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VINGT-DEUXIÈME HOMÉLIE. « Et Noé était âgé de cinq cents ans, et Noé engendra trois fils , Sem, Chaffi et Japhet. Et il arriva quand les hommes eurent commencé à se multiplier sur la terre, qu'il leur naquit des filles. » ( Gen. 31 et VI, 1.)
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ANALYSE.
1. L'histoire de Noé, sujet de la dernière instruction, le sera encore de celle-ci. Admirable spectacle que celui de Noé, seul juste au milieu de l'iniquité universelle. L'orateur en tire une conclusion en faveur de la liberté de l'homme. 2. Les fils de Dieu volant que les filles de l'homme étaient belles, en prirent pour épouses parmi toutes celles qu'ils choisirent. Qu'étaient ces fils de Dieu? des anges? non. Saint Chrysostome traite cette opinion d'absurde et la réfute vivement. 3. Ces fils de Dieu ne sont autres que les descendants de Seth. 4. Tableau de la corruption croissante du monde, et patience de Dieu. 5. Dieu se repentit d'avoir créé l'homme, manière de parler accommodée à notre faiblesse. Les animaux périssent avec l'homme parce qu'ils sont faits pour lui. 6. Exhortation.
1. Je veux vous offrir les restes du repas d'hier, mais ne vous offensez pas, mes bien-aimés, si je taule de restes. Les aliments matériels , après un jour ou deux, se corrompent et ne peuvent plus servir, !nais dans un festin spirituel on n'a rien de pareil à craindre. Plus il s'est écoulé de temps, plus ce festin est agréable, plus il semble frais et fortifiant. Remplissons donc la promesse que nous avons faite hier, et puisque nous sommes encore redevable d'une partie de l'instruction, acquittons-nous-en avec joie. Cela sera profitable , non seulement , comme pour les autres dettes, à ceux qui seront payés, mais à moi qui payerai. Et comment en profiterai-je, moi qui payerai ? Telle est la nature d'une dette spirituelle; plus on paye, plus on s'enrichit, les biens se multiplient et celui qui donne recueille d'immenses richesses aussi bien que ceux qui reçoivent. Voyez quelle nouvelle espèce de dette, et quelle étrange espèce de payement ! Voilà ce qu'il y a de particulier dans les choses spirituelles, c'est qu'elles augmentent à mesure qu'on les distribue, et plus il y a de personnes qui y participent, plus elles sont abondantes. Celui qui a payé ne s'aperçoit pas qu'il ait rien payé, puisqu'il s'est enrichi , et ceux qui ont reçu n'en ont pas moins gagné. Aussi la nature de ces dettes spirituelles est telle que nous les acquittons avec joie; vous, de votre côté, préparez votre attention pour recevoir mes paroles au fond de votre âme et les remporter avec vous. Je veux encore vous parler de Noé et de sa justice, afin que vous puissiez voir sa vertu, l'ineffable bonté de Dieu et sa patience qui dépasse tout ce que l'on peut dire. Vous avez appris hier comment ce juste, depuis le jour de sa naissance, où il reçut de son père le nom qu'il devait porter, n'avait cessé de prévenir les hommes des malheurs qui les attendaient, puisqu'il leur disait et leur criait par son nom lui-même : cessez de faire le mal, pratiquez la vertu, craignez le châtiment qui vous menace, il y aura un déluge sur tout l'univers. La colère de Dieu est au comble, ainsi que votre méchanceté. Et cet avertissement ne dura pas seulement deux ou trois ans, mais cinq cents ans. Voyez la tolérance de Dieu, son excessive bonté, et sa patience ineffable ! Voyez l'accroissement du mal et l'étendue de la perversité ! C'est là, comme (136) vous le savez, où nous en étions restés hier aujourd'hui nous allons apprendre comment le Dieu de miséricorde ne s'est point contenté d'une patience de cinq cents ans, mais qu'il a encore ajouté un autre délai en faveur de ceux qui avaient tant péché. Noé était âgé de cinq cents ans. Profitons de ce que l'Ecriture sainte a compté les années du juste, afin d'apprendre combien de temps il a vécu pour avertir les hommes; comment ceux-ci ont suivi la mauvaise voie et s'y sont perdus, tandis que le juste marchait loin des autres dans le sentier de la vertu. Aussi s'est-il concilié la bienveillance de Dieu, et tandis que les autres étaient punis, il échappa seul avec sa famille. Cela nous montre que, si nous sommes modérés et actifs, non-seulement la société des méchants ne peut nous nuire, mais qu'elle peut même nous attacher davantage à la vertu. Car Dieu, en permettant qu'il y eût des bons et des méchants, a voulu dans sa clémence, faire obstacle à la méchanceté et faire briller la vertu; il a voulu aussi que les hommes faibles profitassent, s'ils y consentaient, de la société des hommes énergiques. Songez, je vous prie, à toute la sagesse de ce juste, qui seul, au milieu d'une multitude immense entraînée au mal, suivait un sentier opposé et préférait la vertu au vice. Il accomplissait déjà ce que le bienheureux Moïse devait dire plus tard : Tu ne suivras pas la foule dans le mal. (Ex. XXIII, 2.) Et ce qui est encore plus admirable, c'est que la plupart des hommes, tous les hommes même l'excitaient au vice et aux mauvaises actions, et personne ne lui donnait l'exemple de la vertu; mais il y était poussé avec une si grande puissance qu'il se maintenait dans le sentier opposé à la foule : il n'était ni intimidé ni épouvanté en voyant le concours des méchants, et il ne ressemblait nullement aux lâches, qui, observant l'avis de la majorité, s'en font un prétexte et une occasion pour déguiser leur faiblesse, en disant : Pourquoi suivre devant tout ce monde une résolution qui paraîtra étrange ? pourquoi me faire l'adversaire d'une telle multitude et me mettre en guerre avec tout un peuple? Faut-il que je sois plus juste qu'eux tous? A quoi me serviraient tant d'inimitiés? quel avantage retirerai-je de tant de haine? Il n'avait dans l'esprit aucune de ces pensées inutiles; mais il accomplissait d'avance les paroles du prophète : Un seul homme faisant la volonté de Dieu est préférable à une foule de prévaricateurs. (Eccl. XVI, 3.) Si je suis lié, disait-il, avec cette multitude emportée vers le mal, et si elle m'y entraîne, pourra-t-elle me sauver du châtiment ? Il savait, en effet, il savait bien que chacun est responsable lui-même de son salut, et ne peut pas être puni pour les fautes des autres, ni profiter de leurs mérites. Comme une étincelle qui serait plongée dans la mer, et qui, loin de s'éteindre, acquerrait chaque jour une plus brillante clarté, ainsi Noé, resté juste au milieu de l'iniquité universelle, instruisait tous les hommes par ses exemples. Voyez comme le Seigneur nous a donné une nature maîtresse d'elle-même ! Comment se faisait-il, dites-moi, que les uns fussent portés à la perversité et courussent au-devant de leur punition, tandis que cet homme, préférant la vertu et fuyant le commerce des méchants, évita cette punition ? N'est-il pas évident que chacun est libre de choisir la vertu? S'il n'en était pas ainsi, et si notre nature n'avait point ce pouvoir, les uns ne mériteraient pas le châtiment du vice, ni les autres la récompense de la vertu. Mais puisque tout est laissé à notre volonté, après la grâce d'en-haut, les méchants doivent attendre des punitions et les bons des récompenses. Noé était âgé de cinq cents ans, et il engendra trois fils: Sem, Cham et Japhet. Voyez la précision de l'Ecriture sainte ! Après avoir compté les années du patriarche, et montré l'extrême patience du Seigneur, elle veut encore nous montrer jusqu'où va sa clémence et jusqu'où était allée la perversité des hommes. 2. Mais écoutons les paroles mêmes de Moïse; comme il est inspiré par l'Esprit-Saint, il ne peut enseigner que la vérité: Quand les hommes eurent commencé à se multiplier sur la terre, il leur naquit des filles. S'il ajoute: il leur naquit des filles , c'est pour insister sur l'idéé qu'ils étaient nombreux. En effet, quand il y a tant de racines il faut qu'il en sorte bien des rameaux. Les fils de Dieu voyant que les filles des hommes étaient belles , en prirent pour épouses parmi toutes celles qu'ils choisirent. Etudions chaque parole avec attention pour ne rien perdre de leur sens profond. Il faut, en effet, discuter avec soin ce passage, pour détruire les fables que l'on a faites avec irréflexion sur ce sujet. Voici d'abord la plus audacieuse, dont nous allons vous montrer l'absurdité, en présentant à votre (137) recueillement le vrai sens de l'Écriture pour ne pas vous laisser ouvrir l'oreille à ceux qui profèrent de tels blasphèmes et qui osent parler contre eux-mêmes. Ils disent qu'il ne s'agit pas ici d'hommes, mais d'anges, et que ce sont les anges qu'on appelle fils de Dieu. D'abord c'est ü eux à montrer où les anges sont appelés fils de lieu, mais jamais ils n'ont pu le trouver; les hommes ont été appelés fils de Dieu; mais les anges, jamais. L'Écriture dit en parlant d'eux : Il a envoyé ses anges au milieu des vents, et ses ministres au milieu des feux ardents. (Ps. CIII, 4.) Mais elle dit des hommes J'ai dit : vous êtes des dieux (Ps. LXXXI, 6) ; et de plus : J'ai engendré des fils et je les ai élevés (Is. I, 2) ; et aussi : Israël, mon fils aîné (Ex. IV, 22) ; mais jamais l'ange n'est appelé fils, ni fils de Dieu. Du reste , voici ce que l'on ose encore ajouter. Oui, c'étaient des anges : mais à cause de ces unions indignes, ils sont déchus de leur rang. Quoi donc ? Ils sont tombés, et voilà la cause de leur chute ? Mais l'Écriture nous enseigne au contraire qu'avant la création du premier homme, le diable était tombé de son rang avec ceux qui lui ressemblaient par leur orgueil; comme le dit un sage : Par la jalousie du diable, la mort est entrée dans le monde. (Sag. II, 24:) Eh bien ! dites-moi: si sa chute n'avait pas précédé la naissance de l'homme, comment, en gardant sa dignité, aurait-il pu être jaloux de l'homme ? Comment la raison peut-elle admettre, qu'un ange immatériel et honoré d'une telle supériorité, fût jaloux de l'homme enchaîné par la chair ? plais, après avoir été précipité de la gloire céleste dans le plus grand opprobre, lui, qui était immatériel, voyant l'homme sortir des mains du Créateur et en recevoir, malgré sa nature corporelle, tant de marques d'honneur, fut dévoré de jalousie, et, par cette perfidie pour laquelle il prit la forme d'un serpent, il rendit l'homme sujet à la mort. Telle est sa méchanceté; il ne peut supporter tranquillement le bonheur des autres. Il y avait donc longtemps que le diable et toute sa phalange avaient été déchus de leur gloire et couverts d'ignominie; cela est clair pour tout le monde. D'ailleurs, quelle extravagance n'y a-t-il pas à dire que les anges aient été ainsi déchus pour leur liaison avec les femmes, et que cette nature incorporelle ait pu s'unir avec des corps ? Ne savez-vous pas ce que dit le Christ à propos de la nature des anges ? Dans la résurrection, il n'y a ni mariages, ni union : on est comme les anges de Dieu. (Mat. XXII, 30; Marc, XII, 25; Luc, XX, 35.) Une nature immatérielle ne peut jamais avoir de pareils désirs. Mais, en dehors même de cela, il faut réfléchir que c'est de toute manière une chose trop absurde pour être admise. En effet, les saints, même inspirés par le Saint-Esprit, n'ont pu voir les anges (Dan. X, 7, 11): car l'homme des désirs, Daniel, n'a vu que l'apparence d'un ange et non sa substance (comment voir une substance immatérielle ? ); mais devant cette apparition il fut sur le point de perdre toutes ses forces et même la vie. Si donc un pareil homme a presque expiré à cette vue , quelle folie n'y aurait-il pas à admettre ce blasphème insensé qu'une nature incorporelle et spirituelle ait pu s'unir à des corps humains ! 3. Mais il ne faut pas consacrer trop de temps à cette discussion; les réflexions que je viens d'offrir à votre charité suffisent sans doute pour vous prouver qu'une pareille opinion ne se peut soutenir. Je vais donc vous montrer quelle est la vérité à ce sujet, en relisant les paroles de l'Écriture sainte : Et il arriva, quand les hommes eurent commencé à se multiplier sur la terre, qu'il leur naquit des filles. Les fils de Dieu, voyant que les filles des hommes étaient belles, en prirent pour épouses parmi toutes celles qu'ils choisirent. Nous vous avons déjà prouvé que l'Écriture a l'habitude de donner à des hommes le nom de fils de Dieu. Ceux qu'elle appelle ainsi descendent de Seth et de son fils Enos, celui de qui il est dit qu'il se confia dans l'invocation du nom de Dieu. (Gen. IV, 26.) Ces descendants sont appelés fils de Dieu dans les saintes Écritures, parce qu'ils avaient imité jusque-là les vertus de leurs ancêtres ; le nom de fils des hommes fut donné à ceux qui étaient nés avant Seth, c'est-à-dire aux fils de Caïn, et aussi à leurs descendants. Il arriva, quand les hommes se furent multipliés sur la terre, qu'il leur naquit des filles. Dès que les fils de Dieu (les descendants de Seth et d'Enos) eurent vu les filles des hommes (celles dont on indiquait tout à l'heure la naissance), ils les trouvèrent belles. Voyez comme ce seul mot montre l'impureté ! Ils ne songeaient pas seulement à avoir des enfants, mais aux plaie sirs des sens. Dès qu'ils virent que les filles des hommes étaient belles, les désirs excités par cette beauté les entraînèrent à leur perte; l'aspect de la beauté fut pour eux l'occasion (138) d'un libertinage effréné. Et ce n'est pas tout; ils prirent pour épouses toutes celles qu'ils choisirent. Cela achève de nous montrer l'excès de leurs désordres; vaincus par la beauté, ils ne purent imposer un frein à la violence de leurs désirs, mais ils furent enivrés et domptés par la vue au point de s'aliéner, par cette conduite impie, le coeur de Dieu. Et pour nous faire concevoir qu'ils ne s'attachaient point au mariage ni à la paternité, l'Ecriture ajoute : Quand ils virent qu'elles étaient belles, ils prirent pour épouses toutes celles qu'ils choisirent. Quoi donc? faudra-t-il blâmer les simples regards Non, ce n'est pas l'il qui est cause de notre ruine, c'est la faiblesse de notre volonté et le dérèglement de notre concupiscence. Car 1'il est fait pour célébrer le Créateur en voyant les créatures de Dieu. Ainsi l'oeil est fait pour voir; mais si la vue nous porte au mal, c'est la faute de la pensée qui règne à l'intérieur. Car nos organes nous sont utiles et trous sont donnés par le Seigneur pour faire le bien; en même temps il leur a donné pour les gouverner une substance incorporelle, c'est-à-dire l'âme. Mais celle-ci peut être négligente et lâcher les rênes, comme un écuyer maladroit qui laisse échapper les guides, tandis que les chevaux et lui-même sont entraînés dans le précipice; de même notre volonté, quand elle tee sait pas faire de ses membres l'usage qu'il convient, se laisse submerger par ses désirs désordonnés. Aussi Notre-Seigneur Jésus-Christ, connaissant la fragilité de notre nature et la faiblesse de notre volonté, nous a prémunis par une loi destinée à modérer la curiosité de nos regards, et à éteindre l'incendie avant sa naissance ; il dit : Celui qui regarde une femme pour la désirer a déjà commis l'adultère dans son coeur. (Mat. V, 27.) Ainsi, dit-il, je vous défends les regards coupables pour vous préserver des actions coupables. Ne croyez pas pécher par l'action seule; c'est la volonté qui est condamnable. Ces hommes furent donc séduits par l'aspect de la beauté. Voyant qu'elles étaient belles, ils prirent pour épouses toutes celles qu'ils choisirent. Cependant, même après leurs actions coupables et leurs pensées impures , admirez encore là bonté de Dieu. Le Seigneur Dieu dît: Mon Esprit ne restera pas perpétuellement dans ces hommes, car ce sont des hommes de chair. Leurs jours seront cent vingt ans. On peut voir dans ce peu de paroles l'abîme de la miséricorde. Le Seigneur Dieu dit: Mon Esprit ne restera pas perpétuellement dans ces hommes, car ce sont des hommes de chair. Par esprit il entend ici sa puissance qui nous protège, et il prédit ainsi leur perte. Et pour faire voir que c'est bien de cela qu'il s'agit, il ajoute : parce que ce sont des hommes de chair; c'est-à-dire qui s'abandonnent tout entiers aux oeuvres de la chair en négligeant les biens de l'âme, et passent leur vie comme s'ils n'étaient formés que de chair et si l'âme leur manquait. C'est, en effet, un usage constant de l'Ecriture d'appeler chair les hommes charnels; pour les hommes vertueux, au contraire, elle dit qu'ils n'ont pas de chair. C'est ainsi que s'exprime saint Paul: Vous n'êtes pas de chair (Rom. VIII, 9); ce n'était point qu'ils n'eussent pas de chair, mais c'est que, malgré cela, ils étaient supérieurs aux impressions charnelles et aux sens. Car, de même qu'il leur disait : Vous n'êtes pas de chair, parce qu'ils méprisaient tout ce qui était charnel; on appelle hommes de chair ceux qui sont continuellement occupés de choses charnelles. Comme ce sont des hommes de chair, je ne tolérerai pas plus longtemps la souillure de leurs péchés. 4. Vous avez vu combien son indignation était grande, ses menaces terribles; voyez comme la miséricorde se mêle à cette indignation et à ces menaces. Tel est Notre-Seigneur : souvent il nous fait des menaces, non pour les accomplir, mais pour nous corriger et ne pas les réa
5. Voyez comme chaque parole montre la grandeur des péchés ! Après avoir dit, en général, que les crimes des hommes s'étaient multipliés sur la terre, on ajoute chacun. Ce mot a une grande force. Il ne s'agit pas seulement du jeune homme, mais aussi du vieillard, aussi coupable que le jeune homme : ce n'est pas seulement l'homme, mais la femme; l'esclave, mais l'homme libre; le riche, mais le pauvre. Voyez aussi toute l'importance de ce mot : songeait. Ce n'étaient pas seulement des fautes d'entraînement, mais préméditées dans le coeur; ils y pensaient à toute heure, ils y mettaient toute leur ardeur. Ils ne ressemblaient pas à ceux qui, après avoir succombé une fois ou deux au péché, s'en détournent ensuite; mais ils se livraient avec joie à faire le mal. Ils le faisaient avec fureur, sans relâche et sans hésitation; ce n'était pas pour un temps plus ou moins court, mais constamment; enfin ils y consacraient toute leur vie. Voyez quel comble d'iniquité ! Voyez comme ils n'avaient pas d'autre désir que celui du crime, et comment tous les âges t'apportaient leur contingent. Chacun, est-il dit; l'âge le plus tendre n'en était pas exempt, malgré son innocence ordinaire; mais dès le berceau on luttait de perversité, et l'on cherchait mutuellement à se surpasser en actions coupables. Réfléchissez, je vous prie, à l'extrême sagesse du juste, qui, au milieu d'un pareil ensemble (140) de crimes, eut la force d'éviter le mal et de ne mériter aucun blâme : comme s'il avait été d'une nature supérieure, son esprit eut tant d'énergie et une disposition si naturelle à la vertu, qu'il put se soustraire à ces funestes exemples et échapper à la ruine universelle. Et le Seigneur Dieu se demanda pourquoi il avait fait l'homme sur terre. Voyez quel mot vulgaire et approprié à notre faiblesse ! Il se demanda signifie, il se repentit. Ce n'est point que Dieu puisse se repentir; non certes ! Mais l'Écriture sainte nous parle suivant les habitudes humaines, pour nous montrer combien étaient énormes les péchés qui avaient excité à ce point la colère du Dieu de clémence. Et le Seigneur Dieu se demanda pourquoi il avait fait l'homme sur terre. Ne l'ai-je donc créé que pour qu'il tombât dans un malheur pareil et qu'il fût lui-même l'auteur de sa perte? Est-ce pour cela que dès ses premiers jours je l'ai honoré de tant de gloire, je l'ai environné de ma providence dans l'intention de lui faire choisir la vertu et fuir sa destruction? Puisqu'il a abusé de ma bonté, il vaut mieux désormais couper court à sa perversité. Le Seigneur Dieu réfléchit et dit : J'enlèverai de la surface de la terre l'homme que j'ai créé, et avec l'homme les troupeaux, les reptiles et les oiseaux du ciel, parce que je me suis demandé pourquoi je les avais créés. J'ai fait, dit-il, tout ce qui dépendait de moi. J'ai amené l'homme du néant à ]!existence; je lui ai donné l'idée naturelle de ce qu'il faut faire et de ce qu'il ne faut pas faire, je lui ai donné le libre arbitre, j'ai employé une patience ineffable; après un délai bien long, après ma colère et mes menaces, j'ai encore accordé un autre sursis, désirant pouvoir révoquer mon arrêt s'il comprenait ses péchés. Mais puisque tout cela ne sert à rien, il faut accomplir mes menâtes et les détruire entièrement : je ferai disparaître, comme un mauvais levain, cette race criminelle, pour qu'elle ne puisse enseigner le mal aux créations futures. Et le Seigneur Dieu dit : J'enlèverai de la surface de la terre l'homme que j'ai créé, depuis l'homme lui-même jusqu'aux animaux. On,dira peut-être : Si l'homme est coupable , pourquoi les animaux sont-ils punis? En voici la raison : c'est qu'ils ne sont pas faits pour eux-mêmes, mais pour l'homme. Celui-ci étant anéanti, à quoi les animaux auraient-ils servi? De plus, ils partagent la punition pour nous montrer toute l'indignation du Seigneur. Dans l'origine, quand le premier homme eut péché, toute la terre fut maudite : maintenant que l'homme va être détruit, les animaux sont entraînés dans sa perte. De même, quand l'homme était encore agréable à Dieu, toute la nature participait à son bonheur, comme le dit saint Paul : Toute créature sera délivrée de la servitude de la corruption par la délivrance des fils de la gloire de Dieu. (Rom. VIII, 21.) Maintenant l'homme devant être puni de ses innombrables péchés, et abandonné à une destruction universelle, les troupeaux, les reptiles et les oiseaux du ciel sont destinés à périr par le déluge qui va tout engloutir. Et de même que si l'intendant d'une maison s'est attiré la colère du maître, ceux qui servent sous lui partagent sa tristesse; de même les hommes venant à périr, tous les êtres qui occupaient le même séjour, et qui étaient soumis à ses lois devaient subir la même peine. Je me suis demandé pourquoi j'avais fait les hommes. Voyez comme ce mot est approprié à notre faiblesse. Je ne voulais pas, dit Dieu, leur infliger une punition si terrible. Ce sont eux-mêmes qui m'ont irrité à ce point par l'excès de leur iniquité. Du reste, Dieu ne voulait pas détruire absolument le genre humain et anéantir radicalement notre espèce; mais nous apprenons ici toute la laideur du péché et toute la beauté de la vertu; nous voyons qu'un seul homme faisant la volonté de Dieu vaut mieux que mille prévaricateurs. Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu. Quoique toute cette foule se soit laissée aller à de tels désordres, ce juste a conservé l'étincelle de la vertu; il a parlé à tous les hommes, il les a exhortés à quitter leurs vices dont il a évité la contagion. Enfin, de même que ceux-ci avaient excité par leurs méfaits la colère du Dieu de clémence, celui-là, fidèle à la vertu, trouva grâce devant le Seigneur Dieu. Sans doute, Dieu ne considère pas les personnes. (Act. X, 34.) Mais si dans une multitude pareille il trouve un seul homme qui a cherché à lui plaire, il ne le néglige pas. Au contraire, il l'honore d'une protection particulière et veille sur lui avec d'autant plus d'attention que, parmi tant d'autres qui sont entraînés au mal, il a suivi constamment la route de la vertu. 6. D'après cela ne songeons uniquement qu'à lui plaire et nous obtiendrons ainsi grâce devant lui. N'abandonnons jamais la vertu pour toutes les séductions de l'amitié et de (141) l'habitude, profitons de la patience de Dieu, puisqu'il en est temps encore, employons tout notre zèle à suivre ardemment la vertu et à fuir le vice avec horreur. Si nous n'avons pas un immense amour pour l'une et autant de haine pour l'autre, nous ne pourrons jamais éviter le mal ni embrasser le bien. Pour savoir quel effet produit la vertu chez ceux qui la désirent et brûlent pour elle, écoutez le prophète : Les jugements de Dieu sont vrais et justifiés par eux-mêmes : ils sont plus désirables que l'or et les pierreries. (Ps. XVIII, 10.) Sans doute, ils sont bien plus désirables, mais nous ne connaissons pas de matières plus précieuses; aussi il ajoute: et plus doux que le miel le plus pur. Ici encore il a employé cette comparaison parce qu'il n'y a rien de plus doux que le miel. Or, nous voyons que ceux qui ont un désir ardent et insensé pour amasser des richesses, y déploient tout leur zèle et tous leurs efforts, sans jamais se rassasier; en effet, l'avarice est une ivresse insatiable, et de même que les ivrognes sentent leur soif s'enflammer à mesure qu'ils se gorgent de vin , de même ceux-ci ne peuvent modérer leur folie indomptable, et plus leurs richesses s'augmentent, plus leur avidité s'enflamme; cette détestable passion ne leur laisse point de trêve qu'elle ne les ait poussés à l'abîme du mal. Eh bien ! s'ils mettent autant de soins et d'ardeur à assouvir cette convoitise, cause de tous leurs maux, n'est-il pas bien plus juste que ces jugements de Dieu, si préférables à l'or et aux pierreries , soient toujours présents à notre esprit, que nous mettions la vertu au-dessus de tout, que nous arrachions de notre coeur ces passions funestes en réfléchissant que le plaisir temporel fait naître d'ordinaire une douleur éternelle et des tourments sans fin; enfin que nous évitions de nous tromper nous-mêmes, et de croire que tout finit pour nous ici-bas? Cependant c'est là ce que pensent bien des gens, quoiqu'ils ne le disent pas : ils prétendent croire à la résurrection et à la rétribution future; mais je fais attention à la conduite journalière et non aux paroles. Si vous attendez la résurrection et la rétribution, pourquoi cet empressement pour la gloire de la vie présente? Pourquoi nous tourmenter chaque jour à entasser des pièces d'or plus nombreuses que les grains de sable, à acheter des champs, des maisons, des bains, souvent à se les approprier par la rapine et l'avidité, et en accomplissant cette parole du prophète : Malheur à ceux qui réunissent une maison à une autre, un champ à une autre, pour dépouiller le voisin! (Is. V, 8.) N'est-ce pas ce qui se fait tous les jours ? Un homme dit : cette maison donne de l'ombre à la mienne, et il imagine mille prétextes pour s'en emparer; un autre enlève à un pauvre son champ pour le réunir au sien. Mais voici le plus extraordinaire, le plus inouï et le moins pardonnable de tout : un homme n'a: qu'une seule habitation, que souvent il ne peut pas quitter, quand même il voudrait changer de résidence, soit à cause de ses occupations, soit que la maladie le retienne; cet homme cependant, partout et presque dans toutes les villes, veut posséder des monuments de sa cupidité, élever des colonnes pour immorta
7. La cause de tout ce mal est l'orgueil et le désir de faire donner son nom à ces champs, à ces bains, à ces édifices. Quel avantage t'en revient-il, homme insensé, lorsque bientôt après la fièvre te prend, la vie t'abandonne tout à coup et te laisse nu et dépouillé de tout, mais surtout de vertu? pour t'envelopper tu n'as plus que les injustices, les rapines, l'avarice, les fraudes, les trahisons, ainsi que les gémissements, les sanglots, les larmes des orphelins. Comment pourras-tu, chargé du poids de tes péchés, passer psr cette porte étroite qui ne pourra jamais donner accès à un si énorme volume? Il te faudra rester dehors et, ainsi écrasé soins ton fardeau, te repentir inutilement, lorsque tu auras devant les yeux les préparatifs de tes tourments, ce feu terrible qui ne doit jamais s'éteindre, et le ver qui ne doit jamais mourir. Si donc nous avons quelque souci de notre salut, tandis qu'il en est encore temps, fuyons l'iniquité, recherchons la vertu et méprisons la vaine gloire. On dit qu'elle est vaine, parce qu'elle est vide et n'a rien de solide ni de stable; elle ne fait que tromper les yeux, et à peine l'a-t-on entrevue (142) qu'elle disparaît. Ne voyons-nous pas souvent celui qui hier était précédé de licteurs et entouré de gardes, jeté aujourd'hui dans une prison et mêlé aux malfaiteurs? Quoi de plus passager que cette gloire vaine et trompeuse? Quand même elle ne subirait point de vicissitudes dans cette vie, la mort vient tout à coup détruire cette félicité : celui qui hier marchait fièrement sur la place publique, envoyait en prison et s'asseyait sur un trône, celui qui, gonflé d'orgueil regardait tous les hommes comme des ombres, sera aujourd'hui gisant, cadavre infect, accablé de malédictions par ceux auxquels il a fait du mal, et même par ceux auxquels il n'en à pas fait, mais qui partagent les peines des autres. Est-il un état plus misérable? Tout ce qu'il avait rassemblé est partagé d'ordinaire entre ses amis et ses ennemis : quant aux péchés qui lui avaient servi à tout amasser, it les emporte avec lui, et il lui en sera demandé un compte sévère. Aussi, je vous en conjure, fuyons cette vaine gloire, et désirons la véritable qui dure éternellement; ne succombons jamais à l'amour des richesses, ne nous laissons jamais brûler du feu de la concupiscence, flétrir par la jalousie et l'envie, ni enflammer par la colère et la fureur. Eteignons ces ardeurs impures et funestes par la rosée du Saint-Esprit, méprisons le présent, aspirons à l'avenir et, songeant au jour qui doit arriver, veillons avec soin sur toutes les actions de notre vie; car cette vie ne nous a pas été donnée seulement pour boire et manger. Nous ne devons donc pas vivre pour manger et boire, mais boire et manger pour vivre. Craignons de faire le contraire et d'être esclave de notre estomac et des plaisirs de la chair comme si nous étions faits pour cela : regardons tout ce qui vient de la chair comme dangereux pour nous, réprimons ses mouvements avec constance et ne permettons jamais qu'elle gouverne notre âme. Si Paul, cet homme incomparable, qui passait en courant dans l'univers comme avec des ailes, et s'était rendu supérieur aux exigences du corps; qui avait eu l'honneur d'entendre des paroles mystérieuses que personne jusqu'à ce jour n'avait entendues; si cet homme écrivait : Je châtie mon corps et je le réduis en servitude, de peur que, moi qui prêche les autres , je ne tombe en faute à mon tour (I Cor. IX, 27) : si donc lui, honoré de tant de grâces, après tant et de si grands travaux, avait besoin de châtier, d'asservir et de soumettre à la puissance de l'âme un corps indocile (car on ne châtie que les rebelles et l'on n'asservit que les révoltés) ; que dirons-nous donc, nous, privés de toutes vertus, chargés de tous les péchés, et de plus si indolents et si faibles? Une pareille guerre a-t-elle des trêves? l'attaque n'est-elle pas imprévue? Il faut donc redoubler de modération et de vigilance, et ne jamais être en sécurité; car l'instant n'est pas déterminé et nous ne savons quand l'ennemi fondra sur nous. Soyons toujours attentifs et inquiets sur notre salut, afin de rester invincibles : en évitant ainsi les embûches de l'ennemi , nous méritons la miséricorde de Dieu, parla grâce et la pitié de son Fils unique, auquel, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit , gloire , puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
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