DAVID ET SAUL III

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TROISIÈME HOMÉLIE. Qu'il est périlleux d'aller dans les théâtres ; que c'est une école d'adultère et que de là proviennent les afflictions et la discorde ; — que David, dans sa conduite à l'égard de Saül , se montra en tout d'une incomparable patience; — et que supporter un vol sans se plaindre est autant que donner l'aumône.

 

ANALYSE.

 

1° Réprimande sévère à l'adresse de ceux des fidèles qui se sont laissé entraîner an théâtre.

2° Contre les spectacles en général : combien ils doivent faire horreur à un chrétien.

3° Retour à l'histoire de David. — Haine acharnée de Saül : qu'elle ne nuisit qu'à lui-même. — Que la patience vaut l’aumône.

4° Profit qu'on peut retirer des injures de ses ennemis. Exemple du pharisien et du publicain. Qu'il suffit de s'accuser d'une faute pour en obtenir la rémission.

5° Que le démon lui-même ne peut rien contre l'homme, tant que l'homme ne se nuit pas à lui-même : à plus forte raison les ennemis. —Saül désarmé par l'humanité de David.

6° Que l'aveuglement produit par la haine, peut être dissipé par la mansuétude. Puissance de la parole, quand Dieu lui vient en aide. — De la civilité chrétienne.

7° Miracle opéré par la voix de David. Puissance de la douceur. — Qu'il ne tient qu'à nous de désarmer nos ennemis.

8° Que le persécuteur est plus à plaindre que sa victime : témoin Saül et David. — Que Dieu répare les injustices des hommes.

9° Confiance de Saül : magnanimité de David. Exhortation au pardon des injures.

 

Bon nombre de ceux qui nous ont délaissés l'autre jour, et qui ont déserté l'Eg lise pour les spectacles d'iniquité, sont présents si je ne me trompe, aujourd'hui. — Je voudrais les connaître parfaitement, afin de les exclure du sacré parvis, non pour qu'ils demeurassent indéfiniment dehors, mais pour qu'ils nous revinssent corrigés : c'est ainsi que des pères chassent souvent de la maison des enfants coupables, et leur interdisent la table, non pour qu'ils en restent constamment exilés, mais afin qu'amendés par cet avertissement, ils viennent reprendre au foyer paternel la place qui leur convient. Ain si font encore les bergers, ils écartent les brebis galeuses de celles qui sont saines, de telle sorte qu'une fois guéries de cette redoutable infirmité, elles puissent rejoindre sans danger leurs compagnes ; autrement, la contagion de leur mal infecterait tout le troupeau. Voilà pourquoi, nous aussi, nous voudrions connaître ces personnes : du moins, si nous ne pouvons les distinguer avec les yeux du corps, la parole saura bien les découvrir, et, s'adressant à leur conscience, les déterminera sans peine à s'en aller volontairement, attendu qu'il n'y a de place dans cette enceinte, que pour celui qui y apporte des dispositions dignes des pratiques auxquelles on s'y livre : au contraire, celui qui prend part à ces saintes réunions, quand sa conduite est dépravée, présent de corps, en est exclu néanmoins, et les excommuniés qui ne peuvent pas encore reprendre place à la table sainte sont moins rejetés que lui. En effet, ceux qui ont été bannis selon les lois de Dieu, et qui restent dehors, conservent toujours bonne (572) espérance; car, s'ils veulent réparer les fautes qui les ont fait exiler de l'Eg lise , ils pourront y rentrer une fois que leur conscience sera purifiée. Mais ceux qui se sont souillés, et qui, après avoir reçu l'injonction de ne point reparaître avant d'avoir lavé la tache que leur ont imprimée leurs péchés, osent enfreindre cette défense, ceux-là ne font qu'envenimer leur blessure et qu'élargir leur plaie. En effet, ce n'est pas tant le péché qui est grave, que l'obstination dans le péché, et la désobéissance aux prêtres qui ont prononcé la défense. — Mais quel péché si affreux ont-ils donc commis, objectera quelqu'un, pour qu'on les expulse de cette enceinte consacrée? Et quel autre péché plus grand demandez-vous, quand des hommes, qui sortent tout formés d'une école d'adultère, osent ensuite impudemment, comme des chiens égarés par la rage, se jeter sur ce sacré festin? Et si vous voulez savoir comment ils sont adultères, au lieu de parler en mon nom, je vous citerai les paroles de Celui même qui doit juger toute notre vie : Quiconque, dit-il, aura regardé une femme pour la convoiter, a déjà commis l'adultère dans son coeur. (Matth. V, 28.) Or, si fréquemment la rencontre faite par hasard, sur la place, d'une femme vêtue avec négligence, et un regard distrait jeté sur sa personne suffisent pour séduire : ceux qui vont au théâtre, non point par hasard, ni sans réflexion, mais avec un empressement assez vif pour leur faire négliger l'Eg lise , et sous l'empire d'une curiosité libertine, qui passent en cet endroit leur journée, les yeux attachés sur des femmes perdues d'honneur, comment pourraient-ils dire qu'ils n'ont pas regardé avec convoitise? là, où se rencontrent ensemble propos dissolus, chansons licencieuses, voix séduisante, fard autour des yeux, fard sur les joues, costumes arrangés avec coquetterie, attitudes enchanteresses et mille autres sortilèges, combinés comme des amorces pour leurrer les spectateurs; puis le laisser-aller du public, le relâchement général, un lieu où tout invite à l'incontinence, tant les propos des assistants, avant la représentation, qu'ensuite ceux des acteurs; la mélodie perfide des flûtes de toute espèce, et des autres instruments, qui amollit tout ce qu'il y a de ferme dans un coeur, qui livre toute une assemblée aux séductions des courtisanes, et la leur offre désarmée. Si dans ce lieu même, où retentissent les psaumes, les prières, les divines paroles, où règnent la crainte de Dieu et la piété profonde, souvent, comme un adroit voleur, se glisse en secret la concupiscence; comment des hommes assis sur les degrés d'un théâtre, où ils ne voient que des spectacles, n'entendent que des propos corrupteurs, respirant la mollesse ou l'obscénité, attaqués ainsi de tous côtés, par les oreilles comme par les yeux, pourraient-ils triompher de cette pernicieuse concupiscence? Et s'ils ne le peuvent point, comment sauraient-ils échapper à l'imputation d'adultère? Mais ceux qui n'échappent point à l'inculpation d'adultère, comment pourront-ils sans remords, gravir les degrés de ces saints portiques, et prendre part à cette. auguste réunion ?

2. Je vous conseille donc et vous conjure de commencer par vous laver, au moyen de la confession, du repentir et de toutes les ressources qui vous restent, du péché que vous avez commis en assistant à ce spectacle, avant d'écouter la parole divine. Votre faute n'est point une faute légère; des exemples vous le feront voir clairement. Si un serviteur s'avisait de déposer dans le coffre où son maître enferme des vêtements précieux et brochés d'or un sordide haillon d'esclave, tout plein de vermine, prendriez-vous en patience une pareille témérité, dites-moi ? Et si, dans un vase d'or accoutumé à renfermer des parfums, un autre s'avisait de répandre de la fiente et des ordures, ne donneriez-vous pas des coups à celui qui aurait commis cette faute? Mais quoi ! si nos coffres, nos vases, nos vêtements, nos parfums, nous inspirent tant de sollicitude, compterons-nous pour moins notre âme ? et là, où a été versé le parfum de l'esprit, irons-nous introduire des pompes diaboliques, de sataniques propos, des chansons qui respirent la luxure? Et comment Dieu supporterait-il cela, je vous le demande? Certes il n'y a pas autant de différence entre les parfums et les ordures, entre des vêtements de maître et des vêtements d'esclave, qu'il n'en existe entre la grâce spirituelle et ces perverses pratiques. Tu ne trembles pas, mon ami, à la pensée de regarder avec les mêmes yeux et ce lit de l'orchestre, où se jouent les drames abominables de l'adultère et cette table sacrée où les redoutables mystères se célèbrent ? d'écouter avec les mêmes oreilles les immondes propos d'une courtisane et les révélations d'un prophète ou d'un apôtre? de recevoir dans le même coeur de (573) mortels poisons, et l'hostie redoutable et sainte. N'est-ce point de là que proviennent les ruines, les mariages malheureux, les guerres et les luttes domestiques? Quand tu t'es abandonné ail charme de ces spectacles, quand tu es devenu plus enclin au désordre, au libertinage, que toute chasteté te fait horreur, si tu reviens alors chez toi et que tu revoies ta femme, certes ce ne sera pas sans un certain dégoût, quelle qu'elle soit d'ailleurs. Enflammé de la concupiscence qu'allument les théâtres; séduit par les enchantements de ce spectacle étranger, tu n'as plus que dédains, outrages, insultes pour la pudique et chaste compagne de ta vie entière : non que tu aies rien à lui reprocher, mais rougissant de confesser la passion , de montrer la blessure que tu rapportes de là-bas, tu arranges d'autres prétextes, tu vas chercher d'absurdes sujet d'inimitié; tout ce qui est chez toi ne t'inspire que du mépris ; la criminelle et impure concupiscence qui t'a blessé enchaîne seule ta pensée ; gardant obstinément dans ton âme et  le son de cette voix, et cette posture , et ces regards, et ces gestes et toutes ces images de luxure, tu ne trouves plus aucun attrait à rien de ce qui est dans ta maison. Que dis-je, ta femme, ta maison? L'ég lise même n'a plus de charme à tes yeux, et tu ne saurais plus entendre sans murmure parler de la chasteté, de la pudeur. Ce qu'on dit ici ne sera plus désormais pour toi une instruction, mais une accusation ; et peu à peu entraîné au désespoir, tu finiras par renoncer brusquement à cet enseignement si précieux pour tous les fidèles. — Ainsi donc, je vous exhorte tous, tant à fuir ces détestables loisirs du théâtre, qu'à y arracher ceux qui s'y sont abandonnés. Ce n'est pas un divertissement, c'est une ruine, un châtiment, un supplice que tout ce qui se passe en ce lieu.

En effet, que rapporte ce plaisir d'un moment, quand il enfante un long chagrin, quand il allume une concupiscence qui, nous aiguillonnant jour et nuit, nous rend incommode et insupportable à tous? Regarde en toi-même, vois ce que tu es en revenant de l'ég lise , ce que tu es en sortant du théâtre, fais la comparaison de ces deux journées, et tu n'auras plus besoin de nos paroles. Il te suffira de mettre ces deux journées dans la balance, pour te montrer combien il y a d'avantage ici, et là-bas, de dommage. J'ai déjà entretenu de ce sujet votre charité, et je ne me lasserai jamais d'y revenir. Par là nous donnerons nos soins à ceux qui sont atteints de pareilles maladies, et nous raffermirons la santé de ceux qui en sont exempts, car ces deux classes d'hommes profitent également de la parole : les uns pour guérir, les autres pour ne pas tomber malades. Mais comme il faut garder une,mesure jusque dans le reproche, nous arrêterons ici cette exhortation, et nous épuiserons ce que nous a laissé à dire notre précédente matière, en revenant encore à David. En. effet, c'est un usage des peintres, lorsqu'ils veulent tracer une image ressemblante, de faire asseoir devant eux, rut, deux, trois jours, ceux qui désirent se faire peindre, afin que cette contemplation assidue du modèle leur permette d'obtenir une reproduction d'une fidélité parfaite. De même, puisqu'il s'agit pour nous aussi, de peindre, non l'image d'une forme corporelle, mais la beauté d'une âme et des charmes tout spirituels, nous voulons encore aujourd'hui appeler David à s'asseoir devant vous, afin que dirigeant tous sur lui vos regards, chacun de vous s'applique à reproduire en son âme l'empreinte de la beauté de ce juste, sa douceur, son humanité, sa grandeur d'âme et toutes ses vertus. En effet, si les images qui représentent le corps offrent quelque charme à ceux qui les considèrent, à plus forte raison les images de l'âme. De plus, les premières ne sont point visibles partout, il est nécessaire qu'elles restent toujours immobiles au même endroit; tandis que celles-ci, rien ne t'empêche de les promener partout où il te plaira. En effet, si tu as mis en réserve une telle image au fond de ta pensée, en quelque lieu que tu te trouves, tu pourras l'avoir continuellement sous tes yeux , et en tirer le plus grand profit. Et de même que ceux qui souffrent des yeux, s'ils tiennent à la main des éponges ou des morceaux d'étoffes teints en azur sur lesquels ils ont les yeux constamment fixés, procurent, au moyen de cette couleur, un soulagement à leur infirmité : ainsi vous-mêmes, si vous avez l'image de David devant les yeux, si vous ne cessez de la considérer avec attention, quand bien même la colère vous susciterait mille épreuves, et obscurcirait le regard de votre intelligence, vous n'aurez qu'à porter la vue sur ce modèle de vertu, pour rentrer en pleine possession de la santé et de la pure sagesse.

3. Que l'on ne vienne pas me dire : J'ai pour ennemi un scélérat , un pervers, un homme (574) perdu, incorrigible. Quoi que vous puissiez dire, il n'est point pire que Saül qui , sauvé par David une fois, deux lois et plus, ne cessa de conspirer contre sa vie; qui ensuite, comblé de nouveaux bienfaits en retour, resta obstinément dans sa perversité. Qu'avez-vous à dire, en effet? qu'il a dévasté votre terre, empiété sur vos champs, pénétré dans l'enceinte de votre maison, enlevé vos esclaves , qu'il vous a outragé, frustré, réduit à la misère? mais il ne vous a pas encore ôté la vie, ce que Saül cherchait à faire; et quand il aurait entrepris de vous ôter la vie, c'est urge fois peut-être qu'il l'aurait essayé, et non deux, trois fois et plus, ainsi que Saül : et quand ce. serait une, deux, trois fois et plus, du moins ce ne serait pas après avoir reçu de pareils bienfaits, ce ne serait pas après être tombé une et deux fois dans vos mains, et avoir été épargné : et quand bien même tout cela serait, je dis que David conserverait encore l'avantage. En effet, ce n'était point la même chose d'agir avec une pareille sagesse au temps de l'ancienne loi, ou de se signaler par de pareilles bontés, aujourd'hui que la grâce nous a été donnée. David n'avait pas entendu la parabole des dix mille talents et des cent deniers ; David n'avait pas entendu la prière qui dit : Remettez aux hommes leurs dettes, ainsi que votre Père céleste. (Marc, XI, 25.) David n'avait pas vu le Christ mis en croix , son sang précieux répandu ; il n'avait pas entendu tant de préceptes de sagesse; il n'avait pas goûté à une telle victime, ni pris sa part du sang du Maître; élevé dans des lois imparfaites et qui n'exigeaient rien de pareil, il sut atteindre la cime de la sagesse suivant la grâce. Souvent on voit votre colère et votre ressentiment s'allumer au souvenir du passé : David, qui craignait pour l'avenir, qui savait parfaitement que sa patrie lui deviendrait inhabitable, que l'existence lui serait intolérable, s'il sauvait son ennemi, David néanmoins ne s'écarta pas de ses devoirs envers lui, mais il s'en acquitta pleinement, et ne craignit pas de se ménager un ennemi. Qui pourrait citer un plus grand exemple de patience? Mais les faits mêmes qui se passent sous vos yeux vont vous faire voir qu'il vous est possible, si vous le voulez, de ramener à vous un homme animé de sentiments hostiles à votre égard. Qu'y a-t-il de plus sauvage que le lion? néanmoins il y a des hommes qui l'apprivoisent; l'art fait violence à la nature, et rend plus doux qu'un mouton le plus farouche et le plus fier de tous les animaux féroces, qui désormais traverse la place publique sans effrayer personne. Quelle excuse nous reste-t-il donc, que pouvons-nous dire pour nous justifier, nous qui apprivoisons les bêtes féroces, et qui nous prétendons incapables d'adoucir jamais des hommes, de les rendre jamais bienveillants à notre égard? Cependant c'est en dépit de la nature qu'une bête féroce s'apprivoise , et c'est en dépit d'elle qu'un homme est farouche. Si donc nous triomphons de la nature, comment nous justifier, quand nous affirmons notre impuissance à corriger la volonté? Que si vous résistez encore, j'ajouterai un dernier argument : c'est que, à supposer même le malade incurable, plus la peine sera grande, plus la récompense sera belle pour le médecin qui, au lieu de l'abandonner, continuera à prodiguer ses soins à ce malade désespéré.

En conséquence , ne songeons qu'à une chose : non à n'endurer aucun mauvais traitement de la part de nos ennemis, mais à ne pas nous faire de mal à nous-mêmes : de cette façon, quelques épreuves qu'il nous faille subir, nous ne serons pas bien à plaindre : ainsi David poursuivi, fugitif, en butte à des entreprises qui menaçaient jusqu'à sa vie, loin d'être à plaindre pour cela, était aux yeux de tous plus glorieux, plus auguste, plus aimable que Saül, et cela non-seulement aux yeux des hommes, mais encore aux yeux de Dieu même. En effet, quel tort fit à ce saint la persécution dirigée alors contre lui par Saül? Ne le célèbre-t-on pas encore aujourd'hui? n'est-il pas glorieux sur la terre, plus glorieux dans le ciel? Les biens ineffables, le royaume des cieux ne lui sont-ils pas réservés? Que gagna, au contraire, ce malheureux, ce misérable, à tant de complots? N'a-t-il pas été précipité du trône, n'a-t-il pas péri tristement avec son fils, n'est-il pas l'objet d'accusations universelles, et ce qui est plus grave, n'est-il point maintenant livré aux châtiments éternels? Mais voyons enfin quel est le grief qui t'empêche de te réconcilier avec ton ennemi. Il t'a ravi de l'argent? Eh bien ! si tu supportes noblement ce préjudice, tu recevras une récompense égale à celle que tu aurais méritée en déposant la même somme entre les mains des pauvres. Car celui qui donne aux pauvres, et celui qui ne poursuit ni de ses entreprises ni de ses imprécations son spoliateur, agissent également l'un et (575) l'autre en vue de Dieu. Le motif du sacrifice étant donc le même, il est clair que la couronne est la même pareillement. Mais il en a voulu à tes jours, il a essayé de te faire mourir? Eh bien! ton action te sera comptée pour un martyre, si tu mets au rang de tes bienfaiteurs cet assassin, cet ennemi mortel, et si tu ne cesses de prier pour lui, d'appeler sur sa tête la faveur divine.

4. Ne considérons donc pas que Dieu empêcha le meurtre de David : songez seulement que David ceignit une triple et quadruple couronne de martyre, grâce aux homicides projets de Saül. En effet, celui qui, en vue de Dieu, sauve son ennemi, un ennemi qui, une fois, deux fois et plus, a dirigé la lance contre sa tête, celui qui ensuite, maître de le tuer, lui a fait grâce, et cela, sachant bien que cet acte de clémence serait le signal de nouvelles tentatives, il est clair que cet homme s'est fait égorger mille fois, autant qu'il était en lui : or, égorgé mille fois à cause de Dieu, il a droit, à bien des couronnes de martyre et, selon ces paroles de Paul: Chaque jour je meurs en vue de Dieu. (Rom. VIII, 26), il subit, lui aussi, en vue de Dieu, le même sort. Il pouvait faire mourir son assassin: mais, à cause de Dieu, il ne le voulut pas: il aima mieux être chaque jour en danger, que d'échapper à tant de morts en commettant un meurtre permis. Mais s'il ne faut pas se venger de celui qui s'en prend même à notre vie, s'il ne faut pas le haïr, à bien plus forte raison en est-il ainsi quand notre grief est différent et moindre.

Il semble à beaucoup de personnes que les injures d'un ennemi, que le tort qu'il fait à notre réputation sont choses plus intolérables que mille morts. Voyons donc encore à examiner ce point. On a dit du mal de toi, on t'a nommé adultère, débauché? si c'est la vérité, corrige-toi ; si ce sont des calomnies, il faut t'en moquer; si tu te reconnais à ces paroles, deviens sage: si tu ne te reconnais pas, réponds par le mépris: ou plutôt ne te borne pas à te moquer, à mépriser, il faut te réjouir, et tressaillir de joie, selon la parole et le précepte du Seigneur: Lorsque les hommes, dit-il, vous injurient, et disent faussement toute sorte de mal de vous, réjouissez-vous et soyez heureux, parce que votre récompense est grande dans les cieux (Matth. V, 11 et 12); et encore. Réjouissez-vous et tressaillez de joie, lorsque les hommes rejetteront à tort votre nom compte mauvais. (Luc, VI, 22 et 23). Si au contraire il dit la vérité, et que tu supportes avec douceur ses paroles, et qu'au lieu de lui rendre injure pour injure , outrage pour outrage, tu gémisses amèrement, que tu condamnes tes fautes, la récompense que tu recueilleras ne sera pas moindre que la précédente: c'est ce que j'essayerai de vous montrer par le moyen des Ecritures, afin de vous faire comprendre qu'autant sont inutiles les amis flatteurs et complaisants, autant sont utiles les ennemis qui font des reproches, ces reproches fussent-ils fondés, pourvu que nous voulions user à propos de leurs accusations. En effet, il arrive souvent que les amis nous flattent pour nous être agréables; nos ennemis au contraire exposent nos péchés au grand jour. Tandis que l'amour-propre nous empêche de voir nos fautes, la haine de nos ennemis leur donne souvent la clairvoyance qui nous manque: souvent par leurs reproches ils nous mettent dans la nécessité de nous corriger, et ainsi leur inimitié devient pour nous un grand principe d'utilité, non-seulement parce que leurs avertissements nous font souvenir de nos péchés, mais encore parce qu'ils nous en déchargent. En effet, si ton ennemi te reproche un péché dont ta conscience te reconnaisse coupable, et qu'entendant cela, au lieu de l'injurier, tu gémisses amèrement et invoques le Seigneur, du même coup, te voilà déchargé complètement de ta faute. — Quoi de plus heureux ! Quel moyen plus facile de se laver de ses péchés? Et pour que vous ne nous soupçonniez point de vous faire illusion par des paroles hasardées, j'invoquerai sur ce sujet le témoignage des divines Ecritures, qui ne vous laissera plus aucun doute. Il y avait un pharisien et un publicain, l'un plongé dans tous les vices, l'autre pratiquant une rigoureuse équité: car il avait fait l'abandon de ses biens, il ne cessait de jeûner, et il était pur de cupidité; l'autre avait passé toute sa pie dans les rapines et les violences. Tous deux montèrent pour prier dans le temple. Puis le pharisien debout, se mit à dire : Je vous rends grâces, Seigneur, de ce que je ne suis pas comme les autres hommes qui sont voleurs, injustes, ni comme ce publicain. (Luc, XVIII, 11.) Mais le publicain qui se tenait plus loin ne releva pas cette injure, ne rendit pas outrage pour outrage, ne dit pas comme font tant d'autres : C'est toi qui oses parler de ma vie, reprendre mes actions? Est-ce que je ne vaux pas mieux que toi ? (576) Veux-tu que je dise tes fautes, et que par là je te ferme à jamais l'accès de ce sacré portique? Il ne dit aucune de ces sottes paroles que nous prodiguons chaque jour dans nos invectives mutuelles; mais ayant gémi amèrement et frappé sa poitrine, il se contenta de dire : Ayez pitié de moi qui suis un pécheur (Ib.V, 13), et il s'en retourna justifié.

Voyez-vous quelle promptitude ? Il accepte l'injure, et il se lave de l'injure ; il reconnaît ses péchés, et il se décharge de ses péchés l'accusation portée contre sa faute a pour résultat de l'effacer, et son ennemi, malgré lui, devient son bienfaiteur. Combien aurait-il fallu de mortifications à ce publicain, de jeûnes, de sommeils sur la dure, de veilles, de distributions aux indigents, pour pot voir se décharger de ses péchés ? Et voici que sans avoir rien l'ait de tout cela, au moyen d'une simple parole il se purifie de tous ses vices; les insultes, les affronts de celui qui. avait cru l'outrager lui procurent une couronne de justice, sans sueurs,,1sans fatigues, sans dépense de temps. Voyez-vous que lorsqu'une personne dirige contre nous des imputations véridiques, dont notre conscience elle-même reconnaît la justesse, si au lieu d'outrager le médisant, nous pleurons amèrement, et que nous implorions Dieu pour nos péchés, nous pourrons par là nous décharger de toutes nos fautes ? C'est ainsi du moins que le publicain, par exemple, fut justifié : attendu que loin de répondre par une insulte à l'insulte du pharisien, il avait gémi sur ses propres péchés, il s'en retourna mieux justifié que cet homme.

5. Voyez-vous de quel profit peut être pour nous l'insolence de nos ennemis, si nous savons nous y résigner avec sagesse ? Or, s'ils nous sont utiles en tout cas, soit qu'ils mentent, soit qu'ils disent la vérité, de quoi nous plaignons-nous, qu'est-ce qui nous afflige ? Si tu ne. te nuis pas à toi-même, mon cher auditeur, ni ami, ni ennemi, ni le diable lui-même ne pourront te nuire. En effet si l'on nous rend service en nous outrageant, en nous proscrivant, en attentant même à notre vie, si par là les uns, ainsi que nous l'avons montré, nous tressent une couronne de martyre, tandis que les autres allégent le fardeau de nos péchés et font de nous des justes, comme il advint pour le publicain, pourquoi dès lors serions-nous exaspérés contre eux ? Ainsi donc ne disons point : Un tel m'a provoqué, un tel m'a poussé à lui dire des paroles injurieuses : la faute en est toujours à nous-mêmes. — Si nous voulons être sages, le démon lui-même ne saurait nous pousser à la colère ; c'est ce qui résulte et de bien d'autres choses et de l'histoire même qui nous occupe en ce moment, celle de David, sur laquelle il est bon d'appeler encore aujourd'hui vos regards, après avoir remémoré d'abord à votre charité, où nous en sommes resté l'autre jour. Où donc en sommes-nous resté ? A l'apologie de David. Nous devons donc aujourd'hui rapporter les paroles de Saül, et voir ce qu'il répondit à la justification de David. Car ce n'est point seulement par les discours de David, c'est encore par les propos de Saül, due nous connaîtrons la vertu de David : en effet si nous remarquons quelque douceur et quelque aménité dans son langage nous en ferons honneur à celui qui sut changer cet homme, qui sut former et redresser son âme. Voyons donc ce que répond Saül ? Après avoir entendu David lui dire : Voici dans ma main le morceau de ton manteau, et se défendre comme on sait: C'est ta voix, s'écrie-t-il, mon fils David! (I Rois, XXIV, 17.)

Quel changement opéré tout à coup ! Celui qui jadis ne se résignait pas même à l'appeler par son simple nom, qui haïssait jusqu'à ce nom, voici qu'il l'introduit dans sa famille en l'appelant son fils! Quel plus heureux sort que celui de David, qui se fit un père de son assassin, qui changea ce loup en brebis, qui sut éteindre, à force de l'arroser, cette fournaise de colère; qui fit succéder le calme à la tempête et guérit toute (inflammation de ce coeur ! Les paroles de David, en pénétrant dans la pensée de cette bête féroce, avaient opéré tout le changement dont témoigne cette réponse. Saül ne dit pas, en effet : C'est toi qui parles, mon fils David ! mais bien : C'est ta voix, mon fils David! car le seul son de cette voix suffisait désormais à l'attendrir. Et comme un père qui entend, après une longue absence, retentir la voix de son enfant, n'a pas besoin de le voir pour être en éveil : il lui suffit de l'entendre; de même Saül, après que les paroles de David, en pénétrant dans son coeur, en eurent chassé la haine, reconnut alors le saint, et, guéri de sa passion, sentit une autre passion l'envahir : la colère avait disparu, la joie, l'affection lui succédèrent. Et de même que, dans l'ombre de la nuit, il nous arrive de ne pas nous apercevoir de la présence d'un ami, tandis que  le (577)  jour venu, du plus loin que nous le voyons, nous l'avons déjà reconnu : souvent la même chose arrive aussi pour la haine. Tant que nous sommes mal disposés mutuellement, nous entendons avec partialité la voix l'un de l'antre et nous nous voyons avec un esprit prévenu; mais, une fois que nous sommes guéris de notre colère, cette voix, naguère odieuse et ennemie, nous paraît douce et. délicieuse; ce visage odieux et importun devient aimable et charmant à nos yeux.

6. Voyez l'orage : les nuages amassés ne permettent pas à la beauté du ciel de se montrer, et quand bien même nos yeux seraient mille fois plus perçants, nous ne saurions alors atteindre à la sérénité d'en-haut; mais, quand la. chaleur du rayon réussit enfin à déchirer la nue et découvre le soleil, elle découvre en même temps la magnificence du ciel. La même chose arrive quand nous sommes en colère d'abord, la haine étendue devant notre ouïe et notre vue, comme un épais nuage, nous fait paraître tout autres et les sons de la voix et les traits du visage; mais du moment où, par un effort de sagesse, nous avons guéri notre haine et déchiré le nuage de notre mauvaise humeur, alors notre regard, notre oreille jugent de tout avec impartialité. C'est ce qui advint alors à Saül. En effet, le nuage de la haine une fois déchiré, il reconnaît la voix de David et s'écrie : C'est ta voix, mon fils David! Qu'était-ce donc que cette voix? C'était celle qui avait abattu Goliath, qui avait arraché l'Etat de ses périls, qui avait rendu au calme et à la liberté tant d'hommes exposés à l'esclavage et à la mort; c'était celle qui avait apaisé la fureur de Saül, celle qui lui avait rendu tant de services éclatants.

En effet, c'est bien la voix de David qui triompha de Goliath : car avant la pierre, la force de la prière avait triomphé de ce barbare : David n'avait pas simplement lancé sa pierre, il avait commencé par dire : Tu viens contre moi au nom de tes dieux : moi je marche contre toi au nom du Seigneur Sabaoth, que tu as insulté en ce jour (l Rois, XVII, 45), et c'est seulement alors qu'il lâcha sa fronde. C'est cette voix qui dirigea la pierre, c'est elle qui jeta l'angoisse au cœur du barbare, c'est elle qui abattit l'audace de l'ennemi. Et pourquoi t'étonner que la voix d'un juste apaise la colère, et extermine l'ennemi, quand elle met en fuite jusqu'aux démons? Les apôtres ne faisaient que parler , et toutes les puissances contraires prenaient la fuite. La voix des saints dompta plus d'une fois les éléments et plus d'une fois changea leurs propriétés. Jésus fils de Navé n'eut qu'à dire que le soleil et la lune s'arrêtent: et ils s'arrêtèrent ; de même encore Moïse contint la mer, et la déchaîna ; de même les trois jeunes gens éteignirent l'ardeur du feu par des hymnes et par la voix. Voilà pourquoi Saül ému au seul son de cette voix, s'écrie : C'est ta voix, mon fils David? Et David , que dit-il ? Ton esclave, Roi, mon seigneur. C'est une dispute et un combat, à qui fera le plus d'honneur à l'autre. Saül a traité David en parent, David l'appelle son maître. Voici ce qu'il veut dire : je ne cherche qu'une chose, ton salut, et puis, à faire des progrès dans la vertu. Tu m'as appelé ton fils, moi je suis content et satisfait, si tu me tiens pour ton esclave, à condition toutefois que tu abjures ta colère, à condition que tu ne conçoives sur mon compte aucun mauvais soupçon , et que tu ne me prennes point pour un traître et pour un ennemi. Il accomplissait ainsi ce précepte de l'Apôtre qui nous enjoint de nous honorer les uns les autres en nous prévenant et nous surpassant à l'envi ; et de ne pas faire comme beaucoup de gens , moins bien dressés que des bêtes de somme, qui ne se résignent pas même à adresser les premiers la parole au prochain, croyant se faire injure et se ravaler, s'ils offraient à quelqu'un une simple salutation.

Quoi de plus ridicule qu'une telle démence ? quoi de plus honteux que cet orgueil, et cette présomption? C'est quand tu attends la salutation du prochain que tu te ravales, mon ami, que tu te fais injure, que tu te déshonores. Cary a-t-il rien de pire que la démence? de plus ridicule que l'orgueil et la vanité? Situ adresses le premier la parole, Dieu te louera, ce qui passe avant tout, et les hommes aussi t'approuveront; et pour le salut adressé au prochain; c'est toi seul qui seras récompensé: mais si tu as attendu pour lui rendre hommage qu'il eût pris les devants, tu n'as rien fait que d'ordinaire. C'est celui qui aura pris vis-à-vis de toi l'initiative des hommages, c'est celui-là qui seul sera récompensé, même de la courtoisie que tu lui auras témoignée. En conséquence, l’attendons pas que les hommages d'autrui préviennent les nôtres. Empressons-nous au-devant du prochain pour l'honorer, donnons-lui toujours l'exemple des salutations, et ne (578) croyons pas que ce soit un mince et vulgaire mérite, que de se montrer affable et courtois. La négligence en ce point a brisé bien des amitiés, a engendré bien des haines : au contraire, l'empressement à remplir ce devoir a mis fin à de longues guerres, et resserré nombre d'amitiés. Ne néglige donc pas, mon cher frère, de remplir avec zèle cette obligation : bien au contraire, s'il est possible, prévenons tous ceux que nous rencontrons, quels qu'ils soient, tant en paroles qu'en hommages de tout genre. Que si l'on te rend les devants, réponds par un surcroît d'hommages. En effet, c'est le conseil que nous donne Paul en disant: Croyez les autres au-dessus de vous-mêmes. ( Philipp. II, 3.) Ainsi agit David : il prévint Saül, et à son hommage il répondit par un hommage plus grand : Ton esclave, Roi, mon seigneur. Et voyez quel bénéfice il retira de sa conduite. Lorsqu'il l'eut entendu parler ainsi, Saül ne fut plus maître désormais d'entendre cette voix sans pleurer : il gémit amèrement, montrant par ses larmes, et la guérison de son âme et la sagesse que David lui avait inspirée.

7. Quel plus heureux sort que celui de ce prophète, qui dans l'espace d'un instant transforma a ce point son ennemi, qui, ayant devant lui une âme altérée de sang et de carnage, la jeta aussitôt dans les gémissements et les lamentations ? Je n'admire pas tant Moïse, pour avoir fait jaillir des fontaines d'une roche escarpée, que je n'admire David pour avoir arraché des larmes à des yeux secs ainsi que la pierre. Moïse vainquit la nature, mais David triompha de la volonté; Moïse frappa la pierre de sa baguette, David toucha avec sa parole le cœur de son ennemi, non pour lui faire mal, mais pour le purifier et pour l'adoucir : ce qu'il fit en effet, rendant ainsi à Saül un service plus signalé que le précédent. — Sans doute on ne peut trop le louer et l'admirer de n'avoir point percé Saül de son glaive, de n'avoir point coupé cette tête ennemie ; mais il faudrait encore bien plus de couronnes pour le récompenser d'avoir transformé cette volonté même, de l'avoir améliorée, et d'avoir communiqué à cet homme sa propre vertu. — Ce dernier bienfait est supérieur à l'autre. En effet., ce n'est pas la même chose de faire don de la vie, ou d'inspirer la sagesse; ce n'est pas la même chose de dérober quelqu'un à un courroux homicide, de le sauver du fer, ou de le guérir de la démence qui peut le porter à de pareils excès. — En empêchant se, gardes de tuer le roi, Saül lui avait rendu service quant à l'existence présente; mais en chassant le crime de son âme par la douceur de ses propres paroles, c'est la vie future, ce sont des biens immortels qu'il lui procura, autant qu'il était en lui. — Par conséquent, lorsque vous le louerez de sa propre humanité, admirez-le encore davantage à cause de la conversion de Saül. Car la victoire qu'on remporte sur ses passions est encore bien loin du triomphe qu'on obtient sur la folie des autres, en apaisant l'irritation de leur coeur, en opérant un pareil calme après une pareille tempête, en remplissant de larmes brûlantes des yeux où brillait une ardeur homicide. Voilà ce qui doit exciter toute notre surprise, toute notre admiration. Si Saül avait été un homme vertueux et modéré, ce n'eût pas été un bien grand succès pour David que de lui inspirer sa propre vertu. Mais, quand il avait devant lui un homme farouche, plongé dans une extrême perversité, et animé de la passion du meurtre, l'amener, dans un si court espace de temps, à se guérir de toute cette férocité, n'est-ce pas éclipser tous les maîtres qui se sont jamais fait un nom dans l'enseignement de la philosophie?

Et vous aussi, par conséquent, si votre ennemi vient à tomber en votre pouvoir, ne songez pas aux moyens de vous venger de lui, et de le renvoyer tout abreuvé d'insultes; songez aux moyens de le guérir, de le ramener à la vertu ; et rie cessez pas de recourir à tous les expédients, à toutes les paroles, jusqu'à ce que votre douceur ait triomphé de son âpreté. En effet, rien n'est plus puissant que l'humanité. — Et c'est en ce sens qu'on a pu dire: De douces paroles briseront des os. (Prov. XXV, 13.) Et cependant, quoi de plus dur qu'un os? Néanmoins, quelle qu'en soit la dureté, la raideur, celui qui saura le manier sans brusquerie en triomphera sans peine. Ailleurs encore : Une réponse soumise détourne la colère. (Prov. XV, 1.) D'où il résulte que l'irritation de ton ennemi ou sa réconciliation dépend moins de lui-même que de toi. — En effet, c'est à nous; et non à ceux qui sont en colère, qu'il appartient d'éteindre leur courroux, au lieu de l'attiser. — Et c'est encore ce qu'a fait voir par un simple exemple l'auteur des maximes citées plus haut. Si, dit-il, en soufflant sur une étincelle, tu en fais jaillir la flamme, tandis qu'en crachant tu l'éteins, et si tu es maître de produire ces deux (578) effets, ou pour citer le texte même, si ces deux choses sortent de la bouche (Eccli. XXVII, 14), il en est de même de la haine du prochain; si tu lui fais sentir le souffle d'un fol orgueil, tu ravives le feu, tu allumes les charbons; si au contraire, tu as recours à des paroles douces et circonspectes, avant que l'incendie se soit déclaré, voilà toute sa colère éteinte. Ne va donc pas dire : J'ai souffert tel et tel traitement, j'ai reçu telle ou telle injure; tout cela dépend de toi seul. — Comme l'étincelle que tu es libre d'éteindre ou d'allumer, ainsi tu peux à ton gré, soit apaiser soit aviver celte colère. Lorsque tu vois ton ennemi, ou encore, que ton esprit se représente les choses désagréables qu'il t'a fait entendre ou subir, oublie tout cela : et si tu t'en souviens, impute au diable cette pensée. Recueille, au contraire, tout ce qu'il a pu te dire de bon, tout le bien qu'il a pu te faire. Et si tu conserves précieusement ce souvenir, tu auras bientôt désarmé la haine. Veux-tu faire des reproches à ton ennemi, avoir avec lui un entretien? Commence par bannir la passion, par éteindre ton courroux, et alors seulement demande-lui compte, et tâche de le confondre : de cette manière, il te sera facile d'avoir l'avantage. Car, dans la colère, il nous est impossible de rien dire, de rien faire qui soit raisonnable: mais, dès que nous serons affranchis de cette passion, aucune parole dure ne sortira plus, ni de notre bouche, ni de celle des autres. — En effet, ce n'est point tant la nature des propos qui cause généralement notre irritation, que la prévention suggérée par la haine. Souvent il nous arrive d'entendre les mêmes injures proférées soit par des amis, en forme de badinage, soit par des bouffions, soit par de petits enfants, sans qu'elles nous causent aucune impression pénible, aucune irritation, ou fassent autre chose que nous porter à rire et nous égayer; c'est que nous les avons entendues sans parti pris, et sans aucune prévention inspirée par la colère. Par conséquent, lorsqu'il s'agira de tes ennemis, il te suffira d'éteindre ton courroux, de bannir ta haine, pour qu'aucune de leurs paroles ne puisse te chagriner.

8. Que dis-je, de leurs paroles? Je devrais ajouter, ni de leurs actes, comme le prouve l'exemple de notre bienheureux: Voyant son ennemi armé pour sa perte, et ne négligeant rien pour la consommer, non-seulement il n'en conçut point d'animosité, mais il ne fit que lui témoigner plus de compassion : plus Saül s'acharnait dans ses tentatives homicides, plus David versait de larmes sur lui. C'est qu'il savait, oui, il savait à merveille, que ce n'est pas la victime, mais le persécuteur qui mérite des larmes et des gémissements à cause du mal qu'il se fait à lui-même.

Voilà pourquoi il se justifie longuement auprès de Saül, et ne s'arrête point avant de l'avoir amené lui-même à se défendre non sans pleurer et sans gémir. Saül, en effet, commença par sangloter, par pousser des exclamations de douleur, et des gémissements déchirants; après quoi, écoutez comment il parle : Tu es plus juste que moi, parce que tu m'as rendu du bien, et que moi, je ne t'ai rendu que du mal. (I Rois, XXIV, 18.) Voyez-vous comment il condamne sa propre perversité, comment il exalte la vertu du juste, comment il plaide pour lui sans y être nullement contraint. Imitez cet exemple. Quand votre ennemi est devant vous, au lieu de l'accuser, défendez-le, si vous voulez qu'il s'accuse lui-même. En effet, si c'est nous qui l'accusons, il. se lâche; si au contraire nous prenons sa défense, il aura égard à notre modération , et deviendra dès lors son propre accusateur. Et par là, tout à la fois, il est démontré coupable sans qu'aucun doute subsiste, et il est guéri entièrement de sa méchanceté. C'est ce qui arriva dans cette occasion; c'est le coupable qui soutient l'accusation avec énergie, tandis que la victime garde le silence. Car Saül ne se borne pas à dire : Tu m'as fait du bien,, il dit : Tu m'as rendu du bien; en d'autres termes: A mes desseins meurtriers, à mes tentatives homicides, à tant de persécutions, tu as répondu par de grands bienfaits. Et moi, malgré tout cela, je ne suis pas devenu meilleur; même après ces bienfaits, je me suis obstiné dans ma méchanceté; toi, même alors, tu n'as pas changé, tu es resté fidèle à ton caractère, tu as persévéré dans ta générosité envers moi, ton assassin.

Combien de couronnes David ne mériterait-il pas pour chacune de ces paroles? En effet, si c'est la bouche de Saül qui les prononça, c'est la sagesse, c'est l'habileté de David qui les lui inspira. Et tu m'as révélé aujourd'hui, continue Saül, le bien que tu m'as fait, lorsque le Seigneur m'a livré aujourd'hui entre les mains, et que tu ne m'as pas tué. Voici encore une nouvelle vertu qu'il attribue à David par ce témoignage : le bienfaiteur n'a pas gardé le (580) silence, il n'a pas dédaigné devenir révéler son bienfait, non par ostentation, mais pour montrer et prouver par ses actes, qu'il était au nombre des fidèles dévoués au roi, et non pas au nombre des traîtres et des malfaiteurs. En effet, c'est quand il y a un grand profit à espérer, qu'il est permis de parler de ses bienfaits. Celui qui en fait mention et les proclame, sans avoir de raison pour cela, ne vaut pas mieux que celui qui les reproche; mais celui qui agit ainsi pour convaincre un ennemi partial et prévenu, celui-là fait un acte de bonne volonté et de bienfaisance. C'est ce que fit David ; non qu'il fût jaloux du suffrage de Saül, mais parce qu'il voulait arracher le ressentiment enraciné dans le coeur de ce roi. Et c'est pourquoi Saül le remercie à la fois et de lui avoir rendu un service, et de le lui avoir révélé.

Ensuite cherchant un moyen de témoigner sa reconnaissance et n'en trouvant point qui fût à la hauteur des services reçus, il transfère sa dette au nom de Dieu même, en disant : Si quelqu’un trouve son ennemi dans la tribulation, et qu'il le remette dans la bonne voie, que Dieu récompense ce bienfait; c'est ce que tu as fait aujourd'hui. (I Rois, XXIV, 20.) En effet, comment Saül aurait-il pu reconnaître dignement les bienfaits de David, quand bien même il lui aurait donné la royauté et toutes les villes de ses Etats?

Ce ne sont point seulement des villes, ce n'est pas la royauté, c'est la vie même qu'il devait à David, et Saül n'avait pas une autre vie à lui donner en échange. Voilà pourquoi il le renvoie à Dieu, et le gratifie des récompenses d'en-haut, tout à la fois le remerciant par là et enseignant à tous les hommes qu'il nous est permis d'espérer de Dieu de plus grandes rémunérations, alors qu'en échange de mille services rendus à nos ennemis, nous n'obtenons en retour que dès traitements contraires. Puis il ajouté : Voici que je comprends que tu régneras et que la royauté d'Israël sera dans ta main. Et maintenant jure-moi par le Seigneur que tu n'extermineras point ma race après moi, et que tu n'effaceras point mort nom de la maison de mon père. (Ib. V, 21, 22.) Et qu'est-ce qui te fait deviner cela, dis-moi? Dans ta main sont les armées, dans ta main les trésors, les armes, les villes, les chevaux, les soldats, tout ce qui compose un appareil royal : David au contraire est seul et sans appui, sans patrie, sans foyer, sans maison. Qu'est-ce qui te fait parler ainsi, dis-moi? C'est simplement sa manière d'agir. En effet un homme sans défense, sans armes, sans appui, n'aurait pas triomphé de moi qui suis armé et entouré d'une si grande puissance, s'il n'avait pas eu Dieu à ses côtés; et celui qui a Dieu à ses côtés n'a pas d'égal en puissance. Voyez-vous quelle est maintenant la sagesse de Saut, de ce persécuteur? Voyez-vous comment il n'y a pas de méchanceté dont on ne puisse se guérir et se corriger, pour revenir au bien?

9. Il ne faut donc point désespérer de notre salut. Quand bien même nous serions plongés au fond des abîmes du vice, il nous est possible de revenir à nous, de nous amender, et de nous débarrasser de toutes nos iniquités.

Après cela, que dit Saül : Jure-moi par le Seigneur, que tu n'extermineras point ma race après moi et que tu n'effaceras point mon nom de la maison de mon père. Un roi adresse une requête à un simple particulier; un homme dont le front est ceint du diadème, prend en main un rameau de suppliant, afin de fléchir un fugitif en faveur de ses propres enfants. Encore un signe de la vertu de David, que son ennemi ait osé lui faire une pareille demande. Quant au serment qu'il réclame, ce n'est point qu'il se défie des sentiments de David, c'est qu'il se rappelle tous les maux qu'il lui a causés. Jure-moi que tu n'extermineras point ma race après moi. Il confie à son ennemi la tutelle de ses enfants, il lui remet entre les mains ses propres rejetons; on croirait, à l'entendre, qu'il prend par la main tuteur et pupilles, avec Dieu pour médiateur. Mais David? Est-ce qu'il n'accueille point cette demande, au moins avec un peu d'ironie? Nullement sans hésiter, il y fait droit, et accorde la faveur demandée: et, après la mort de Saül, non content d'épargner sa race, il fit plus qu'il n'avait promis. Saül laissait un fils boiteux, infirme d'une jambe; il le fit entrer dans sa maison, asseoir à sa table, et le combla d'honneurs; et loin d'en rougir, loin de s'en cacher, loin de croire la table royale déshonorée par l'infirmité de cet enfant, il s'en faisait bien plutôt honneur et gloire. En effet chacun de ses convives quittait sa table muni d'une grande leçon de sagesse. En voyant le rejeton de Saül, cet acharné persécuteur de David, en si grand honneur auprès de ce dernier, il n'y en avait point, fût-il plus inhumain que le plus féroce des animaux, quine se hâtât, honteux et confus, (581) de se réconcilier avec tous ses ennemis. C'eût été déjà beaucoup que de pourvoir d'une manière quelconque à la subsistance de cet enfant, que de ne le laisser manquer de rien; mais l'avoir admis à sa propre table, c'est le comble de la vertu. Vous n'ignorez pas sans doute combien il est malaisé d'aimer les fils de ses ennemis. Que dis-je ? de les aimer ?Je devrais dire de ne point les haïr, de ne point les persécuter. Combien de gens, après la mort de leurs ennemis, ont déversé leur ressentiment sur les enfants que ceux-ci avaient laissés! Bien loin de faire comme eux, le généreux David, après avoir protégé les jours de son ennemi, tandis qu'il était en vie, reporta, quand il eut cessé d'exister, sa sollicitude sur les enfants qu'il avait laissés.

Quoi de plus auguste qu'une pareille table, entourée des enfants d'un ennemi, d'un meurtrier ? quoi de plus spirituel qu'un tel banquet, où abondaient tant de bénédictions? C'était le festin d'un ange plutôt que celui d'un homme. En effet accueillir, fêter les enfants d'un homme qui avait tant de fois attenté à ses jours, et qui, là-dessus, avait perdu la vie, c'en est assez pour lui assurer une place dans le choeur céleste. Suis cet exemple, mon cher auditeur , et durant la vie de tes ennemis, comme après leur mort, aie soin de leurs enfants: pendant leur vie, afin de regagner par ce moyen l'affection des pères: après leur mort, afin d'attirer sur toi une abondance de faveurs divines, d'avoir mille couronnes à poser sur ton front, d'obtenir de tous mille bénédictions; non-seulement de tes obligés, mais encore des témoins de ta bienfaisance. Au jour du jugement ce sera ton recours, les ennemis que tu auras comblés de bienfaits seront alors pour toi de puissants défenseurs ; par là tu te feras pardonner bien des fautes, et tu pourras réclamer ta récompense, et quand bien même tes péchés seraient innombrables, tu n'auras qu'à te couvrir de cette prière: Pardonnez à vos ennemis, et votre Père vous pardonnera vos fautes (Matth. VI, 14), pour obtenir en toute sécurité rémission de toutes tes fautes en même temps que tu vivras ici-bas au sein de l'espérance, et que tu rencontreras partout la bienveillance autour de toi. En effet, ceux qui verront comment tu aimes tes ennemis et leurs enfants, ne voudraient-ils pas aussitôt devenir tes amis dévoués, et tout faire, tout souffrir pour toi? Mais lorsque tu jouiras d'une si grande part dans la faveur divine, lorsque, de tous côtés, on te souhaitera tous les biens, quelle peine éprouveras-tu désormais, quelle vie sera plus fortunée que la tienne ? Cela n'est point fait seulement pour exciter en ce lieu une admiration passagère : en sortant d'ici , gardons-en le souvenir, mettons-nous en quête partout de tous nos ennemis, réconcilions-les avec nous, faisons-nous-en des amis sincères. Que s'il faut nous justifier, solliciter leur indulgence, ne reculons pas, quand bien même nous serions les offensés. Par là , nous rendrons notre récompense plus belle , notre confiance plus grande ; par là., nous gagnerons certainement le royaume des cieux, par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel gloire, puissance, honneur, au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

FIN DU QUATRIÈME VOLUME.

 

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