comment, le difficile problème de nous édifier en nous amusant. Il n'y a que lui, je ne dis pas seulement pour jalonner de textes mystiques, les étapes d'une aventure en somme commune — deux femmes traversant Paris sous la pluie — mais encore pour animer surnaturellement toute cette histoire, la gonfler de sainteté, si l'on peut ainsi parler. Je n'ai pas dit, en effet, par où il commence et par où je comptais finir. Avant ce retard imprévu sous le porche de l'église, avant cette minute d'inspiration qui va fixer le sort de nos deux héroïnes, celles-ci ont reçu la communion. C'est de la table sainte qu'elles ont pris leur élan, cet élan extraordinaire dont nous avons pu mesurer l'intensité.

 

O pain d'Elie, qui donnez la force aux plus faibles pour arriver à la montagne d'Horeb !... Courage, belles âmes, vive Emmanuel, le Seigneur est avec vous. Embarquez-vous hardiment sur la mer de l'entreprise qui vous va être inspirée... Cette table vous est mise au devant contre tous ceux qui vous veulent troubler : ce bâton de Jacob vous consolera et vous soutiendra ; avec lui, vous passerez le torrent et vous le gaierez gaiement sans vous noyer. O Seigneur, Dieu des vertus, qu'heureux est celui qui jette en vous toute son espérance !

 

C'est bien le prêtre qui parle ainsi, mais les moins dévots le subissent et lui font volontiers crédit. Ils sentent bien qu'après tout ces élévations révèlent les ressorts intérieurs de l'aventure qui s'annonce. Et puis, bâton de Jacob, gué, torrent, pain des forts, ces images bibliques leur promettent des surprises pittoresques et des

 

(1) La pieuse Julie, pp. 283-299.

 

évocations moins pieuses : les gouttières et les boues de Paris ; le cortège galopant et ruisselant, les livrées vertes du duc de Guise; les deux fugitives, plongeant, comme des perdrix affolées, dans les boutiques du pont Notre-Dame.

Enfin, notre bon prélat humanise ses fables d'une autre manière sur laquelle il faudrait écrire un gros volume et que je dois rapidement indiquer. Il savait par coeur à peu près tous les vers français connus de son temps, et les italiens par surcroît. Estimant, d'un autre côté, que les passions, portées à un certain degré, ou doivent se taire ou ne peuvent parler qu'en vers, dès que les sentiments de ses personnages touchent au paroxysme, il sonne un poète.

 

Que devint Julie, écrit-il par exemple, à la nouvelle de cet étrange accident (l'assassinat qui l'a rendue veuve), je ne le dois avancer parce que je ne le puis exprimer. II faut ici le voile du peintre. Ce sont les menues douleurs qui se doivent représenter, les excessives surmontent les paroles... Tout ce que je puis faire pour ne traiter point avec ingratitude tant de chères douleurs — le voilà bien dans ces derniers mots! — c'est d'emprunter un excellent tableau de semblables peines, façonné par une des plus douces et délicates veines de notre temps. Les couleurs en sont si vives et si fortes qu'elles me semblent en quelque manière capables de soutenir l'inconsolable détresse de Julie... (1)

 

Dans le roman de Callitrope, l'amour malheureux de Procore pour Euphémie est illustré de même façon par une quinzaine de poèmes : madrigaux (tous italiens), dixains, stances et sonnets. Ainsi toujours. Où puise-t-il? Fréquemment chez Desportes, un de ses demi-dieux, mais

 

(1) La pieuse Julie, pp. 170, 171. Cette complainte pour Julie est la complainte de Bertaut : Non, non, il n'est point vrai (Les oeuvres poétiques de M. Bertaut, édit. 1620, pp. 416-418). La pièce de Bertaut e 13 strophes, Camus n'en transcrit que 8, mais littéralement à deux exceptions près, dont l'une est insignifiante, l'autre curieuse : « Pour que sans jugement... moi qui désespéré t'appelle à mon secours », ainsi avait dit Bertaut. Camus a remplacé : désespéré par : sans réconfort. C'est probablement pour la même raison qu'il a omis telles autres strophes où il était parlé de désespoir.

 

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aussi chez tout le monde. Seul, un érudit de la taille de M. Vianey ou de M. Lachèvre nous édifierait sur ce point. On comprend ainsi, on plutôt on ne comprend pas, que M. Boulas, auteur d'une thèse sur Camus, ait célébré, en pleine Faculté de Lyon, les mérites poétiques du personnage. Celui-ci donne bien, sans doute, quelques vers de son cru, mais le plus souvent, il adapte à ses propres desseins le bien d'autrui, plus ou moins démarqué. Qu'il indique ou non ses emprunts, personne alors ne pouvait s'y tromper. Quant aux poètes, ils ne perdent rien à ce traitement qui les replace dans l'atmosphère sentimentale de l'époque, qui les replonge — ou les plonge — dans la vie réelle, leur donnant, par là, une vérité que d'eux-mêmes ils n'ont pas toujours.

 

C'est maintenant, dit Procore, que non plus par feinte et mignardise, mais par un véritable ressentiment des déplaisirs qui me dévorent, je me puis appliquer la gentille comparaison d'un de nos meilleurs et plus célèbres poètes...

 

Suit un beau sonnet (1).

III. Lorsqu'on l'appelle romancier — comme j'ai fait

 

(1) Hellénin... ensemble Callitrope, p. 200. Camus donne rarement le nom de ses poètes. Je n'ai guère vu indiqué par lui que Duperron. Voici en quels termes : « Ces belles paroles de David, mises en notre langue par un autre David français, ce grand cardinal que sa science incomparable éleva en son temps sur le plus haut perron de la gloire ». La pieuse Julie, p. 274. De fait les vers qu'il cite du cardinal sont d'une rare beauté. A. vue de pays, l'anthologie que l'on formerait en réunissant tous les poèmes cités par Camus, serait merveilleusement abondante. Ce travail s'imposerait, à plusieurs points de vue, nous révélant, par exemple, des oeuvres aujourd’hui perdues. Que M. Vianey, ou M. Raymond Toinet, que M. Lachèvre enfin, se laissent tenter ou quelqu'un de leurs disciples.

Nous devons déjà à M. Lachèvre une note extrêmement précieuse sur Jean-Pierre Camus... et Théophile de Viau (Le libertinage au XVII° siècle. Une seconde revision des oeuvres du poète. Théophile de Viau, Paris, 1911). L'évêque de Belley compte en effet, non pas seulement parmi les admirateurs — ce qui va sans dire puisqu'il se connaissait en poésie — mais parmi les apologistes décidés de Théophile — ce qui, sans doute, fait moins d'honneur à la perspicacité de Camus qu'à son extrême bienveillance. En tous cas il cite longuement Théophile, mais, presque toujours, il « apporte de tels changements au texte que les vers deviennent méconnaissables » . Cf. Lachèvre, loc. cit., p. 135, avec exemples à l'appui.

 

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moi-même pour me conformer à l'usage, on contrarie notre Camus, et, chose plus grave, on le méconnaît. Ces oeuvres que nous croirions d'imagination pure, il les place hardiment sous le patronage de Baronius. Ce sont des « ouvrages historiques », des « méditations historiques », des « histoires saintes, pieuses et vraies » (1).

 

Il y a autant de différence, écrit-il, entre ces histoires que je vous offre et celles que vous lisez dedans le monde avec autant d'empressement, qu'entre le jour et la nuit. Car les romans sont ou totalement fabuleux comme les Amadis et les Bergeries ; ou bien ce sont des histoires qui ont quelques principes véritables, comme les faits de Charlemagne... mais remplis de tant de feintes et de contes frivoles, ridicules..., que tous ces fatras se terminent en fadaise... Or, puisque j'entreprends de combattre, et, si je le pouvais, d'abattre ces fables chimériques qui occupent si vainement tant de cerveaux... pensez qu'il serait bien à propos que j'opposasse des vanités à des vanités... Je chante avec David :

 

J'ai fait le choix pour mon partage

Du chemin de la vérité.

 

Que si les changements des noms, et les déguisements que j'apporte aux circonstances des temps et des lieux, et les liaisons des histoires différentes, et les événements de peu d'importance insérés en passant, semblent en quelque façon altérer la vérité, dont la nudité est le plus bel ornement... je réponds que les historiens mêmes... ne laissent pas de se donner la liberté de dire plusieurs choses qui n'ont pas été dites, comme quand ils font haranguer des capitaines et des rois... et même que selon la variété des rapports qui leur sont faits, ils ont le choix du plus vraisemblable (2).

 

Ces déclarations, que je crois pleinement sincères et véridiques, paraîtront à tous les curieux d'une importance considérable. Pour une pareille époque, un historien, ou un chroniqueur, ou, si l'on veut, un journaliste de plus, n'est certes pas à dédaigner. Voyageur avide de

 

(1) La pieuse Julie, pp. 563, 538, 512, 563.

(2) Ib., pp. 573, 574.

 

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recueillir les événements singuliers qui ont ému les divers pays qu'il traverse, prédicateur que se disputent les grandes villes, directeur très apprécié dans la capitale, lié, d'ailleurs, par ses relations de famille avec la haute société parisienne, Camus a appris, souvent de première main, tes plus étourdissantes et les plus saintes aventures qu'il a depuis reproduites, à la façon qu'il vient de nous dire, dans ses prétendus romans. Spectacles d'horreur, amours innocentes ou perverses, coups de poignard, empoisonnements, folles équipées, scènes de brelans, enlèvements, conversions miraculeuses, gestes héroïques, en un mot, comédies, tragédies et mélodrames, sa malice indulgente, son bon coeur, son ardente imagination ont ainsi trouvé partout dans la vie réelle des romans tout faits, beaucoup plus étranges et passionnants que ceux qu'il aurait imaginés de lui-même. Comment n'a-t-on pas encore songé à exploiter cette mine de faits divers horrifiques ou pittoresques, ce Tallemant ingénu? (1) Pour montrer l'intérêt

 

(1) Rigault a bien flairé cette piste. Les romans de Camus a seraient pour nous, écrit-il, un trésor d'anecdotes historiques et une chronique allégorique du temps », si Patru nous avait donné la clef de ces romans comme il a fait celle de l'Astrée (Palombe, p. XXX). Rare exemple de l'incuriosité historique de cette génération. Une porte, un trésor derrière cette porte, mais pas de clef. Rigault se résigne et s'en va. Mais cette clef, puisque Patru ne l'a pas donnée, c'est à nous, ou plutôt, c'est aux érudits de la forger. Il y faudrait manifestement la merveilleuse érudition de l'annotateur du Cardinal de Retz ou de l'annotateur des lettres de Bossuet, mais certainement on doit trouver. Du reste Camus nous aide lui-même. Il déploie une coquetterie subtilement enfantine à nous cacher tout ensemble et à nous suggérer le véritable nom de ses personnages. Pour s'initier à ce petit jeu — souvent anagrammatique — on peut commencer par la Mémoire de Darie, où Camus a romancé la mort d'un jeune couple qui lui était cher, le baron de Thorens, frère de François de Sales, et la baronne, fille de J. de Chantal. Chantal est devenue Achante ; le président Fabre, Fabrice ; Jacqueline Favre, Angélique (ce sont les mêmes lettres) ; Charlotte de Bréchard, Carline; l'archevêque de Bourges, André Frémyot, Archandre ; Thorens, Sentor. Quant à l'évêque de Genève, auteur de la Philothée, comment ne pas le reconnaître dans la personne de Théophile, pasteur des Allobroges? Dans La pieuse Julie, dont je vais parler, le héros Piralte s'appelait, de son vrai nom, Ripault. Un u de plus ou de moins ne fait rien à l'affaire. Quant à la valeur documentaire des romans et des nouvelles, il va sans dire qu'elle diminue — ou du moins qu'elle veut être contrôlée de plus près — à mesure que l'auteur s'éloigne davantage de son temps et de sou pays. Je crois néanmoins que dans les plus abracadabrantes de ses nouvelles, il ne dit presque rien —pour l'ensemble que lui-même il ne tienne pour historique.

 

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que pourraient offrir ces recherches, qu'on me permette de revenir à l'une des plus étranges de ces histoires, à La pieuse Julie.

Julie qui dès ses tendres années pensait au couvent, se trouve néanmoins amenée à épouser le jeune Piralte qui, lui-même, a fait un stage chez les capucins d'où son père, aidé de la force armée, l'a retiré pour l'obliger à prendre femme (1). Piralte adore Julie autant qu'il regrette la bure franciscaine. Bientôt la neurasthénie le prend. On est sur le point de l'interner. Julie le calme et l'entraîne à la campagne où ils vivent parfaitement heureux, décidés l'un et l'autre à se donner à Dieu le plus tôt qu'ils le pourront, c'est-à-dire après la naissance prochaine du premier fruit de leur amour. Là-dessus de méchants voisins tranchent les jours de Piralte. Julie se lamente en prose et en vers, accouche d'un fils, s'attarde quelques mois chez sa soeur Diane où elle repousse de son mieux les amoureuses poursuites du baron Montange. Elle s'évade enfin et disparaît dans le couvent de son choix comme nous l'avons déjà vu. A ces nouvelles, que fera Montange, car c'est lui désormais qui va mener le roman? Des folies sans nom. Aidé du beau-frère et de Diane, il lance d'abord la police à la recherche de la fugitive. Quand la retraite de celle-ci est enfin découverte, ce qui ne fut pas sans peine, Montange vient au parloir, crie, se pâme, fait mine de se détruire. Sans la crise de nerfs qui l'interrompt à temps, il serait mort sous les yeux de Julie. Bientôt, il renoue ses trames. Enfin il se convertit et meurt aussitôt après. Tel est, en deux mots, le sujet du livre. Pour les ornements poétiques et mystiques, pour le menu détail de chacune de ces aventures, il va sans dire que notre Camus s'en donne à coeur-joie.

Eh bien, tout cela est la vérité pure ! Camus n'a presque rien ajouté de son cru qu'une magnifique histoire de

 

(1) La description du couvent des capucins à Meudon, et l'histoire du siège de cette maison par le père de Piralte, sont fort bien menées.

 

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cambriolage et d'imbroglio policier, histoire parfaitement véridique elle aussi, mais qui s'est déroulée près de Grenoble, et dans laquelle ni Julie ni Montange n'ont aucune part. Piralte, comme nous aurions dû le deviner, s'appelait de son vrai nom, Ripault, baron de Veuilly. Pour le tirer de chez les capucins, son père a bien fait le siège du couvent de Meudon. Je n'ai pas la preuve matérielle de la neurasthénie de Piralte, mais je la regarde comme un fait certain et, pour le dire en passant, la description de cette curieuse maladie n'est pas le moindre ornement du livre. Il est bien mort assassiné par des voisins de campagne. Sa femme, la jeune baronne de Veuilly, ayant accouché peu après, est allé s'enfermer dans le couvent de Sainte-Elisabeth, aussitôt qu'elle a pu échapper à la surveillance de sa soeur. L'aumônier du couvent qui l'a reçue, toute ruisselante de pluie, le P. Victor, n'est autre que le fameux Père Chrysostome, l'ami de M. de Renty. Quant à Montange, un tel frénétique a dû laisser vingt traces de ses prouesses, mais je ne sais pas son nom.

Ayant appris que la baronne de Veuilly était en religion, nous dit un grave historien, « son amour devint une furie. Il court au monastère tout forcené, presse, pleure, tempête, voulant de gré ou de force voir celle qui faisait son martyre. Le refus qu'elle en fait anime son courage. Il présente une requête au lieutenant-criminel, comme si on lui eût ravi sa femme. Il l'accusait et aussitôt il la canonisait. Ses pleurs et ses évanouissements trouvèrent un commencement de compassion dans les juges et dans la multitude. Mais, les uns et les autres s'étant aussitôt re-connus, l'on se contenta d'excuser ses emportements et de pardonner ses folies. L'amour toujours ingénieux lui suggère de nouvelles inventions... Il fait entendre à la Reine-Mère, Marie de Médicis, que si on lui rendait sa femme, il savait les moyens de faire rendre au roi la ville de Soissons qui tenait pour les princes. L'avis en étant donné à la dame... dix jours après son entrée, elle prend

 

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l'habit. Cette action jette le poursuivant dans le dernier désespoir. Il y veut perdre la vie. Il attente de forcer le couvent, si les gardes qui y furent mis trois mois durant n'eussent empêché les transports de sa folie érotique. Il emploie la comtesse de Soissons... pour venir au monastère. Il y entre lui-même, déguisé en manoeuvre pour reconnaître les lieux par où il pourrait l'enlever... Il va trouver un écolier qui étudiait pour être prêtre, et, le pistolet sous la gorge, le contraint de lui donner une fausse attestation qu'il les avait épousés. Le jeune homme échappé de ses mains se rend prisonnier, et, sur sa déclaration, le gentilhomme est saisi et mis en prison » (1). Tout ceci se passait entre 1616 et 1617. Quand on lit ces affreux détails on trouve le roman de Camus bien pâle. Mais il ne faut pas oublier que ce livre a suivi de près les événements (1625). A cette date, Montange avait disparu sans doute, mais l'évêque n'en était pas moins obligé à une foule de réticences. Et puis la folie furieuse n'intéresse pas un véritable artiste. Camus n'a pris et retenu des transports de Montange que ce qui pouvait être dit en vers. Quoi qu'il en soit, la pieuse Julie s'accorde, point par point, avec l'histoire proprement dite de la baronne de Veuilly (mère Marie de Saint-Charles), qui fut publiée en 1671, par un carme du plus haut mérite, le P. Léon.

Il y a mieux encore, ou plus imprévu. Camus lui-même est en effet l'un des héros de cette invraisemblable histoire. Il y figure sous le nom de Périandre (Jean-Pierre; Pierre-Jean; Périandre). Non seulement il a connu de

 

 

(1) La vie de la V. M. Marie de Saint-Charles, par le R. P. Léon. Paris, 1671, pp. 50-53. — La baronne de Veuilly était fille d'Amos de Tixier, baron de Maisons; né calviniste, celui-ci avait été converti par sa femme (Françoise Hurault). Le frère aîné de la baronne, est le P. Charles de Tixier, feuillant : ses soeurs ; la marquise de Dampierre ; une clarisse et Mme de Beaufort-Ferrand. Notre héroïne, née en 1593, avait épousé, en 1609, le baron de Veuilly, dont le frère, Archange Ripault, était capucin. La baronne prit le nom de soeur Marie de Saint-Charles. La pieuse Julie est en effet dédiée par Camus : à la pieuse Julie, S. M. D. S. C. Elle mourut en 1665. Le P. Léon cite de nord Buses lettres d'elle à son fils, baron de Veuilly, à sa bru et à leurs enfants.

 

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près les personnages, comme « tous ceux, nous dit-il, qui ont quelque peu de connaissance des familles de notre ville-monde » ; mais encore c'est lui qui a dirigé la pieuse Julie; lui qui, d'accord avec le jésuite Arnoux (Arnulphe) et le P. Chrysostome (Victor) a décidé de la vocation de la jeune veuve; lui qui a prêché pour sa profession et devant le tout-Paris des grands jours ; lui qui a converti blontange. Enfin c'est à la pieuse Julie en personne qu'il a dédié La pieuse Julie.

 

Je m'essaie autant que je puis — dit-il à son héroïne — de rendre en vous représentant à vous-même par réflexion une image telle à vos yeux que vous y puissiez reconnaître les faveurs de celui qui vous a rendue si signalée que vous pouvez servir d'exemple et de miroir de vertu à la postérité (1).

 

Bizarres mais précieuses révélations. L'heureux hasard qui nous a fait rencontrer la vie de la baronne de Veuilly, au moment où nous avions encore la cervelle étourdie par les aventures de la pieuse Julie, nous a permis de contrôler, sur un exemple insigne, les affirmations de Camus que nous avons rapportées plus haut. Bons ou médiocres, ses romans sont de l'histoire ou plutôt, comme il les nomme lui-même, des « méditations historiques », — beau titre que M. Barrès aurait pu donner à sa Colline inspirée. Relus à cette lumière, que d'indications ces livres ne donneraient-ils pas sur la haute société parisienne au temps de Louis XIII (2) ?

 

(1) Epitre-dédicace non paginée. Il me parait quasi certain qu'avant d'écrire sou livre, Camus est allé se renseigner minutieusement, auprès de la baronne de Veuilly, sur les incidents qu'il ne pouvait connaître que par ouï-dire. De là, le double intérêt des longues pages consacrées à la neurasthénie de Piralte.

(2) Camus dit bien, dans sa dédicace, qu'il s'est avisé de mettre le nom de son héroïne a à l'abri sous des ombres impénétrables, aux rais de la curiosité », Oui, peut-être, mais seulement pour la province. Dans la capitale, qui aurait pu s'y tromper? « Je n'ai pu si parfaitement déguiser cette histoire, qu'aussitôt elle ne soit dévoilée par ceux qui ne sont point étrangers à Paris... » Sans doute, les noms sont changés mais « ils ne sont point sans quelque raison et ont rapport aux personnes dont je parle ». (Piralte, Ripault, par exemple.) Bref « il me suffit que la chose soit couchée en sorte que ne pouvant être cachée à ceux qui la savent aussi bien que moi, elle soit assez voilée » aux autres... De cette façon, « cet ouvrage sera comme la colonne d'Israël, claire aux uns, ténébreuse aux autres » (pp. 521, 522). Je n'ai rien dit de Diane, la soeur de Julie, qui est un personnage important du livre. Naturellement elle était furieuse contre Yériandre (Camus), qui secondait les saints projets de Julie, mais elle eut honte de ces mauvais sentiments et vint demander pardon à l'évêque. La scène, racontée par Camus dans le roman, est touchante. « Eh ! quoi, s'écrie Diane, vous ne me reconnaissez pas... moi qui ressemble tant à ma soeur... mais il est vrai que vous ne regardez jamais les femmes ». Je rappelle, à ce propos, que dans la Mémoire de Darie, Camus se défend de parler de la beauté de sainte Chantal. « Je ne sais ce que c'est que la beauté et m'entends encore moins à la dépeindre, n'étant pas permis de la dire à qui il n'est pas permis de la regarder, joint que celle-ci — (la beauté de la sainte en 1691) n'est plus que relative... le temps et la mortification l'ayant heureusement effacée. »

 

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IV. Comme il est à peine besoin de le dire, ces « méditations historiques » illustrent soit les principes généraux, soit les applications particulières de la morale ou de la philosophie chrétienne.

 

Darie par l'image d'une belle vie fait espérer une heureuse mort. Agathonphile répond à son titre et a pour but de conduire au bien les affections en la vie civile, enseignant par divers exemples l'art de bien et saintement aimer. Parthénice fait voir qu'il n'y a bourrasque d'adversité, ni vent flatteur de prospérité qui puisse détourner de sa résolution un chaste courage. Elise montre comme, parmi tant d'humaines erreurs, il est malaisé de vivre en sûreté, puisque l'innocence même peut devenir coupable, au moins paraître si criminelle, que la seule mort peut expier l'offense qui lui est imputée et qui se reconnaît par-après tardivement et hors de saison. Dorothée, par un succès déplorable, enseigne aux parents à ne violenter point la volonté de leurs enfants, soit pour embrasser l'état religieux soit pour se jeter dans les liens du mariage, mais, d'imiter Dieu qui gouverne librement les créatures qu'il a douées d'un franc arbitre.

Les pèlerinages d'Alexis ont à prix fait d'enter la dévotion civile dans le pèlerinage de cette mortelle vie. Eugène, par un étrange événement, fait connaître les dangereux effets de la jalousie... Spiridion bat en ruine les mariages clandestins, perte des jeunes gens et la peste des républiques. Hermiante est une pierre de touche pour discerner les bons des mauvais hermites... Oléastre fait connaître que la passion du désespoir est utile quand elle aboutit à bien, comme quand elle fait faire une heureuse banqueroute au monde, pour se précipiter dans

 

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un cloître... (dans) La pieuse Julie, j'ai dessein de faire voir la jalousie de Dieu par les justes châtiments qu'il fait sentir à ceux qui par force ou par ruse s'essaient de lui arracher ses épouses d'entre ses bras (1).

 

Il savait mieux que nous ce qu'il voulait faire. Croyons-le donc sur sa parole, mais non sans remarquer discrètement que l'évêque moralise, plus d'une fois, à la mode de La Fontaine. Le « cette fable montre » vient là comme il peut. A Dieu ne plaise que je lui en fasse un crime ! D'ailleurs pourquoi se laisserait-il distraire des intrigues et des catastrophes qui le passionnent ? Ne sait-il pas que tôt ou tard les crimes seront punis et la vertu récompensée, que la Providence règle tous les événements d'ici-bas et que « comme que ce soit, il en faut venir à cette maxime que Dieu fait tout pour ses élus » (2)? De ce point de vue — si évident pour un chrétien qu'on n'a pas besoin de le rappeler sans cesse — toute histoire devient morale par cela seul qu'elle est véritable. Quant aux faits divers qui se rattachent d'une manière moins éclatante à cette philosophie de l'histoire, ils ont du moins l'avantage immédiat — et lui aussi, providentiel — de divertir honnêtement les honnêtes gens. Aussi bien qu'est-il nécessaire que je rassure le lecteur sur la moralité profonde qui ne peut pas ne pas pénétrer, ensemble et détails, l'oeuvre entière d'un homme si excellent. Camus peut tout dire. Je le défie bien de troubler qui que ce soit. Néanmoins, de temps en temps, le remords le pique. Il craint de nous avoir trop amusés. Et le voilà qui se met martel en tête pour imaginer quelque subtil moyen de rendre sérieux ce qui ne l'est pas. Ainsi pour le cambriolage et l'imbroglio policier qui remplissent plus de soixante pages dans La pieuse Julie. Cet épisode, écrit-il,

 

ne sera point sans fruit, si l'on considère combien les larrons

 

(1) La pieuse Julie..., p. 511, 512.

(2) Hellénin..., p. 121.

 

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sont subtils en leurs inventions... Ce qui avertira les personnes qui dorment paisiblement dans leurs maisons de prendre garde

à elles (1).

 

A côté de ces axiomes indiscutables, on rencontre dans les romans de Camus, nombre de vues plus originales, souvent hardies, toujours généreuses et qui sont d'un moraliste supérieur. Avec sa bonhomie ordinaire, niais très librement, il critique les divers abus de son époque. Il sait par exemple et il dit que bien que le gouvernement monarchique soit une « vive image de la divinité », « les faveurs qui règnent dans les cours des monarques, coupent la gorge au mérite » (2). Il sait et il dit que la justice a souvent deux mesures, l'une pour les puissants, l'autre pour les misérables.

 

J'ai une particulière attention, écrit-il... en tous ces ouvrages ici de priser avec excès ce qui est estimable, et de décrier aussi le vice quelque part que je le rencontre, fût-il sous une tiare, sous un diadème, sous un mortier et sous un capuce, ne le traitant pas de main-morte (3).

 

On reconnaît bien là, l'audacieux prédicateur qui s'écriait dans son homélie retentissante sur les désordres des trois ordres :

 

Pauvre peuple, seras-tu toujours l'âne surchargé de la fable et portant le fardeau du cheval fringant? Tu vas crever sous le faix et vous, richards, que deviendrez-vous quand vos métairies seront désertes, vos champs dépeuplés, l'agriculture abandonnée ?

 

Mais quoi qu'il en soit de ces critiques sociales ou de ces vives peintures de moeurs dont l'étude nous est ici défendue, Camus reste presque toujours le plus humain,

 

(1) La pieuse Julie..., p. 530.

(2) Les événements singuliers..., p. 32.

(3) La pieuse Julie..., p. 523.

(4) Homélie des désordres des trois ordres, p. 78, cité dans la thèse de M. Boulas.

 

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le plus compatissant et le plus miséricordieux des romanciers moralistes'. Nous le connaissons déjà sous ce jour, aussi me contenterai-je d'apporter un seul exemple — mais aussi peu banal que possible — de sa pénétration indulgente. Il s'agit d'une intrigue commençante entre l'étudiant en droit Marcion et Pélagie, femme du vieillard Alcuin.

 

Pour ne m'arrêter pas ici à la vaine description de leur accointance, je me contenterai de dire qu'il trouva dans l'esprit de cette femme de la correspondance. Et quand je dis : en l'esprit, ne mettez pas aussitôt tout à feu et à sang, et ne vous imaginez pas que le corps fut de la partie ; mais représentez-vous en cette mutuelle intelligence, ces frivoles inclinations que l'on appelle communément amourettes.

Ce sont des flammes volages qui ne font que voltiger autour du coeur, lequel demeure empêtré dans les rets de certains désirs, qui par leur imperfection ne se peuvent pas bien expliquer ; ce sont des desseins indéterminés, des visées sans but, des prétentions incertaines, et, s'il faut ainsi dire, des volontés involontaires, parce que ces faibles esprits veulent et ne veulent pas en même temps : ils veulent, poussés au mal par la mauvaise et corrompue inclination de la nature, et ne veulent pas, retenus par la honte ou par la crainte, ou par quelques autres respects... Ce ne sont que langueurs, mais agréables ; inquiétudes, mais plus douces que le repos; soupirs, mais délicieux ; souhaits, mais timides ; larmes, mais délicates ; paroles, mais affectées; plaintes, mais mignardes. Contents de détremper leurs coeurs dans une certaine complaisance maligne, qui les gêne en les délectant et qui les chatouille en

 

 

(1) Rigault fait à ce sujet une remarque juste et intéressante. « La sensibilité même de Camus l'empêche d'être aussi moral qu'il voudrait. Pour peu que ses héros soient malheureux, il s'attendrit et leurs infortunes lui font oublier leurs fautes. Mainfroy, l'amant de Solvage (Rencontres funestes), se bat avec Galdéon, son rival, le blesse, est condamné à mort. Solvage paie un soldat, fait tuer Galdéon, avoue son crime et meurt avec Mainfroy. Camus pleure sur leur sort. « Ce spectacle tragique, dit-il, donna de la pitié à tous ceux qui le virent, car on ne saurait exprimer avec combien de résolution et de constance ces deux généreux amants finirent leurs jours. Le bourreau lui-même, cet homme qui ne vit que de la mort des autres..., le bourreau pleura. » Cependant Camus songe qu'il faut une morale, et il ajoute en guise de réflexion : o Quand ces deux chevaux furieux, l'amour et le désespoir, sont attelés au chariot d'un coeur, où le peuvent-ils traîner que dans les précipices?» Palombe..., pp. XXIV, XXV.

 

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les tourmentant. Ce sont proprement ces amants que le vulgaire appelle transis.

Entre ces misérables gens dont les ailes sont empâtées de ces gluaux, il se passera souvent des années entières, sans qu'il se passe rien quant aux actions, qui soit directement contraire à la chasteté, bien que leurs coeurs soient frelatés et tracassés de mille tentations et troubles, et semblables à ceux que le Sage compare à une mer bouillante. Néanmoins, à voir leurs mines et leurs contenances, on dirait que leur jeu est pire qu'il n'est ; si bien que dans la pureté et l'innocence même, s'il y en a en ces folles prétentions, la réputation se fléchit et l'honneur court risque de se perdre, telle souvent étant plus diffamée par ces apparences sans effet, qu'une autre qui cachera ses fautes véritables sous une feinte modestie (1).

 

Ces remarques ne peuvent surprendre que les étourdis, et scandaliser que les sots. L'évêque ne se place pas sur le terrain des principes, mais seulement de l'observation morale. S'il condamne, et vivement, la promptitude aux soupçons, il en a deux fois le droit, son expérience de prêtre ayant confirmé, maintes fois sur ce point, ses incli-

nations naturelles. D'ailleurs, il ne professe pas la moindre bienveillance envers un jeu dangereux dont il met à nu les troubles ressorts. Bienveillant toutefois et pitoyable, qui lui jetterait la pierre atteindrait un plus infaillible, un plus saint que lui.

Pour l'amour proprement dit, Camus le décrit et le célèbre, tour à tour ou tout ensemble, avec tendresse, avec respect, avec une curiosité bienveillante et parfaitement chaste, avec enthousiasme, comme il convient à un vieillard indulgent, à un disciple de Platon, à un romancier, à un prêtre subtil et pieux. J'ai dit plus haut que les premiers pas de ce petit dieu, que l'heureuse ignorance de l'amour naissant, ravissaient le bon évêque.

 

Cette passion flatteuse qui fait aimer, écrit-il, ne semble être en son jour qu'en l'âge voisin de l'enfance... L'ignorance

 

(1) Les événements singuliers, II, p. 83, 85.

 

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en cet exercice tient lieu de science, car l'art le ruine tout à fait et noircit sa belle et honnête blancheur, toute pleine d'innocence... Et tout de même que saint Antoine disait que celui qui prie véritablement doit tellement être transporté en Dieu qu'il ne s'avise pas qu'il prie, ainsi, en aimant, c'est une imperfection de penser qu'on aime. Ces rets pour être véritables, doivent être imperceptibles. Qui a loisir de faire réflexion sur cette occupation, se guérit de ce doux mal... Eh ! pourquoi peint-on l'Amour enfant, aveugle, volant... sinon pour montrer qu'il ne sait que bégayer, non bien exprimer ses pensées, ses conceptions confuses étant beaucoup plus élevées que toute la bienséance du monde; son aveuglement témoigne que ceux qui le voient, le perdent, témoin le conte de Psyché (1).

 

Faut-il que l'amour s'envole avec le printemps qui l'a vu naître, Camus ne le pense pas.

 

— J'ai aimé — dit Cléobule au comte Fulgent dans l'histoire de Palombe... je suis dans l'âge auquel ce doux mal semble inévitable et presque nécessaire ; mais je n'ai pas été jusqu'à la folie. Je crois qu'il faut tâter de cette passion, comme du miel, médiocrement. Prise modérément, elle éveille l'âme, lui donne une chaleur agréable qui n'est pas sans lumière ; c'est elle, disait Platon, qui est mère de l'honnêteté, de la gentillesse, de la politesse et de toute vertu ; mais, quand l'excès y est, c'est une frénésie; la discrétion, la courtoisie, la civilité, la bienséance se perdent; ce n'est plus que brutalité, violence, injustice. J'ai aimé, non selon le cauteleux conseil de cet ancien, comme ayant à haïr un jour, car cet avis répugne à la franchise et sincérité, âme de la vraie amour, mais discrètement et honorablement, sans perdre le respect et la révérence qu'on doit à la chose aimée.

— A ce que je vois, reprit le comte, vous aimez philosophiquement, et il semble que, vous soumettant aux lois et au service d'une dame, vous voulez être possesseur de vous-même... ceux qui aiment avec tant de modération sont bien voisins de n'aimer pas du tout...

— L'amour honnête, répondit Cléobule, n'a pas la vue bandée comme le déshonnête, encore qu'il ait aussi bien que l'autre son brandon, son arc, ses flèches et son carquois (2).

 

(1) Roselis, p. 121, 122.

(2) Palombe..., p. 31, 32.

 

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De ces pures ardeurs que vante Cléobule, l'héroïne du livre, Palombe, est elle-même doucement et uniquement consumée. Qu'on lise plutôt l'admirable lettre qu'elle écrit à son mari qui la trompe :

 

Ma jalousie, si j'en ai, n'est-ce pas la marque de mon amour ? Au fond, ma faute est de vous aimer trop. ,Et pourtant, bien que je susse qu'une autre me dérobait le coeur qui m'était dû, lui ai-je jamais montré mauvais visage... Je considérais que j'eusse été déraisonnable de m'irriter contre elle pour votre crime. Comment eussé-je pu haïr son innocence, puisque je n'avais aucune aversion de vous qui m'offensiez ? Voyez jusqu'où allait l'indulgence de mon amour : je cherchais en ses beautés des excuses pour votre faute... Il y a encore de secrètes et invisibles liaisons qui unissent nos âmes ; mais vous ne les apercevez pas, parce que vous n'êtes ni à vous ni en vous-même... O mon Dieu, rendez-moi mon Fulgent, ou plutôt, en me rendant à lui, rendez-moi à moi-même (1)?

 

Cette délicatesse passionnée n'annonce-t-elle pas Andromaque ou Bérénice, et, d'un autre côté, l'évêque de Belley, lorsqu'il insinue de tels sentiments dans l'âme de ses lectrices, n'a-t-il pas quelque raison de croire à l'action bienfaisante de ses romans? Pourquoi ne parlerait-il pas

librement, et même avec allégresse, de l'amour ainsi compris?

 

C'est affaire aux choses honteuses de chercher les ténèbres et de se cacher, mais ce qui est vertueux chemine en la lumière du jour et en la splendeur des saints. Pourquoi rougirait-on d'aimer ? Il n'y a rien de si saint, quand il est juste ; il n'y a rien de si beau, quand il est conduit selon les règles de la pureté. La loi chrétienne est toute d'amour et pour l'amour ; hors de la, c'est la mort. Nous n'aurons point de honte à faire paraître que nous aimons un tableau, un cheval, une maison, jusques à une guenuche ou un petit chien : nous le mignarderons, caresserons, baiserons, et nous aurons vergogne de chérir une image de Dieu, une créature raisonnable, une personne bien née. bien nourrie, qui fait état de l'honneur et de la vertu?

 

(1) Palombe..., P. 99, 100.

 

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Car ce sont là les qualités les plus aimables, non la beauté qui n'en est qu'une faible écorce, qui ne doit être considérée que comme une marque de bonté (1).

 

Malgré le cliquetis des idées, qui ne voit d'où lui vient son audace ingénue? Amour naissant, amour conjugal, amitié$, chacun de ces objets n'est en vérité pour lui qu'une image, qu'un rayonnement de l'amour divin ou qu'un acheminement à celui-ci. Philosophie confuse, qu'il sent plus qu'il ne l'exprime mais qui le possède. Ecoutons-le une fois encore avant de lui dire adieu. Il s'adresse à certain « mélancolique », lequel lui reprochait de ne parler que d'amour.

 

Si je ne craignais d'émouvoir sa mauvaise humeur je lui répondrais avec un ancien lyrique grec :

 

Volontiers je décrirais

Les faits guerriers de nos rois,

Mais ma lyre ne s'accorde

Qu'à mignarder une corde

Pour l'amitié seulement...

En essai dernièrement

Je changeai cordes et lyre,

Et jà, commençais à dire

D'un haut style la grandeur

De nos rois et leur splendeur ;

Mais toujours elle résonne

L'Amitié qu'elle fredonne...

Adieu Mars, adieu ton ire

Puisque mon luth ne veut dire

Que l'amitié, désormais,

Adieu, princes, pour jamais.

 

Mais j'aime mieux repaître sa triste et morne gravité des paroles sérieuses du grand saint Augustin : mon amour c'est le poids de la balance de mon coeur... Quoi ! si l'Apôtre a dit que chacun est entraîné et emporté par sa propre convoitise,

 

(1) Les événements singuliers, II, p. 135.

(2) « Aux âmes mieux faites, écrit-il, l'amitié a toujours la prééminence au-dessus de l'amour; d'autant que la raison y est maîtresse de la passion et leurs actions sont conduites par la prudence. » Evénements singuliers, II, 206.

 

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quelle puissance aura sur un bon courage une juste et honnête dilection ! L'amour est l'esprit de Dieu, cet esprit de Dieu c'est l'âme du monde, c'est le point d'Archimède qui enlève tout à soi... Qui aime a accompli la loi : l'oeuvre qui procède de ce tronc n'est pas une branche sèche... D'où vient donc que je suis battu pour une bonne oeuvre, faisant des histoires qui servent de collyre pour dessiller les yeux des mondains ?... D'où vient que ce mot d'amour, si bien reçu dans les livres des spi-rituels et dévots.., est devenu criminel en ma plume? Quelle contagion peut-elle avoir pour infecter ainsi un terme indifférent ?... Faudra-t-il donc rayer le Cantique des sacrés cahiers, pour contenter ces sourcils refrognés et austères ? Faudra-t-il effacer ce mot de beauté, qui est si fréquent dans les divines pages? Quiconque tu sois, esprit chagrin et misanthropique, sache qu'il n'appartient qu'au diable... de n'aimer point (1).

 

Amitié, amour humain, amour divin, délibérément il rapproche ces divers objets au point de paraître les confondre. Tranchons le mot, il brouille un peu tout. Mais, chose touchante et charmante, il ne s'aperçoit même pas de cette confusion. Il n'y a là ni ruse de guerre, ni pure subtilité d'esprit. Il s'assimile naïvement, gauchement, mais avec une conviction très sincère et très haute, de toute son âme, le platonisme chrétien. Concluons avec le sage Rigault : « Il y a dans les récits de Camus une pureté si visible d'intention, une telle ferveur de zèle chrétien, un tel accent de vertu que le caractère de l'homme donne un vif attrait aux préceptes du directeur et compense les

 

(1) Hellénin, ensemble Callitrope... pp. 122-126. Je n'avais rien à dire ici de l'amour coupable, de l'amour-frénésie dont Camus a fait de nombreuses peintures. Si tout cela est médiocre, c'est du moins très inoffensif. Il y a là quelques narrations, vivement conduites, surtout dans les nouvelles, mais ce que les amateurs y trouveront, je crois, de plus curieux, c'est l'orchestration poétique dont j'ai parlé plus haut, plusieurs de ses amants empruntant la langue des dieux pour traduire leurs émotions, Notons aussi la verve mordante, implacable avec laquelle Camus poursuit les amours séniles, ainsi dans le roman de Roselis (la chaste Suzanne) et dans plusieurs nouvelles des Evénements singuliers, v. g. I, 88. Ceci est assez curieux au point de vue de l'histoire littéraire. J'ai trouvé à la Bibliothèque Méjanes (D. 2446, recueil) une plaquette de 7 pages, d'un joli style : Le pitoyable mariage de Damoiselle Gentile de Saint-Aubert, Dauphinoise..., 1609. Gentile est sacrifiée à un vieillard jaloux. Je ne serais pas étonné que notre Camus ait tiré parti de cette histoire qui semble authentique.

 

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défauts de sa direction. Et puis, cette douceur de morale, cette mollesse que lui reprochait la sévérité de Port-Royal, ne semblera pas un tort bien grave, de notre temps... Qui ne lui pardonnerait aujourd'hui de se mettre volontiers du côté des affections honnêtes opprimées, et d'attaquer les parents qui, par cupidité ou défiance, empêchent les mariages et « séparent les coeurs ». Il veut que l'on combatte les désirs qu'on inspire et les tentations qu'on éprouve, mais il reproche à Parthénice d'avoir voulu se défigurer et il blâme vertement Origène. Il vante le couvent, mais il loue aussi le mariage et il parle avec charme des unions heureuses. Ses héroïnes finissent par le cloître (1); il en est visiblement satisfait : si elles pouvaient se marier, il les bénirait de tout son coeur. En un mot, il y a dans ses livres beaucoup de modération, beaucoup de charité, beaucoup de douceur. Il ne méprise pas la vie, il ne calomnie pas le monde; il croit à l'honnêteté et à la vertu. Sa manière d'être moral est de rendre la religion aimable ; c'est encore, après tout, le plus sûr moyen de la faire aimera. »

 

(1) Pas toutes, encore une fois.

(2) Palombe..., pp. XLIII, XLIV.

 

 

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