Chapitre III
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CHAPITRE III LA VIE DES SAINTS

 

I. Nombre et variété des vies de saints publiées de 1600 à 1670. — Deux groupes très distincts, les vies des saints d'autrefois, celles des contemporains. — La légende et l'esprit critique. — Sainte Brigitte d'Irlande. — Sainte Fare et son biographe. — Sur un épi de blé. — Imagination et fantaisie. — Cortade et les martyrs d'Agen. — Les saints au village. — Professions et métiers. — Influence de ces livres. — La communion des saints.

 

II. Biographie des saints du XVIIe siècle. — Un genre nouveau. — Résistance des anciens Ordres. — Probité et mérites littéraires des biographes. — Le goût du détail concret et du document. — Curiosité psychologique. — Vues synthétiques. — Le P. Amelote. — L'exil des mystiques et la fin de la grande école hagiographique. — Le P. Bouhours.

 

Saint Aderold, saint Amable, saint Arnould, saint Babolin, saint Benezet, saint Éloi, saint Hubert, saint Guillaume, saint Marcoul, saint Médard, saint Nicaise, le bienheureux Pierre de Luxembourg... sainte Anne, sainte Berthe, sainte Isabelle, sainte Reine... ; les saints et les saintes des premiers siècles ; de l'époque mérovingienne ; du Moyen âge ; de la Renaissance; les patrons de vingt provinces, de cent églises, je n'en finirais jamais si je voulais simplement énumérer les vies qui ont été publiées chez nous de 1600 à 1660 et qui se trouvent à la Bibliothèque nationale. Ajoutez à cela que nombre de saints ont eu plusieurs biographes, saint Yves, par exemple, au moins trois (1618, 1623, 1640) ; saint Spire, trois encore (1614, 1627, 1658). Ajoutez que la Bibliothèque nationale ne possède, selon toute vraisemblance, que le tiers des ouvrages de ce genre. Ajoutez que je ne

 

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parle que des saints d'autrefois (1). La litanie des pieux personnages du XVII° siècle commençant qui ont été racontés au lendemain de leur mort, ferait un autre poème. Nous viendrons bientôt à ces derniers. Ce sont là en effet deux littératures toutes différentes : la première plus ou moins légendaire et toujours d'une naïveté médiévale ; la seconde, strictement historique et psychologique. Saints d'autrefois et saints de la veille, le rapprochement entre ces deux séries est déjà plein de leçons. Elles s'adressaient aux mêmes lecteurs qui passaient avec une même édification de la vie de sainte Aure à celle de Mme Acarie, de saint Benezet au Père de Condren. Nulle sainteté n'était étrangère à nos humanistes. Toutes les époques de l'Église les intéressaient et nourrissaient leur curiosité fervente. Catholiques, au plein sens du mot, et comme nous ne le sommes plus, nous qui choisissons, nous qui, fidèles aux dévotions du moment, acceptons sans peine d'ignorer les autres (2).

 

 

(1) Quant au nombre de ces livres et à la pauvreté relative de la Bibliothèque nationale, ce que j'en dis n'est manifestement que conjectural. Je pars de ce fait que j'ai trouvé dans d'autres dépôts, et notamment chez les bollandistes et à la bibliothèque Méjanes, plusieurs vies de saints qui ne se trouvent pas à la Nationale. Je crois aussi que beaucoup de ces livres, dont plusieurs ont été imprimés en province et pour la province, sont aujourd'hui perdus. Ne nous lassons pas de répéter que les bibliothèques de couvents ont été pillées deux ou trois fois depuis 1789. Quelle collection incomparable ne trouverait-on pas aujourd'hui chez les bollandistes, si ceux-ci, la tourmente passée, n'avaient pas dû recommencer leur bibliothèque

(2) Dans la littérature hagiographique, cette décadence progressive de l'ancienne curiosité universelle, est une sorte de loi extrêmement curieuse. Soit, par exemple, le XIX° siècle. Le romantisme catholique (en France, avec Montalembert et Ozanam ; en Allemagne, avec Guerres ; en Angleterre, avec les tractariens qui se partagèrent les saints du moyen âge) mit à la mode l'hagiographie ogivale. Puis, sous le second Empire, malgré quelques essais de retour aux saints des premiers siècles, la ferveur se concentre autour des saints modernes, ceux notamment du XVII° siècle français (Ecole Dupanloup et école ultramontaine, Veuillot, Maynard, Loth, Aubineau). Naturellement beaucoup d'exceptions. De nos jours, on délaisse le passé et on s'attache volontiers aux saints du présent (Les biographies de M. Baunard). Quelques auréoles anciennes, sainte Thérèse, saint François de Sales, sainte Chantal, scintillent encore, mais en petit nombre. Je ne parle pas des lettrés et des artistes, du née. romantisme de Huysmans et de la rénovation des études franciscaines, je dis seulement que les goûts du grand public dévot se sont de plus en plus rétrécis. L'histoire chrétienne les touche peu. Il y aurait là-dessus de minutieuses enquêtes à conduire. J'ajoute que certains indices paraissent annoncer une réaction.

 

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Quand je fais allusion au caractère légendaire de la plupart de ces vies, je n'entends pas dire que tous nos biographes admettent comme parole d'évangile les faits merveilleux qu'ils rapportent. L'esprit critique était déjà né. Le fondateur des bollandistes n'a que quelques années de moins que François de Sales. Tel de nos auteurs dit expressément qu'il ne croit pas à l'existence de saint George, mais qu'il garde cette histoire pour sa valeur symbōlique. Tel autre, après de longues pages sur les origines d'une vierge miraculeuse, ajoute prudemment :

 

en quelque sorte et manière que cette image soit arrivée là, que nous ignorons toutefois, nous savons bien qu'elle y est arrivée au bonheur des circonvoisins (1).

 

Les bourreaux ayant dépouillé sainte Foi de ses vêtements, la chair délicate de la sainte, écrit Germain Cortade,

 

trouva dans une chemise de fin lin et très blanc, envoyée soudainement du ciel, comme dit l'histoire, ou bien en chose qui par miracle paraissait telle, un asile bien prompt et bien assuré (2).

 

Quoi qu'il en soit, ces belles histoires les émeuvent et ils les racontent avec une grâce charmante. C'est ainsi que l'on peut respirer la poésie de l'Irlande dans « la vie admirable de sainte Brigide » (3).

 

(1) Le pèlerinage de Notre-Dame du Moyen-Pont, p. 28. Les ouvrages de ce genre sont très précieux. On y trouve une foule de détails de moeurs. « Qui niera, écrit par exemple l'historien du Moyen-Pont, qu'il n'y ait de l'irrévérence en ce saint pèlerinage, à badiner, rire, folâtrer qu'il n'y ait du sacrilège à se montrer nu en chemise et virer à l'entour de la chapelle. Cette sorte de cérémonie ne doit être observée, mais comme un abus es choses saintes, abrogée et retranchée », p. 78.

(2) Les sept saints tutélaires de l'Agenais, p. 31.

(3) Par Noël de Mérode (1652).

 

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Il n'y a rien de plus faible que l'ombre ou le rayon ,le soleil et cependant c'est de cela que notre sainte se sert, sans y penser, comme d'un appui. Ce fut que, retournant de garder les moutons en la campagne (surprise par un orage), elle dut retourner en sa maison, ses habits tout trempés. Arrivée qu'elle y fut, se dévêtit et jeta ses menus habits en l'air, sans avoir bonnement égard à la place où elle les jetait, d'autant que le soleil, sortant des nuages, lui éblouissait les yeux; et dans un de ses rayons, qui par une crevasse avait percé la muraille, elle s'imaginait de voir une cordelette.

Il y avait en la même heure, un saint personnage fraîchement arrivé avec bonne suite, qui, annonçant la parole de Dieu, tint tellement l'esprit de la sainte et de ses auditeurs arrêtés en la douceur de la doctrine céleste, qu'on fut étonné de se voir comme insensiblement arrivé àla minuit. Ce fut lors que certain de la troupe — qui avait longtemps considéré la merveille de ce rayon avec les habits de la sainte y pendus sans être soutenus d'autre appui que du seul rayon de soleil, lequel par un secret de la Providence, y avait persévéré depuis le retour de la sainte — lui dit : reprenez, o bonne vierge vos habits, et déchargez ce rayon qui les a soutenus depuis le jour d'hier (1).

 

Celui-ci ne fait que paraphraser de tout son coeur un vieux texte. D'autres donnent carrière à leur imagination. Le dominicain Labarde publie en 1628 le théâtre sanglant de sainte Catherine martyre sur lequel sa vie et sa mort sont représentées par quatorze divers actes. Un vrai mystère et auquel on assiste sans ennui. Drame aussi, la vie de sainte Fare, abbesse de Faremoustier, par le minime Robert Regnaultz; mais que n'est-elle pas encore? Effusions lyriques, savantes dissertations, parenthèses à la Sterne, l'auteur s'abandonne à sa fantaisie comme une feuille au vent, ou plutôt comme une alouette. Bavard, pédant, absurde, mais si joyeux, si tendrement épris de la sainte qu'on n'a pas la force de fermer le livre. « Madame,

 

(1) Histoire de Sainte Brigide, p. 145.

(2) La vie et miracles de sainte Fare, Paris, 1626. L'auteur appartenait au fameux couvent de la Place Royale, le couvent de Mersenne. Hélas, il n'en reste plus que le cloître qu'on dit menacé.

 

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durant le consulat de Marcus Licinius... », il commence ainsi, dédiant son œuvre à l'abbesse des « saintes vestales » de Faremoustiers. Chapitre premier : De l'origine et état des Français et de leurs religions. Déjà il a pris son vol :

 

Toutes les Gaules, comme une grande cité, ont pour fossés les mers Océane et Méditerranée, avec les fleuves du Rhône et du Rhin ; pour murailles, les montagnes des Alpes et des Pyrénées, dans lesquelles les monts Cenis et de Saint-Godart sont comme des éperons qui flanquent ses courtines entre le Levant et le Midi, et les monts du Languedoc, des bastions qui la défendent vers le Ponant et les Espagnes.

 

Nous voilà pris par cet exorde magnifique. Ce qui vient près, s'il n'est pas toujours de la môme qualité, retient

pourtant un esprit curieux, soit, par exemple, de doctes recherches sur les noms dans l'antiquité. Mais venons enfin à sainte Fare. En somme, on ne sait pas grand'chose sur elle. Qu'importe, une ligne, mais exquise de sa chronique, va nourrir plusieurs longs chapitres.

 

Un jour le saint Abbé (Colomban) allant visiter sa sainte et petite amie, il remarqua qu'elle tenait en ses mains des épis de blé tout mûrs et en une saison hors de saison. La rare nouveauté de ce fruit fit rentrer Colomban en lui-même et lui fit croire que cette maturité préavancée en temps d'hiver était plutôt un secret extraordinaire du ciel, prophétique des grâces de la petite Fare.

 

Vite, ce secret! Non, pas encore. Profitons de l'occasion pour méditer d'abord sur la lenteur normale de la végétation, puis sur le mythe de Cérès, puis sur le symbolisme du blé. Comme le montrent plusieurs médailles romaines et deux vers de Tibulle — spicamque teneto, le

blé symbolise la paix ; comme a nous l'avons remarqué dans les médailles antiques de Carthage », il symbolise aussi la fertilité et combien d'autres choses (1) ! « Ce fut la

 

(1) « Et dit à ce propos Guillaume du Choul, docte en l'antiquité, avoir vu la Providence représentée sous la figure d'une fourmi tenant en son bec trois épis de blé, et ce, dans la gravure d'un riche jaspe qu'il gardait chèrement... » Qu'on nie pardonne, mais, séduit par ce livre que je n'avais que pour peu de temps à ma disposition, j'ai oublié de noter les pages. Les chapitres sur l'épi de blé sont les chapitres XI-XV.

 

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belle considération en laquelle entra » saint Colomban. Mais ceci est encore trop vague. Deux, trois nouveaux chapitres « expliqueront » cet épi.

 

Tirant... à part et à partie la petite comtesse, il lui dit : « Petite Fare, le ciel détermine de faire de vous quelque merveille plus illustre.. que n'a été le Phare d'Égypte... Cette petite main tient autre chose et plus qu'elle ne pense... Cet épi de blé est un des crayons figuratifs de l'humanité (du Christ)... Votre fidèle pudicité aura un pareil avantage sur les affections saintes de Jésus, prince natif de Bethléem, que la pudique fidélité de Ruth a eu sur les légitimes amours de Booz, prince domicilié en Bethléem...

 

Ce roi qui tous les rois en mérite surpasse

Est pris de tes beautés et désire ta grâce.

 

O petite comtesse... que Jésus soit tout votre et vous, toute à Jésus.

 

Lui qui sitôt qu'il sort de ses palais d'ivoire,

Toute chose s'égaie à l'aspect de sa gloire,

Et les filles des rois en atours précieux

Font l'honneur de sa cour et contentent ses yeux...

 

La petite comtesse — je franchis des pages et des pages — s'était laissé si insensiblement transporter aux discours de saint Colomban qu'elle en était toute ravie... Le saint Abbé... tirant un grain... de ce niysterieux épi et lui mettant dessus la main : voilà, dit-il, ce que Dieu désire de vous, c'est-à-dire la partie de votre corps semblable à ce beau fruit, c'est votre chaste coeur...

 

 

et nous revoilà dans l'absurde :

 

Le coeur, comme ce grain, est d'une figure pyramidale, c'est-à-dire ronde mais longue, tirant sur la forme d'une perle en poire ou d'une pomme de pin.

 

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Suivent trente anatomies, cinquante symboles, floraison folle autour d'une fresque de l'Angelico. Je ne dis pas, mais l'impression d'ensemble est délicieuse. « Toute chose s'égaie » auprès de cette main d'enfant qui tient un épi.

L'imagination règne encore, mais beaucoup moins poétique ou fantaisiste, plus réglée et déjà toute oratoire dans l'histoire des martyrs d'Agen par le Père Germain Cortade (1664). Ce livre, comme beaucoup d'autres ouvrages du même genre, appartient à la fois par sel qualités et par ses défauts au siècle de Louis XIV et à celui de Louis XIII, ce dernier siècle ne s'étant pas laissé vaincre sans résistance par son rigide successeur. Cortade manque de goût, comme on dit — c'est juste et

d'ailleurs si vite dit — mais il a de beaux dons, la couleur, la flamme. Avec cela, très habile homme. Un de ses héros, saint Vincent, semble avoir éprouvé devant le martyre une angoisse de quelques jours. Sagesse ou faiblesse, il est resté caché dans une grotte des environs d'Agen. Le voici courant s'offrir au bourreau. La comparaison empruntée par Cortade à Sénèque le tragique est assez hardie. Pour en sentir la force expressive et la finesse, il faut se rappeler la première hésitation du héros.

 

Je me représente un chien de chasse qui court après le sanglier. Il a été longtemps retenu, de peur qu'il ne perdît les voies ou qu'il ne prît le change. Il semblait souffrir assez patiemment son attache. Il allait d'un pas lent et tardif, portant son museau en terre et le relevant pour prendre l'air de la proie... Mais, dès que, les naseaux ouverts, son odorat a été touché de plus près, qu'il a senti la bête ou qu'elle a paru, cervice tota pugnat, il ne connaît plus de silence, il échappe avec effort à la laisse, gemitu vocat dominum morantem seque retinenti eripit... Telle fut la démarche précipitée et le beau feu de notre prélat, du rocher vers le temple (1).

 

(1) Les sept saints de l'Asenais, pp. 68, 69.

 

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A côté des monographies, il faudrait citer les recueils dont quelques-uns. tel celui des saints de l'Auvergne par Brousse ont parfois beaucoup de saveur, et, à côté des recueils, les feuilles volantes qu'on distribuait aux fidèles. Qui croirait que la critique littéraire et l'histoire aient à glaner dans ces humbles papiers! Mais quoi, rien n'est méprisable de ce qui a été mêlé à la vie d'autrefois. D'une de ces chétives séries volantes ressuscite à nos yeux un village français tel qu'il était vers 1660. C'est le Nouveau recueil de vies des saints propres pour servir d'exemple à toutes sortes de personnes de quelque vacation qu'elles soient dans la campagne, où l'on ne fait point mention de leurs miracles, mais seulement des actions qu'un chacun peut imiter et de celles qu'il doit éviter en sa vacation. (1) Soit une série de courtes méditations sur les patrons, et surtout sur les vertus et les tentations particulières de chaque métier. Le dramatis personæ est un charme. Il y a là saint Apronien, sergent ; saint Marcien, notaire et martyr; saint Phocas, jardinier; saint Armogaste, porcher ; saint Picménie, maître d'école ; saint Homebon, marchand; saint Gentien, hôtelier; et que ,sais-je encore, en un mot, tout le village. Chacun d'eux dit son petit rolet, prêche à ses compagnons de métier .des résolutions minutieusement pratiques et qui ne se perdent point dans le vague. Saint Onuphre, tisserand, s'estime heureux « dans la campagne » où il n'est employé .« qu'à faire de grosses toiles. » Tisser des voiles de gaze, c'est collaborer au péché d'autrui.

 

Je comparerai aux araignées ceux qui font les toiles déliées

 

(1) Par un docteur en théologie de la Faculté de Paris..., Paris, 1668. Le livre devait se vendre en feuilles. Dans l'exemplaire de la Méjanes que j'ai consulté, ces feuilles sont réunies et par l'éditeur. Le docteur ne laisse percer qu'une fois le bout de l'oreille. C'est dans la vie de sainte Juste et sainte Rufine, potières. Voici une des résolutions : « Je m'humilierai dans les mystères de notre foi et en particulier dans la prédestination, où Dieu s’est servi de la comparaison de mon ministère ». Manifestement ceci dépasse un peu le niveau du village. Tout le reste est merveilleusement adapté au besoin du lecteur.

 

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comme elles. Comme les mouches s'y prennent, aussi ils attrapent les hommes par la vue des nudités.

 

Saint Marcien, notaire a faisait donner le denier à Dieu au profit des pauvres de la paroisse ». Résolutions du notaire :

 

Je mettrai une croix au haut du papier (des actes) que je passerai.

 

Résolution du vigneron :

 

Je tâcherai d'être toujours le premier dans ma paroisse à offrir à Dieu du vin pour la messe. Quand je n'en présenterai que plein une burette, ce sera toujours devant que j'en goûte moi-même de celui de l'année, puisque c'est Dieu qui me l'a donné.

 

Ces simples mots ne vous font-ils pas penser aux Mémoires de Mistral? Le porcher ne doit pas se décourager de la bassesse de sa vocation, puisqu'il y peut vivre en chrétien. La vue des maudits vers qui rongent son bois rappellera au menuisier que la mort nous guette. Aussi ne fera-t-il point u d'ouvrage avec nudité qui puisse scandaliser le prochain ». Saint Baldomer, maréchal et serrurier,

 

s'il lui fallait ferrer un cheval, sa pensée était qu'il n'était pas besoin de harnois pour aller au ciel... S'il lui fallait faire une clef, il se ramentevait les clefs de l'Eglise.

 

Résolution du serrurier :

 

Je me donnerai bien de garde de faire de fausses clefs... ou rien ouvrir qu'à celui qu'il appartiendra et en présence de témoins.

 

Saint Homebon marchand « commençait toujours son trafic par le denier à Dieu » ; les saints Come et Damien, médecins, apothicaires et chirurgiens « étaient extrêmement chastes ce qui n'arrive pas toujours aux personnes de leur vacation » ; saint Apronien, sergent

 

ne fut jamais de deux parties, c'est-à-dire qu'il se contentait

 

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d'un salaire modique de la partie qu'il servait en justice, sans s'accommoder avec la partie adverse, ni tirer quelque chose d'elle pour délai de poursuite. 2. S'il lui fallait faire une saisie ce n'était jamais les outils ou autre chose nécessaire à l'entretien on acquit de la vacation de celui sur lequel il la faisait.

 

Que de maux n'auront pas empêchés ces simples lignes ! Résolutions du sergent :

 

1° Mon Dieu, mon dessein est... de n'avoir nulle... collusion avec la partie adverse de la mienne.

2° Je me propose... de ne jamais saisir chevaux ou ce qui servira au gain de la vie des débiteurs...

Saint Apronien, priez pour moi et pour tous les sergents!

 

Ces résolutions vont parfois jusqu'à l'héroïsme, et plus

d'un tailleur aura eu quelque peine à se moquer « des modes et de leurs changements » devant les coquettes de son village. Il l'a promis pourtant :

Je dégoûterai de la vanité et luxe des habits ceux qui m'emploieront à les vêtir.

 

Ainsi des « résolutions d'une fille » : « Je demanderai à Dieu d'être plutôt bonne que belle, à l'exemple de sainte Agnès » ; ainsi du maître d'école :

 

Je n'épargnerai point le châtiment aux enfants du gros du lieu, s'ils l'ont mérité.

 

En revanche, quel honnête hôtelier se refuserait à mettre dans « toutes ses chambres, des images pour donner de la dévotion et de la retenue » ; quelle nourrice, à imiter la sagesse de sainte Concorde ?

 

Je réprimerai mes passions plus que jamais, pendant que je nourrirai un enfant de peur de lui imprimer aucun dérèglement par le trouble de mon lait.

 

Ces feuilles volantes, ce jeu de cartes, en faut-il davantage pour civiliser, humaniser et sanctifier Pierrot, Chalotte,

 

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tout le village? Sous le patronage de ces bons saints, abstraits pour nous — le couvreur, le maçon en soi — mais réels pour ces âmes simples, de telles leçons de morale appliquée et d'élévations symboliques, remuaient doucement une foule de consciences. Je sais bien qu'il est vain de juger d'une société uniquement sur les livres pieux dont elle se nourrit, mais il n'est pas moins vain de la juger sur les comédies ou les romans qui prétendent la décrire. Rien ne se perd. Gutta cavans lapidem... Grâce au nombre et à la variété des vies de saints qui furent     publiées à cette époque, et les gens cultivés et, nous venons de l'indiquer, les simples eux-mêmes, vivaient familièrement parmi les images des héros chrétiens. A genoux pour réciter la prière « des filles » — « mon Dieu, donnez-moi d'être plutôt bonne que belle, à l'exemple de sainte Agnès » — Charlotte ou ne sait peut-être pas ou ne veut pas toujours ce qu'elle dit : ou bien encore elle pense à Pierrot, mais parfois il lui arrive aussi d'y aller de bon coeur pour une seconde ; elle voit de ses yeux la vierge au doux nom, qui porte une palme et qui paît ses agneaux dans une prairie céleste. D'une façon obscure la simplette qui n'a pas visité plus de pays que le Tityre de l'Églogue, sent qu'elle a pour soeur cette belle princesse vêtue de blanc, martyrisée, il y a si longtemps, cent ans peut-être, dans la ville du Pape. Mère et grand-mère, elle apprendra la même prière à d'autres Charlottes, maintenant ainsi la tradition catholique de la communion des saints et reliant son humble village à l'Église universelle.

II. Nous l'avons déjà remarqué, rien ne ressemble moins à cette littérature hagiographique si jeune, si libre, si touffue et souvent si fantaisiste, que les livres, presque aussi nombreux, où des écrivains de la même époque ont fixé la physionomie de saints personnages qui venaient à peine de disparaître. Ces livres gardent encore, et par bonheur, la grâce archaïque, les aimables défauts du style Louis XIII — ils les garderont jusqu'aux environs

 

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de 1680 : mais à ce charme qui ne leur est point particulier et à l'irrésistible séduction du « j'étais là ; telle chose m'advint », ils ajoutent un sérieux, une ferveur, un sublime parfois qui ne seront peut-être jamais dépassés. Verrons-nous deux fois cette rencontre entre la simplicité de Joinville et la magnificence de Bossuet? Printemps encore, car c'était vraiment un genre presque nouveau et qui était appelé dans la littérature profane à de hautes destinées. Plus discrets que nous et sur ce point plus délicats, nos anciens trouvaient hardi, téméraire de divulguer le secret de Dieu, de raconter les saints de la veille. Écrivant en 1646 la vie d'Eustache de Saint-Paul, l'auteur,, feuillant lui-même, remarque que c'est la première vie de feuillant que l'on ait publiée, et que celle même du fondateur de l'Ordre, Jean de la Barrière, est encore à faire. Il s'excuse presque de son entreprise. Dieu, dit-il,

 

n'étale pas ses trésors comme un Ezéchias sans retenue : il est trop riche et le monde n'aurait pas assez d'yeux ni d'esprit pour tout voir. Il cache une infinité de lumières... et il fait gloire même de tenir en réserve, hors la connaissance des hommes, des milliers de fidèles adorateurs. Voilà pourquoi il ne faut pas condamner indifféremment tous ceux qui ne produisent point aux yeux de tout le monde les hommes illustres de leur connaissance... C'est chose bien remarquable que la plupart des ordres monastiques a eu cet usage de retenir sans scrupule et cacher même avec soin un très grand nombre de belles lumières... On s'étonnera si je dis que les R. P. Chartreux ont autrefois défendu de procurer la canonisation de Ieurs saints et que nos anciens Pères de Citeaux ont même ordonné par leurs décrets qu'on n'écrirait point la vie d'aucun des leurs (1).

 

Cela est en effet très remarquable. Les Ordres nouveaux, les capucins et surtout les jésuites, suivirent, dès leurs débuts, une inspiration toute contraire. Ils avaient raison les uns et les autres et du reste tous les Ordres ont fini

 

(1) La vie du R. P. Dom Eustache de Saint-Paul..., préface.

 

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par abandonner la méthode silencieuse. Ce ne fut pas sans une résistance opiniâtre. Longtemps encore, les dominicains et les bénédictins observèrent jalousement l'ancienne réserve. Le fameux Dom Martène ayant écrit en 1697 la vie de Dom Claude Martin qui était mort l'année précédente, ce livre, un chef-d'oeuvre, ne put obtenir l'approbation des moines de Saint-Maur ; il parut en contrebande et on parvint presque à le supprimer.

Les héros de ces biographies, je veux dire, les spirituels et les mystiques de la première moitié du grand siècle, étant les héros mêmes du présent ouvrage — nous aurons trop souvent l'occasion de citer et d'admirer leurs biographes pour qu'il soit besoin de consacrer à ces derniers une longue étude. Quelques mots nous suffiront. On peut

d'abord établir comme une sorte de loi, à savoir que parmi

tant de vies, il en est relativement peu d'insipides. La plupart de nos historiens connaissent les exigences morales et littéraires de leur vocation : ils sont en mesure d'y satisfaire.

 

Je sais, écrit l'un d'eux, que la vérité est l'âme de l'histoire ; c'est à celle-là que je me suis attaché. La clarté et la brièveté lui donnent de la grâce; j'ai tâché de les y apporter par l'ordre que j'ai donné aux matières. Les amplifications et les digressions sont à charge à une histoire; j'espère que le lecteur ne s'en plaindra pas... (1).

 

 

Peu solennels, sagement curieux, ils savent le prix du détail concret, d'une date même (2) ; ils s'effacent volontiers devant leurs documents, font une grande place aux lettres, aux notes intimes. Quoi de plus simple, dira-t-on ? Sans doute, mais il n'en est pas moins vrai que pendant deux siècles, sinon davantage, leurs successeurs prendront

 

(1) La vie du R. P. Dura Eustache de Saint-Paul... (1646), préface.

(2) De ce point de vue, je signale comme tout à fait intéressante la vie se Claude Granier — le prédécesseur de François de Sales à Genève — par le jésuite Constantin, Lyon, 1660. L'auteur a voulu se rendre compte de tout.

 

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un autre chemin. Quand ils en ont eu l'occasion, ils ont contemplé leur modèle et de tous leurs yeux :

 

Demeurant en un même couvent avec le P. Paul — nous dit le biographe du minime Paul Tronchet — je prenais soin de me loger au choeur à son opposite, afin que pendant l'office divin j'eusse le moyen de portes mes yeux sur lui, ce que je faisais assez souvent. Et si la face est l'image de l'âme, il nie semblait voir l'état de la sienne à travers son visage pâlissant d'austérités et sa bouche flétrie de sécheresse, à travers ses yeux en couleur de mort (1).

 

Il écrit en 1656; il n'a pas lu Michelet; il fait ce qu'il peut.

 

La plainte de Chrysostome, dit-il encore, était bien raisonnable de ce que nous savons si peu de choses des vertus pratiquées par les premiers fondateurs de l'Eglise. Nous pouvons former la même plainte au regard de tous les serviteurs de Dieu qui aspirent à la sainteté et de ceux-là mêmes qui ont vécu parmi nous dont à peine savons-nous les moindres de leurs actions vertueuses.

 

Par cette avidité, par cette souffrance devant l'inconnaissable intérieur, n'est-il pas encore des nôtres?

 

Voilà pourquoi, ajoute-t-il, nous rendons respect aux cellules qu'ils ont habitées et à tous les petits meubles qui leur ont servi comme à des fidèles témoins des actions d'une perfection héroïque, lesquelles ne sont pas venues à notre connaissance. Tout ce que nous disons des austérités, des oraisons, des rigueurs pratiquées par les serviteurs de Dieu n'est que la montre de la pièce. Et nous pourrions à ce sujet nous servir du trait de ce peintre, lequel ne pouvant représenter les onze mille vierges dans un seul tableau, comme on le lui avait ordonné, il se contenta d'en peindre une à la porte d'un château, laquelle, marquant le logis, disait par un rouleau que l'adresse du pinceau faisait sortir de sa bouche : aliae sunt intus (2).

 

(1) La vie du v. s. de Dieu, le Père Paul Tronchet... par le P. F. Antoine Morel, pp. 79-80.

(2) Ib., pp. 149-150.

 

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Cet esprit d'analyse n'étouffe, ne gêne pas chez eux l'esprit de synthèse. Les idées générales, les grandes vues théologiques ne les occupent pas moins que l'anecdote et les notations concrètes. Le plus curieux, le plus pittoresque et le plus vivant de tous ces livres — la vie du P. de Condren par le P. Amelot -f en est aussi le plus doctrinal. Modèle de biographie intime, tableau de la vie religieuse au temps de Louis XIII, cette oeuvre incomparable résume splendidement toute la spiritualité de l'Oratoire. Je ne sais pas de plus bel éloge. Sans avoir le même éclat, beaucoup de nos autres biographies restent aujourd'hui encore le modèle du genre, soit par exemple la vie de Mme Acarie par André Duval, celle de Vincent de Paul par Abelly, les Mémoires de la Mère de Chaugy, les Eloges de la Mère de Blétnur.

Après cela, qu'on ne demande pas comment il se fait que de tant de nobles livres, la plupart aient été si vite vaincus. Il est trop facile de répondre qu'ils ont subi la même destinée que leurs sublimes héros. La fin de cette grande école hagiographique suit naturellement la dé.. route des mystiques que nous aurons à raconter plus tard et que nous tâcherons de nous expliquer. Après François de Sales, Nicole; après le P. Amelote, le P. Bouhours. Ce dernier a écrit la vie de saint Ignace, la vie de saint François Xavier comme il aurait fait celle de l'Empereur de la Chine. Coeur de grammairien, cerveau d'amplificateur. Il écrit certes bien, le malheureux, si bien qu'il finit par écrire mal. Il a publié en 1691 la vie de la Mère de Bellefonds. Eh bien, cette grande abbesse, dont il avait pourtant reçu les confidences et qu'il vénérait sans doute, non seulement il ne nous la montre pas — les hommes comme lui ne montrent jamais rien — mais encore il nous la cache. Elle devient un je ne sais quoi de morne, de glacial, d'abstrait. Si elle exista jamais, on se demande ce qu'elle est allée faire dans cette abbaye : on plaint les moniales qui ont dît s'ennuyer mortellement sous la crosse

 

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de ce mannequin, les novices, les pensionnaires : on plaint ses amis, Brébeuf et Pierre Corneille. Dans cette nuit, dans ce désert, dans ce cloître fantôme, un seul être respire à l'aise et s'épanouit. C'est Bouhours. Il pèse ses phrases, il choisit ses mots. Et puis, il a tant de goûts !

 

 

(1) Voici quelques dates : 1619. Vie de César de Bus par Marcel; 1621, Vie de Benoit de Canfeld par Faustin de Diest, traduite par J. Brousse; 1628, Vie de Marguerite d'Arbouze par Ferraige; 1634, Vie de François de Sales par Charles Auguste ; 1643, Vie de Condren par Amelote; 1646, Vie d'Asseline par un feuillant ; 1650, Vie de Marie de Valence par Louis de la Rivière ; 1656, Vie du P. Fourier par Bedel et de Tronchet par Morel ; 1664, Vie de Vincent de Paul par Abelly; 1679, Eloges de la mère de Blémur... 1691, Vie de la mère de Bellefonds par Bouhours. — Sauf le dernier, tous les ouvrages cités ont une véritable valeur ; j'aurais pu en citer beaucoup d'autres. Il va du reste sans dire que le triomphe de l'école Bouhours n'empêcha pas la publication de quelques autres volumes qui suivent encore pleinement l'inspiration antérieure. Ainsi la Vie de Dom Martin par Martène (1697). Il est clair aussi que les deux renaissances (mystique, hagiographique) ne peuvent coïncider à dix années près. Le héros précède le poète épique et il faut une atmosphère déjà mystique pour que devienne possible une floraison de biographies mystiques.

 

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