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HOMÉLIE SUR CETTE PAROLE DE L'APÔTRE : PLUT A DIEU QUE VOUS VOULUSSIEZ SUPPORTER MON IMPRUDENCE
ANALYSE.
1° Différence entre l'amour charnel et l'amour spirituel. 2° Si nous ne voyons pas saint Paul des yeux du corps, ne l'en aimons pas moins; si nous n'avons pas sa présence, nous avons ses oeuvres, nous avons ses écrits dont nous devons chercher à pénétrer le sens. 3° Que veulent dire ces paroles : Plût à Dieu que vous voulussiez un peu supporter mon imprudence? Elles s'expliquent d'elles-mêmes si l'on fait attention à la circonstance où elles furent dites. 4° Précautions multipliées que prend saint Paul avant de faire son propre éloge. 5° humilité de saint Paul, s'il a été sauvé, dit-il, c'est pour que personne ne désespère de son salut. 6° Avouer ses fautes et oublier ses mérites. 7° Les saints savent se taire quand il n'y a point nécessité de parler et rompre le silence quand la nécessité les contraint. Exemple de David. 8° - 9° Exemple de Samuel. 10° Conclusion. On ignore le lieu et la date de cette homélie.
1. J'aime tous les saints, mais j'aime entre tous saint Paul, le vase d'élection, la trompette céleste, celui qui fiance les âmes au Christ. Je vous dis ces paroles, je vous fais connaître l'amour que j'ai pour lui, afin de vous le faire partager. Ceux qui aiment d'un amour charnel rougissent de l'avouer, parce qu'ils se couvrent eux-mêmes de honte et nuisent à ceux qui les entendent; mais ceux qui sont enflammés de l'amour spirituel ne le doivent point taire un moment. Car eux-mêmes et ceux qui les entendent retireront du fruit de ce noble aveu. L'un est une honte, l'autre un honneur; l'un est une maladie de l'âme, l'autre est sa joie, sa félicité, son plus bel ornement. Le premier porte la guerre dans le coeur où il pénètre, l'autre y apaise les luttes et y établit une paix profonde. L'une ne procure nul avantage; c'est la perte des richesses, la dépense effrénée, le bouleversement de la vie, la ruine des maisons; l'autre nous ouvre un trésor de bonnes oeuvres, une source féconde de vertus. En outre, ceux qui aiment un beau corps, qui s'éprennent d'un beau visage, s'ils sont eux-mêmes laids et difformes, ne trouvent pas dans leur passion un remède à leur propre difformité; au contraire, leur laideur semble s'accroître. Dans l'amour spirituel il en est tout autrement. Celui qui aime une âme sainte, belle, glorieuse, parfaite, serait-il laid et difforme , devient par le constant amour des saints, semblable à celui qu'il aime. Car c'est un effet de la bonté de Dieu qu'un corps difforme et mutilé ne puisse point être corrigé, mais qu'une âme dégradée et hideuse puisse devenir belle et glorieuse. Car, de la beauté du corps il ne vous peut revenir aucun avantage, mais la beauté de l'âme vous peut procurer fa jouissance de tous les biens qui sont dus à ceux qui prennent Dieu pour objet de leur amour. C'est de cette beauté que parle David dans sais psaumes : Ecoute, ma fille, et vois, et incline l'oreille, et oublie topa peuple et la maison de ton père, et le Roi séprendra de ta beauté. (Ps. X, LIV, 11, 12) (536) C'est la beauté de l'âme, qui consiste dans la vertu et la piété. 2. Puisqu'on retire tant d'avantages de la communion des saints, unissez-vous à moi pour aimer ce saint avec la plus extrême ardeur. Si cet amour entre dans nos coeurs et y allume sa brillante flamme, trouverait-il dans les voies de notre pensée des épines et des pierres, la dureté, l'insensibilité, il consumera les épines, amollira les pierres, et fera de notre âme une terre profonde et fertile, prête à recevoir la semence divine. Et qu'on ne dise point : Paul n'est point ici, il n'est pas visible à nos yeux; or, comment aimer ce qu'on ne voit pas? L'absence n'est point un obstacle à cet amour. On peut aimer un absent, un ami qu'on ne voit pas, surtout quand on a chaque jour devant les yeux tant de témoignages de sa vertu, si nombreux et si manifestes, les Eg
3. Quel en est donc le sens?Il y avait chez les Corinthiens grand nombre de faux apôtres qui corrompaient le peuple, accusaient Paul, minaient sourdement la réputation qu'il s'était acquise auprès de ses disciples, le raillaient, le traitaient d'imposteur. C'est à eux qu'il s'adresse en plusieurs passages de sa lettre. Quand il dit : Nous ne sommes pas comme plusieurs qui altèrent la parole de Dieu. (II Cor. II, 17.) Et ailleurs : J'ai pris garde de ne vous être à charge en quoi que ce soit (Ibid. XI, 9); et quand il promet de maintenir la loi immuable : La vérité de Jésus-Christ est en moi, et on ne me ravira point cette gloire dans toute l'Achaïe. (Ibid. XI, 9.) Et quand il fait connaître ses motifs, il désigne ces impies, en disant: Et pourquoi? Est-ce parce que je ne vous aime pas? Dieu le sait. Non, je fais cela et le ferais encore afin dôter une occasion de se glorifier à ceux qui la cherchent. (Ibid. XI, 12.) Plus haut, il prie ses disciples de ne le point mettre dans la nécessité de montrer son pouvoir : Je vous prie, qu'étant présent, je ne sois point obligé d'user envers vous avec confiance de celte autorité et de cette hardiesse avec laquelle on m'accuse d'agir envers quelques hommes qui s'imaginent que nous mous conduisons selon la chair. (Ibid. X, 2.) Ces hommes dont il parle l'accusaient et le raillaient, disant que les lettres de Paul étaient pleines d'orgueil et d'arrogance, mais qu'il était lui-même sans valeur, sans mérite, un objet de dédain; que lorsqu'on le verrait, on s'apercevrait qu'il n'en faisait faire aucun cas. C'est ce qu'il nous apprend lui-même quand il dit : Je crains de paraître vouloir vous étonner par des lettres, parce qu'à la vérité, disent-ils, les lettres de Paul sont graves et fortes, mais lorsqu'il est présent, il paraît bas en sa personne et méprisable en ses discours. (II Cor. X, 9-10.) Et plus loin, il accuse les Corinthiens qui se sont laissé persuader : Ai-je fait une faute, dit-il, lorsqu'afin de vous élever, je me suis abaissé moi-même? (II Cor. XI, 7.) Et ensuite, répondant à l'accusation de ses ennemis, il dit: Etant présent, nous nous conduisons de la même manière que nous parlons dans nos lettres étant absent. (II Cor. X, 11.) Il y avait donc chez les Corinthiens beaucoup de faux apôtres qu'il appelle artisans d'erreurs : Ceux-là, dit-il, sont de faux apôtres, artisans d'erreurs, qui se transforment en envoyés de Jésus-Christ. Et on ne s'en doit pas étonner, puisque (537) Satan même se transforme en ange de lumière. Il n'est donc pas étrange que ses ministres aussi se transforment en ministres de justice. (II Cor. XI, 13-15.) Comme ils inventaient contre lui mille calomnies, et nuisaient à ses disciples en leur donnant de leur maître une fausse opinion, il est forcé de faire son propre éloge, car son silence en ce point eût été dangereux. Au moment de nous entretenir des luttes qu'il a soutenues, des révélations qu'il a eues, des travaux qu'il a endurés, pour nous montrer qu'il le fait malgré lui, et pressé toutefois par la nécessité, il taxe cependant ses paroles d'imprudence et dit : Plût à Dieu que vous voulussiez un peu supporter mon imprudence. Je commets une imprudence, dit-il, d'entreprendre de me louer moi-même; mais la faute n'en est pas à moi, elle est à ceux qui m'ont réduit à cette nécessité; c'est pourquoi je vous prie de souffrir ce que je fais et de n'en demander compte qu'à mes ennemis. 4. Et voyez ta profonde sagesse de Paul ! après avoir dit : Plût à Dieu que vous voulussiez un peu supporter mon imprudence. Supportez-la, car j'ai pour vous un amour de jalousie et d'une jalousie de Dieu, il n'entre pas aussitôt dans le récit de ses oeuvres méritoires, mais ce n'est qu'après avoir dit d'autres choses qu'il reprend : Je vous le dis encore une fois, que personne ne me juge imprudent; ou au moins, souffrez-moi comme imprudent. (II Cor. XI,16.) Et encore ne commence-t-il pas son récit sans avoir ajouté : Ce que je dis, je ne le dis pas selon le Seigneur, mais je fais paraître de l'imprudence dans ce que je prends pour matière à me glorifier. (Ibid. 17.) Il n'ose point encore commencer, il diffère, il dit : Puisque plusieurs se glorifient selon, la chair, je puis bien me glorifier comme eux. Car étant sages comme vous êtes, vous souffrez sans peine les imprudents (Ibid. 18, 19.) Après ces mots, il hésite encore, il dit autre chose et reprend ensuite : Je veux bien faire une imprudence en rue rendant aussi hardi que les autres. (Ibid. XXI.) Et ce n'est qu'après s'être ainsi excusé d'abord qu'il commence ses propres louanges. De même qu'un cheval sur le point de franchir un précipice, s'élance comme pour bondir, mais voyant la profondeur de l'abîme, il s'arrête, il recule; ensuite, se sentant pressé par son cavalier, il essaye encore, de nouveau recule, et pour témoigner qu'on lui fait violence, il se tient au bord du gouffre, il hennit, il cherche à se rassurer, à prendre de l'audace. Ainsi saint Paul, comme s'il allait s'élancer dans un abîme en faisant son propre éloge, recule une fois, deux fois, trois fois et plus souvent encore, disant Plût à Dieu que vous voulussiez supporter mon imprudence; et ensuite : Que personne ne me juge imprudent, ou au moins souffrez-moi comme imprudent; et : Ce que je dis, je ne le dis pas selon le Seigneur, mais je fais paraître de l'imprudence dans ce que je prends pour matière à me glorifier; et plus loin : Puisque plusieurs se glorifient selon la chair, je puis bien me glorifier comme eux. Car étant sages comme vous êtes, vous souffrez sans peine les imprudents; et encore : Je veux bien faire une imprudence en me rendant aussi hardi que les autres. Il se donne mille fois les noms d'imprudent et d'insensé, et c'est à peine s'il ose ensuite commencer ses propres louanges. Ils sont Hébreux ? je le suis aussi; Israélites? je le suis aussi; de la race d'Abraham? j'en suis aussi; ministres du Christ? je le suis comme eux. (Ibid. XXII, 23.) Mais, même en disant ces mots, il est sur ses gardes; il ajoute, en manière de correction : Devrais-je passer pour imprudent, j'ose dire que je le suis plus qu'eux. (Ibid.) Et cela ne lui suffit point; après avoir énuméré ses mérites, il dit : J'ai été imprudent en me louant de la sorte, mais c'est vous qui m'y avez contraint. (Ibid. XII, 11.) C'est comme s'il disait : Je n'aurais eu nul souci de ces calomnies si vous eussiez été forts, inébranlables, invincibles. Eusse-je été sans cesse attaqué, la malice de mes ennemis ne me pouvait point nuire. Mais quand j'ai vu mon troupeau atteint, et mes disciples s'enfuir, je n'ai plus hésité à me rendre déplaisant et malséant, à me montrer imprudent par nécessité, en vous faisant mon propre éloge dans votre intérêt et pour votre salut. 5. Car telle est la manière des saints : font-ils quelque chose de mal? ils le disent tout haut, le déplorent chaque jour, le font savoir à tous, mais les actions grandes et nobles, ils les cachent et les ensevelissent dans l'oubli. C'est ainsi que saint Paul, sans y être forcé, avouait fréquemment et divulguait ses fautes : Jésus-Christ, dit-il, est venu dans le monde pour sauver les pécheurs, et je suis le plus grand pécheur. (I Tim. I, 15.) Ailleurs il écrit : Je rends grâces au Christ qui m'a affermi, m'a compté au nombre des fidèles, et m'a établi dans son ministère, moi qui étais auparavant un (538) blasphémateur, un persécuteur outrageux. Mais j'ai obtenu miséricorde, parce que j'agissais dans l'ignorance et l'incrédulité. (Ibid. 12, 13.) Et ailleurs: Après tous les autres, le Seigneur s'est fait voir â moi-même, être misérable, car je suis le plus infirme des apôtres et même je ne suis pas digne d'être appelé apôtre, parce que j'ai persécuté l'Eg
6. Ainsi sans y être contraint, il confesse et divulgue ses fautes chaque jour clans ses lettres, les affichant, les dévoilant aux yeux non seulement de ceux qui vivaient alors, mais aux yeux de tous les hommes à venir; quant à ses mérites, malgré la nécessité manifeste, il hésite, il recule à les exposer. Ce qui le prouve, c'est qu'il se nomme mille fois imprudent; ce qui le prouve encore, c'est le long espace de temps qu'il tient secrète sa révélation merveilleuse et céleste : car il n'y avait pas deux ou trois ans qu'il l'avait eue, mais bien davantage. Il en marque l'époque dans ces paroles : Je connais un homme qui fut ravi. il y a quatorze ans, au troisième ciel. (II Cor. XII, 2.) Il veut vous apprendre que, même alors, il n'eût point parlé sans une extrême nécessité. S'il eût voulu faire son propre éloge, il aurait, aussitôt après l'avoir eue, fait connaître sa révélation, ou du moins au bout d'un an, de deux ans, ou trois ans. Mais il garde pendant quatorze ans le silence, sans livrer son secret à personne. Il ne le dévoile enfin qu'aux Corinthiens. Et à quel moment? Quand il vit les faux apôtres s'élever: encore déclare-t-il qu'il n'aurait point parlé, s'il n'avait vu la contagion gagner ses disciples. Mais nous ne l'imitons point, au contraire: nos fautes en un jour s'effacent de notre mémoire, et si les autres en parlent, nous nous irritons, nous nous indignons, nous crions à l'outrage, nous les accablons d'injures. Mais avons-nous fait le moindre bien, nous en parlons sans cesse; nous rendons grâce à ceux qui le prônent et des regardons comme nos amis. Cependant le Christ a ordonné le contraire, c'est-à-dire d'oublier le bien qu'on a fait et de ne se souvenir que de ses fautes. Il nous donne manifestement ce précepte quand il dit à ses disciples: Quand vous aurez tout fait, dites nous sommes des serviteurs inutiles. (Luc, XVI, 10), ainsi que dans la parabole du pharisien, auquel il préfère le publicain. L'un se souvient de ses fautes, et il est justifié: l'autre se souvient de ses bonnes oeuvres, et il est condamné. Dieu fait aux Juifs le même commandement quand il dit : Je suis celui qui efface vos péchés et ne dois point m'en souvenir; mais vous, gardez-en la mémoire. ( Isa. III, 25.) 7. Telle, fut la conduite des apôtres, des prophètes et de tous les justes. David se souvenait toujours de ses fautes, et jamais de ses bonnes oeuvres, à moins d'y être contraint. (I Rois, V, 17.) Lorsque les étrangers. portèrent la guerre en Judée, et la remplirent de dangers, il était jeune encore et n'avait point vu les combats; il quitte ses troupeaux, vient à l'armée, et trouve partout la frayeur, l'épouvante, la terreur. Il ne fut plus homme alors: au milieu de son peuple abattu par la crainte, il n'eut point peur. La foi l'éleva au-dessus des choses terrestres, jusqu'au Roi des cieux, et le remplit d'ardeur. Il s'avance vers les soldats, vers ses frères, et leur annonce qu'il va les délivrer du péril qui les menace. Ses frères se moquèrent de ses paroles, car ils ne voyaient (539) point Dieu qui excitait son courage, ils ne voyaient point cette âme généreuse, céleste, et pleine de la divine sagesse ; il les quitte et s'adresse à d'autres. On le conduit au roi, qu'il trouve mourant de crainte. Il ranime d'abord ses esprits en lui disant : Que le coeur de mon seigneur ne soit point abattu ; car ton serviteur ira et combattra contre cet étranger. (I Rois, XVII, 32.) Mais comme le roi désespérait et disait : Tu ne pourras marcher contre lui tu n'es qu'un enfant, tandis qu'il connaît la guerre depuis sa jeunesse (Ib. 33). David alors, ne sachant comment exécuter son projet, est obligé de faire son propre éloge. Il ne lè voulait point faire; car nous voyons qu'auparavant il ne parle de ses actes de courage ni à ses frères, ni aux soldats, ni au roi lui-même, si ce n'est quand il le voit manquer de confiance, s'opposer à ses desseins et l'empêcher de marcher contre l'ennemi. Que pourrait-il faire? taire ses louanges? Mais il n'eût point obtenu la permission de combattre et de délivrer son peuple du péril qui le menaçait. Il garde le silence aussi longtemps qu'il faut; mais quand la nécessité triomphe, il parle, il dit au roi: Je gardais les troupeaux, moi, ton serviteur, dans les pâturages de mon père, et quand survenait un lion ou un ours qui enlevait une brebis de mon troupeau, je le poursuivais, je le frappais, j'arrachais la proie à ses dents, je le saisissais à la gorge et le tuais. Ton serviteur a frappé le lion. et l'ours. Cet étranger incirconcis périra comme eux. (I Rois, XVII, 34-36.) Vous voyez comme il montre la cause qui lui fait entreprendre sa propre louange? Alors seulement le roi prit confiance et lui permit d'aller combattre. Il alla, combattit et vainquit. S'il n'eût point fait son propre éloge, le roi n'aurait pas eu confiance en ce combat; n'y ayant point confiance, il ne lui eût pas permis de descendre en lice; lui refusant cette permission, il eût empêché un succès; le succès empêché, Dieu n'eût point alors été glorifié, ni le peuple délivré du danger qu'il courait. Ainsi ce fut pour empêcher tant d'événements d'arriver contre l'ordre souverain que David fut obligé de faire son propre éloge. Car les saints savent se taire quand il n'y a point nécessité de parler, et rompre le silence quand la nécessité les contraint. 8. Nous voyons non-seulement David, mais encore Samuel se conduire de même sorte. Pendant longues années, par la volonté de Dieu, il gouverna le peuple juif, sans jamais parler de ses grandes actions, quoiqu'il en eût beaucoup à proclamer s'il l'avait voulu: l'éducation de son enfance, son séjour dans le temple, le don de prophétie qu'il reçut au berceau, ses guerres, les victoires qu'il remporta moins par la force des armes que par la bonté du Seigneur qui combattit avec lui. Il s'abstint de vanter ces mérites jusqu'au moment où il quitta le pouvoir et le transmit aux mains d'un successeur. Alors il fut obligé de faire son propre éloge, et avec quelle discrétion! Il appela le peuple, fit venir Saül, et dit : Voici que j'ai entendu votre voix et que je vous ai donné un roi. J'ai vécu devant vous depuis ma jeunesse jusqu'à ce jour, et j'ai vieilli. Déclarez maintenant devant le Seigneur et devant son Christ si j'ai reçu le veau ou l'âne de personne d'entre vous, si j'ai opprimé quelqu'un par la violence, si j'ai accepté de quelqu'un des présents, des chaussures et fermé les yeux sur ceux qui me les donnaient ? Portez témoignage contre moi et je vous rendrai ces présents. (I Rois, XII, 1-3.) Et quelle nécessité de parler ainsi, dites-vous! Elle est grande et pressante. Sur le point de mettre Saül à la tête du peuple, il veut, par son apologie, lui apprendre comme il faut régner et prendre soin de ses sujets, et c'est pourquoi il appelle ses sujets à témoigner de la sagesse de son gouvernement. Et il ne le fait point tant qu'il conserve le pouvoir, car on pourrait dire que la crainte et la terreur ont fait porter de faux témoignages. C'est du moment que son autorité cesse et passe en d'autres mains, au moment qu'on peut en sécurité porter une accusation contre lut, qu'il se fait juger au tribunal de ceux qui ont été ses sujets. Et s'il eût été autre, il aurait montré du ressentiment contre les Juifs, et n'aurait pas engagé son successeur à être juste et modéré, non-seulement pour satisfaire son ressentiment, mais pour gagner plus de louanges à la comparaison. 9. Car c'est une dangereuse maladie des rois; de souhaiter que leurs successeurs soient méchants et pervers. Ont-ils été grands princes, ils s'imaginent que leurs vertus auront plus d'éclat si leurs successeurs ne leur ressemblent pas. Ont-ils été méchants et corrompus, ils espèrent trouver leur défense dans la perversité de celui qui règne après eux. Tel n'était pas ce saint homme. Il voulait, il souhaitait, il (540) désirait que son peuple lui préférât son successeur, tant il était bon, tant il était pur de tout sentiment de jalousie et de vanité ! Il ne cherchait qu'une chose, le salut des hommes. C'est pourquoi, dans son apologie, il instruisait le roi qu'il avait choisi. S'il eût appelé le roi, et lui eût dit : Sois doux, modéré, incorruptible ; ne commets ni violence, ni injustice , garde-toi de la cupidité, ses conseils auraient blessé celui qui les aurait reçus ; garder le silence eût été trahir son peuple. Sous ombre de faire son apologie, il évite un double inconvénient; il enseigne au roi ses devoirs et lui fait accepter sans peine ses conseils. Il semble ne parler que pour lui-même, mais il fait voir à son successeur de quelle manière il doit prendre soin de ses sujets. Et voyez comme il prouve incontestablement qu'il n'est point coupable d'avoir reçu des présents, il ne dit point Ai-je reçu vos champs ou votre or? il cite des objets de la plus mince valeur : Ai je reçu , dit-il, des chaussures? il nous fait paraître ensuite une autre grande vertu. Beaucoup de princes dépouillent leurs sujets, et se montrent après , doux et cléments : ce n'est point leur nature qui les y porte, mais leur remords; la conscience de leurs déprédations leur ôte leur liberté d'action. D'autres , au contraire, repoussent les présents et se montrent durs et tyranniques ; ce n'est point non plus leur nature qui les y porte, c'est une certaine vanité qu'ils font d'être incorruptibles. Mais ces deux qualités se rencontrent rarement réunies chez le même prince. Le saint homme Samuel, pour montrer qu'il savait vaincre à la fois, et l'amour des richesses, et l'esprit de tyrannie, après avoir dit : Ai-je pris le veau de quelqu'un? ajoute : Ai-je opprimé quelqu'un par la violence ? c'est-à-dire, ai-je tyrannisé quelqu'un? Voici le sens de ses paroles : Personne ne pourra dire que je n'ai point, à la vérité, reçu de présents, mais que, me sentant incorruptible, j'ai été dur, tyrannique, cruel et sanguinaire. C'est pourquoi il dit : Ai-je opprimé quelqu'un par la violence? Que répondent ses sujets? Tu ne nous as ni opprimés, ni tyrannisés, tu n'as point reçu de présents de nos mains. Et pour que cous sachiez que ses paroles étaient pour le roi un enseigne ment, il ajoute : Devant Dieu et devant son Christ. (Ibid. 5.) Et afin de montrer clairement qu'il ne veut point d'un témoignage de complaisance, il prend à témoin Celui qui connaît les secrets de la pensée, ce qui est le signe d'une conscience pure. Car personne , si ce n'est un fou, un insensé, ne prendra Dieu à témoin s'il n'a sur lui-même la plus entière assurance. Quand le peuple a confirmé de son témoignage la vérité de ses paroles, il nous fait connaître encore une de ses vertus. Après avoir rapporté tous les prodiges autrefois accomplis en Egypte par la protection de Dieu, et les guerres qui suivirent, il mentionne le combat livré sous sa conduite, et la victoire remportée contre toute attente; il rapporte à son peuple que souvent, en punition de ses fautes, il fut livré aux ennemis; que lui-même invoqua le Seigneur, et délivra les Juifs, et mêlant les faits anciens aux faits nouveaux, il dit : Le Seigneur envoya Jérobaal et Gédéon, et Barac, et Jephté, et Samuel; il vous délivra des mains de vos ennemis qui vous entouraient et vous établit dans une pleine sécurité. (I Rois, XII, 11.) 10. Voyez-vous que les saints ne racontent leurs oeuvres méritoires que dans la dernière nécessité ? Paul se conforme sur eux, s'instruit par leur exemple , et, sachant qu'il pourra déplaire en parlant de lui-même, il a soin de dire : Plût à Dieu que vous voulussiez un peu supporter mon imprudence! Ce n'est point beaucoup, c'est un peu seulement.. Car, malgré la nécessité, il n'a point dessein de faire au long son propre éloge; il le fait à la hâte, en quelques mots, et encore n'est-ce que pour le salut de ses disciples. Car de même que faire son propre éloge sans nécessité, est le comble de la démence, de même, quand le besoin devient pressant, c'est commettre une trahison que de garder le silence sur le bien qu'on a fait. Cependant, malgré la contrainte, Paul hésite, appelle la chose une imprudence, afin de nous montrer sa prudence, sa sagesse, son assurance. Après avoir dit : Ce que je dis, je ne le dis pas selon le Seigneur, il ajoute : En ce que j'ai pris pour matière à faire mon éloge. (II Cor. XI, 7.) Ne croyez pas, dit-il, que je parle en général. Aussi je loue ce saint, je l'admire, je l'appelle sage par excellence, pour avoir regardé comme une imprudence, l'éloge qu'il fait de lui-même. Mais si-, pressé par la nécessité, il se donnait encore le nom d'imprudent, quelle excuse auront ceux qui, sans besoin, font d'eux-mêmes un pompeux éloge, ou forcent les autres à le faire? Qu'il ne nous suffise donc point de louer les paroles du saint : (541) imitons-le, rivalisons avec lui ; oublions nos actions méritoires pour ne nous souvenir que de nos péchés, afin que nous vivions dans la modestie, et que, nous efforçant d'atteindre ces récompenses qui nous sont proposées, nous emportions le prix de l'élection céleste, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui partage, avec le Père et le Saint-Esprit, la gloire, la puissance et l'honneur, aujourd'hui et toujours, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduction de AL WIEREYSKI.
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