Chapitre V
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CHAPITRE V LES MAITRES SALÉSIENS. — II. JEAN-PIERRE CAMUS

 

I. Le sérieux de Camus. — Son mérite et ses travers. — Le roman de sa jeunesse et l'innocence des premières amours. — Sa vocation. — Ses études théologiques. — Premiers ouvrages. — Belley Aunay, Rouen. — Dernières années de Camus.

 

II. Camus et ses campagnes contre les moines. — Le P. Sauvage et le Projet de Bourgfontaine. — Si Camus a été janséniste? — Les treize panégyriques de saint Ignace. — Défense des jésuites. — Luttes contre Arnauld. — Le molinisme de Camus.

 

III. Camus et François de Sales. — Les commencements de leur amitié. — Contrastes entre les deux évêques. — Hero-worship de Camus. — Intimité croissante. — Formation de Camus par François de Sales. — Du sérieux de cette amitié. — François de Sales n'a pas à en rougir. — L'Esprit du B. François de Sales.

 

IV. Camus et la propagande salésienne. — Ses livres et livrets spirituels. — Le sérieux et l'importance de cette oeuvre. — Camus directeur de conscience. — Prière à Dieu pour une âme tentée. — Camus et la Bible. — Le mariage de Zéphire et de Flore. — Les spéculations théologiques de Camus. — Un Nicole moliniste. — L'esprit de système. — Le prétendu quiétisme de Camus. — Joinville et le pur amour. — Le triomphe de Caritée.

 

 

Jean-Pierre Camus n'est pas du tout le personnage folâtre que nous impose une légende aujourd'hui très répandue, et qui aurait singulièrement choqué les contemporains du fameux évêque de Belley. Il avait beaucoup d'esprit. Nombre de ses bons mots ont survécu à ses livres. D'où l'on a doctoralement conclu qu'il badinait du matin au soir et ne faisait pas autre chose. C'est ainsi que l'on raisonne communément dans un pays qui regrettera toujours, semble-t-il, de n'être pas germanique. Que répondre à cela sinon que les écrivains qui méprisent Camus du haut de leur gravité laissent assez voir qu'ils ne l'ont pas lu ?

 

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Qui d'ailleurs se vanterait d'avoir seulement parcouru ses deux cents volumes? Quant à moi, je n'en connais pour de bon qu'une vingtaine, mais ce peu me permet de déclarer hardiment qu'on doit prendre Camus au sérieux. Disciple, mais très personnel, de François de Sales, il continue, il représente son maître de la façon la plus honorable. Je ne demande pas qu'on réédite ses innombrables traités spirituels, mais je dis que beaucoup d'entre eux me paraissent excellents et que l'historien n'a pas le droit de négliger un écrivain qui a eu des milliers de lecteurs et dont l'influence fut très bienfaisante. Camus a trop écrit, c'est entendu et sa faconde devient par moments intolérable. Mais l'appeler proprement bavard me paraît injuste. Il l'est beaucoup moins qu'Étienne Binet, le plus illustre de ses émules. Sa langue et sa plume ont beau faire, elles n'égalent pas la prodigieuse activité de son esprit. Ayant avoué lui-même avec son ingénuité et son outrance coutumières qu'il manquait de jugement, on a trouvé facile de le croire sur parole. On le calomnie. Il lui arrive de déraisonner, très souvent il juge fort bien. Ni son esprit, ni même son goût littéraire ne sont foncièrement et constamment faux. Il a dit qu'il ne prenait pas la peine de se relire, entendant par là qu'il n'avait cure des bagatelles du style. On a compris qu'il écrivait sans savoir ce qu'il allait dire. On n'a pas pris garde que cet improvisateur, non seulement était un homme très réfléchi, mais encore un écrivain de race, vivement attentif aux rythmes de ses phrases et diligent dans le choix des mots qu'il emploie. Il a d'étranges absences, une inspiration capricieuse. Enchaînez-le comme la sibylle virgilienne, laissez tomber son bourdonnement et attendez son oracle ; vous serez surpris de sa gravité, de son élévation, de sa cohérence profonde. Il a un système très lié, très juste à mon sens et très beau, une sorte de platonisme salésien et fénélonien tout ensemble, auquel il revient, et, chose plus rare, dont il vit lui-même toujours. Car c'est indiscutablement

 

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une âme droite, bonne, pieuse et magnanime. Rien de bas chez lui, rien que de noble. S'il a écrit de violents pamphlets contre certains moines — le seul péché de sa vie — il l'a fait sans méchanceté, uniquement poussé parles égarements de son zèle. Candide comme un enfant malgré sa malice, humble, détaché de lui-même comme on ne l'est pas. Richelieu disait de lui que le jour où il laisserait les capucins tranquilles, il faudrait le canoniser. « Un véritable évêque » dit Mgr Baunard (1) ; « un des plus saints prélats de l'Église de France » ajoute le pieux et savant évêque de Gap, Mgr Dépery (2) ; « eruditionis miraculum, gallicanæ eloquentiæ flumen, vitæ innocentia pietateque insignis » écrivent les jésuites dans leur réponse au Petrus Aurelius (3). Enfin, deux de nos saints les plus chers nous le recommandent : François de Sales dont il fut l'ami intime ; la fondatrice des Filles de la Charité, Louise de Marillac (Mlle le Gras) dont Camus fut le premier directeur et qu'il donna lui-même à Vincent de Paul (4).

Originaire du Lyonnais, il naquit à Paris en 1583. Paris « cette grande ville, écrira-t-il, hors de laquelle tout le reste du monde est un exil (5) ». Son père, Camus de

 

 

(1) BAUNARD. La Vénérable Louise de Marillac, Paris, 1904, p. 22.

(2) DÉSERT. Histoire hagiologique du diocèse de Belley. Le chapitre consacré à Camus est excellent.

(3) Cité par l'abbé De BLAUDRY. Véritable esprit de saint François de Sales, I, p. LXVIII. L'innocence de ses moeurs est universellement reconnue. Il disait lui-même en 1625 : « Jusqu'ici mes ennemis ne m'ont point reproché de crimes qui me puissent non pas diffamer, mais décréditer a. La Pieuse Julie, p. 533. Les pamphlétaires, disait Tallemant « ont bien épluché sa vie, mais n'ont jamais rien trouvé à y mordre ».

(4) Bernard, « le pauvre prêtre », un des saints de Paris, avait été converti par Camus et mourut entre ses bras.

(5) La Pieuse Julie, p. 290. La vie de Camus est mal connue. On ne l'a jamais étudiée sérieusement. Les documents abondent. Il a été en relations avec tous les personnages considérables de son temps et il s'est très certainement raconté dans ses propres romans. Le malheur a voulu qu'on lui ait consacré une thèse de doctorat très insuffisante et qui aura sans doute bloqué la voie aux vrais chercheurs. Ils auront cru que le sujet était épuisé. On peut promettre une foule d'heureuses surprises à qui se laisserait de nouveau tenter par J.-P. Camus. Voici, du reste, que les érudits reviennent à lui. Cf. E. Griselle, Camus et Richelieu en 1632, R. H. L., juillet, décembre, 1914.

           

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Saint-Bonnet, gouverneur d'Étampes, avait, dit-on, une belle fortune qu'il mit sans compter au service de Henri IV. Les Camus ne sont pas du côté de la Ligue et ils tiennent à l'honneur plus qu'à l'argent (1). L'évêque de Belley jouait volontiers de son propre nom, sauf à répondre d'assez bonne encre aux libellistes qui abusaient de cette plaisanterie facile.

 

Mais que je me plaise à entretenir ces braves gens en leur belle humeur. Est-ce peut-être... que le nom de Camus, qui est celui de ma race, laquelle a produit des personnes assez qualifiées, et pour les armes et pour les lettres, leur soit à contre-coeur et qu'à cause de cela ils s'imaginent que mes ouvrages n'ont pas de nez? Si c'est cette charitable pensée, je les prie de se tirer d'inquiétude de ce côté-là : car si les grands nez donnent grand poids aux écrits, je les avise que nous avons jadis été ainsi nommés par antiphrase, parce que je n'en connais point en notre lignage dont le nez ne démente le nom, si bien que nous sommes ainsi nommés, comme la guerre par les latins et les Euménides par les grecs, à contre-sens et comme propres à chausser des lunettes à voir de loin l'impertinence de ces censeurs (2).

 

Ses parents le voulaient magistrat et lui-même, d'abord, il n'entendait pas quitter le monde. Du moins je le vois ainsi et, pour le dire sans plus de façons, je crois qu'il eut, très jeune, son petit roman. N'évoque t-il pas en effet des souvenirs personnels lorsqu'il chante, comme il le fait

 

(1) Je me suis perdu dans la généalogie de Camus. Moreri n'est pas bien clair sur le sujet. Le grand-père paternel aurait eu un poste élevé dans les Finances sous Henri III. Les ancêtres plus lointains viendraient d'Auxonne. Rien sur la mère de Jean-Pierre qui pourtant semble avoir eu beaucoup d'influence sur lui et de laquelle il devait tenir. Il parle d'elle avec une affection extrême. Elle doit se trouver quelque part dans ses romans. H ne semble pas avoir été l'aîné, car il avait personnellement peu de fortune. Je me demande s'il n'aurait pas été placé comme page dans une grande maison, tel le Procore du roman de Callitrope. Il a beaucoup voyagé : France, Italie, Espagne, peut-être Allemagne. Mais où placer ces voyagea dans une vie si occupée? — Sur la Ligue on peut lire une jolie nouvelle de Camus : l'Amour et la mort (Evénements singuliers, Ire partie p. III).

(2) La Pieuse Julie, pp. 543-545. Cette page est tirée du dessert art lecteur qui suit le roman et qui est un des morceaux les plus étourdissants de Camus.

 

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à plusieurs reprises, les charmes et l'innocence des premières amours?

 

Je ne saurais marquer le temps auquel je commençai de l'aimer — dit Procore dans Callitrope au sujet de la belle Euphémie — ni celui auquel elle témoigna d'agréer mes services, parce qu'il me semble que dès le moment que je la vis, je fus entièrement à elle... Notre amitié peut être comparée à ces fleuves qui portent des bateaux dès leur source, parce qu'elle fut accomplie dès son origine... Vraiment, c'était bien avec tant d'innocence que nous commençâmes ce chaste et bienheureux commerce de nos volontés que nous nous aimions avalat que nous sussions ce que c'est que d'aimer... Malheureux morceau de nos premiers parents qui nous a, comme à eux, ouvert les yeux, sur le bien et le mal, ou plutôt malheureuse malice du péché qui a répandu un venin sur les fleurs des actions qui se justifient par la simplicité d'une nature non corrompue. Qu'on ne m'en parle plus! L'Amour est enfant et il ne convient qu'à l'âge voisin de l'enfance ; aussitôt qu'il n'a plus de bandeau, il n'est plus Amour ; il s'envole d'un coeur qui commence à faire réflexion sur soi et qui entre en la connaissance de soi-même. On n'aime plus quand on s'aperçoit que l'on aime, car, lors les soupçons, les jalousies, les défiances, les convoitises, les espérances, les désespoirs tyrannisent le coeur et en bannissent cette douce émotion qui échauffe l'âme sans la brûler, qui donne des inquiétudes sans anxiété et des désirs justes, non des angoisses déréglées (1).

 

A qui sait lire de juger si cette page pure, tendre et vraie renferme ou non quelque confidence. Camus du reste revient en d'autres endroits à ce même thème et toujours avec le même accent. Poussons plus avant nos conjectures. Touchée par une grâce imprévue, l'Euphémie de Procore entre au couvent. Le jeune homme la pleure, comme il convient, mais bientôt l'imite. Son Euphémie n'aurait-elle pas joué le même rôle dans la propre histoire de Camus ? Celui-ci ne serait-il pas Procore, à moins plutôt qu'il ne soit le vieil ermite Artemius que nous rencontrons aussi

dans le roman de Callitrope. Cette seconde ressemblance

 

(1) Callitrope, pp. 179-182.

 

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irait à souhait, car l'aventure d'Artemius est encore plus singulière et par suite plus digne de Camus que celle de Procore. Lui aussi, au sortir de l'enfance, Artemius a donné son coeur à une Euphémie dont on ne dit pas le nom : mais celle-ci, pauvre comme lui, ne s'est réfugiée dans le cloître que pour fuir la poursuite importune d'un riche vieillard. Artemius désolé s'est fait ermite.

 

Peu à peu la grâce travaillant avec le temps effaça de sa pensée les traits de ce visage aimé et en sa place se mit la beauté de celui qui n'a point son pareil entre les enfants des hommes, selon que le Prophète a chanté de lui :

 

La grâce de son front nonpareille dépasse

Toute l'humaine race.

 

En un mot, le Créateur, prenant une possession absolue de son coeur, en effaça les idées des créatures, en la même façon que le soleil engloutit tous les matins la splendeur des étoiles (1).

 

Ce ne fut pas là chez lui ferveur passagère. Il apprend soudain que son amie s'est échappée du couvent, qu'elle lui fait signe de le rejoindre. Vains efforts. Elle n'aura de lui qu'un sermon, du reste fort beau, et de guerre lasse, elle épousera le vieillard. L'aventure a tout l'air d'être authentique. Jean-Pierre Camus n'en serait-il pas le héros ?

Quoi qu'il en soit, vers dix-huit ou vingt ans, peut-être plus tôt, il voulut se retirer dans une chartreuse. Il l'aurait fait, nous le savons encore de sa bouche, s'il n'eût pris peur au dernier moment. Nerveux, impressionnable, il craignit de rencontrer au désert trop de revenants, trop de fantômes, et il resta prêtre séculier. Ses études ecclésiastiques, sur lesquelles on ne nous dit rien de précis, furent assurément excellentes. Même comme théologien, Camus ne parait pas le premier venu. Il s'embrouille parfois dans ses allégories et risque des formules douteuses, mais sa doctrine foncière ne manque ni de sagesse, ni

 

(1) Callitrope, p. 254.

 

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d'étendue, ni de profondeur. Un bon juge, Richard Simon, mettait si haut le livre de Camus sur la controverse protestante qu'il en donna lui-même une nouvelle édition (1). Ordonné prêtre par le cardinal de Sourdis, il commence dès 1608 à prêcher et à écrire. Il avait vingt-cinq ans et déjà paraissait de lui ce Parénétique de l'Amour divin que François de Sales célèbre dans la préface du Traité de l'Amour de Dieu (2). Cette :même année, Henri IV, ami de sa famille, lui donna l'évêché de Belley, humble siège qui aurait bientôt fait place à un autre plus éclatant si le jeune et saint évêque n'avait pas trouvé « la petite femme... assez belle pour un Camus ». Il ne divorcera, pour continuer sa métaphore, qu'après plus de vingt ans d'un labeur infatigable, rendu plus pénible par les vives luttes que J.-Pierre Camus eut à soutenir contre de multiples et graves abus. Il n'était pas volage, comme on l'a dit, mais il se dépensait avec trop de fougue (3). Belley, Paris, chaires de province, il était partout. Conduite de son diocèse, directions, livres, sermons, énervé par cet héroïque surmenage, ses premières aspirations vers la solitude le reprenaient périodiquement. En 1629, il échange son évêché de Belley contre l'abbaye d'Aunay en Normandie.

Mais bientôt l'archevêque de Rouen, Harlay, vient lui demander son concours. Il ne sait pas refuser; le voilà vicaire général d'un immense diocèse et très important. A Rouen, un jeune inquisiteur de la foi, Blaise Pascal,

 

(1) Ce livre est de fait extrêmement curieux. Je ne doute d'ailleurs pas que Simon ait mis quelque malice anti-bossuétiste à le publier de nouveau. L'oeuvre de Camus ayant en somme le même genre de mérite que l'Exposition, l'occasion parut piquante de montrer M. de Meaux moins original qu'on ne le disait.

(2) Oeuvres de saint François de Sales, IV, pp. 6, 7.

(3) On trouverait, je crois, dans ses oeuvres, bien des renseignements sur son activité épiscopale. Ainsi, dans un sermon prêché à Chambéry, il rappelle à ses auditeurs, témoins du fait, comment il conduisit à Notre-Dame de Mians, cinq mille de ses diocésains. Chambéry donna l'hospitalité, pendant deux nuits, à cette multitude. Cf. Homélies-panégyriques de saint Ignace, p. 164.

 

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somme le conciliant et docte Camus de maintenir plus sévèrement la bonne doctrine menacée, paraît-il, par les témérités du F. Saint-Ange. Des livres, des livres encore. Niceron renoncera à les trouver tous. Il en compte 186. A cette liste, Mgr Dépery ajoute une dizaine de numéros. Et quelques-uns de ces livres ont plusieurs volumes. Nouvelle crise de lassitude et d'épuisement. Camus, bientôt septuagénaire, revient à Paris, s'installe à l'hospice des Incurables et ne fait plus rien que visiter les pauvres. Ce repos l'a-t-il fatigué? On ne sait pas. Toujours est-il qu'en 1652, le Roi le nomme à l'évêché d'Arras. Camus n'a pas le temps de se rendre dans son nouveau diocèse. Il meurt le 26 avril 1652, âgé de soixante-dix ans. Mort toute sainte comme sa vie. Ainsi qu'il l'a voulu, on l'enterre dans l'église des Incurables. Godeau fait son oraison funèbre. Et puis, très et trop vite, c'est le grand oubli. Ses livres s'en vont en poussière. On ne connaît plus de J.-Pierre Camus que le souvenir de quelques-uns de ses bons mots : on ne lit plus de lui que son Esprit du bienheureux François de Sales. Heureux du moins de se survivre par une telle oeuvre, d'être à jamais inséparable du plus cher de ses amis.

II. Dans ce rapide aperçu biographique, nous n'avions pas à raconter l'ardente campagne menée par l'évêque de Belley contre certains ordres religieux. Si graves qu'aient pu et dû lui paraître les abus particuliers qui le décidèrent à entamer une lutte où il reçut lui-même de si indignes coups, il eut tort de généraliser le débat, plus encore de le passionner et plus encore de le porter devant le public. Là se borne tout ce que nous avons à dire sur un conflit qui n'est aucunement de notre sujet et qui, du reste, n'a jamais été étudié par de véritables historiens (1). En

 

(1) On trouvera là-dessus de longs détails dans la thèse de M. Boulas (Un moraliste chrétien, J.-P. Camus) et dans la notice déjà citée de M. de Baudry. Mais il faut lire les textes eux-mêmes, tous les textes et c'est ce que, pour bien des raisons, je n'ai pas fait. Si j'en juge d'après ceux que j'ai consultés, ces textes doivent être fort curieux. Du point de vue défensif, Camus se propose tour à tour de restaurer l'autorité des évêques et la vie paroissiale qui lui paraissent menacées par l'exemption et par les chapelles des religieux. Il ne demande certes pas qu'on ferme celles-ci, mais il insiste ardemment sur les privilèges et les avantages de la vie paroissiale (Cf. Les devoirs du bon paroissien, livre de combat mais où l'on trouvera de très sages remarques). Disons aussi que Camus ne conteste pas en principe l'exemption des réguliers. Peu d'évêques gallicans ont mieux défendu que lui les droits du Saint-Siège. Mais l'exemption, telle du moins qu'elle est entendue alors, lui paraît un mystère impénétrable. Quand il ne s'emporte pas, il parle là-dessus avec une très jolie et très inoffensive malice. Simples boutades qui traversent périodiquement ses sermons, ses romans et ses livres de piété. Un religieux, d'esprit bien fait, ne peut que sourire. Ce ne sont pas là les traits d'un ennemi et on calomnie purement et simplement J.-P. Camus lorsqu'on fait de lui l'adversaire déclaré de tous les religieux. Du point de vue agressif, il mène trois croisades. 1° Il veut réduire les directeurs de conscience à ne plus s'occuper que des intérêts spirituels de leurs dirigés (Cf. le Directeur désintéressé); ce qu'il dit s'adresse à tout prêtre, séculier ou régulier ; 2° mettre fin aux quêtes des ordres mendiants ; 3° imposer aux religieux l'obligation du travail manuel. On voit la corrélation logique entre ces trois campagnes. La dernière est tellement chimérique qu'elle tient de la manie. En rapprochant ces divers pamphlets, on marquerait aisément la courbe de cette idée fixe. Un des points obscurs — et essentiels — serait de découvrir les causes initiales du conflit. Je crois que Camus fut d'abord exaspéré par les indiscrétions et abus de pouvoir de certains moines intéressés ou paraissant l'être — et cela dans son propre diocèse. Mais je crois aussi qu'il pensa retrouver la main de ces mêmes moines dans les oppositions fréquentes et violentes qu'il rencontra sur son chemin, soit comme évêque, soit comme prédicateur. Des ennemis invisibles, acharnés, le décriaient sourdement partout et tâchaient de paralyser son ministère. Les ennemis de François de Sales venaient vraisemblablement du même lieu. Tout cela est bien mystérieux, pour moi du moins. Quand il en eut assez, Camus déchaîna sa verve et peu à peu, chemin faisant, construisit le système que je viens de résumer. A tant d'obscurités, s'ajoute le mystère bibliographique. Pour la publication de tel de ses pamphlets les plus violents, nous ne savons pas quelle est exactement la responsabilité de Camus. Sous l'ancien régime, pour l'élucidation d'histoires de ce genre. il faut toujours tenir compte des éditeurs « pirates », friands de scandales, se procurant per fas et nefas des manuscrits qu'ils envenimaient à leur façon et que l'auteur lui-même ne pouvait ni reconnaître ni désavouer tout à fait. Remarquons de plus que Camus, étant populaire, on a publié sous son nom des textes entiers qui ne sont pas de lui. Il s'en est plaint lui-même plusieurs fois.

 

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revanche nous ne pouvons pas négliger une légende qui a quelque peu compromis la mémoire de Camus, et nous obligerait à ranger l'ami de François de Sales, non plus, comme nous faisons, parmi les maîtres, mais parmi les adversaires de l'humanisme dévot.

S'il faut en croire cette légende, l'évêque de Belley n'aurait été ni plus ni moins qu'un des sept de la fameuse conspiration de Bourgfontaine. On sait l'histoire. En 1621,

 

 

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c'est-à-dire du vivant même de François de Sales, Camus, de concert avec Jansénius, Saint-Cyran et d'autres, aurait arrêté le programme, non pas seulement de la prochaine campagne janséniste, mais aussi d'une guerre diaboliquement sournoise contre les dogmes chrétiens, et particulièrement contre la divinité du Christ. Telles furent du moins les belles nouvelles qu'apprit au monde, en 1654, un avocat poitevin du nom de Filleau. A cette date, on était encore trop près des événements ; ni d'un côté de la barricade ni de l'autre on n'avait tout à fait perdu la tête. La divulgation du complot n'eut donc pas le résultat qu'on s'en était promis. Du reste, tout s'oublie en ce bas monde, même quelquefois la calomnie. Mais aussi tout recommence. Un siècle plus tard (1755) le P. Sauvage, jésuite, reprenant la piste de Filleau, prétendit démontrer la réalité du projet de Bourgfontaine et perdre d'honneur les sept conjurés, Jean-Pierre Camus comme ses complices. Le jésuite, écrit l'honnête et paisible abbé de Baudry, « déchire de toutes ses forces l'évêque de Belley : il le présente comme un déiste, un chef des jansénistes, un ennemi des religieux, un auteur obscène » (1), bref comme un démon. Discutons de sang-froid la seule de ces injures qui puisse à la rigueur ne point sembler frénétique, le jansénisme de notre Camus (2).

 

(1) Le véritable esprit de saint François de Sales, I, p. LXIV.

(2) Je n'ai pas qualité pour parler ici du projet de Bourgfontaine. Ce sont là de ces choses que l'on admet ou que l'on rejette d'instinct selon que l'on croit ou non aux fantômes. Je parle ici du projet tel que Filleau et Sauvage nous le présentent. Prêter aux sept conjurés le dessein d'écraser l'infâme, une pareille folie ne se discute pas. D'autre part comment expliquer les révélations produites par Filleau et les précisions quasi-judiciaires qu'elles présentent ? Il y a moyen peut-être d'ajouter quelque chose aux justes remarques de Sainte-Beuve (Port-Royal, I, pp. 245, 246, 288, 289). Pas plus que lui, je ne crois à une mystification pure et simple. Il est certain que Jansénius et, plus encore, Saint-Cyran, tenaient des sortes de conciliabules, dans lesquels ils dévoilaient (et peut-être concevaient sur l'heure), leurs projets ardents et fumeux, leur désir, d'abord très vague, non pas de ruiner l'Eglise, mais de la ramener à son austérité primitive et à la pure doctrine d'Augustin. Conciliabule n'est pas le mot juste. On rencontrait Saint-Cyran, on causait, on écoutait ce curieux homme. Rien d'un complot. Qu'on se soit rencontré en 1621 à la chartreuse de Bourgfontaine, qu'on ait été sept ce jour-là et Camus du nombre, la chose n'a rien d'impossible et ne tire pas à conséquence. Bérulle, Condren, Vincent de Paul ont assisté à des conférences de ce genre. L'anonyme (l'un des sept) qui aurait en 1654 révélé sa propre participation au complot et tous les autres détails de l'aventure, aura peut-être ingénument magnifié et dramatisé ses souvenirs. Eclairé par ce qu'il voyait de ses yeux en 1654, il aura prophétisé après coup, se reprochant l'approbation qu'il avait jadis donnée aux propos de Saint-Cyran, s'exagérant le sens de ces propos et plus encore l'adhésion que leur donnaient les autres personnes présentes. Des remords et des imaginations semblables ont dû venir en 1793 à de vieux gentilshommes se rappelant leurs étourderies de jeunesse. N'oublions pas du reste que les noms des conjurés ne furent pas d'abord publiés, mais seulement les initiales de ces noms. Le conjuré P. C. est devenu Pierre Camus, lequel signait J.-P. C. (Jean-Pierre).

 

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Les vrais jansénistes et, à plus forte raison, les chefs de la secte, montrent d'ordinaire peu de goût pour les jésuites, si, pour obéir à l'Evangile, ils ne font pas profession expresse de les haïr. Partant de là, comment le P. Sauvage expliquera-t-il que Jean-Pierre Camus ait multiplié les marques de sa vénération affectueuse envers la Compagnie de Jésus? Parmi les autres prélats de l'Eglise gallicane, je n'en sache pas qui ait témoigné sur ce point de plus de zèle et, si j'ose dire, qui se soit affiché avec plus de crânerie. Je ne puis naturellement parler que des oeuvres de Camus qui me sont familières, mais on a bien le droit d'affirmer que s'il avait quelque part attaqué les jésuites, cela se saurait. Eh ! quel bruit n'a-t-on pas mené chez les ennemis de l'Eglise, autour de ses pamphlets contre les capucins ! Quant aux écrits particuliers, aux sermons et aux ouvrages dogmatiques où Camus s'est expliqué sur le compte des jésuites, ou bien le P. Sauvage les a lus, ou il ne les a pas lus : monstre d'ingratitude dans le premier cas, ou d'étourderie dans le second. « Moi, archijésuite de coeur, d'âme et de tout (1) », écrivait le bon évêque au recteur de Chambéry. En public, il allait

 

(1) La lettre, fort jolie, a été publiée par le P. Carayon, dans son édition de l'Histoire des jésuites de Paris... écrite par le P. F. Garasse, pp. 931, 232. Le P. Carayon, homme terrible, peu suspect de sympathiser avec les ennemis de son Ordre et qui s'est exprimé sur Bérulle d'une façon peu décente, se montre plein d'égards envers Camus et se refuse à accepter la légende que son confrère Sauvage remit en honneur. « Quand nous verrons, écrit-il, un évêque, le disciple et l'ami de saint François de Sales, convaincu d'avoir pactisé avec les jansénistes et les ennemis de l'Eglise, nous le leur abandonnerons », mais pas avant.

 

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presque aussi loin. Il parle même, dans une préface, de je ne sais quelle affiliation qui « le rend en quelque manière membre » de la Compagnie (1). Qu'on lise du reste un livre de Camus, unique en son genre, et d'un grand intérêt, ses homélies-panégyriques de saint Ignace de Loyola, soit treize discours, tous exclusivement consacrés à célébrer, à défendre saint Ignace et la Compagnie de Jésus (2). L'entreprise était, paraît-il, assez nouvelle. Camus se vante du moins de n'avoir pas eu de devancier.

 

Hélas ! chère Compagnie, s'écrie-t-il, tu peux bien dire avec cet empereur ancien : ô amis, il n'est point d'amis! Car de tant de milliers de gens qui ont sucé le lait de tes mamelles, je suis encore à trouver celui qui ait mis la main à la plume, ou pour la louange de tes Pères qui sont au ciel, ou pour la défense de ceux qui sont en terre. Ne semble-t-il pas qu'il faille étendre les murailles du monde pour loger une telle méconnaissance (3).

 

Il y a là plusieurs passages d'une véritable éloquence, et, ce qui vaut mieux, d'une sincérité manifeste. On y reconnaît partout le ton d'une « pure et libre amitié », comme le dit Camus lui-même. Il n'a pas été l'élève des jésuites et il le regrette fort; « Si mes jeunes ans, leur dit-il, eussent passé sous vos mains et savantes et charitables,... je serais à présent autre que je ne suis. n Personnellement il ne leur doit ni « l'obligation éternelle de l'institution d'une enfance », ni rien d'autre. Il ne leur demande rien; il n'attend rien de leur influence. Mon amour pour vous, continue-t-il,

 

en sera d'autant plus franche et plus forte qu'elle sera nue, c'est-à-dire, dépouillée de devoir pour le passé, d'intérêt pour

 

(1) Préface des Homélies panégyriques de saint Ignace. Le P. Sauvage aurait dû, semble-t-il, au moins parcourir ce livre.

(2) Je recommande aux amateurs le panégyrique prèché à Paris, en l'église Saint-Louis, le 31 juillet 1621. C'est un très beau et émouvant parallèle entre saint Ignace et le patriarche Jacob.

(3) Homélies-panégyriques... préface.

 

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le présent et de prétention pour l'avenir. C'est ainsi que j'aime et, si je ne me trompe, c'est ainsi qu'il faut aimer (1).

 

Le voilà bien, tel du moins que je le connais, très cordial mais aussi très indépendant. Il exalte sans cesse, dans ses livres, cette indépendance qui lui paraît, je ne sais pourquoi, une des marques de l'esprit français. Les Camus sont plus rares chez nous qu'on ne le croit., Nous en tenons un. Regardons-le à loisir. Il n'est pas de plus sûr moyen de faire tomber les ridicules préventions qui pèsent sur lui. Aussi m'attardé-je plus que de raison à ce noble livre qui du moins nous fait pénétrer dans l'intimité de ce méconnu, et qui se rattache, par des liens étroits, à notre sujet. On le trouve là presque tout entier avec sa générosité, son culte des héros, son zèle, sa candeur, sa malice et ses jolies maladresses. Ces dernières ne se comptent pas dans les homélies-panégyriques et plus d'une fois les jésuites qui l'écoutaient ont dû regretter, avec le P. Garasse, que Camus les aimât trop (2). Avec cela très fin et ne disant que ce qu'il veut dire, mais aimant à côtoyer les abîmes. Ainsi il s'aventure jusqu'à prier Dieu d'ouvrir les yeux des évêques moins favorables à la Compagnie.

Ne permettez pas que les Pasteurs de votre Église, tant redevables au secours de cette troupe auxiliaire, qui leur est si

 

(1) Homélies panégyriques... préface.

(2) « M. l'évêque de Belley, raconte Garasse, par trop d'affection pour nous cuida renouveler (nos plaies). Ayant été prié de prêcher le jour de Saint-Ignace, l'an 1626, dans notre église de la maison professe, il le fit avec plus de passion et de véhémence que nous ne l'eussions désiré... (disant) que les jésuites en ce temps sont de vrais martyrs, et leurs ennemis de vrais tyrans, et puis, se tournant vers la chapelle... qui garde les os du feu P. Coton, il apostropha ce grand serviteur de Dieu avec des paroles si pleines de véhémence qu'on n'entendait en son auditoire que larmes et sanglots... Le lendemain..., il y eut arrêt contre M. l'évêque de Belley et commandement au gardien... des Cordeliers, où il devait prêcher le jour suivant, de lui fermer la chaire de son église. * Garasse-Carayon, op. cit., pp. 231-233. Ce panégyrique ne se trouve pas dans le recueil que nous parcourons présentement et qui fut publié en 1623. Camus aurait donc prêché pour le moins, non pas 13, mais 14 panégyriques de saint Ignace. C'est là sans doute un record, si l'on peut ainsi parler.

 

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prompte, si obéissante, si en main, taisent ses dues louanges, et méconnaissent ses loyaux services, sa fidèle emploite, ses justes grandeurs...

 

Qu'un aimable conseil s'ajoute ici aux éloges, Camus est tout à fait capable de ce joli tour. Mais que tout cela paraît bien dosé pour un homme qui, nous dit-on, parla sans savoir ce qu'il veut!

 

Oui, parlant charitablement et sans jalousie... quelle congrégation, en si peu de temps, a fait un tel progrès, produit tant de savants, vu tant de parts du monde, converti tant d'âmes, fait tant de livres, enfanté tant de lumières ?

 

Dites en quelle part de la terre où nous sommes,

Croissent de telles fleurs, naissent de si grands hommes (1).

 

Ailleurs, il loue les Exercices spirituels et d'une manière qui n'est point banale.

 

C'est une façon de spéculation si simple, si humble, si naturelle, si aisée et qui s'accommode tellement à l'esprit des plus grossiers qu'elle ne laisse pas d'être utile aux plus subtils, gardant une moyenne voie entre les trop sublimes élévations d'entendement et les considérations trop ravalées (2).

 

Chemin faisant, il justifie avec beaucoup d'esprit les

innovations que, d'un peu tous les côtés, l'on reprochait alors aux jésuites. Soit par exemple, la suppression de l'office du choeur.

 

Or ça, venons à compte. Exceptez d'un collège de jésuites les coadjuteurs temporels qui servent au ménage, que leur ignorance même excuse de la psalmodie; exemptez-en ceux qui enseignent, qui catéchisent, qui prêchent et qui visitent les malades; et du reste, je consens qu'on eu compose des choeurs de combattants et des bataillons de choristes. Mais, le vous dirai-je, il ne s'en trouve un seul de supernuméraire, si ce n'est quelque infirme qui s'étant usé la poitrine et le poumon au service des âmes, traîne peut-être en un coin d'infirmerie une vie

 

(1) Homélies-panégyriques..., p. 43.

(2) Ib., p. 223.

 

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languissante, servant de squelette et de spectacle de mort, tous les jours, au repas de ses frères, selon l'usage des lacédémoniens en leurs festins (1).

 

 

Ne dites pas qu'il manque de goût. On le sait bien, quoi-qu'après tout... Mais en vérité, qui aurait le courage de retrancher ces « bataillons de choristes » et même cette évocation des festins de Lacédémone ? Tout cela n'est-il pas au service de la raison même ? Pour finir, laissons-lui montrer que saint Ignace n'est pas espagnol.

 

Quant au corps, il est donc navarrais : quant à l'esprit, vrai français (la Sorbonne l'a formé) ; et, de corps et d'esprit, vrai, naturel et légitime sujet du Roi très chrétien de France et de Navarre...

 

De sorte qu'un célèbre personnage de ce temps avait raison d'appeler la sainte Compagnie de Jésus, Compagnie française, fille bien-aimée et bien-aimante de l'Eglise gallicane, conçue et née au beau milieu de son coeur... Notre Ignace est donc, quoique remâchent les contrariants, vrai français, et pour étouffer toute opposition, je dis hautement que Dieu l'a dit... par la bouche de ses oeuvres... N'est-il pas tout avéré... que, comme on portait le corps de ce bienheureux homme à la sépulture, une femme, affligée de ce mal que les rois de France ont le privilège céleste de guérir par leur attouchement, ayant étendu sa main sur son cercueil... s'en trouva délivrée ? Merveille évidemment française et qui montre clairement combien ce bienheureux personnage avait profondément gravé l'amour du Roi de France dedans son coeur... Il y a bien des français, vrais français et qui se trompettent à pleine gorge français, qui ne sont pas si français ni à telles enseignes (2).

 

Qu'importe l'argument ! Les auditeurs et Camus lui-même sourient comme nous, mais ils savent bien que ces vives flèches visent en pleine poitrine les Pasquier, les Marion, les Arnauld et autres ennemis des jésuites. Si l'évêque de Belley avait eu partie liée avec tout ce monde, aurait-il publié ces treize discours ?

 

(1) Homélies-panégyriques..., pp. 419, 420.

(2) Ib., pp. 68. 69.

 

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Il y a beaucoup plus. Camus en effet ne se contente pas de défendre les jésuites; dès que les jansénistes commencent leur propagande, il se dresse, il se multiplie pour les confondre. En 1643, parait la Fréquente Communion du grand Arnauld. Coup sur coup, dans les deux années qui suivent, le vieil évêque publie cinq volumes contre le premier manifeste du parti (1). Dès lors, plus de trêve aux disciples de l'évêque d'Ypres. « Ces messieurs les Ypriens, écrit-il, sont gens de peu de foi, ce sont des gomarites raffinés, puisqu'ils combattent sous les enseignes de François Gomar » Gomar était, comme l'on sait, un théologien calviniste qui avait fait condamner par le synode de Dordrecht le système plus humain et presque catholique de son collègue Arminius. Ce farouche personnage ne semble pas avoir été sans quelque influence sur la formation de Jansénius. Camus, dès 1644, parle déjà, comme fera plus tard le jésuite Rapin, historien du jansénisme. Aussi bien, avons-nous déjà dit que l'évêque de Belley ne manquait pas de doctrine. Il avait étudié très sérieusement la matière de la grâce et tout en se gardant de condamner le thomisme, il ne cachait pas ses préférences pour le système contraire.

 

Pour moi, écrivait-il, je fais une profession solennelle de la neutralité apostolique et quand un janséniste s'élève en ma présence contre ceux que l'on appelle molinistes, je lui rive les clous de la belle sorte et je ne souffre pas qu'il taxe d'erreur une opinion que j'estime fort bonne... Lisez les ouvrages du B. François de Sales, notre oracle... et vous ne pourrez alors ignorer quel a été le sentiment de ce bienheureux touchant la grâce suffisante.

 

(1) Ce sont, en 1644: L'usage de la pénitence et de la communion; Du rare et fréquent usage de l'Eucharistie; Pratique de la fréquente communion; en 1645, La fausse alarme du côté de la Pénitence — excellent titre, comme on le voit; Exposition des passages allégués dans le livre de la Fréquente communion. Cf. Le véritable esprit de saint François de Sales, I, p. LXXIV.

(2) Véritable esprit de saint François de Sales, I. p. LXX. — Sur la querelle entre Arminius et Gomar. Cf. RAPIN. Histoire du jansénisme, pp. 83, seq.

 

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Ce sentiment, nous le connaissons déjà. Camus va plus loin et donne aux molinistes un ancêtre plus qu'infaillible.

 

Il me semble que le psaume 138, Domine probasti me et cognovisti me, a été dicté par le Saint-Esprit pour peindre la science moyenne et la grâce de congruité (1).

 

Après cela, s'il est vrai que jansénisme et molinisme s'opposent comme la nuit et le jour, où trouvera-t-on, je ne dis pas une raison, mais l'ombre d'une excuse aux imaginations du P. Sauvage? Camus janséniste! Autant parler de l'antimilitarisme de Déroulède. Du reste qu'avons-nous besoin de ces professions de foi explicite? Sermons, traités spirituels, romans, l'oeuvre entière de Camus « respire », pour parler comme François de Sales, contre le rigorisme de Jansénius et pour l'humanisme dévot (2).

III. Annecy et Belley se touchent. Lorsque, en 16og, François de Sales donna la consécration épiscopale à Jean-Pierre Camus, plusieurs durent trouver assez piquant le contraste que présentaient ces deux hommes. L'évêque de Genève a tant d'esprit et de grâce qu'il nous est aujourd'hui difficile d'imaginer la majesté, la pesanteur même de son allure, l'extrême lenteur de ses gestes et de ses discours. « Le prudent Théophile qui va le pas de Saturne en ses entreprises », dira de lui et très joliment Jean-Pierre Camus (3). Verve, pétulance, mobilité parfois trépidante, saillies imprévues, ce dernier parut d'abord assez extraordinaire sinon inquiétant à son paisible voisin. L'ardente bourguignonne qu'était Jeanne de Chantal avait déjà causé plus d'une surprise à François

 

(1) L'abbé de Baudry a réuni ces derniers textes, empruntés à un ouvrage que Camus fit paraître l'année même de sa mort : Epîtres théologiques sur les matières de la prédestination, de la grâce et de la liberté. Cf. Véritable esprit, I, pp. LXIX-LXXIII.

(2) Sainte-Beuve (loc. cit.) étudie le même problème par le revers janséniste et montre sans peine que l'évêque de Belley n'eut jamais la faveur de Port-Royal.

(3) La mémoire de Darie, p. 126

 

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de Sales. Camus, qui l'étonna plus encore, acheva néanmoins de le gagner à l'humeur de notre race, de lui révéler le sérieux et le solide que dissimulent souvent notre primesaut et nos apparences frivoles. Camus lui-même a esquissé, dans une page très amusante, ce parallèle entre Paris et la Savoie.

 

Il me vint une fois, dit-il, en fantaisie, de l'imiter en prêchant... Je fis comme ces mouches qui ne se pouvant prendre au poli de la glace d'un miroir, s'arrêtent sur l'enchassure... Je m'amusai, et... m'abusai en me voulant conformer à son action extérieure, à ses gestes, à sa prononciation. Tout cela en lui était lent et posé, pour ne pas dire pesant, à cause de sa constitution corporelle..., la mienne étant tout autre, je fis une métamorphose si étrange, que je n'étais plus connaissable à mon cher peuple de Belley... Je leur pesais à la main, il semblait que je tirasse mes paroles de mes talons et au lieu de cette extrême vivacité et promptitude qui les étonnait auparavant... je leur paraissais tout de glace... Somme, je n'étais plus moi-même : j'avais gâté mon propre original pour faire une fort mauvaise copie...

Notre bon Père fut averti de tout ce mystère... Un jour, à propos de sermons : «Mais, ce me dit-il, comme par surprise, il y a bien des nouvelles ; on m'a dit qu'il vous a pris une humeur de contrefaire l'évêque de Genève en prêchant ». Je repoussai cet assaut en lui disant : « Eh bien ! est-ce un si mauvais exemplaire ? — Ah ! certes, répliqua-t-il, oh ! non, à la vérité, il ne prêche pas si mal, mais le pis est que l'on m'a dit que vous l'imitez si mal..., qu'en gâtant l'évêque de Belley, vous ne représentez nullement celui de Genève ».

 

Laissez-moi faire, répond Camus, à la fin mes copies passeront pour des originaux. A quoi le saint :

 

« Joyeuseté à part, vous vous gâtez... et vous démolissez un beau bâtiment pour en refaire un contre toutes les règles de la nature et de l'art; et puis en l'âge où vous êtes, quand vous aurez comme le camelot pris un mauvais pli, il ne sera pas si aisé de le défaire... Si les naturels se pouvaient changer, que ne donnerai-je de retour pour un tel que le vôtre. Je fais ce que je puis pour m'ébranler, je me pique pour me hâter et, plus je me presse, moins j'avance. J'ai de la peine à tirer

 

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mes mots, plus encore à les prononcer... ; je ne puis ni m'émouvoir, ni émouvoir autrui. Vous allez à pleines voiles et moi à la rame; vous volez, et je rampe ou je me traîne comme une tortue. Vous avez plus de feu au bout du doigt que je n'en ai en tout le corps... Et maintenant vous pesez vos mots, vous comptez... vos périodes, vous traînez l'aile, vous languissez et faites languir vos auditeurs après vous... Est-ce là cette belle Noémi du temps passé ? » (1)

 

Le conseil était sage. Camus avait mieux à faire que de poursuivre cette puérile et d'ailleurs impossible métamorphose. Mais s'il devait renoncer à régler son extérieur sur François de Sales, rien en revanche ne lui était plus facile que de se façonner intérieurement à l'image de son maître. Cette recherche ne contrariait pas le moins du mondé ses propres inclinations. De toute sa pente, il allait à l'esprit du saint et en trouvant celui-ci, comme nous le disions plus haut, il se trouvait lui-même. Ses bizarreries, qui nous frappent aujourd'hui plus qu'elles ne frappaient les contemporains, ne font rien à l'affaire. Ce sont là défauts plus apparents que réels, moins graves que choquants, et qui n'intéressent pas le fond d'une âme. Pour avoir lui aussi des étrangetés qui parfois nous gênent, l'admirable M. Olier n'en paraît pas moins la vive ressemblance de son maître, un autre Condren. « En écoutant l'étrange parole de ce Camus, disait un critique du goût le plus fin, bien souvent on croirait entendre un saint François de Sales en belle humeur, plus folâtre, plus exubérant et plus bizarre : l'imitation indiscrètement et follement poussée, va, si l'on veut, jusqu'à la charge; mais au fond la méthode se retrouve à peu près pareille : le genre est le même (2)». On ne parle ici que de

 

(1) Esprit du Bienheureux François de Sales, part. I, sect. 23. Cf. BAUDRY. Le véritable esprit, III, 371-373.

(2) Des prédicateurs du XVII° siècle avant Bossuet, p. 83, 84. Jacquinet semble du reste oublier que l'évêque de Belley avait déjà fait ses preuves. avant qu'il eût rencontré François de Sales. Comme écrivain, il s'est formé ou déformé tout seul. La réserve est sans importance. Ils suivent tous deux, plus ou moins, le goût de leur temps.

 

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leur rhétorique et que de leur style, mais, pour la pensée profonde, les analogies paraissent encore plus frappantes, Camus étant moins folâtre, mois exubérant et moins bizarre dans ses livres proprement spirituels que

dans son œuvre oratoire. Aucun de ses traités de dévotion n'est comparable à la Philothée : la plupart néanmoins rendent exactement le même son que ce livre unique. On recueillerait chez lui des pages sans nombre où se retrouve le plus exquis de François de Sales et que

l'on croirait écrites par le saint lui-même (1).

La chère amitié qui devait un jour unir les deux évêques voisins mit, je crois, assez de temps à s'épanouir. Camus ne demandait qu'à se donner tout à fait dès le premier jour de leur rencontre. François de Sales était moins pressé. Il n'avançait que pas à pas, observant ce tumultueux personnage qui d'ailleurs peut-être l'encombrait un peu.

 

Je fus appelé si jeune à l'épiscopat, dit l'évêque de Belley, que je me vis capitaine presque en même temps que je m'enrôlai dans la milice ecclésiastique, de sorte que j'étais si neuf à cette fonction que tout me faisait ombre... Nos résidences n'étaient éloignées que de huit lieues. Cette proximité me donnait le moyen d'avoir promptement de ses nouvelles, pour me résoudre sur toutes les difficultés qui m'arrivaient dans l'exercice de ma charge, en laquelle il était mon premier mobile... J'avais un petit laquais qui ne servait quasi qu'à ce voyage de Belley à Annecy pour y porter mes lettres, et en rapporter ses réponses qui étaient pour moi... des oracles (2).

 

(1) Ces ressemblances ne sont pas fortuites. Il y a là un cas très curieux de ce mimétisme volontaire, et d'ailleurs très original qui n'est aucunement plagiat. Nous avons de cela une jolie preuve. Camus ayant publié en 1624, « conformément à l'esprit de la bénite Philothée », son livre de l'Acheminement à la dévotion civile, la « matière » de deux chapitres de ce livre sembla, nous dit-il « à quelques-uns si rapportante à l'esprit de ce bienheureux prélat, que ces chapitres ont été imprimés plusieurs fois en divers recueils qui ont été faits de ses œuvres, principalement dans un petit livre que l'on a nommé Les Reliques du Bienheureux François de Sales, s'imaginant que la Pasithée à qui j'adresse ma parole, fut la Philothée de ce bienheureux homme » (Les devoirs du bon paroissien), pp. 457, 458.

(2) Esprit du Bienheureux François de Sales, part. IV, sect. 20. Cf. BAUDRY, III, p 397.

 

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Camus, bien que très sévère pour lui-même, avait la conscience bien faite. Sa direction est humaine et pacifiante. A ses débuts toutefois, et dans l'ignorance totale où il se trouvait du ministère pastoral, les scrupules le prenaient. Il craignait de malédifier ses diocésains par des solutions trop larges. Un jour, les capitaines de quelques compagnies d'infanterie, qui prenaient leurs quartiers d'hiver autour de Belley, lui demandent permission pour leurs soldats de manger des oeufs et du fromage pendant le carême. L'évêque hésite et, comme toujours en pareille circonstance, il mande son petit laquais chez François de Sales. « Vraiment, répond celui-ci avec une pointe d'impatience, voilà un cas bien digne de consultation ! » Vite, qu'on permette à ces bonnes gens de manger non seulement « des oeufs mais même des boeufs..., et non seulement du fromage, mais même les animaux dont il s'extrait... N'est-ce pas encore beaucoup que ces bonnes gens se soumettent à l'Eglise et lui défèrent à respect de demander son congé et sa bénédiction (1) ? »

 

C'est ainsi qu'il le façonnait peu à peu et dans le plus menu détail. Quand ils se trouvaient ensemble, c'était mieux encore. Aucun défaut n'échappait à l'évêque de Genève, et il corrigeait paternellement sans relâche les amis dont il était sûr. Il eut bientôt vu que l'évêque de Belley ne regimberait pas contre l'aiguillon et il ne se privait pas de lui proposer des vérités parfois assez mortifiantes. Avec lui il pouvait tout dire.

 

Je crois, lui écrivait Camus, qu'il y a des esprits secrets dans les caractères qui partent de vous, tant ils sont flexanimes, et que d'en haut découlent des influences particulières sur vos persuasions, comme si la déesse Python avait établi son trône sur vos lèvres. Jamais livre ne me toucha comme le vôtre, jamais lettres ne me contournèrent à leur gré comme celles qui me viennent de vous. Ne vous ennuyez pas de m'écrire...

 

(1) L'Esprit..., part. IV, sect. 20 et part. XV, sect. 33. Cf. BAUDRY III, PP. 397-399.

 

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Vous pouvez sur moi tout ce que vous voulez. Votre jugement a un tel ascendant sur le mien et votre volonté régente si absolument la mienne que je rumine vos paroles comme des oracles... Ne dites point que je vous en conte. Je dis la vérité de mon sentiment (1).

 

L'abbé de Longueterre n'avait sans doute pas lu cette noble et touchante lettre que pourtant il reproduisait, presque mot pour mot, deux ans après la mort de François de Sales. « Quand feu M. de Genève parlait, écrit-il, vous eussiez vu cet autre évêque, avec un si grand respect et une si particulière affection, recevoir ses discours, que vous l'eussiez pris pour un enfant qui écoutait la leçon de son maître, Il recueillait tout ce qui venait de sa part comme des feuilles de Sibylle et laissait toutes ses occupations et ses plus sérieuses études pour entretenir ceux qui le venaient voir de sa part. Partout il paraissait incomparable ; mais devant ce père il témoignait tant de soumission et d'obéissance ilu'il n'osait lever les yeux pour le regarder. On a vu cet écolier maître partout; les plus éminentes chaires de l'Europe ont reçu ses instructions avec un applaudissement qui a fait taire l'envie et a converti le coeur des plus endurcis pécheurs. Mais quand il s'est vu devant ce grand spirituel, il s'est tu tout court... L'évêque de Genève avait un tel empire sur sa volonté qu'il n'a fait aucune action, pour indifférente qu'elle semblât être, sans avoir consulté son oracle (2). »

Une telle docilité, une dévotion si affectueuse méritaient leur récompense. L'élève devint insensiblement l'ami, un des plus intimes amis du maître. « François de Sales, écrit fort justement Mgr Baunard, avait en France un autre lui-même dans la personne de l'évêque de Belley (3). »

 

(1) Oeuvres de saint François de Sales, XVI, pp. 389-390.

(2) Soupirs de Philothée, p. 132, cité par Baudry. Le véritable esprit de saint François de Sales, I, pp. LXVI-LXVII.

(3) La vénérable Louise de Marillac, Mlle Le Gras, p. 21.

 

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Mais citons plutôt un des innombrables textes où Camus lui-même parle de cette amitié.

 

Il y avait en ce même temps-là, écrit-il dans la Pieuse Julie, un autre prédicateur en l'église Saint-André-des-Arts — c'est lui, sous le nom de Périandre — lequel bien qu'il fût éloigné en science et en savoir, non seulement de l'éminence du grand Arnulphe (c'est le P. Arnoux, un autre héros du même roman), mais encore de tant d'autres beaux astres... si est-ce que, ou pour je ne sais quelle grâce et bénédiction de Dieu répandue en ses lèvres, ou pour le zèle qu'il témoignait au salut des âmes, ou pour sa douceur en la correction des mœurs dépravées, ou pour la facilité de son esprit, ou, ce qui est plue croyable, pour tenir quelque grade en l'Eglise qui le rendait plus visible, et même pour être disciple et disciple bien-aimé du Père des dévots de notre âge, était assez bien ouï (1).

 

Camus, nous le savons, ne se flattait aucunement lorsqu'il se donnait un si beau titre que personne du reste n'oserait lui contester. Il en est pourtant, aujourd'hui du moins, parmi les dévots de François de Sales que cette rare intimité semble un peu gêner. Ils en rougissent pour

lui. Ils l'excusent, donnant à entendre qu'après tout les plus grands saints ont besoin parfois de se récréer. Qu'est-ce à dire ? Parce que Jean-Pierre Camus avait de l'esprit, et très pétillant, s'imagine-t-on qu'il n'était bon qu'à faire rire ?

 

Quand je l'allais visiter à Annecy, a-t-il dit lui-même, nous passions tous les jours en de continuels exercices de piété ; car c'étaient toutes ses récréations. On y parlait peu de promenades, et point du tout d'entretiens frivoles : prières, sermons, conférences, discours de doctrine, visites de malades ou de maisons de dévotion, fréquentation de sacrements et occupations semblables (2).

 

François de Sales n'était pas si méprisant. Si, d'aventure,

 

(1) La Pieuse Julie, pp. 207-208.

(2) Esprit de saint François de Sales, part. II, sect. 10. Cf. BAUDRY, III, 352. Naturellement Camus force un peu la note. (Cf. Port-Royal, P. 229.)

 

 

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il plaisantait volontiers avec son voisin, il voyait surtout en lui, et il estimait grandement l'homme de Dieu, l'évêque, le savant, le prédicateur, même, et pourquoi pas, l'écrivain. Aurait-il trouvé beaucoup d'esprits mieux faits pour le comprendre, beaucoup d'amis aussi dignes de lui, aussi nobles, aussi foncièrement bons? Certes nous n'égalons, et à Dieu ne plaise, ni ces deux génies, ni ces deux grâces. Néanmoins, qu'on y prenne garde. A trop vouloir séparer Jean-Pierre Camus de François de Sales, non seulement on les blesse l'un et l'autre, mais encore on se met sur le chemin de les ignorer (1).

Il nous reste un monument singulier de cette amitié fameuse, l'Esprit du Bienheureux François de Sales par J.-P. Camus (2). C'est du François de Sales parlé, si j'ose! dire, traduit ou camusiné, qu'on me passe encore ce mot, puis indéfiniment commenté. Livre d'or et de plomb. Aussi longtemps que l'auteur se borne à raconter le saint et à nous redire ses propos, il est exquis et au plus hauts point. Les dissertations interminables qu'il soude vaille qui vaille à ces souvenirs et dans lesquelles il expose à bâtons rompus quelques-unes de ses idées favorites, paraissent naturellement moins heureuses. Il y a néanmoins de

l'excellent, même dans ce fatras, et Camus s'est tellement pénétré de l'esprit de son maître qu'on a toujours l'impression que François de Sales est de la partie. Il écoute, il

 

(1) Je fais ici allusion à certains jugements sur Camus qui ont parai dans l'édition des oeuvres de François de Sales (t. XIV) et sur lesquels je m'expliquerai plus longuement dans un appendice.

(2) Le livre parut, en 6 volumes, de 1639 à 1641. Dès 1624, l'abbé de Longueterre ou le provoquait, ou l'annonçait officieusement au publia n Si ce compagnon de ses travaux, disait-il parlant de Camus et de Fram cois de Sales, son fils et son père, ce grand génie de la nature, cette pluma d'aigle qui consume toutes les autres, qui dévore tous les travaux de, autres par la fertilité des siens, et qui, lassée de porter le fardeau dl l'évêché de Belley ne veut plus avoir d'autre souci que de soi-même; s donc cet incomparable personnage qui a la théorie et la pratique dl toutes les sciences de M. de Genève, vient à écrire son histoire, ce sera un grand sujet de joie pour ceux qui aiment vraiment Philothée. » (Soupirs de Philothée, pp. 132 sq. cité par Baudry. Le véritable esprit..., 11 p. I, p. LXVII.

 

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sourit, il approuve, quelquefois, très rarement, il fronce un peu le sourcil ou bien il sommeille et nous avec lui. Dès son apparition le livre eut une vogue extraordinaire et fit les délices des âmes pieuses. Jusqu'à la Révolution française, on n'a pas cessé de le lire, soit dans le texte original qui est énorme, soit dans le résumé qu'en donna le Dr Collet et que Sainte-Beuve juge excellent. 1789 est une date fatale dans l'histoire de la dévotion. Les habitudes qui se passaient de génération en génération, les douces et bienfaisantes routines, qui maintenaient les mêmes livres sur les tablettes d'une même maison ou sur les prie-dieu du même oratoire, tout cela fut bouleversé. L'Esprit ou le résumé de Collet flottèrent encore quelque temps parmi les autres épaves, puis rentrèrent dans le néant. Réimprimé en 1840 par un prêtre de sainte et savante mémoire, M. Dépery, depuis évêque de Gap, l'Esprit du Bienheureux François de Sales n'intéresse plus aujourd'hui que les amateurs. Sans l'avoir néanmoins jamais ouvert, tout le monde le connaît. Il est certain en effet que l'évêque de Belley a contribué plus que personne à fixer la physionomie morale de François de Sales dans l'imagination catholique et à populariser l'esprit du saint. Aujourd'hui encore, tous ou presque tous, nous voyons celui-ci des yeux de Camus, ainsi que les Anglais, le D' Johnson, des yeux de Boswell. De toute façon, le chef-d'oeuvre de Camus est un des ouvrages essentiels de notre littérature religieuse. A ce titre, à ce titre seul, bien entendu, et dans l'ordre historique où nous nous sommes placés, il a presque la même importance que l'Introduction à la vie dévote (1).

IV. Camus a publié une quantité de livres ou de livrets spirituels qui forment comme autant de chapitres particuliers de l'Esprit du bienheureux François de Sales. Quoi qu'il écrive en ces matières, il se propose toujours

 

(1) On trouvera à l'appendice des notes critiques sur la véracité de Camus historien, ou plutôt mémorialiste.

 

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d'expliquer et de répandre la pensée de son maître. A plusieurs de ses titres est ajoutée la mention : tiré de la doctrine, ou selon la doctrine, ou selon l'esprit du Bienheureux François de Sales. A chaque page il cite le propre texte du saint. « Ne vous imaginez pas, lecteur, dit-il dans une de ses préfaces, que ce trésor se soit trouvé caché dans mon champ... Je le tiens et le tire d'une plus riche mine.., de la doctrine de mon très honoré Père… tant de celle que j'ai reçue de sa bouche durant quatorze ans... que de celle que j'ai puisée de ses écrits. (1) » « Ayant comme juré en ses paroles, dit-il ailleurs, et embrassé ses préceptes comme des oracles de piété et comme des termes de vérité... pourrais-je bien vous enseigner, Eutrope, autre chose que ce que j'ai appris, soit de ses écrits, soit de sa vive voix et vous imprimer d'autres sentiments de dévotion que ceux qu'il a gravés sur mon âme (2)? » On a répété, fort injustement du reste que, dans l'Esprit du Bienheureux François de Sales, il n'y a d'excellent que ce qui ne vient pas de Camus. Celui-ci n'avait pas attendu qu'on lui rappelât son indignité. Les enseignements de mon maître, dit-il au lecteur vers la fin d'un de ses propres traités, « te seront aussi aisés à distinguer de ceux qui sont de mon cru que l'or l'est d'avec le cuivre » (3). N'en croyez rien. Il s'est tellement assimilé les idées et la manière de François de Sales qu'on ne sait pas toujours où celui-ci finit, où Camus commence. Du moins tranchera-t-il par ses excentricités légendaires? Non encore. Si les critiques qui jugent et méprisent en bloc l'oeuvre de Camus avaient pris la peine de parcourir un seul de ses livres spirituels, ils auraient été surpris, déçus peut-être de trouver ce livre constamment sérieux, presque toujours grave. S'il plaisante assez volontiers

 

(1) Préface de L'unité vertueuse, secret spirituel pour arriver par l'usage d'une vertu au comble de toutes les autres.

(2) De la réformation intérieure, pp. 1-2.

(3) Ib., p. 34.

 

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dans ses longs sermons — crime souvent très pardonnable; s'il laisse courir sa verve joyeuse dans ses romans, comme il en a certes le droit; l'intimité de la direction, les besoins pressants des âmes que tourmentent de cruels scrupules, impressionnent profondément cette vive et tendre nature. Il sourit encore par moments, mais comme peuvent et doivent sourire les saints. D'ici, de là, quelques vivacités, quelques saillies innocentes, du bel-esprit, mais jamais rien qui pèche contre les convenances du sujet, qui paraisse déplacé sous la plume d'un évêque. Le plus grand tort de ces livres est d'être légion et ce tort n'est pas sans excuse. Camus ne cherche ni la gloire, ni le plaisir d'écrire. Pour la gloire, il en fait fi, et quant au plaisir, ses romans qu'il improvise avec une joie si visible, lui auraient largement suffi. Mais il se formait l'idée la plus haute et la plus rigoureuse de ses devoirs d'évêque, et il plaçait la direction spirituelle au premier rang de ces devoirs. Il confessait et il dirigeait un grand nombre d'âmes (1). C'est pour celles-ci qu'il rédige d'abord ses écrits spirituels. Tel de ses livres n'a été écrit que

 

(1) Les filles de la Charité conservent dans leurs archives plusieurs lettres de direction envoyées par l'évêque de Belley à leur fondatrice. Je n'ai pas vu ces inédits, mais les quelques citations qu'en a faites Mgr Bau-nard dans la vie de Mme Le Gras, sont fort belles. « Il la détournait, écrit Mgr Baunard, de l'inquiète discussion d'elle-même pour la dilater dans la lumière joyeuse. Ainsi pas de confessions générales incessantes, inutiles, troublantes... a Vous voilà donc toujours dans les confessions générales ! Oh ! combien de fois je vous ai dit : grâce soit des confessions générales pour votre coeur ! Oh ! non, le jubilé ne vient point pour cela pour vous, mais pour vous réjouir en Dieu votre salut. » De même dans une autre lettre : « J'attends toujours que la sérénité vous revienne, après cet nuages qui vous empêchent de voir la belle clarté de la joie qui est au service de Dieu. Ne faites point tant de difficultés aux choses indifférentes. Détournez un peu votre vue de vous-même et l'attachez à Jésus-Christ... » Même discrétion de conduite pour les retraites que volontiers elle eût multipliées, prolongées... « Je suis consolé de savoir que les exercices de recueillement et les retraites spirituelles vous soient si utiles et si savoureuses. Mais il en faut prendre pour vous comme du miel, rarement et sobrement ; car vous avez une certaine avidité spirituelle qui a besoin de retenue u... Baunard. La vénérable Louise de Marillac, pp. 22-23. — Avais-je tort de prétendre qu'il n'est pas toujours facile de distinguer entre l'or de François de Sales et le cuivre de Camus? Ces lettres sont de 1619 ou de 1620. Camus ne les a donc pas calquées sur la correspondance du saint lequel vivait encore.

 

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pour l'instruction ou la consolation d'une seule personne. Plus tard, jugeant l'oeuvre assez bien venue et voyant qu'elle avait atteint son but, le bon évêque se laissait arracher — oh ! sans trop de peine — son manuscrit par les éditeurs.

 

Ce Théopiste à qui je parle en ce petit ouvrage — dit-il dans l'avertissement de la Lutte spirituelle — est une âme fort pieuse qui affligée jusques à l'extrémité des pensées d'infidélité et de blasphème... eut recours à moi... Qui n'en eût eu pitié, eût eu sans doute un rocher à la place du cœur... Sa vue donnait de la compassion, tant la tristesse avait desséché ses os où sa peau était collée, on lisait sur son visage que les douleurs de la mort l'environnaient et que les terreurs de l'enfer lui donnaient l'épouvante... Cette compassion que j'eus de sa misère tira de ma plume cet écrit que je te présente, lecteur, afin qu'en mon absence elle y eût recours (1).

 

Quelques lignes touchantes et persuasives que j'emprunte à ce même ouvrage font bien connaître le ton le plus ordinaire de Camus écrivain spirituel, et le sens de sa direction. Peut-être aussi pourraient-elles excuser la fécondité intarissable du bon évêque.

 

Prière à Dieu pour une âme tentée

 

O Jésus, mon Seigneur, pourrais-je bien voir en peine mon frère Théopiste, sans prendre part à sa tribulation, voyant clairement que vous y êtes vous-même avec lui en cette angoisse qui le trouble, avec dessein de l'en tirer et de l'en couronner de gloire. N'êtes-vous pas toujours auprès de ceux qui ont le cœur serré et qui vous invoquent?... O quel bonheur d'être votre coadjuteur et collaborateur en cette bonne action !... Malheur à moi si je n'évangélise, si je retiens la vérité prisonnière.., si je me tais quand il est question de Sion et du bien d'une âme... si ma langue n'est une plume ou si ma plume n'est une langue, pour mettre en vos voies les pas de ceux qui ont besoin d'y être adressés ! Hélas ! très aimable Sauveur,

 

(1) Avertissement de La lutte spirituelle ou encouragement à une âme tentée de l'esprit de blasphème et d'infidélité.

 

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voilà Théopiste, ce pauvre Théopiste que vous aimez et que je sais qui vous aime d'une charité non feinte et d'une affection véritable ; ce Théopiste, mon cher frère selon votre esprit, est non seulement malade, mais il endure violence. C'est à vous de répondre pour lui, puisque étant uni à vous comme un pampre à son cep, comme un membre à son chef, vous prenez part à ses afflictions, comme du temps de ce Saul dont vous fîtes un Paul, vous ressentiez les persécutions de vos fidèles...

Voilà, mon cher Théopiste, la prière que je fais sur votre affliction, c'est le baume que je répands sur votre plaie, suivant en cela le conseil de l'Apôtre qui veut que l'on prie sur celui qui est triste, que l'on pleure avec celui qui est fâché ; et il me semble que je ne sais quelle secrète voix m'assure que cette infirmité ne sera point à la mort, mais que par elle se manifestera davantage en vous la gloire de Dieu. Que si vous avez patience, vous verrez bientôt reluire sur vous les splendeurs de son divin visage (1).

 

Saint Anselme, saint Bernard, saint François de Sales, Fénelon, quel est celui de ces très grands que l'on amoindrirait en lui attribuant cette page ? J'ose à peine faire remarquer au lecteur la sûreté, la fluidité et la mollesse d'une telle prose, mais je ne sache personne chez nous qui se soit assimilé avec plus d'aisance les tours, les images et jusqu'à l'accent de la Bible. Rabelais, Amyot, Montaigne ayant fait leur,œuvre, le français de 1620 semblait mûr pour cette traduction nationale des livres saints que nous attendons encore et qui sans doute ne viendra jamais. Après Vaugelas et Bouhours, il sera trop tard chez nous pour une telle oeuvre. La grande bible anglicane, qui a marqué d'une telle empreinte le génie anglais, s'achevait à peu près vers ce même temps. Or, de tous les contemporains de Henri IV, d'Élisabeth et de Louis XIII, nul peut-être ne se trouvait mieux préparé que Jean-Pierre Camus à cette magnifique entreprise, assez grand et tout ensemble assez chétif pour traduire. Les rythmes latins ne l'enchaînent

 

(1) La lutte spirituelle..., p. 3-7

 

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pas, comme Balzac, cet illustre esclave. Son goût s'égare parfois, mais du moins n'est jamais timide. I1 a l'ingénuité suave de François de Sales, et la vivacité, la verdeur française qui manquent à l'évêque savoyard. Il serait — peut-être, peut-être, — aussi harmonieux que les traducteurs anglicans, et peut-être encore, moins uniformément majestueux, plus flexible. Bref, nous avons laissé passer l'occasion unique. Ainsi feront plus tard les évêques catholiques d'Angleterre qui n'oseront pas confier pour de bon à Newman la refonte, urgente pourtant, — de la Bible de Douai. La langue biblique n'est plus chez nous, comme au temps de saint Bernard et de J.-P. Camus, l'idiome naturel des écrivains catholiques. La Sainte Écriture, quand nous daignons nous inspirer d'elle, prend sous nos plumes un je ne sais quoi qui sent l'étranger.

Après cette digression, qu'on me permette de revenir en passant à ce caractère musical de la prose camusienne. On a beaucoup ri et médit de ses sermons. Voici l'exorde d'une de ses homélies sur le Cantique.

 

Des inspirations, leur suavité et leur progrès.

 

Surge Aquilo, veni Auster, perfla hortum meum, et fluant aromata illius.

 

Il va sans dire qu'on doit lire cette page à haute voix.

 

Ce mariage de Zéphire et de Flore, que les anciens s'imagina rient, ne voulait enseigner autre chose que la vertu secrète qu'a ce doux vent sur la production des fleurs, lorsque les vents rigoureux de l'hiver ayant fait place au printemps, par ses douces haleines, il va tapissant la terre d'une riche diaprure et répandant partout le parfum délicieux de ses ailes musquées. C'est ce souffle gracieux qui ouvre le sein de la terre et qui découvre les trésors qu'elle y recélait durant l'inclémence de la froide saison.

Si nous disons que le souffle divin de l'inspiration sacrée fait un même effet en nos coeurs, faisant paraître des fleurs en leur terre, nous ne dirons que ce que l'expérience ordinaire

 

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nous fait comme voir à l'oeil. O Seigneur, dit le chantre-roi, envoyez votre esprit et nous serons recréés et la face de notre terrain intérieur sera renouvelée. O chères halenées, que vous nous devez être précieuses et combien soigneusement vous devons vous ménager puisque de vous dépendent toutes les fleurs de nos bons désirs, tous les fruits de nos meilleures actions ! Hé ! venez Saint-Esprit et répandez sur le jardin de mon âme votre souffle sacré, afin que les parfums de votre parole se communiquent à ceux qui m'entendent. Divin zéphire, nous vous réclamons par l'entremise de cette racine de Jessé, d'où est sortie la fleur des champs et le lys des vallées. Ave Maria (1).

 

Qu'il faudra peu de chose pour que cette langue devienne celle de Fénelon ! Ni Bossuet, ni Saint-Simon, oh ! je l'entends bien de la sorte, mais pourquoi mépriser une seule de nos richesses. Je sais encore que le Télémaque n'est plus à la mode, mais j'ai peine à comprendre que tout ensemble un même critique raille l'épisode de Thermosiris et prétende goûter Renan ou France. Quoi qu'il en soit, tel est le style ordinaire des écrits spirituels de Camus, telle est aussi la couleur, si j'ose dire, et la musique de sa direction : tendresse, compassion, humanité, confiance filiale et, comme il l'écrit lui-même, rayonnement de « la belle clarté de la joie qui est au service de Dieu ».

Il n'y a pas lieu d'étudier en détail cette doctrine spirituelle, l'évêque de Belley ressemblant comme un frère aux maîtres que nous connaissons déjà, à Richeome, à Binet et surtout à François de Sales. J'indiquerai seulement quelques particularités intéressantes qui me paraissent distinguer Jean-Pierre Camus et de ses émules et de son maître.

Il se montre beaucoup plus spéculatif que les autres, avide de clarté, curieux de définir pleinement les objets qui l'occupent, ne résistant pas au plaisir de discuter

 

(1) Homélies spirituelles sur le Cantique des Cantiques..., pp. 331-332.

 

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doctoralement les problèmes dogmatiques ou moraux — ces derniers surtout — qu'il rencontre sur son , chemin et qui n'intéressent pas directement le progrès spirituel du lecteur. Théologien, un peu amateur sans doute, — car le temps lui a manqué — mais peut-être d'autant plus zélé, il regarde d'un oeil d'envie et avec une certaine crainte révérentielle, les docteurs de profession. Il voudrait marcher leur égal, non par vanité, mais par goût naturel pour ces hautes disciplines. Guetté, harcelé par des censeurs qu'il sait bien décidés à ne pas lui faire la moindre grâce, d'ailleurs très désireux de rester dans les limites du dogme, convaincu que « tout esprit particulier est une folie universelle » il évite soigneusement de donner prise à ces « subtils » qui « ne veulent qu'un petit mot pour décrier tout un ouvrage, faisant comme cet ange qui transporta un prophète par un cheveu dans une fosse de lions » (2).

 

J'ai eu, dit-il par exemple, un soin particulier et une attention presque continuelle en ce petit écrit de répéter et, pour ainsi d'inculquer souvent l'efficace de la grâce et de sort opération dans la syndérèse, et, même par une section entière, j'ai traité de l'union et concours de ces deux pièces que je fais toujours marcher ensemble, quoique l'avantage de la grâce soit sans comparaison (3).

 

C'est bien du reste pour elles-mêmes que ces questions le passionnent, notamment la théologie de la grâce, ce qu'on appelle le traité des actes humains, en un mot tout ce qui touche aux fondements dogmatiques ou psychologiques de la vie intérieure. Ayant toujours sur sa table, la Somme de saint Thomas et les écrits de François de Sales, sa méthode habituelle est de pousser plus avant les

 

(1) De la syndérèse, p. 133.

(2) Ib., p. 128. « Chacun sait, écrit-il ailleurs, que j'ai en tête certains esprits qui ne regardent mes médailles que par le revers et qui sont en possession de ne prendre que de la gauche ce que je présente de la droite. » Caritée..., p. 42.

(3) Caritée, p. 131.

 

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analyses morales que ces deux maîtres ont amorcées. Il écrit ainsi tout un livre, et très intéressant, sur la syndérèse , en d'autres termes, sur l'invincible attrait de naissance qui incline notre volonté vers le bien (1). Ainsi encore, il poursuit, à sa façon, dans son traité de la réformation intérieure, la description du « centre de l'âme » qui tient une telle place dans le système salésien et dont nous avons parlé plus haut. Tout cela me paraît très au-dessus du médiocre. Il y a là de l'ingéniosité,'de la pénétration, beaucoup d'esprit, d'onction et de grâce. Il me rap-pelle un autre amateur qui ne fut pas sans gloire, qui eut l'humble mérite d'écrire en français et qui du reste défend une doctrine contraire. Dans les passages descriptifs et spéculatifs de son oeuvre spirituelle, Camus est un Nicole, moins délié peut-être, mais également lucide, moins gris, plus aimable et, cela va sans dire, plus consolant.

Il ne se contente pas d'éclairer et d'approfondir par des recherches de détail la doctrine salésienne, mais il ajoute encore à cette doctrine un certain caractère de rigueur systématique que François de Sales, plus réaliste, plus sage, plus simple et moins absolu ne lui aurait jamais donné.

Qu'il s'agisse d'une question sans importance, ou des principes premiers de la vie spirituelle, Camus se laisse trop vite et trop complètement absorber par les théories qui l'enchantent. Vienne la contradiction et cela tourne insensiblement à l'idée fixe, à la manie véritable. Par là s'expliquent certainement les pamphlets que cet évêque foncièrement charitable a écrits contre les franciscains; par là aussi les ouvragés trop nombreux, trop pressants, trop agités, d'ailleurs beaucoup moins répréhensibles qu'il a consacrés à défendre le pur amour. Que François de Sales ait enseigné très expressément une doctrine toute semblable, qu'il ait formellement voulu que l'on cherchât non « le paradis de Dieu, mais le Dieu du paradis »,

 

(1) De la syndérèse; discours ascétique

 

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qu'il ait enfin orienté sa vie intime et sa direction vers l'amour désintéressé, la chose, en dépit de Bossuet, n'est pas contestable. Mais sur ce point comme sur tous les autres, sa merveilleuse sagesse lui dictait infailliblement les justes nuances et les tempéraments nécessaires. Quant à l'évêque de Belley, pénétré et possédé de ces hautes vérités qui répondaient à la générosité de sa nature, je ne crois pas que dans les développements infinis qu'il leur donne, il s'écarte jamais sérieusement de l'exactitude théologique. Tout ce qu'il a écrit là-dessus, du moins tout ce que j'en ai lu, peut et doit se défendre. Il me paraît même ou plus précautionné ou plus sûr que l'auteur des Maximes des Saints, plus étroitement fidèle à la Somme de saint Thomas et au Traité de l'Amour de Dieu qu'il suit pas à pas. Mais si, à tout prendre, il ne bronche point, il menace peut-être d'égarer son lecteur par l'insistance même, la onesidedness avec laquelle il poursuit « l'esprit mercenaire » et l'esprit de crainte. En ces matières délicates, à trop appuyer et trop constamment sur un seul principe, on risque d'amoindrir, d'effacer les autres. « L'évêque de Belley, — écrivait Fénelon à Bossuet, — ami intime de saint François de Sales, fut accusé, depuis l'an 1639 jusqu'en 1642, d'enseigner l'illusion sous le nom du pur amour. On lui disait presque ce que vous me dites. On assurait qu'il voulait faire oublier le paradis et l'enfer, étouffer l'espérance et la crainte, enfin saper les fondements de la religion... Après une longue controverse, sa doctrine prévalut (1). » Elle ne pouvait pas ne pas prévaloir, puisque la pensée de Camus sur l'amour désintéressé est la pensée même de l'Eglise. Je crois néanmoins que l'évêque de Belley, s'il avait paru, je ne dis pas plus exact, mais moins systématique, aurait aisément prévenu ces accusations injustes et mis ses adversaires dans l'impossibilité de lui nuire.

 

(1) Cf. BAUDRY. Le véritable esprit de saint François de Sales..., I, p. XLI.

 

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Ce fut du reste un curieux débat, et, si j'ose dire, une « première » assez plaisante de la controverse autrement tragique qui, soixante-dix ans plus tard devait mettre aux prises Fénelon et Bossuet. Pour vaincre des ennemis que leur violence même disqualifiait par avance, Camus n'eut qu'à se montrer ; c'est ce qu'il fit, comme il écrit lui-même, « avec ornement et apparat (1) », lisez, avec un brillant tapage. Cette aventure triomphale nous montrant sur le vif les allures de ce bizarre et naïf et noble génie, on me permettra de la raconter en peu de mots.

Il avait trouvé dans Joinville une magnifique histoire, vivant symbole de la théologie du pur amour. Comme Frère Yves le Breton, envoyé par saint Louis au calife de Syrie, arrivait au terme de son ambassade, vint à sa rencontre une femme qui portait de la main droite une cruche pleine d'eau et de l'autre une torche ardente.

 

Avec ce flambeau allumé, dit-elle, (c'est Camus qui la fait ainsi parler) je désire mettre le feu au paradis et le réduire tellement en cendres qu'il n'en soit plus parlé ; et, répandant cette eau sur les flammes de l'enfer, je prétends les éteindre et qu'il n'y ait plus de tourments ni de supplices en ce lieu malheureux ; afin que désormais Dieu soit aimé et servi pour l'amour de lui-même, sans servilité et sans mercenaireté, et d'une manière si pure et si désintéressée que ce ne soit plus la crainte de l'enfer qui nous retire principalement en fin dernière du péché, mais son amour, et parce que la coulpe l'offense et lui déplaît, et que nous nous adonnions aux bonnes oeuvres sans mettre notre dernière et souveraine visée dans la récompense, mais en la dilection et en la gloire de Dieu qui en est honoré et à raison qu'elles lui plaisent (2).

 

J'ai souligné les coups de plume du théologien qui mettent au point la doctrine de ce discours. Qui ne voit

 

(1) La Caritée, p. Gui. L'aventure est racontée tout au long à la fin de ce livre.

(2) Ib., p. 103.

 

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d'ailleurs qu'il s'agit ici d'une série de métaphores dramatisées ? Nul esprit bien fait n'est tenté de craindre que cette femme ait voulu pour de bon brûler le ciel, éteindre l'enfer.

Quoi qu'il en soit, notre évêque romancier marqua d'un caillou blanc le jour où lui avait été montrée l'héroïne de Joinville. Celle-ci lui devint aussi présente que Mme de Chantal. Il la baptisa, lui donnant le seul nom qu'on pût imaginer pour elle : Caritée; il la catéchisa longuement et lui enseigna par le menu la théologie du pur amour. Ainsi faite, il la présentait, dans ses conférences pieuses, aux « sanctimoniales » de Normandie et toujours avec un même succès d'entraînement héroïque. Une fois le succès fut tel que son auditoire, épris de Caritée, en voulut avoir l'image. Justement un peintre se trouvait là, et qui plus est, le modèle, je veux dire, une gravure en taille douce que le jésuite Jérémie Drexelius avait insérée dans son petit livre sur la pureté d'intention. La peinture achevée, on la plaça dans le parloir du couvent. Le fameux Abraham de Bosse devait bientôt la graver. Caritée, en Andromaque, debout, le cou renversé, les yeux en extase, d'une main allume les nuages avec sa torche, de l'autre commence à inonder la gueule enflammée du monstre de Théramène. Jusqu'ici tout allait bien, lorsque les vieux ennemis de l'évêque de Belley passèrent par le couvent.

 

Le pourchas — raconte Camus qu'il me faut citer ici pour qu'on ait l'idée de sa manière satirique — amenant ordinairement en ces lieux de bons personnages pour y prêcher la quatrième demande de l'oraison dominicale (panem nostrum) autant qu'aucune autre pièce de l'Evangile, dans les parloirs où leur résidence est assez assidue, ce tableau de Caritée tomba aussitôt sous leur aspect, duquel jugeant à boute-vue et sur l'étiquette, ils l'accusèrent aussitôt de sacrilège et d'impiété, comme abolissant tous les fondements de la religion, anéantissant l'enfer et le paradis (1).

 

(1) La Caritée, p. 618. Camus profite de l'occasion pour rappeler la campagne menée par les mêmes personnages contre l'Introduction à la vie dévote. « Quelques-uns en vinrent jusqu'à ces transports, de rendre les chaires de vérité des théâtres de leurs passions intéressées et d'y publier que ce livre était plus pernicieux que tous ceux des hérétiques... Et quelques-uns enflammés d'un zèle immodéré, après avoir secoué devant leurs auditoires, la poudre de leurs chaussures et lavé leurs mains comme des Pilates, criant contre le défaut de justice, se rendaient eux-mêmes juges et exécuteurs, et lacéraient et déchiraient ce livre à la vue de leurs audiences. Je sais ces véritables particularités de fort bonne part. » Ibid., p. 631-634. Je crois en effet que, d'ailleurs incapable de mentir, il n'invente rien dans la circonstance. Il faut bien que le scandale ait été bruyant pour que François de Sales ait cru devoir en parler publiquement lui-même. Mais, comme je l'ai dit, Camus semble imputer à l’ Ordre entier des franciscains les violences inexcusables de quelques-uns de ses membres. Dans l'ensemble, cet Ordre est avec François de Sales. On le verra mieux plus tard quand nous célébrerons l'école franciscaine et Yves de Paris. Il a suffi d'une poignée d'énergumènes pour dénoncer les hérésies de François de Sales et l'impiété de Camus.

 

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Toute la France connaissant Jean-Pierre Camus, une si absurde dénonciation ne pouvait avoir qu'un médiocre succès. Néanmoins, continue l'évêque de Belley,

 

mes amis estimèrent pour renverser le malheur de ce scandale sur le visage de ses auteurs, qu'il était à propos que je prêchasse publiquement cette histoire (de Caritée). Ce que je fis devant une assez grande affluence d'auditeurs, et avec tant de succès que, comme un signe de croix fait disparaître en un instant tout un sabbat de sorciers, tous les prestiges dont la calomnie avait fasciné les esprits furent dissipés... Et ce qui avait été débité pour impiété, abomination, athéisme par la négociation qui chemine en ténèbres... fut vu pour armes de lumière, marchant honnêtement au jour de la vérité (1).

 

A quelque temps de là, ayant produit sa Caritée dans les chaires de Paris, et ses ennemis ayant encore « dégainé » « contre cette pauvre histoire, l'Écriture, les Pères, les Conciles », Camus décida de désarmer l'opposition ou du moins de l'écraser. En conséquence, et dûment approuvé par la Sorbonne, il publia un livre de 650 pages, où la théologie du pur amour est magistralement exposée et qui a pour titre : La Caritée ou le portrait de la vraie charité, histoire dévote tirée de la vie de

 

(1) La Caritée, pp. 621, 622. En descendant de chaire, il fit voir à ses auditeurs la petite image qui est au frontispice du livre de Drexelius et qu'il fit ensuite reproduire pour sa Caritée. On en trouvera ci-contre la reproduction exacte.

 

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saint Louis. C'est le résumé des nombreux serinons qu'il avait prêchés sur cet unique thème, un véritable fatras, mais où se trouvent éclairés d'avance la plupart des malentendus entre Fénelon et Bossuet (1).

 

Tel est Jean-Pierre Camus, évêque de Belley, telle son oeuvre de propagande salésienne. De plus en plus prévenu en sa faveur à mesure que je l'étudiais davantage, si je ne crois pas avoir dissimulé ses nombreux travers, j'espère avoir montré qu'on manque tout à la fois et de justice et de clairvoyance, lorsqu'on refuse de prendre au sérieux un personnage aussi considérable, aussi excellent. Que n'a-t-il vécu au temps des Pères? On se disputerait aujourd'hui le débris de son oeuvre immense : on le trouverait presque tout divin ; il serait le Sidoine, le Synesius de notre Gaule et mieux encore. Il est venu au mauvais moment, après les Pères, après le moyen âge, avant Louis XIV ; trop tard ou trop tôt. Paix et louange à sa très noble mémoire. Il fut l'un des plus spirituels parisiens qui aient jamais traversé le Pont-Neuf, un très grand écrivain manqué, un saint évêque. Cette impression qu'il nous laisse et l'amitié qu'il nous demande seront-elles gênées par la lecture de ses romans, « gentille et brave question », comme il aurait dit lui-même, et que nous aborderons bientôt.

 

(1) Fénelon écrivait à Langeron (17 oct. 17ot, t. VII, 551) : « Souvenez-vous des ouvrages de M. de Belley, Carithée, etc. ; j'en ai un vrai besoin. » Il y aurait trouvé en effet, s'il avait étudié ces livres à temps, d'assez utiles lumières, par exemple sur la facilité, ou sur la pratique relativement inconsciente du pur amour. Camus est revenu sur ce sujet dans uni autre ouvrage, tout paisible et qui n'est pas loin d'être un chef-d'oeuvre, d'exposition catéchistique. C'est son Catéchisme spirituel (1642).

 

 

 

 

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